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Voyages, aventures et combats/Tome 1 - Chapitre 16

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Alphonse Lebègue, Imprimeur-éditeur (Tomes 1 & 2p. 151-160).

XVI

Vers midi, on acquit la triste certitude que les deux vaisseaux qui nous chassaient avaient sur nous l’avantage d’une marche supérieure. La Preneuse approchait le Coin de Mire, situé à égale distance entre le Grand-Port et le Port Maurice.

— Monsieur Dalbarade, dit le capitaine à son lieutenant en pied, faites gouverner entre le Coin de Mire et la côte, afin que nous puissions entrer dans le chenal ; cela raccourcira pour nous le chemin du port, tout en nous éloignant de l’ennemi. Je sais que le chenal est peu fréquenté par les vaisseaux de haut bord ; toutefois, l’on n’y connaît pas d’écueil… Notre position nous commande impérieusement d’en tenter le passage.

Cette manœuvre était en effet hardie ; mais comme avec l’Hermite, moins qu’avec tout autre capitaine encore, on obéissait et on ne discutait pas, on l’exécuta à l’instant.

Chaque homme gagne sa place de service et deux officiers se mettent en vigie sur les bouts des basses vergues. Un grand silence règne à bord : on jette les plombs de sonde des deux côtés du navire, et le chant monotone des sondeurs est le seul bruit qui retentisse sur la Preneuse.

Bientôt l’équipage se dédommage de son silence en poussant un cri de joie. La frégate vient de franchir la passe sans le moindre incident : nous avons gagné une lieue sur l’ennemi ! Que Dieu nous accorde encore deux heures de vent de S.-E., et nulle puissance humaine ne pourra plus nous empêcher de jeter l’ancre au mouillage à bout de bordée.

Le désespoir, et pour être plus exact le sombre abattement qui s’était emparé de l’équipage à l’apparition des deux vaisseaux, commence à se dissiper ; déjà nous laissons en poupe la majeure partie des eaux qui séparent le Coin de Mire du port Maurice ; naviguant par huit brasses sur une mer d’émeraude, et serrant le vent autant que possible sous les risées odorantes qui découlent des agrestes collines que nous côtoyons, et dont la physionomie pittoresque et mobile change à chaque instant d’aspect, nous sentons, en respirant ces pénétrants parfums, l’espoir nous revenir au cœur ; nous nous croyons presque déjà à terre. Cela ne nous empêche pas toutefois de rivaliser avec nos chasseurs à qui portera, d’eux ou de nous, le plus de toile.

Bientôt nous voyons à découvert les redoutables forts de l’île aux Tonneliers, qui protègent la rade, et nous sommes au milieu de la baie du Tombeau, chantée par Bernardin de Saint-Pierre, quand tout à coup la brise, jusque-là vive et régulière, s’éteint complètement.

Ce contretemps répand de nouveau la consternation parmi nos hommes. Chacun se désespère en voyant la frégate si près de terre, livrée aux chances périlleuses d’un calme plat. Pendant la durée du flot, qu’allons-nous devenir ? Telle est la question que chacun se pose avec anxiété, sans pouvoir la résoudre. Cependant on espère que le vent reprendra vigueur, mais on l’espère faiblement ; nous avons été déjà si rudement traités par la fatalité, que nous n’osons plus compter sur aucune bonne chance. Et dire que si nous avions eu une heure de plus de vent, nous étions sauvés !…

Hormis les huniers, toutes les voiles sont suspendues à leur cargue ; les hommes placés à la manœuvre attendent, dans un morne silence, que la brise s’élève d’un côté ou de l’autre. L’attention de l’Hermite est partagée entre les soins du navire et les mouvements de l’ennemi, qui, favorisé par le souffle mourant du S.-E., s’approche de nous. Cependant la distance qui le sépare de nous est trop considérable pour que nous ayons à redouter ses attaques avant quelques heures ; oui, mais la marée monte, mais le flot nous drosse vers le rivage : qu’allons-nous devenir ?

Un dernier sujet de crainte préoccupe surtout l’équipage : l’Hermite, les yeux brillants et abattus tout à la fois, le teint décoloré, les traits altérés, est évidemment sous le coup d’une grave maladie ou du moins d’un violent malaise ; comment sortirons-nous de notre position critique sans le secours de son génie ? Tous les yeux suivent et épient avec anxiété ses moindres mouvements. On devine le combat intérieur que livre en lui la nature au sentiment de la gloire ! Plusieurs fois il est obligé de s’appuyer contre les bastingages, mais chaque fois il se redresse de toute la force de sa sublime énergie. Quant à moi, j’ai confiance ; je me dis que tant que l’ennemi sera en face de nous, l’Hermite l’emportera sur la fièvre qui le consume ! Ah ! si nous n’avions pas besoin de lui, si nous ne nous trouvions pas en danger, je suis certain que la maladie le tiendrait déjà terrassé sur son lit de souffrance.

Depuis dix minutes la Preneuse était dans une inaction complète, lorsque, par un effet prévu, au reste, mais sur lequel nous n’osions plus compter, tant nous désespérions de notre chance, le calme gagnant le large vint suspendre aussi la marche de nos ennemis. Cet événement est célébré par nous comme un triomphe ; car désormais, de quelque côté que souffle la brise, les Anglais ne pourront plus nous empêcher de nous mettre sous la protection des batteries de la côte. Seulement si le calme continue, un autre danger nous menace : nous serons forcés de mouiller sur un fond de madrépores tranchants (ou corail) qui, en quelques heures, couperont nos câbles ; dans ce cas, nous échouerons à une demi-lieue de terre et nous tomberons infailliblement entre les mains des Anglais.

L’Hermite, je ne dirai pas troublé, mais au moins agité, fixait un regard inquiet vers le ciel et interrogeait les nuages, quand une subite rafale venant tout à coup du large, masque nos voiles et nous menace, tant nous étions près de terre, de nous jeter à la côte.

La sonde donnait alors dix brasses, le fond diminuait de plus en plus, et comme nous étions sans pilote côtier, notre position s’aggravait à chaque nouvelle minute.

— Une seule manœuvre peut nous sauver, dit l’Hermite en s’adressant à M. Dalbarade ; faites mouiller de suite l’ancre de jet au large ; on embarquera son grelin à l’embelle, pour nous contretenir dans l’abatée que nous allons faire vers la terre ; et prenant alors bâbord amure, nous courrons au large pour revirer ensuite vers le port si la risée continue à souffler du même point. Aussitôt les voiles mises en ralingue, derrière poussent rapidement le navire vers la terre, l’ancre de jet fait bonne tête ; mais, nouveau sujet d’alarme, la sonde ne donne plus alors que sept brasses ! Il ne nous reste donc que quinze pieds d’eau environ sous la quille, pour parcourir un fond que nous ne connaissons pas et qui diminue progressivement d’une façon effrayante.

Bientôt, cependant, la frégate, après avoir décrit une longue courbe vers le rivage, commence à cingler au large. Bon espoir et patience. Encore quelques minutes de cette route, puis on revirera pour entrer ensuite vent arrière dans le Port Louis ; mais, hélas ! malgré tant de précautions, la Preneuse a été entraînée très près de la côte. À peine les voiles sont-elles boulinées, qu’un froissement subit de la quille fait battre tous les cœurs et renverse nos espérances.

Un seul cri, poussé spontanément par tout le monde, retentit sur le pont : « Nous touchons ! »

— Silence ! commande l’Hermite.

Les coups de talon que donne la frégate se succèdent avec rapidité et font vibrer la mâture ; l’avant du navire tourne vers la terre et sa marche est arrêtée : le vent fraîchit du large.

En quelques minutes la population de l’île accourt de toutes parts et couvre partout le pourtour de la baie.

— Messieurs, dit l’Hermite, qui dans ce moment critique oublie le mal qui l’accable pour ne plus s’occuper que du salut de la frégate, nous ne devons maintenant songer qu’à une seule chose : tirer le meilleur parti possible de notre position. Il faut tenter par tous les moyens de forcer la frégate à présenter le travers au large, de manière qu’elle puisse se défendre.

En conséquence, les voiles sont aussitôt serrées et les embarcations mises à la mer. On aperçoit alors l’énorme pâté de corail qui enchaîne la carène du vaisseau. La chaloupe va mouiller au large une ancre de bossoir.

— Tout ce que je demande, messieurs, dit l’Hermite en s’adressant à ses officiers, c’est de pouvoir combattre ! Combattre est ici toute la question ! que notre malheur, qui retombe sur la France, ne soit pas au moins tout à fait gratuit ; profitons-en pour maltraiter de telle façon l’ennemi qu’il soit forcé de lever sa croisière. Vous me direz que nous avons affaire à des forces supérieures écrasantes ! Qu’importe ! N’est-ce pas à quelques lieues à peine de cette même place où nous nous trouvons, que la Cybèle et la Prudente, il y a de cela quatre ans, firent abandonner le champ de bataille et lever la croisière aux vaisseaux anglais le Diomède et le Centurion ! Je vois dans ce rapprochement un présage de bon augure ! Je ne vous recommanderai pas le courage, messieurs, je vous connais et je vous estime tous trop pour cela, mais je vous prêcherai la confiance. La confiance est la moitié du succès.

L’Hermite parlait encore quand une embarcation, accostant la frégate, y déposait un des aides de camp du marquis de Sercey, M. Olivier.

— Capitaine, dit ce dernier en s’adressant à l’Hermite, l’amiral, en ce moment sur le débarcadère, m’envoie vous demander quels sont les secours dont vous avez le plus pressant besoin.

— Je manque de tout, un simple coup d’œil suffira pour vous convaincre de cette vérité, lui répond l’Hermite, mais je ne demande qu’une chose : des combattants ! J’aurais désiré communiquer avec l’amiral Sercey pour prendre ses ordres ; je regrette de ne pouvoir quitter mon poste pour aller le trouver sur la plage. Veuillez lui présenter mes excuses.

— Capitaine, dit en rougissant un peu M. Olivier, l’amiral vous donne carte blanche.

— L’amiral me donne carte blanche ! Veuillez, en ce cas, monsieur, ajouter aux excuses que je vous ai prié de lui transmettre, l’expression de ma profonde reconnaissance. Carte blanche ! c’est-à-dire que l’on me permet de vaincre avec ma frégate désemparée, deux vaisseaux anglais !… Je n’ai certes pas à me plaindre !

L’Hermite s’arrêta alors devant la contenance embarrassée de l’aide de camp ; puis, après un court silence, il reprit en changeant complètement de ton :

— Monsieur Olivier, je vous charge de faire enlever du bord tous les blessés, tous les malades, et de m’envoyer tout de suite des canonniers, des vivres frais et de l’eau. Allez.

L’aide de camp s’inclina et s’empressait d’obéir ; mais l’Hermite, le cœur ulcéré, se retourne vers lui, et d’une voix que j’entends encore :

— J’espère, monsieur, lui dit-il, que l’amiral nous fera l’honneur d’assister, du débarcadère, au combat qui va avoir lieu : sa présence ne peut manquer de doubler la force de l’équipage !

L’Hermite, affranchi de toute entrave à ses volontés, ordonne alors que l’on se prépare à jeter à la mer tous les objets du bord qui pourraient gêner ou seraient inutiles pendant le combat à outrance qui va se livrer.

À ce commandement, chacun se met à la besogne ; mais, hélas ! les hommes nous manquent, et les renforts que l’on nous envoie, expédiés à pied, du port N.-O., sont obligés de faire un long circuit pour nous rejoindre et ne nous arrivent que lentement. Notre équipage supplée au manque de bras par son zèle et son ardeur, seulement ses efforts affligent notre capitaine, car il craint qu’au moment de la lutte nos hommes, trop fatigués, n’y puissent plus prendre une part aussi active ; et c’est surtout sur son équipage que l’Hermite compte pour sortir à l’honneur de la France de notre position critique, presque désespérée.

Bientôt la mer montante touche à sa plus haute élévation, le vent du S.-E., qui nous a manqué au moment suprême où il pouvait nous sauver, succède à la brise du large ; et les vaisseaux anglais, lancés d’abord vers nous avec vitesse, louvoient maintenant pour rallier la côte.

Une crainte terrible tourmente en ce moment tous les esprits : on redoute que la frégate, jusqu’alors en équilibre, quoique vacillante et asséchée par le reflux, tombe vers le large et rende, par ce malheur, la défense complètement impossible.

Enfin tout est prêt, l’ordre est donné pour opérer un allègement général : on jette à la fois hors du bord tous les canons du gaillard, tous les objets inutiles au service de l’artillerie ; on défonce les pièces d’eau ; leur contenu se répand dans la cale, que nos quatre pompes vident au fur et à mesure ; on vire en même temps sur l’ancre de bossoir, et les charpentiers attaquent à grands coups de hache le pied des mâts chancelants au tangage. Bientôt ces géants des forêts, sapés à la base, privés d’appui et poussés à la mer par les rafales, s’inclinent avec de longs craquements et tombent en soulevant des montagnes d’écume.

Par malheur le grand mât et celui de misaine, déracinés les premiers, arrachent avec une telle violence le mât d’artimon, encore debout, qu’il parcourt, semblable à une irrésistible avalanche, le gaillard d’arrière, tuant et blessant sur son passage plusieurs hommes virant au cabestan, pour aller ensuite se rompre sur les passavants de tribord. L’Hermite est violemment précipité du haut de son banc de quart sur le tillac.

— Virez à force, virez toujours, mes amis, s’écrie-t-il en se relevant avec peine et en cherchant son porte-voix échappé de ses mains meurtries et ensanglantées ; virez encore, enfants !… Je ne suis pas blessé… courage !… La frégate évite, et les Anglais ne l’auront pas.

En effet, les moyens mis en jeu avaient été calculés avec une si grande exactitude, que, cédant à la fois aux efforts du cabestan et du délestage, la Preneuse présente alors au large sa double ceinture de canons.

Un hourra salue cette heureuse réussite, car à présent que le combat est un fait décidé, inévitable, nos hommes ne songent plus à leurs rêves, à leurs projets ; ils ne pensent qu’à se montrer dignes de l’Hermite et à se venger sur les Anglais des malheurs de notre croisière.

Bientôt les canons de la batterie de bâbord remplacent ceux des gaillards de tribord : en ce moment le chef de timonerie Huguet annonce que la mer commence à baisser.

— C’est bien, répond tranquillement l’Hermite, nous sommes prêts.

Puis s’adressant à messieurs Dalbarade et Rivière :

— Faites hisser le reste des pièces de la batterie, leur dit-il, moi je vais travailler avec messieurs Fabre, Raoul, Graffin, Viellard et Breton à accorer la frégate du bord du large.

L’équipage continue à rivaliser de zèle en exécutant, de concert et avec un entrain merveilleux, les travaux d’urgence. La mer, unie comme un étang, laisse la frégate immobile. L’Hermite, oubliant et la fièvre qui le dévore, et les graves contusions que la chute du mât d’artimon lui a occasionnées, se multiplie dans les embarcations où sont réunis les charpentiers et les hommes d’élite, pour faire établir sous ses yeux les béquilles destinées à maintenir la Preneuse dans une position verticale.

Malgré le zèle des travailleurs, malgré la puissante excitation que leur causent les conseils et les exhortations de leur capitaine, et qui les fait doubler de promptitude dans l’exécution de ces préparatifs, à peine notre nouvelle batterie est-elle installée sur les gaillards et les passavants de tribord, qu’un épais nuage de fumée déchiré par la flamme nous annonce que les Anglais sont à portée de canon et que le combat commence.

— Ma foi, Garneray, me dit en souriant M. Graffin en passant près de moi, j’espère que vous devez être content. Voici une nouvelle commande de tableaux que vous apportent les Anglais. Cette fois-ci, ce ne sera plus avec de l’eau, mais bien avec du vin généreux que nous arroserons vos productions. Examinez donc, avec attention, comment les choses vont se passer. Quant à moi, ajouta M. Graffin en se frottant les mains d’un air joyeux, je crois que ça sera vraiment joli !

Un sujet de tableau, qui eût été, certes, préférable, pour un peintre de talent, à la reproduction des volcans enflammés qui allaient vomir leurs flammes et leur lave, c’était M. Graffin lui-même.

Ce jeune homme à l’œil hardi et brillant, au front resplendissant d’une noble et chevaleresque audace, au sourire doux et joyeux pendant le combat, présentait certes un motif d’étude d’un effet saisissant. M. Graffin, selon son habitude, avait dans la prévision d’un amarinage ou d’une lutte à l’arme blanche apporté le plus grand soin à sa toilette. Sa maxime était que pour soutenir dignement l’honneur de la France on devait se montrer avec tous ses avantages à l’ennemi.

Il était environ trois heures lorsque le feu commença.