Voyages, aventures et combats/Tome 2 - Chapitre 11

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Alphonse Lebègue, Imprimeur-éditeur (Tomes 1 & 2p. 105-117).

XI


De retour à la ville, exalté par l’examen minutieux de la Confiance auquel je m’étais livré avec ardeur, je ne rêvais plus qu’aventures et combats, et je chassai sans peine le souvenir des désastres de l’Amphitrite, qui m’avait si longtemps poursuivi sans relâche et sans trêve.

Fidèle à la recommandation de mon nouveau capitaine, je me rendais chaque matin chez lui, et chaque fois je le quittais en sentant mon attachement et mon admiration pour sa personne augmenter de force. Surcouf était un de ces hommes qui, enveloppés d’une écorce assez rude, ne peuvent être devinés ni compris à la première vue. Ses manières rondes, aisées, mais originales, exigeaient que l’observation, pour pouvoir arriver à comprendre son génie, commençât d’abord par se familiariser avec sa nature. Au reste, bon et joyeux vivant s’il en fut jamais, il possédait une gaieté communicative dont on ne pouvait se défendre. Personne, je demande pardon au lecteur d’employer une expression un peu vulgaire et qui commençait alors à prendre une grande vogue, personne ne blaguait mieux que lui. Son esprit vif, actif et plein d’à-propos, ne lui faisait jamais défaut pour l’attaque ou pour la riposte. Je me rappelle même à ce sujet une réponse qu’il adressa à un capitaine anglais.

Ce dernier prétendait que les Français, ce qui au reste était assez vrai pour Surcouf, ne se battaient jamais que pour de l’argent, tandis que les Anglais, disait-il, ne combattaient que pour l’honneur et pour la gloire !

— Eh bien ! qu’est-ce que cela prouve, lui répondit le Malouin, sinon une chose, que nous combattons chacun pour acquérir ce qui nous manque ?

Un matin que je me rendais, selon mon habitude, chez Surcouf, je le rencontrai dans la rue ; il me prit familièrement par le bras et m’emmena avec lui.

— Garneray, mon garçon, me dit-il, tu vois en ce moment dans ma personne un homme très ennuyé ; j’ai une corvée à remplir qui me pèse sur la poitrine.

— Ne puis-je, capitaine, m’en charger pour vous ?

— Impossible, tu es trop blanc-bec pour cela, mon garçon… Il s’agit, vois-tu, de tenir tête à un diplomate et à un finassier… pourvu que je ne me mette pas en colère… J’ai affaire à un capitaine de deux liards du commerce et au consul du Danemark… C’est là que demeurent ces deux chenapans, continua Surcouf en me désignant une maison située près de la grande église, monte avec moi et attends un peu… je ne resterai pas longtemps, nous reviendrons ensemble.

Pendant que mon capitaine entrait dans le salon où se trouvait le consul danois, l’on me faisait passer dans un petit cabinet contigu à cette pièce, dont une mince cloison le séparait seulement. Ce fut à cette disposition des lieux que je dus d’entendre en entier, et aussi distinctement que si je me fusse trouvé avec eux, la conversation qui s’établit entre le capitaine, le consul danois et Surcouf ; conversation que je rapporte fidèlement ici, pour donner une idée des précautions que prenait le capitaine de la Confiance, et des sacrifices qu’il savait faire pour préparer ses succès.

Après quelques échanges de politesse qui me permirent de connaître la voix du consul danois, Surcouf prit la parole.

— Monsieur, dit-il en s’adressant au consul, j’ai peu de temps à perdre, et je vous demanderai la permission de vous rappeler en deux mots le motif qui m’amène près de vous, et que vous devez soupçonner déjà. Voici le fait : j’ai besoin, pour ma prochaine croisière, de renseignements précis sur l’état actuel des côtes de l’Inde ; je viens donc vous prier de remettre au capitaine ici présent, votre compatriote, votre consigne et des lettres d’expédition qui l’autorisent à prendre langue à Batavia, puis de remonter le détroit de Malacca, et coupant le golfe, de l’ouest à l’est, de visiter les ports de la côte de Coromandel, de Ceylan, et d’aller m’attendre à un lieu que je lui indiquerai par l’intermédiaire d’un de mes officiers, lorsque son navire sera à vingt-cinq lieues au nord de cette île… Me comprenez-vous bien ?

— Parfaitement, illustre capitaine ; seulement ce que vous me demandez est impossible. Quoi, vous voudriez que moi, le représentant du Danemark, je m’associe à vos projets contre l’Angleterre, cette généreuse nation qui respecte notre pavillon et lui accorde protection et liberté sur les mers !… Oh ! vous ne pouvez penser sérieusement à cela.

— Très sérieusement, et voici pourquoi : c’est que si votre capitaine accepte, je lui donnerai, en toute propriété, une cargaison qui lui servira à déguiser le but de son voyage d’exploration, et que le jour même de son départ je vous compterai, à vous, monsieur le consul, un agréable pot-de-vin dont nous allons, si vous le voulez, fixer dès ce moment l’importance.

Un court silence suivit cette proposition de mon patron : ce fut le capitaine danois qui, le premier, reprit la conversation :

— Ô gloire de la marine française ! s’écria-t-il en s’adressant à Surcouf, j’aimerais mieux de l’argent comptant !…

— Soit ! M. le consul, ici présent, vous remettra dix traites de cinq cents gourdes chacune, payables à vue, sur Batavia, Banca, Malacca, Madras, Pondichéry et Trinquemaley…

— Mille pardons, commandant Surcouf, interrompit le consul ; je ne demande pas mieux que d’être utile à un homme de votre immense mérite et de votre réputation, mais cette bienveillance que je ressens pour vous ne doit cependant pas me faire oublier toute prudence. Or, en supposant que ce digne capitaine, mon compatriote, soit légèreté, soit imprudence, commette quelques indiscrétions… comprenez-vous, ayant des preuves écrites de ma participation, quoique indirecte, dans cette affaire, le tort irréparable qu’il pourrait me causer ?

— C’est juste. Alors revenons à ma première idée. J’embarque sur le navire de votre capitaine, que vous ne manquerez pas de mettre à contribution, des marchandises cotées au plus bas prix de facture, pour une valeur de trois mille piastres. Au taux où sont maintenant les liquides français dans l’Inde, vous gagnerez à la vente de ce chargement, qui vous appartiendra en toute propriété, au moins cent pour cent.

— Oui, capitaine, c’est possible ; mais si l’on soupçonnait jamais que j’ai été votre… observateur… l’on me pendrait ! Or, s’exposer à un tel ennui pour six mille piastres !… interrompit le capitaine danois.

— C’est plus que vous ne valez, s’écria brusquement Surcouf.

— Oui, capitaine, si je n’étais pas père de famille.

— Eh bien ! à mon retour de croisière, je vous remettrai trois mille piastres en plus, si j’ai été satisfait de…

— Mes renseignements ! se hâta d’ajouter le capitaine danois.

— Non, de votre espionnage, reprit durement Surcouf.

— Capitaine, cette parole et celle de pot-de-vin que vous avez employées si légèrement déjà à mon sujet, interrompit le consul d’un air indigné, donnent à notre entrevue un tour que je ne puis supporter.

— Ah bah ! je me moque pas mal de toutes vos manières, moi ! s’écria Surcouf d’une voix tonnante. Croyez-vous bonnement que je vais perdre mon temps à vous raconter des douceurs ? J’ai besoin d’un traître et d’un espion. Je vous dis à vous, monsieur le consul, voulez-vous être mon traître ? À vous, capitaine, voulez-vous être mon espion ? Ce langage est clair, c’est l’essentiel ; j’adore la clarté. À présent, un mot, et remarquez que de ce mot dépend votre fortune. Oui ou non ? Si c’est non, bonsoir : je m’en vais de ce pas trouver des gens plus intelligents que vous et qui ne refuseront pas leur bonheur. Voyons, monsieur, à vous, répondez.

— Oui, capitaine, dit le consul ; seulement, je vous en supplie, permettez-moi de vous adresser une demande.

— Voyons cette demande.

— C’est que vous m’engagiez votre parole d’honneur que vous ne parlerez à personne au monde de notre transaction.

— Je vous la donne ; à présent, à votre tour de répondre, capitaine, s’il vous plaît.

— Oui ! s’écria le Danois ; seulement…

— Rien de plus ; c’est assez : affaire conclue ; au revoir.

Surcouf alluma alors son cigare, et s’en fut sans ajouter un mot. Je le rejoignis au bas de l’escalier.

— Eh bien ! capitaine, lui dis-je, êtes-vous sorti vainqueur de vos ennuis ?

— Oui, mon garçon, merci. J’ai remarqué une chose, c’est qu’en affaires je me suis toujours bien trouvé de ma brusquerie et de ma rondeur : avec cela je viens à bout de tout.

L’installation du corsaire marchait activement, et nous comptions pouvoir prendre la mer dans un mois au plus tard, lorsqu’un événement auquel Surcouf était loin de s’attendre vint lui causer un grave embarras.

Surcouf avait négligé jusqu’alors, sachant l’empressement que les matelots disponibles à l’île de France mettraient à s’embarquer avec lui, de compléter l’équipage de la Confiance. Il savait que sur à peu près cent cinquante frères la Côte, inoccupés pour le moment, pas un seul ne lui ferait défaut. Or, voilà qu’un matin il apprend que le capitaine Dutertre armait également un corsaire, nommé le Malartic, en l’honneur du gouverneur et général de ce nom.

Dutertre, qui, les souvenirs de l’amitié ne doivent pas nous faire déguiser la vérité, était certes l’égal de Surcouf pour le courage, l’intelligence et les connaissances maritimes, avait dans l’île de nombreux partisans. Breton comme Surcouf, il était natif de Port-Louis ; il ralliait à sa personne tous les Lorientais qui se trouvaient dans la colonie, et puis un grand prestige s’attachait à sa personne. On savait que les deux mobiles de sa conduite étaient l’amour de son état et la haine de l’Anglais.

Dutertre, désintéressé, ne tenait pas plus à l’argent qu’aux douceurs de la vie, et pendant ses croisières il mangeait à la gamelle avec son équipage.

Quant à Surcouf, il était connu pour avoir plus de chance, grand point pour les marins, que son rival ; mais on savait qu’il aimait à trouver dans la richesse une compensation à la fatigue et aux dangers.

Au total, la sympathie et l’intérêt des frères la Côte agissant sur eux en sens inverse, les deux capitaines rivaux avaient à peu près les mêmes chances de succès pour compléter leurs équipages.

Inutile d’ajouter que Surcouf et Dutertre ne pouvaient se souffrir ; forcés de reconnaître réciproquement leur mérite véritable, ils conservaient aux yeux du monde une attitude convenable vis-à-vis de l’autre, mais en particulier, et dans le cercle de leurs intimes, ils se décriaient amèrement. Au reste, je dois ajouter que le plus violent des deux corsaires était, sans contredit, Dutertre, qui, sans être pourtant le moins du monde cruel, aimait passionnément et par-dessus tout la lutte et les combats ; pas un homme ne se montrait plus terrible que lui dans les abordages.

La chance pour former leurs équipages était donc égale, je le répète, entre les deux capitaines, et chaque état-major des deux corsaires agissait activement pour embaucher le plus de matelots possible, lorsqu’en arrivant un matin chez Surcouf, selon mon habitude, je le trouvai furieux et exaspéré, sacrant et jurant comme un diable.

— Qu’y a-t-il donc de nouveau, capitaine ? lui demandai-je avec empressement.

— Ce qu’il y a donc de nouveau, mille tonnerres ! s’écria-t-i1. Encore une nouvelle infamie de ce damné Dutertre. Cet hypocrite-là vient de faire annoncer et afficher qu’au lieu de manger, selon son habitude, avec son équipage, il aura pendant cette croisière une table de capitaine, et que ce sera son équipage qui mangera avec lui. Pour donner plus de poids et de consistance à cette blague, il a fait placer des cages à poules à son bord jusqu’au ras des bastingages. De plus, il s’engage, le maudit farceur, à relâcher tous les quinze jours pour se procurer des vivres frais ! Tous les frères la Côte sont tombés dans le panneau et ne veulent plus s’embarquer qu’avec lui. Mais que le diable me torde le cou si je ne lui sers pas, à mon tour, un plat de mon métier. J’ai mon idée… nous verrons !…

Surcouf, après avoir prononcé ces paroles avec colère, mit son chapeau, et, se précipitant vers la porte, sortit sans nous expliquer davantage ses projets.

Or, voici, ainsi que nous l’apprîmes plus tard, de quelle façon s’y prit notre capitaine pour contrecarrer les intentions et neutraliser l’avantage obtenu par Dutertre.

Surcouf envoya au bureau de la marine une soixantaine de mauvais drôles, créoles ou étrangers, en leur remettant deux piastres à chacun pour leur peine, se faire porter sur le rôle de son équipage, chacun sous le nom d’un matelot qu’il désirait avoir et qu’il leur indiqua. La chose s’opéra sans la moindre difficulté. Quelques jours plus tard, ces mêmes matelots, portés à leur insu sur les registres de la marine, furent appelés au commissariat. Que l’on juge de leur étonnement et de leur fureur lorsqu’ils apprirent qu’ils se trouvaient engagés malgré eux. L’esprit d’opposition agissant, ils commençaient à pousser des vociférations menaçantes, lorsque le commissaire de la marine, M. Marouf, petit Provençal vif et entêté au dernier degré et le croquemitaine des frères la Côte, se présenta inopinément à leurs regards.

Soit que M. Marouf se trouvât ce jour-là dans une mauvaise disposition d’esprit, soit que Surcouf lui eût rendu une visite particulière, toujours est-il qu’il affecta la plus grande colère, et, prononçant le mot de révolte, il fit fermer les grilles du commissariat de la marine et appeler des troupes en toute hâte.

— Ah ! c’est comme ça, mes enfants, que vous tenez à vos promesses, et que vous respectez l’autorité ! dit-il aux frères la Côte, que sa présence avait déjà calmés ; eh bien ! nous allons rire… Je m’en vais d’abord vous inviter à passer quelque temps à la maison de campagne… vous vous reposerez tout à votre aise de vos orgies de ces jours derniers ; ensuite, nous aviserons !

Or, ce que M. Marouf appelait si agréablement sa maison de campagne, c’était une geôle affreuse située derrière la porte du port, et adossée au bureau de la marine.

Ce que le marin aime par-dessus tout, ai-je besoin de le dire ? c’est sa liberté. Mais au moment du départ, quand il lui reste une orgie à finir, un baiser d’adieu à donner, une piastre à dépenser, cet amour atteint chez lui des proportions inouïes. On n’aura donc pas lieu de s’étonner que la menace du petit Provençal produisit une immense terreur sur ces frères la Côte, si insouciants cependant devant la mitraille et la tempête.

Surcouf, le traître Surcouf, profitant habilement de ce moment critique, apparut alors comme un dieu sauveur. Il supplia le terrible Marouf de vouloir bien retarder de quelques instants l’accomplissement de sa menace, se faisant fort, lui Surcouf, de ramener au sentiment du devoir les malheureux égarés qui refusaient avec si peu d’intelligence le bonheur qui les attendait.

Le commissaire de la marine, vaincu par la prière du corsaire, consentit, tout en grognant, à lui accorder ce qu’ il demandait. Seulement il fixa le terme de la conciliation à dix minutes !

Dix minutes, c’était beaucoup pour Surcouf, qui savait aborder si carrément de front les affaires. Elles lui suffirent, surtout en renchérissant de cinquante piastres les avances qu’il faisait, sur celles de Dutertre, pour lui gagner une quarantaine de matelots ; le reste des frères la Côte ayant demandé jusqu’au lendemain pour réfléchir.

Que l’on juge de la rage de ce dernier lorsqu’il apprit quelques heures après ce funeste événement. Il jura de s’en venger, et joignant aussitôt l’action à la parole, il fit annoncer immédiatement que, loin de chercher à diminuer la part des matelots par un luxe d’état-major comme celui de Surcouf, son état-major se composait de trente personnes ; il s’engageait à ne prendre qu’une douzaine d’officiers, le nombre strictement nécessaire pour conduire les prises et pour remplir le quart du bord. Qu’en outre, tout le monde à bord du Malartic, lui tout le premier, ainsi que les officiers, toucherait part de prise égale ! Cette annonce eut un succès prodigieux.

— Part égale ! répétaient les matelots avec enthousiasme. Vive Dutertre ! Faudrait-il pour nous embarquer avec lui déserter et aller ensuite en barques le rejoindre à la mer, nous le ferions !…

— Parbleu ! dit Surcouf, lorsque cette nouvelle lui revint, nous avons, Dutertre et moi, pris jusqu’à présent une mauvaise marche pour terminer ce débat. Un tête-à-tête de cinq minutes au Champ-de-Mars décidera bien mieux ce différend.

Dutertre, de son côté, se livrait à une réflexion tout à fait semblable, qu’il annonçait à ses amis.

Telles étaient les dispositions des deux capitaines à l’égard l’un de l’autre, lorsque le soir même de la prétendue scène de révolte si facilement réprimée par le Provençal Marouf, ils se rencontrèrent tous les deux au Grand-Café.

Le Grand-Café, à l’île de France, était à cette époque le rendez-vous des duellistes, des flâneurs et des corsaires.

— Il paraît, Surcouf, s’écria Dutertre, qui rougit de colère en voyant entrer son rival, que tu viens d’obtenir une place de commis dans les bureaux de la marine. Je te fais mon sincère compliment sur ton nouvel état.

— Merci Dutertre. Reçois aussi toutes mes félicitations pour la nouvelle profession que tu as choisie depuis peu.

— Laquelle, Surcouf ?

— Mais celle, dit-on, de cuisinier et de rôtisseur. On prétend que tu as débuté par un magnifique achat de poules.

À cette réponse, Dutertre s’avança à la rencontre de Surcouf, qui s’empressa d’imiter son mouvement.

Surcouf lui dit, avec un sang-froid qui ne lui était certes pas habituel et qui ne manquait pas de dignité :

— Tous ces propos sont déplacés dans la bouche de deux hommes tels que nous ; ils seraient à peine convenables dans celle des ferrailleurs de ce café ; je t’estime et tu m’estimes ; je te défie de dire le contraire.

— C’est vrai, répondit Dutertre ; mais tu éprouves à mon égard la même envie que je ressens au tien : celle de me tuer.

— Oui, j’en conviens.

— Alors, à demain matin au Champ-de-Mars, au point du jour n’est-ce pas ?

— À demain matin, au point du jour, au Champ-de-Mars, c’est entendu.

— À présent, veux-tu boire un punch avec moi ?

— Dix, si tu le désires.

Les deux capitaines s’assirent alors à la même table, et se mirent à causer comme si de rien n’était.

Cette scène entre les deux plus célèbres corsaires de l’île de France avait produit, on le conçoit, une vive émotion parmi les habitués du café ; mais personne ne se permit d’y faire la moindre allusion pendant tout le reste de la soirée.

Il était près de minuit, et les deux rivaux se donnaient une poignée de main avant de se retirer, lorsqu’un aide de camp du général Malartic vint les prévenir qu’il était chargé par le gouvernement de les conduire, sans les perdre de vue, en sa présence.

La désobéissance était impossible, et tous les deux durent se soumettre. Ils s’acheminèrent donc suivis de l’officier vers le gouvernement. À peine étaient-ils entrés dans le salon, que le vénérable Malartic s’avançant à leur rencontre et les pressant dans ses bras :

— Qu’allez-vous faire, malheureux ! leur dit-il d’une voix émue ; ne comprenez-vous donc pas que, quelle que soit l’issue de la rencontre que vous devez avoir dans quelques heures, et dont je viens d’être par bonheur instruit, ce sera toujours un immense triomphe pour l’Anglais ? Surcouf, et vous, Dutertre, croyez-vous donc que votre existence à chacun ne soit pas préférable pour les intérêts de la France à un vaisseau de haut bord ?

« Certes ! Et vous voulez que l’un de vous deux meure ? Quel est cependant celui de vous deux, qui pour satisfaire sa haine, consentirait à faire perdre à notre marine un vaisseau de haut bord ! Pas un ! Vous voyez que vous êtes des fous, des mauvaises têtes, et qu’il est fort heureux que le hasard amène entre vous deux un vieillard qui vous apprenne ce que vous valez et qui vous aime. Allons, embrassez-vous, et qu’il ne soit plus question de rien !

Il y avait une si paternelle autorité dans la parole du vénérable et vénéré gouverneur, que les deux capitaines en furent touchés ; ils s’embrassèrent alors en se jurant une éternelle amitié.

— À présent que tout est terminé, leur dit le général, voulez-vous me permettre d’examiner le motif pour lequel vous vouliez vous battre ? C’était simplement pour avoir chacun de soixante à quatre-vingts matelots, afin de compléter vos équipages, n’est-ce pas ? Eh bien ! si au lieu de jouter de ruses et de finesses, vous ne vous étiez pas laissé aveugler par votre rivalité, vous auriez pensé à une chose fort simple : c’est qu’il y a justement cent soixante frères la Côte disponibles en ce moment, tout aussi bons marins les uns et les autres, et qu’en les tirant tout simplement au sort, vous aviez juste chacun votre affaire !

À cette remarque parfaitement juste du gouverneur, Surcouf et Dutertre ne purent s’empêcher de rire en songeant à combien de dépenses, de colère et d’ennuis les avait entraînés la vivacité irréfléchie de leur rivalité.