Voyage sentimental/21

La bibliothèque libre.
Chez Jean-François Bastien (Tome cinquième. Tome sixièmep. 72-76).
◄  Amiens.
La lettre.  ►


LA LETTRE.
Amiens.


La fortune n’avoit pas favorisé La Fleur ; il n’avoit pas été heureux dans ses faits de chevalerie, et depuis vingt-quatre heures, à-peu-près qu’il étoit à mon service, rien ne s’étoit offert pour qu’il pût signaler son zèle. Ce pauvre garçon brûloit d’impatience. Le domestique du comte de L… qui m’avoit apporté la lettre, lui parut une occasion propice, il la saisit. Dans l’idée qu’il me feroit honneur par ses intentions, il le prit dans un cabinet de l’auberge, et le régala du meilleur vin de Picardie. Le domestique du Comte, pour n’être pas en reste de politesse, l’engagea à venir avec lui à l’hôtel. L’humeur gaie et douce de La Fleur mit bientôt tous les gens de la maison à leur aise vis-à-vis de lui. Il n’etoit pas chiche, en vrai françois, de montrer les talens qu’il possédoit ; en moins de cinq ou six minutes, il prit son fifre ; la femme-de-chambre, le maître-d’hôtel, le cuisinier, la laveuse de vaisselle, les laquais, les chiens, les chats, tous, jusqu’à un vieux singe, se mirent aussitôt à danser. Jamais cuisine n’avoit été si gaie depuis le déluge.

Madame de L…, en passant de l’appartement de son frère dans le sien, surprise des ris et du bruit qu’elle entendoit, sonna sa femme-de-chambre pour en savoir la cause ; et dès qu’elle sut que c’étoit le domestique du gentilhomme anglois, qui avoit répandu la gaieté dans la maison en jouant du fifre, elle lui fit dire de monter.

La Fleur, en montant l’escalier, s’étoit chargé de mille complimens de la part de son maître pour Madame, ajoutant bien des choses au sujet de la santé de Madame ; que son maître seroit au désespoir si Madame se trouvoit incommodée par les fatigues du voyage ; et enfin, que Monsieur avoit reçu la lettre que Madame lui avoit fait l’honneur de lui écrire… Et sans doute il m’a fait l’honneur, dit Madame en interrompant La Fleur, de me répondre par un billet.

Elle lui parut dire cela d’un ton qui annonçoit tellement qu’elle étoit sûre du fait, que La Fleur n’osa la détromper… Il trembla que je n’eusse fait une impolitesse ; peut-être eut-il peur aussi qu’on ne le regardât comme un sot de s’attacher à un maître qui manquoit d’égards pour les dames ; et lorsqu’elle lui demanda s’il avoit une lettre pour elle : Oh ! qu’oui, dit-il, Madame. Il mit aussitôt son chapeau par terre, et saisissant le bas de sa poche droite avec la main gauche, il commença à chercher la lettre avec son autre main… Il fit la même recherche dans sa poche gauche : Diable ! disoit-il. Ensuite il chercha dans les poches de sa veste, et même de son gousset : Peste ! Enfin il les vida toutes sur le plancher, où il étala un col sale, un mouchoir, un peigne, une mèche de fouet, un bonnet de nuit… Il regarda entre les bords de son chapeau, et peu s’en fallut qu’il ne plaçât la troisième exclamation : Quelle étourderie, dit-il ! J’aurai laissé la lettre sur la table de l’auberge. Je vais courir la chercher, et je serai de retour dans trois minutes.

Je venois de me lever de table, quand La Fleur entra pour me conter son aventure. Il me fit naïvement le récit de toute l’histoire, et ajouta que si Monsieur avoit par hasard oublié de répondre à la lettre de Madame, il pouvoit réparer cette faute par tout ce qu’il venoit de faire… si non, que les choses resteroient comme elles étoient d’abord.

Je n’étois pas sûr que l’étiquette m’obligeât de répondre ou non. Mais un démon même n’auroit pas pu se fâcher contre La Fleur. C’étoit son zèle pour moi qui l’avoit fait agir. S’y étoit-il mal pris ? me jetoit-il dans un embarras ?… Son cœur n’avoit pas fait de faute… Je ne crois pas que je fusse obligé d’écrire… La Fleur avoit cependant l’air d’être si satisfait de lui-même, que…

Cela est fort bien, lui dis-je, cela suffit… Il sortit de la chambre avec la vitesse d’un éclair, et m’apporta presque aussitôt une plume, de l’encre et du papier… Il approcha la table d’un air si gai, si content, que je ne pus me défendre de prendre la plume.

Mais qu’écrire ? Je commençai et recommençai. Je gâtai inutilement cinq ou six feuilles de papier…

Bref, je n’étois pas d’humeur à écrire.

La Fleur, qui s’imaginoit que l’encre étoit trop épaisse, m’apporta de l’eau pour la délayer. Il mit ensuite devant moi de la poudre et de la cire d’Espagne. Tout cela ne faisoit rien. J’écrivois, j’effaçois, je déchirois, je brûlois, et je me remettois à écrire avec aussi peu de succès. Peste de l’étourdi ! disois-je à voix basse… Je ne peux pas écrire cette lettre… Je jetai de désespoir la plume à terre.

La Fleur, qui vit mon embarras, s’avança d’une manière respectueuse, et, en me faisant mille excuses de le liberté qu’il alloit prendre, il me dit qu’il avoit dans sa poche une lettre écrite par un tambour de son régiment à la femme d’un caporal, laquelle, osoit-il dire, pourroit convenir dans cette occasion.

Je ne demandois pas mieux que de le contenter. Voyons-la, lui dis-je.

Il tira de sa poche un petit porte-feuille sale, rempli de lettres et de billets doux. Il dénoua la corde qui le lioit, en tira les lettres, les mit sur la table, les feuilleta les unes après les autres, et après les avoir repassées à deux reprises différentes, il s’écria : Enfin, Monsieur, la voici. Il la déploya, la mit devant moi, et se retira à trois pas de la table, pendant que je la lisois.