Voyage sentimental/17

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Chez Jean-François Bastien (Tome cinquième. Tome sixièmep. 61-64).


LE BIDET.


Ces petites affaires ne furent pas sitôt ajustées, que je montai dans ma chaise, très-content de tout ce que j’avois fait à Montreuil… La Fleur, avec ses grosses bottes, sauta sur un bidet… Il s’y tenoit aussi droit et aussi heureux qu’un prince.

Mais qu’est-ce que le bonheur et les grandeurs dans cette scène factice de la vie ? Nous n’avions pas encore fait une lieue, qu’un âne mort arrêta tout court La Fleur dans sa course. Le bidet ne voulut pas passer. La contestation entre La Fleur et lui s’échauffa, et le pauvre garçon fut désarçonné et jeté par terre.

Il souffrit sa chûte avec toute la patience du François qui auroit été le meilleur chrétien, et ne dit pas autre chose que, diable ! Il remonta à cheval sur-le-champ, et battit le bidet comme il auroit pu battre son tambour.

Le bidet voloit du côté d’un chemin à l’autre, tantôt par-ci, tantôt par-là ; mais il ne vouloit pas approcher de l’âne mort. La Fleur, pour le corriger, insistoit… et le bidet entêté le jeta encore par terre.

Qu’a ton bidet, La Fleur, lui dis-je ? Monsieur, c’est le cheval le plus opiniâtre du monde. Hé bien, s’il est obstiné, repris-je, il faut le laisser aller à sa fantaisie. La Fleur, qui étoit remonté, descendit ; et dans l’idée qu’il feroit aller le bidet en avant, il lui donna un grand coup de fouet ; mais le bidet me prit au mot, et s’en retourna en galoppant à Montreuil. Peste ! dit La Fleur.

Il n’est pas hors de propos de remarquer ici, que, quoique La Fleur, dans ces accidents, ne se fût servi que de ces deux termes d’exclamation, il y en a cependant trois dans la langue françoise. Ils répondent à ce que les grammairiens appellent le positif, le comparatif et le superlatif ; et l’on se sert des uns et des autres dans tous les accidens imprévus de la vie.

Diable, est le premier degré, c’est le degré positif ; il est d’usage dans les émotions ordinaires de l’esprit, et lorsque de petites choses contraires à notre attente arrivent. Qu’on joue, par exemple, au passe-dix, et que l’on ne rapporte deux fois de suite que double as, ou, comme La Fleur, que l’on soit jeté par terre ; ces petites circonstances et tant d’autres s’expriment par, diable ; et c’est pour cette raison que, lorsqu’il est question de cocuage, on se sert de cette expression…

Mais dans une aventure où il entre quelque chose de dépitant, comme lorsque le bidet s’enfuit en laissant La Fleur étendu par terre avec ses grosses bottes, alors vient le second. On se sert de, peste !

Pour le troisième…

Oh ! c’est ici que mon cœur se gonfle de compassion, quand je songe à ce qu’un peuple aussi poli doit avoir souffert pour qu’il soit forcé à s’en servir.

Puissance qui délies nos langues et les rends éloquentes dans la douleur, accorde-moi des termes décens pour exprimer ce superlatif, et quel que soit mon sort, je céderai à la nature !…

Mais il n’y a point de ces termes décens dans la langue françoise. Je formai la résolution de prendre les accidens qui m’arriveroient avec patience et sans faire d’exclamation.

La Fleur n’avoit pas fait cette convention avec lui-même. Il suivit le bidet des yeux tant qu’il le put voir… Et l’on peut s’imaginer, si l’on veut, dès qu’il ne le vit plus, de quelle expression il fit usage pour conclure la scène.

Il n’y avoit guère de moyens, avec des bottes fortes aux jambes, de rattrapper un cheval effarouché. Je ne voyois qu’une alternative, c’étoit de faire monter La Fleur derrière la chaise, ou de l’y faire entrer.

Il vint s’asseoir à côté de moi, et, dans une demi-heure, nous arrivâmes à la poste de Nampont.