Voyage sentimental/13

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Chez Jean-François Bastien (Tome cinquième. Tome sixièmep. 44-47).


DANS LA RUE.
Calais.


Elle ne m’eut pas sitôt quitté, que je commençai à m’ennuyer. Il me sembloit que les minutes étoient des heures, et je n’ai jamais fait un marché de douze guinées aussi promptement dans toute ma vie, que celui de ma chaise. Je donnai ordre qu’on m’amenât des chevaux de poste, et je dirigeai mes pas vers l’hôtellerie.

Ciel ! dis-je en entendant quatre heures sonner, et en faisant réflexion qu’il n’y avoit guère plus d’une heure que j’étois à Calais…

Quel gros volume d’aventures, en cet instant si court, ne pourroit pas produire un homme qui s’intéresse à tout, et ne laisse rien échapper de ce que le temps et le hasard lui présentent continuellement ! Je ne sais si cet ouvrage aura jamais quelqu’utilité ; peut-être qu’un autre réussira mieux. Mais qu’importer c’est un essai que je fais sur la nature humaine… il ne me coûte que mon travail ; cela suffit, il me fait plaisir ; il anime la circulation de mon sang, dissipe les humeurs sombres, éclaire mon jugement et ma raison.

Je plains l’homme qui, voyageant de Dan à Bersheba, peut s’écrier : Tout est stérile ! Oui, sans doute, le monde entier est stérile pour ceux qui ne veulent pas cultiver les fruits qu’il présente ; mais, me disois-je à moi-même en frottant gaiement mes mains l’une contre l’autre, je serois au milieu d’un désert que je trouverais de quoi réveiller mes affections… Un doux myrte, un triste cyprès, m’attireroient sous leur feuillage… Je les bénirois de l’ombrage bienfaisant qu’ils m’offriroient… je graverois mon nom sur leur écorce ; je leur dirais : vous êtes les arbres les plus agréables de tout le désert… Je gémirais avec eux en voyant leurs feuilles dessécher et tomber, et ma joie se mêleroit à la leur, quand le retour de la belle saison les couronneroit d’une riante verdure.

Le savant Smelfungus voyagea de Boulogne à Paris, de Paris à Rome, et ainsi de suite ; mais le savant Smelfungus avoit la jaunisse. Accablé d’une humeur sombre, tous les objets qui se présentèrent à ses yeux, lui parurent décolorés et défigurés..... Il nous a donné la relation de ses voyages : ce n’est qu’un triste détail de ses pitoyables sensations.

Je rencontrai Smelfungus sous le grand portique du Panthéon… il en sortoit… Ce n’est qu’un vaste cirque pour un combat de coqs, dit il… Je voudrois, lui dis-je, que vous n’eussiez rien dit de pis de la Vénus de Médicis… J’avois appris, en passant à Florence, qu’il avoit fort maltraité la déesse, parce qu’il la regardoit comme la beauté la plus prostituée du pays.

Smelfungus revenoit de ses voyages, et je le rencontrai encore à Turin… Il n’eut que de tristes aventures sur la terre et sur l’onde à me raconter. Il n’avoit vu que des gens qui s’entre-mangent, comme les antropophages… Il avoit été écorché vif, et plus maltraité que Saint-Barthelemi, dans toutes les auberges où il étoit entré.

Oh ! je veux le publier dans tout l’univers, s’écria-t-il. Vous ferez mieux, lui dis-je, d’aller voir votre médecin.

Mundungus, homme dont les richesses étoient immenses, se dit un jour : allons, faisons le grand tour. Il va de Rome à Naples, de Naples à Venise, de Venise à Vienne, à Dresde, à Berlin… et Mundungus, à son retour, n’avoit pas retenu une seule anecdote agréable… ou qui portoit un caractère de générosité… Il avoit parcouru les grandes routes sans jeter les yeux ni d’un côté ni de l’autre, de crainte que l’amour ou la compassion ne le détournât de son chemin.

Que la paix soit avec eux, s’ils peuvent la trouver ! Mais le ciel, s’il étoit possible d’y atteindre avec de pareils esprits, n’auroit point d’objets qui pussent fixer et amollir la dureté de leurs cœurs… Les doux génies, sur les ailes de l’amour, viendroient se réjouir de leur arrivée ; ils n’entendroient autre chose que des cantiques de joie, des extases de ravissement et de bonheur… Ô ! mes chers lecteurs, les âmes de Smelfungus et de Mundungus… je les plains… elles manquent de facultés pour les sentir… Smelfungus et Mundungus seroient placés dans la demeure la plus heureuse du ciel… les âmes de Smelfungus et de Mundungus s’y croiroient malheureuses, et gémiroient pendant toute l’éternité.