Voyage sentimental/28

La bibliothèque libre.
Chez Jean-François Bastien (Tome cinquième. Tome sixièmep. 91-95).


LA TRADUCTION.
Paris.


On me mit dans une loge où il n’y avoit qu’un vieil officier. J’aime les militaires, non-seulement parce que j’honore l’homme dont les mœurs sont adoucies par une profession qui développe souvent les mauvaises qualités de ceux qui sont méchans, mais parce que j’en ai connu un autrefois… car il n’est plus : pourquoi ne les nommerois-je pas ? C’étoit le capitaine Tobie Shandy, le plus cher de tous mes amis. Je ne puis penser à la douceur et à l’humanité de ce brave homme, quoiqu’il y ait bien long-temps qu’il soit mort, sans que mes yeux se remplissent de larmes ; et j’aime, à cause lui, tout le corps des vétérans. J’enjambai sur-le-champ les deux bancs qui étoient devant moi, et me plaçai à côté de l’officier.

Il lisoit attentivement, ses lunettes sur le nez, une petite brochure, qui étoit probablement une des pièces qu’on alloit jouer. Je fus à peine assis, qu’il ôta ses lunettes, les enferma dans un étui de chagrin, et mit le livre et l’étui dans sa poche. Je me levai à demi pour le saluer.

Qu’on traduise ceci dans tous les langages du monde : en voici le sens.

« Voilà un pauvre étranger qui entre dans la loge… il a l’air de ne connoître personne, et il demeureroit sept ans à Paris, qu’il ne connoîtroit qui que ce soit, si tous ceux dont il approcheroit gardoient leurs lunettes sur le nez… C’est lui fermer la porte de la conversation ; ce seroit le traiter pire qu’un allemand. »

Le vieil officier auroit pu dire tout cela à haute voix, et je ne l’aurois pas mieux entendu… Je lui aurois, à mon tour, traduit en françois le salut que je lui avois fait ; je lui aurois dit « que j’étois très-sensible à son intention, et que je lui en rendois mille grâces. »

Il n’y a point de secret qui aide plus au progrès de la sociabilité, que de se rendre habile dans cette manière abrégée de se faire entendre, et d’être prompt à expliquer en termes clairs les divers mouvemens des yeux et du corps dans toutes leurs inflexions. Quant à moi, par une longue habitude, j’exerce cet art si machinalement, que, lorsque je marche dans les rues de Londres, je traduis tout du long du chemin ; et je me suis souvent trouvé dans des cercles où l’on n’avoit pas dit quatre mots, et dont j’aurois pu rapporter vingt conversations différentes, ou les écrire, sans risquer de dire quelque chose qui n’auroit pas été vrai.

Un soir que j’allois au concert de Martini à Milan, comme je me présentois à la porte de la salle pour entrer, la marquise de F… en sortoit avec une espèce de précipitation ; elle étoit presque sur moi que je ne l’avois pas vue, de sorte que je fis un saut de côté pour la laisser passer ; elle fit de même et du même côté, et nos têtes se touchèrent… Elle alla aussitôt de l’autre côté ; un mouvement involontaire m’y porta, et je m’opposai encore innocemment à son passage… Cela se répéta encore malgré nous, jusqu’au point que cela en devint ridicule… À la fin, je fis ce que j’aurois dû faire dès le commencement ; je me tins tranquille, et la marquise passa sans difficulté. Je sentis aussitôt ma faute, et il n’étoit pas possible que j’entrasse avant de la réparer. Pour cela, je suivis la marquise des yeux jusqu’au bout du passage ; elle tourna deux fois les siens vers moi, et sembloit marcher le long du mur, comme si elle vouloit faire place à quelqu’autre qui viendroit à passer..... Non, non, dis-je, c’est là une mauvaise traduction ; elle a droit d’exiger que je lui fasse des excuses, et l’espace qu’elle laisse n’est que pour m’en donner la facilité. Je cours donc à elle, et lui demande pardon de l’embarras que je lui avois causé, en lui disant que mon intention étoit de lui faire place… Elle répondit qu’elle avoit eu le même dessein à mon égard… et nous nous remerciâmes réciproquement. Elle étoit au haut de l’escalier, et ne voyant point d’écuyer près d’elle, je lui offris la main pour la conduire à sa voiture..... Nous descendîmes l’escalier, en nous arrêtant presque à chaque marche pour parler du concert et de notre aventure. Elle étoit dans son carosse. En vérité, madame, lui dis-je, j’ai fait six efforts différens pour vous laisser passer… Et moi, j’en ai fait autant pour vous laisser entrer… Je souhaiterois bien, ajoutai-je aussitôt, que vous en fissiez un septième… Très-volontiers, dit-elle en me faisant place… La vie est trop courte pour s’occuper de tant de formalités… Je montai dans la voiture, et je l’accompagnai chez elle… Et que devint le concert ? Ceux qui y étoient le savent mieux que moi.

Je ne veux qu’ajouter que la liaison agréable qui résulta de cette traduction, me fit plus de plaisir qu’aucune autre que j’ai eu l’honneur de faire en Italie.