Voyage sentimental/66

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Chez Jean-François Bastien (Tome cinquième. Tome sixièmep. 225-226).


OPINIÂTRETÉ.


Mais cette difficulté n’étoit pas la seule que j’eusse à surmonter, en changeant le plan de mes opérations. Le voiturier avec lequel j’étois convenu qu’il me conduiroit à Turin, ne vouloit pas retourner à Saint-Michel, avant d’avoir achevé son voyage, parce qu’il s’attendoit à trouver un voyageur qui lui payeroit son retour. Je lui représentai inutilement ce qu’il gagneroit pour une course aussi courte, et qu’il trouveroit probablement à Saint-Michel quelque personne qui voudroit aller à Turin. Non ; — il étoit obstiné comme ses mules, on eût dit qu’il y avoit entr’eux une sympathie de caractère qu’il faut peut-être attribuer à ce qu’ils vivoient et conversoient constamment ensemble. Toute ma rhétorique, tous mes raisonnemens ne firent pas plus d’impression sur cet homme, que les excommunications et les anathêmes lancés religieusement par le clergé de France centre les rats et les chenilles, n’en font sur ces animaux.

Voyant que je n’avois pas d’autre parti à prendre que de payer le retour, comme si nous avions été jusqu’à Turin, je finis par y consentir ; et avec ma philantropie ordinaire je commençai à imputer cette soif du gain, si universellement dominante, à quelque cause cachée dans notre structure, ou à quelques particules invisibles d’air que nous humons avec notre première aspiration en poussant, quand nous faisons notre entrée dans ce monde, un cri de mécontentement pour le voyage qu’on nous force à faire.