Voyages, aventures et combats/Tome 1 - Chapitre 17

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Alphonse Lebègue, Imprimeur-éditeur (Tomes 1 & 2p. 161-173).

XVII

L’effectif des forces de la Preneuse, y compris les renforts que nous avons reçus, se compose d’environ deux cents hommes.

À bâbord, du côté du rivage, et par conséquent à l’abri du feu de l’ennemi, stationnent la chaloupe consacrée aux blessés et à la réserve des marins et quelques légères embarcations destinées à entretenir les communications avec la terre.

Bientôt nous voyons briller les uniformes des artilleurs français sur les pointes de la baie ; on y installe précipitamment des batteries pour nous venir en aide. À cette vue, l’Hermite ne peut s’empêcher de lever les épaules d’un air de pitié.

— Ces canons de petit calibre nous seront inutiles… ils sont hors de portée.

En effet, ces pièces ne tardèrent pas à ouvrir leur feu et je pus me convaincre, pendant une éclaircie de fumée, que leurs boulets n’arrivaient pas jusqu’aux vaisseaux ; n’importe : nos hommes de la batterie ignorent ce fait, et cet appui qu’ils croient posséder à terre stimule leurs efforts et augmente leur confiance. Au reste, jamais combat ne s’est engagé avec plus de vivacité que celui que nous livrons en ce moment. Les renforts que nous avons reçus veulent se montrer dignes de notre équipage ; nos hommes ont une revanche à prendre sur les Anglais pour nos désastres de la baie de Lagoa : tous savent que le pourtour de la baie est recouvert par la population entière de l’île de France, que des milliers d’yeux épient leur contenance, comptent leurs coups, contemplent leurs prouesses. La rage, la vengeance et l’amour-propre sont en jeu. On se fera tuer jusqu’au dernier ; on ne se rendra jamais.

Au reste, notre position est loin d’être désespérée. Maintenant que la Preneuse est immobile sur sa quille et sur ses appuis, à portée de recevoir des secours de toute espèce, elle peut soutenir dignement le feu des quatre-vingts canons de gros calibre qui vomissent sans relâche sur elle la flamme et le fer. Et puis, l’Hermite, avant de commencer le combat, nous a prévenus que tant qu’une des vingt-trois pièces de 18 qui arment notre frégate-citadelle pourra faire feu nous n’abaisserons pas nos couleurs nationales : il faut donc, pour nous vaincre, que l’ennemi nous démolisse sur place.

Depuis deux heures que dure la canonnade, nos hommes sont admirables de zèle et d’ardeur : aveuglés par la fumée, accablés par une chaleur brûlante, ils ont jeté bas leurs vêtements, et ressemblent à des démons dansant dans une fournaise. La plupart, en glissant sur les cadavres de leurs camarades gisant dans la batterie, se sont relevés couverts de sang : c’est affreusement beau à voir.

Que cette fois la fatalité reste neutre, et nous sommes définitivement vainqueurs, car notre tir, dirigé avec une rare adresse, a déjà depuis deux heures causé les plus grands ravages à l’ennemi. Par moments même le feu des Anglais s’arrête pendant quelques secondes ; les vaisseaux doivent se consulter entre eux pour savoir s’ils continueront un combat dont les conséquences peuvent être si désastreuses pour eux en cas d’insuccès, et leur donner un si mince avantage en cas de réussite.

L’Hermite se tient presque constamment dans les porte-haubans de tribord, pour surveiller l’état des appuis qui soutiennent la frégate : plusieurs, que l’on ne peut remplacer, sont, hélas ! brisés par les boulets anglais ; mais notre capitaine cache, sous l’air de la plus profonde indifférence, cette découverte qui le désole, et que nous n’apprendrons que plus tard.

Une seule fois j’ai un soupçon de ce qui se passe en surprenant un regard qu’échangent entre eux l’Hermite et Dalbarade ; ce regard, quelque rapide qu’il soit, est si plein d’anxiété et d’angoisse, qu’il vaut à lui seul une longue explication. Au reste, nos marins, ignorants de ce qui se passe en dehors du bord, continuent leur feu avec un redoublement d’énergie qui ne se comprend pas et qui soulève les applaudissements frénétiques de la population couvrant le pourtour de la baie et assistant, remplie d’admiration et d’émotion, au sublime spectacle de ce combat.

La voix de l’Hermite, qui, je l’ai déjà dit lors de l’affaire avec le Jupiter, tranche par sa netteté sur le bruit du canon, ne cesse de retentir ; elle encourage l’équipage et lui promet la victoire ! Hélas ! n’est-ce pas encore là peut-être un généreux mensonge ?

Quant à moi, quoique cette voix m’électrise, ce n’est pas elle qui préoccupe le plus mon attention : ce sont les yeux de l’Hermite ! Depuis que j’ai surpris entre M. Dalbarade et lui ce muet échange de désespoir, une crainte vague, quoique poignante, s’est emparée de moi ; je m’attends à chaque instant à une affreuse catastrophe. Hélas ! l’événement ne tarde pas à donner raison à mes prévisions. Un immense cri de désespoir et de douleur retentit sur la frégate : plus d’espoir ; nous sommes perdus ! la Preneuse, privée de ses appuis, tombe tout d’un coup sur son flanc de tribord en refoulant à grands sillons la mer au loin !

Un moment de confusion et de stupeur inexprimables s’ensuit ; nos hommes échappent avec beaucoup de peine à l’eau qui envahit leurs postes, et se réfugient sur le côté de bâbord ou sur la carène ; nos batteries sont submergées ; nos ponts sont mis à découvert. L’Anglais n’en continue pas moins son feu.

Après ce malheur sans remède, que ni l’intégrité ni le génie ne peuvent surmonter, toute résistance nous est devenue impossible : il ne nous reste plus, comme aux gladiateurs romains, qu’à mourir avec dignité.

— Eh bien ! Garneray, me dit en ce moment d’une voix navrante l’enseigne Graffin, qui comme moi s’est mis à l’abri de la mer sur le flanc de bâbord, voilà donc notre pauvre Preneuse à tout jamais perdue ! Ah ! c’est comme si j’assistais à la mort de ma mère ! Bonne frégate ! Depuis sa mise à l’eau, je ne l’ai pas quittée d’un jour… Elle va donc tomber entre les mains des Anglais ? Oh ! non, c’est impossible… L’Hermite est vivant, l’Hermite nous commande, nous ne nous rendrons pas !…

Cependant, comme si notre intrépide et malheureux capitaine ne voulait pas laisser plus longtemps une lueur d’espérance à M. Graffin, celui-ci n’avait pas achevé de manifester son espoir, que l’Hermite envoyait à terre les débris mutilés ou sanglants de son vaillant équipage.

— Abandonner la frégate ! s’écrie alors M. Graffin en s’élançant sur le pont, jamais ! capitaine… jamais !…

— Monsieur Graffin, lui répond l’Hermite d’une voix sévère, quand je dis : Je veux, il n’y a plus qu’à se taire et à obéir.

— Oui, c’est vrai… c’est juste, capitaine… Mais enfin que va devenir notre pauvre Preneuse ?

La Preneuse, monsieur, ne craignez rien, ne tombera pas au pouvoir de l’Anglais.

— Que me dites-vous là, capitaine ! s’écrie l’enseigne avec une émotion profonde.

— La vérité. Tout est disposé pour incendier la frégate !

— Incendier la frégate, capitaine !… Ah ! voilà qui est bien… merci…

Puis, après quelques secondes :

— Mais qui mettra le feu, capitaine ?

— Moi, monsieur, qui veux, vous entendez, qui veux rester seul et le dernier à bord. Partez… Une embarcation restera pour me recueillir… Encore une fois, partez ! vous dis-je…

— Partir, capitaine ! partir lorsque les boulets et la mitraille de l’ennemi pleuvent sur nous !… Partir en vous abandonnant… nous, vos officiers… jamais ! s’écrie l’enseigne avec une énergie pleine de sensibilité.

— Non, jamais !… répètent les autres officiers, M. Dalbarade en tête, jamais !…

L’Hermite, en présence de ce dévouement, est attendri : une larme tremble dans ses cils.

— Eh bien, restez, messieurs, répond-il brusquement en se retournant vers son état-major. Au fait, vous êtes dignes de cet honneur.

Les six officiers qui sont près de lui en ce moment le remercient avec effusion de cette permission. Graffin est radieux.

Soit que la réaction produite par les efforts surhumains qu’avait faits l’Hermite pour dompter sa fièvre commençât à se déclarer, soit que la douleur de voir le navire confié à sa responsabilité succomber dans la lutte lui eût causé une angoisse trop vive, soit enfin que la défaite fût sonnée, toujours est-il que l’Hermite, malgré ses efforts, malgré sa volonté de fer, pâlit en cet instant et fut obligé de s’appuyer sur l’enseigne Graffin. Pendant quelques instants il lutte contre la nature, mais enfin ses forces l’abandonnent, il penche la tête, ferme les yeux et s’évanouit.

Toutefois, avant de perdre connaissance, il trouve encore la force, soutenu par l’idée fixe qui le domine, d’ordonner à M. Dalbarade d’incendier la Preneuse.

— Monsieur Dalbarade, monsieur Viellard, s’écrie Graffin, aidez-moi à transporter le capitaine dans le canot qui stationne du côté de la terre ; pendant ce temps-là, ces messieurs incendieront la frégate.

Hélas ! malgré les efforts réunis, non pas seulement de l’enseigne et du lieutenant, mais bien de tous les officiers, auxquels je me suis joint, il nous est impossible, à cause de la trop grande inclinaison de la carène du navire, et de l’immobilité complète de l’Hermite, de le porter jusqu’à l’embarcation qui l’attend. Bientôt cette immobilité de notre pauvre capitaine est remplacée par des spasmes nerveux ; ses officiers désolés le couchent sur le pont, et le contemplent douloureusement en silence…

Les moments sont précieux, les secondes valent des heures. M. Dalbarade, après avoir rapidement consulté ses collègues, se décide, avec leur approbation, à faire accoster la yole par la hanche de tribord, qui, comme on le sait, se présente au large du côté de l’ennemi. Malheur ! à peine cette frêle embarcation a-t-elle doublé le couronnement de la frégate que mitraillée par le feu des vaisseaux, elle coule à pic, entraînant au fond de la mer dans ses débris ensanglantés les quelques hommes qui la montent.

Une stupéfaction morne et profonde s’empare des officiers : c’est un bien triste spectacle que celui que j’ai devant les yeux ; tellement triste même, que je ne songe plus à la pluie de mitraille qui tombe à l’entour de nous !

L’Hermite gît étendu du côté de terre entre le banc de quart et le tillac. L’enseigne Graffin, agenouillé près de lui, soutient sa tête. De temps en temps le noble jeune homme secoue par un brusque mouvement du colles larmes qui obscurcissent sa vue, et qu’il ne songe pas, tant son désespoir est grand, à cacher ; puis il fixe alors d’un œil ardent les vaisseaux ennemis, dont on n’aperçoit, à travers un épais rideau de fumée, que les sommets des mâts, et une expression de rage indicible dilate ses narines, relève sa lèvre supérieure et plisse son front.

Oh ! s’il lui était donné de monter à l’abordage, personne ne lui résisterait ; ce serait un lion déchaîné au milieu d’un troupeau. Mais, non, il lui faut, dans son impuissance, ajouter à son désespoir la cruelle souffrance que lui cause la pensée de cette impuissance ! Enfin, n’y tenant plus, il appuie doucement contre le banc de quart la tête de l’Hermite, jette vivement son uniforme sur le pont, et se dirige vers le côté de bâbord.

— Où allez-vous, Graffin ? lui demande M. Dalbarade.

— Je m’en vais chercher à la nage une autre embarcation pour remplacer la yole coulée, répond-il.

— C’est une idée. Allez !

À peine M. Graffin a-t-il fait deux pas, qu’il s’arrête subitement en portant vivement la main sur son cœur.

— Vous êtes blessé, lui crie M. Raoul.

— Oh ! ce n’est rien, répond-il en voulant continuer sa route.

Mais ses forces trahissent sa volonté, il recule et tombe à côté de l’Hermite. Un flot de sang coule à gros bouillons de sa poitrine, qui a été frappée en plein par un biscaïen. Alors se passa une scène navrante, et que je n’oublierai jamais.

L’Hermite, phénomène inexplicable de ce mystérieux fluide sympathique que l’on ne connaîtra jamais, au moment même où l’infortuné Graffin s’affaisse près de lui, ouvre les yeux en l’appelant par son nom : il était privé de connaissance lorsque le fatal biscaïen a frappé l’enseigne, et il sait que l’enseigne est blessé !

— Me voici, capitaine, près de vous, répond l’héroïque jeune homme en essayant d’affermir sa voix. Ce n’est rien… ne faites pas attention… une politesse des Anglais, qui, sachant l’horreur qu’ils m’inspirent, me dispensent d’une visite chez eux…

M. Graffin, qui a prononcé ces mots avec effort, tout en essayant de sourire, s’arrête épuisé.

— Pauvre ami ! dit l’Hermite, qui attire par un mouvement paternel la tête du malheureux contre sa poitrine.

Dès ce moment le capitaine est vaincu ; l’homme bon et excellent jusqu’à l’abnégation a triomphé de lui : l’Hermite pleure comme un enfant.

— Ce n’est rien, commandant, répète Graffin, qui s’oublie pour consoler l’Hermite : une égratignure… j’en guérirai… et je prendrai ma revanche… sous vos ordres… La voix du pauvre blessé devient de plus en plus faible : cependant il parvient à dominer sa faiblesse et reprend bientôt, en s’arrêtant péniblement à chaque parole qu’il prononce :

— Au fait, capitaine, à quoi bon vouloir vous tromper ? ma blessure est trop indiscrète pour pouvoir être dissimulée. Oui, je vais mourir… c’est vrai… J’ai une grâce à solliciter de vous… ne me refusez pas… Laissez-moi poursuivre sans m’interrompre… Je voudrais… être enseveli dans les couleurs nationales… là, à cette même place où je suis… au banc de quart. Je voudrais… je voudrais que l’on me laisse sur la frégate… Me le promettez-vous ?

— Oui, Graffin !… vos derniers souhaits seront fidèlement et religieusement exécutés, répond le capitaine, je vous le jure…

— Merci… capitaine… Oh !… si jamais… si jamais… vous voyez ma bonne mère… dites-lui… que… que… je suis tombé… comme doit tomber un officier français… la face tournée vers l’ennemi… que j’ai pensé à elle, que je n’ai pas souffert !…

L’enseigne s’arrêta un moment, puis reprit en se retournant vers les cinq officiers ses collègues :

— Merci, messieurs, de l’amitié que vous m’avez toujours témoignée… Au fait, j’étais réellement un bon… un bon garçon… J’ai bien l’honneur… de vous saluer…

L’infortuné jeune homme en prononçant ces derniers mots essaya de sourire, mais ses traits, contractés par la souffrance, trahirent sa volonté. Quelques soubresauts nerveux agitèrent son corps, et sa tête s’affaissa sur le pont tandis qu’il murmurait encore :

— Les couleurs nationales… ma mère… capitaine… la Preneuse !

Il était mort !

— Monsieur Dalbarade, dit l’Hermite, je ne me sens pas bien ; peut-être vais-je rejoindre notre camarade… Promettez-moi que vous exécuterez à la lettre ses dernières volontés.

Le capitaine ferma alors les yeux pendant quelques secondes, puis relevant tout d’un coup brusquement la tête :

— Dalbarade ! s’écria-t-il en essayant de se dresser sur ses pieds, je vous le répète pour la dernière fois : accordezmoi donc la grâce d’incendier la frégate, d’amener le pavillon et de m’abandonner aux soins des Anglais, qui ne peuvent tarder à vous amariner. Vous ne pouvez plus rien pour moi, messieurs… sauvez-vous, je vous en conjure !

Nous croyons inutile d’ajouter que cette dernière recommandation de l’Hermite ne pouvait influer et n’influa en rien sur la généreuse détermination prise par ses officiers ; pas un d’eux ne songea à le quitter, seulement on amena le pavillon.

Depuis la mort de Graffin, le feu des Anglais avait cessé ; peut-être fut-il frappé par leur dernier coup de canon.

À peine quelques minutes s’étaient-elles écoulées, que j’aperçus un groupe d’embarcations anglaises qui se dirigeaient à force de rames vers nous ; je m’empressai de me jeter au milieu de quelques matelots qui étaient tombés frappés à mort à la même place.

Le spectacle que présentait la frégate était alors aussi triste que terrible. Les bastingages étaient presque rasés ; le pont, labouré par les boulets, était jonché de cadavres affreusement défigurés, de débris humains ensanglantés ; enfin, au pied du banc de quart, M. Rivière, à genoux, aidé de l’enseigne Fabre, du lieutenant Dalbarade et de l’aspirant Viellard, soutenait le capitaine dans ses bras, tandis que le médecin de la frégate lui prodiguait ses soins ; à côté de l’Hermite, et la tête inclinée, comme s’il dormait d’un paisible sommeil, reposait le cadavre de Graffin !

Tel était le sublime et lugubre tableau qui apparut aux Anglais quand leur lève-rame m’annonça qu’ils venaient amariner la Preneuse.

Au moment même où les ennemis mirent le pied sur la frégate, l’Hermite ouvrit les yeux, et, puissance irrésistible d’une âme fortement trempée, parvint, malgré sa faiblesse, à se dresser debout.

Le chef de l’expédition s’avança vers lui, puis, s’arrêtant à deux pas, il remit vivement son poignard dans le fourreau ; et, retirant son chapeau, il s’inclina profondément, et d’un air où le respect et l’admiration se lisaient clairement, devant l’Hermite.

— Capitaine ! lui dit en assez bon français l’officier anglais, qui, le voyant couvert du sang de Graffin, le crut grièvement blessé, croyez à toute la douleur que j’éprouve de vous trouver dans un tel état… Veuillez, je vous en supplie, me faire l’honneur de disposer de moi selon vos désirs… je viens me mettre à vos ordres.

— Je vous remercie, monsieur, lui répondit l’Hermite touché de cette délicatesse et de ce bon procédé.

Puis, d’un signe de main il l’avertit qu’il était prêt à le suivre.

Alors l’Hermite, soutenu par ses officiers et par ceux des vaisseaux anglais, qui s’empressent autour de lui, parvient jusqu’au cutter du général.

Avant de pousser au large, l’officier commandant, dont la voix arrive jusqu’à moi, lui demande ses ordres relativement à l’officier qu’il a vu à ses côtés.

— Il a désiré, répond l’Hermite, que ses restes subissent le sort de la Preneuse, qu’il n’a pas quittée un seul jour depuis sa mise à l’eau.

— Mais j’ai l’ordre de la brûler, s’écrie l’Anglais.

— En ce cas, messieurs, dit l’Hermite en s’adressant à son état-major, remontez à bord et ensevelissez le corps de notre bien-aimé camarade dans nos couleurs nationales… Dépêchez-vous… je vous en prie… je souffre beaucoup.

En effet, pendant le temps que dura cette triste opération, la tête de l’Hermite resta constamment cachée dans ses mains. Quand le cutter se mit en marche, il jeta un dernier et suprême regard d’adieu à sa pauvre frégate ; mais cette fois aucune émotion ne perçait sur son visage : des yeux ennemis l’observaient.

Je crois devoir rapporter ici, pour ne pas entraver la marche de ce récit, les particularités suivantes, dont je n’eus naturellement connaissance que plus tard :

Lorsque l’Hermite arriva devant les vaisseaux anglais, l’on y savait déjà, par les signaux, qu’il se trouvait dans le cutter et qu’il était blessé ou malade.

À cette nouvelle, l’amiral Pelew (depuis lord Exmouth) fait hisser, en signe d’honneur, le pavillon français à la tête du mât de misaine des deux 74 ; puis, dès que le cutter se trouve le long de son bord, un cartahu descend de la grande vergue et amène aux pieds de l’Hermite un fauteuil artistement gréé. Enlevé doucement par cet appareil, le noble prisonnier se trouve bientôt sur le passavant du vaisseau commandant où l’attendait l’amiral.

L’Hermite s’avance alors péniblement au milieu des officiers du bord, qui tous, le chapeau à la main, sont rangés en haie sur le gaillard d’arrière.

— Capitaine, lui dit sir Édouard Pelew en le saluant, permettez-moi de serrer votre main… la main du plus vaillant homme de guerre, je le déclare hautement, qui à ma connaissance soit au monde.

L’Hermite s’incline et lui présente son épée.

— Je l’accepte, s’écrie noblement l’amiral, comme celle d’un héros, elle ne me quittera jamais…

Puis retirant alors la sienne et l’offrant à l’Hermite :

— Je ne puis, continua-t-il, vous offrir en échange que celle d’un bon et loyal marin… Veuillez, je vous en prie, la conserver en souvenir de l’estime profonde que vous m’inspirez.

L’amiral Pelew,

Puis l’amiral Pelew, après avoir prononcé ces paroles avec âme, prie l’Hermite de s’appuyer sur son bras, et le conduit dans un magnifique appartement qu’il lui a fait préparer et qui est contigu au sien.

Je demanderai à présent au lecteur la permission de revenir à mon humble personne, restée à bord de la Preneuse.