Voyage sentimental/15

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Chez Jean-François Bastien (Tome cinquième. Tome sixièmep. 55-57).
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FRAGMENT.


De toutes les villes de la Thrace, celle d’Abdère étoit la plus adonnée à la débauche ; elle étoit plongée dans un débordement de mœurs effroyable. C’étoit en vain que Démocrite, qui y faisoit son séjour, employoit tous les efforts de l’ironie et de la risée pour l’en tirer ; il n’y pouvoit réussir. Le poison, les conspirations, le meurtre, le viol, les libelles diffamatoires, les pasquinades, les séditions y régnoient : on n’osoit sortir le jour ; c’étoit encore pis la nuit.

Ces horreurs étoient portées au dernier point, lorsqu’on représenta à Abdère l’Andromède d’Euripide ; tous les spectateurs en furent charmés ; mais de tous les endroits dont ils furent enchantés, rien ne frappa plus leur imagination que les tendres accens de la nature qu’Euripide avoit mis dans le discours pathétique de Persée :


Ô Amour ! roi des dieux et des hommes, etc.


Tout le monde, le lendemain, parloit en vers iambiques ; ce discours de Persée faisoit le sujet de toutes les conversations… On ne faisoit que répéter dans chaque maison, dans chaque rue ;


Ô Amour ! roi des dieux et des hommes, etc.


Tout retentissoit du nom d’Amour ; chaque bouche le prononçoit comme les notes d’une douce mélodie dont le souvenir charme encore l’oreille, et qu’on ne peut s’empêcher de répéter. On n’entendoit de tous côtés, qu’Amour ! Amour, roi des dieux et des hommes… Le même feu saisit tout le monde ; et toute la ville, comme si ses habitans n’avoient eu qu’un même cœur, se livra à l’amour.

Les apothicaires d’Abdère cessèrent de vendre de l’ellébore ; les faiseurs d’armes ne vendirent plus d’instrumens de mort ; l’amitié, la vertu, régnèrent par tout ; les ennemis les plus irréconciliables s’entredonnèrent publiquement le baiser de paix… Le siècle d’or revint, et répandit ses bienfaits sur Abdère. Les Abdéritains jouoient des airs tendres sur le chalumeau ; le beau sexe quittoit les robes de pourpre, et s’asseyoit modestement sur le gazon pour écouter ces doux concerts.

Il n’y avoit, dit le fragment, que la puissance d’un dieu dont l’empire s’étend du ciel à la terre, et jusques dans le fond des eaux, qui pût opérer ce prodige.