Voyages, aventures et combats/Tome 2 - Chapitre 10

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Alphonse Lebègue, Imprimeur-éditeur (Tomes 1 & 2p. 96-105).

X


Lorsque les débris de notre équipage furent réunis sur la Perle, le second, Duverger, prit immédiatement le commandement de ce navire.

— Mes amis, nous dit-il, à plus tard les plaintes ! À présent, il s’agit de faire notre devoir et de nous venger. Monsieur, continua-t-il en s’adressant au chirurgien de l’Amphitrite, charmant jeune homme nommé Forgemolle, avec qui j’avais déjà navigué à bord de la Forte, où il remplissait les fonctions d’aide-major, préparez vos trousses et tenez-vous prêt : nous allons recommencer le combat.

En effet, dix minutes s’étaient à peine écoulées que nous ouvrions notre feu sur la mouche de l’ex-Trinquemaley.

— Je crois, Garneray, me dit M. Forgemolle, avec qui j’étais très lié, que je n’aurai plus guère d’opérations à faire aujourd’hui.

— Pourquoi cela ? auriez-vous donc le pressentiment de votre mort ?

— Oh ! nullement ! seulement je crois que la goélette se soucie peu de recommencer la danse… Tenez, voyez… elle ne répond pas à notre canonnade et elle force de voiles… Bon voyage !

Le pauvre Forgemolle parlait encore quand je le vis rouler à mes pieds.

— Qu’avez-vous donc ? m’écriai-je en me précipitant vers lui pour l’aider à se relever.

— Rien ! me dit-il, quelque manœuvre qui s’est détachée du gréement et est tombée sur moi.

Hélas ! c’était un boulet perdu, le dernier que la corvette nous adressait en tirant en retraite, qui lui avait emporté les deux jambes ! M. Forgemolle mourut une heure après : ce fut la dernière victime de ce combat qui durait depuis plus de vingt heures.

Une fois que nous eûmes perdu de vue la goélette anglaise, nous nous occupâmes avec plus de soin de nos blessés : leur nombre était considérable, et presque tous l’étaient dangereusement. Quelle tristesse profonde régnait alors à bord de la Perle ! Les désastres terribles que nous avions éprouvés, la mort de Maleroux, la perte plus sensible encore de notre fortune, car, dans l’humanité, l’égoïsme l’emporte toujours, hélas ! sur la sensibilité, nous avaient plongés dans un morne désespoir.

Notre second, Duverger, dont la douleur concentrée devait être terrible, ne pouvait surtout dominer le désespoir qui l’oppressait. Morne, taciturne, le regard sombre et baissé, il ne prononça pas, jusqu’à la fin du jour, une seule parole qui ne fût strictement nécessaire au service.

Ce ne fut qu’à la nuit, au moment de se retirer dans sa cabine, qu’il nous laissa entrevoir, en peu de mots, l’état de son esprit :

— Ah ! messieurs, nous dit-il, quand je pense que pendant cinq jours j’ai été riche, ce que l’on appelle riche, riche à tout jamais, riche pour le reste de mes jours !… C’est à se brûler la cervelle !… Aussi, que je parvienne à jamais obtenir un commandement, et qu’un navire anglais me tombe entre les mains… Oh ! alors !…

Notre second n’acheva pas sa phrase, mais secouant alors vivement sa tête, comme pour en chasser une idée importune, il termina l’entretien par ces paroles, qui me frappèrent en ce qu’elles me parurent résumer admirablement bien son caractère :

— Après tout, il nous reste cinquante chevaux arabes à bord !… J’ai calculé que le prix de leur vente nous rapportera encore un honnête bénéfice ! Ah ! Messieurs, puisque Maleroux devait mourir, pourquoi n’a-t-il pas succombé dès le commencement du combat !… Que Dieu lui pardonne sa faiblesse !

Après un mois et demi d’une traversée ordinaire et qu’aucun événement ne vint accidenter, la Perle en deuil du brave et infortuné Maleroux, la Perle, dernier débris de tant de richesses perdues, du plus terrible combat de mer et de la plus épouvantable catastrophe qui aient peut-être jamais eu lieu, rentrait au port nord-ouest de l’Île-de-France, au milieu de la consternation et du silence de la population.

Quant à moi, encore sous l’impression du désastre qui avait failli me coûter la vie, et, de plus, atteint de quelques éclaboussures pendant le combat, je me trouvais dans un pitoyable état de santé. Je fus donc forcé de me mettre au lit.

Pendant la maladie que j’eus à subir, et dont, grâce à Dieu, la force de ma constitution, unie à une volonté ferme, me tira assez promptement, M. de Montalant, mon généreux ami, me rendit de fréquentes visites.

J’entrais déjà en convalescence, lorsqu’il vint un jour, en compagnie du capitaine de corsaire le Malouin Ripeau de Monteaudevert, passer une partie de la journée avec moi.

— Le capitaine Monteaudevert, à qui l’Hermite, dont il est l’ami, a beaucoup parlé de vous, a promis de s’occuper de votre sort, me dit-il. Ainsi, mon cher Louis, tenez-vous l’esprit en repos ; d’un jour à l’autre, dès que vous serez rétabli, il vous sera donné de prendre votre revanche sur la fortune et sur les Anglais ! En attendant, je vous apporte quelques centaines de piastres que je viens de toucher, au moyen de votre procuration, pour votre part de prise de la Perle… Les chevaux arabes se sont admirablement bien vendus !

— Je vous remercie beaucoup, mon cher monsieur, lui répondis-je. Cet argent m’arrive avec d’autant plus

d’à-propos que ma bourse se trouve complètement à sec ! Au reste, ces quelques piastres représentent, avec les faibles appointements que j’ai touchés pour mon voyage à Bombetoc, sur le Mathurin, tout ce que j’ai gagné depuis que je suis dans la marine. Et cependant j’ai déjà assisté à bien des combats et subi d’assez grandes fatigues !

— Quoi ! c’est là tout ce que vous avez gagné pendant votre carrière maritime, mon pauvre jeune homme ? s’écria le capitaine Monteaudevert. Jour de Dieu ! Je veux, moi, que vous preniez une éclatante revanche sur la mauvaise fortune, et quand je veux une chose, je ne suis pas Breton pour rien, il faut que cette chose arrive. Parbleu ! il n’y a pas de temps à perdre : je m’en vais de ce pas retenir votre place, ajouta le corsaire en se levant. Soyez sans inquiétude, je me charge de l’obtenir. À présent, si cette fois vous ne réussissez pas au-delà de votre attente, il faudra réellement que vous ayez du guignon.

— Je vous suis bien reconnaissant, capitaine ; mais de quelle place parlez-vous, je vous prie ?

— D’une place que j’accepterais avec bonheur pour moi, si je n’étais pas moi-même capitaine… Mais, je vous le répète, le temps presse… rétablissez-vous vite, je viendrai vous prendre dans trois ou quatre jours.

L’excellent Malouin parti, je me creusai en vain la tête pour essayer de deviner de quoi il s’agissait ; mais je ne pus y parvenir : aussi fut-ce avec un vif plaisir que je le vis entrer trois jours plus tard dans ma chambre. Complètement remis de ma maladie, puisque déjà la veille j’avais été faire un tour de promenade seul et à pied, c’est debout et habillé qu’il me trouva.

— Il paraît que ça va bien, me dit-il ; allons, venez : on vous attend.

Le Malouin, sans répondre aux questions que je lui adressais autrement que par un petit sourire mystérieux, hâta le pas et s’arrêta enfin devant la maison de MM. Tabois-Dubois, riches négociants de l’île de France.

— Le capitaine est-il visible ? demanda-t-il au premier nègre qu’il rencontra, et sur la réponse affirmative de l’esclave, Monteaudevert monta rapidement l’escalier, et s’arrêta au premier étage.

Des éclats de rire, des paroles fortement accentuées et le bruit d’une discussion animée quoique amicale, se faisaient entendre derrière une porte à laquelle mon conducteur frappa.

— Entrez ! répondit une voix sonore.

Le Malouin poussa la porte, me prit par le bras et me fit passer devant lui.

Je restai assez intimidé en me trouvant dans un grand salon rempli de monde ; mais je me remis bientôt en reconnaissant parmi les personnes présentes plusieurs de mes connaissances, entre autres les enseignes Roux, Fournier et Viellard, et le contremaître Gilbert, qui tous avaient navigué avec moi sur la Preneuse.

— Ah ! te voilà, mon brave Ripeau ! s’écria un jeune homme de vingt-quatre à vingt-cinq ans, qui s’avança avec empressement vers le capitaine corsaire, et lui serra cordialement la main, fais ton grog à ta guise, allume ce cigare et causons.

— Merci, Robert, répondit Monteaudevert, tout à l’heure je boirai, je fumerai et je causerai tant que tu voudras ; mais auparavant laisse-moi te présenter le jeune homme dont je t’ai déjà parlé, le favori de l’Hermite. C’est jeune, solide, plein de bonne volonté, instruit, et ça n’a pas encore eu de chance !… Il n’a pas l’air bien gai, mais ne fais pas attention, il n’y a pas encore deux mois que Garneray voyait couler l’Amphitrite et se noyer notre pauvre ami Maleroux : ça lui a passé du noir dans la tête…

— Bah ! à quoi ça avance-t-il de se miner le tempérament ! s’écria le jeune homme en me tendant la main. Tope-là, mon ami, et ne te fais plus de bile !… Quand on a rempli son devoir, on doit savoir se ficher du guignon !… Tu me plais… parole… Reste à dîner avec moi, je t’égayerai à mort, et demain, après cette biture, tu chanteras comme un rossignol… Va-t’en préparer ton grog, je veux trinquer avec toi à ta chance future.

Le jeune homme après m’avoir parlé ainsi se dirigea vers un nouvel arrivant, tandis que je me rendais au buffet pour arranger mon grog.

Du reste, je dois avouer que j’étais surpris au possible. Quel pouvait être, me demandai-je, ce jeune homme si simplement mis, dont l’air est si fier, si hardi, le regard si hautain et si perçant, qui me promet sa protection, et commence, sans m’avoir jamais vu, par me tutoyer comme si nous étions des amis depuis dix ans ? Quant à Monteaudevert, loin de répondre à mes questions, il semblait prendre un malin plaisir à jouir de mon embarras. Ne pouvant obtenir aucun éclaircissement du capitaine de corsaire, je reportai toute mon attention sur l’inconnu, qui m’intriguait tellement que, profitant de ce qu’il était occupé à causer, je me mis à l’examiner avec une vive attention.

Ce jeune homme pouvait avoir, je l’ai déjà dit, de vingt-quatre à vingt-cinq ans. Quoique d’une taille élevée, environ cinq pieds six pouces, il était replet et de forte corpulence. Cependant on devinait sans peine à la charpente vigoureuse de son corps qu’il devait posséder une force et une agilité musculaires vraiment extraordinaires. Ses yeux, un peu fauves, petits et brillants, se fixaient sur vous comme s’il eût voulu lire au plus profond de votre cœur. Son visage, couvert de taches de rousseur, était un peu bronzé par le soleil ; il avait le nez légèrement court et aplati, et ses lèvres minces et pincées s’agitaient sans cesse. Au total, il semblait bon vivant, un joyeux convive, un joyeux marin, et il éveilla toute ma sympathie. Seulement, le tutoiement dont il s’était servi vis-à-vis de moi ne me plaisait que médiocrement, et je me promis de lui faire sentir cette inconvenance.

Je venais d’achever de préparer mon grog lorsqu’il revint nous trouver :

— Eh bien, Garneray, me dit-il, sommes-nous plus gai à présent ? Allons, trinquons. Ta jeunesse et ton mauvais guignon, mon enfant, m’ont tout à fait disposé en ta faveur !… Sans compter, m’a-t-on dit, que l’Hermite t’estimait, et l’Hermite est un gaillard qui se connaît en individus… À ta santé… merci.

L’inconnu avala alors d’un seul trait son grog brûlant, et reprit :

— Voilà qui est convenu, Garneray, à partir d’aujourd’hui tu m’appartiens… Tu viendras prendre mes ordres et gazouiller un peu avec moi tous les matins. Je t’attache à ma personne en qualité d’aide de camp.

— Je te remercie beaucoup, lui répondis-je ; mais je voudrais bien savoir d’abord quel est ton nom ?

— Mon nom ! s’écria l’inconnu en éclatant de rire. Ah ! tu ne sais pas mon nom.

Puis, se retournant alors vers le capitaine Ripeau de Monteaudevert, qui faisait des efforts inouïs pour garder son sérieux :

— Satané farceur, lui dit-il en se tenant les côtes, c’est comme cela que tu blagues tes protégés… Après tout elle est bonne, la charge… Sacré farceur, va…

L’inconnu s’abandonna encore quelques secondes à sa gaieté, puis reprenant un air sérieux :

— Garneray, me dit-il simplement et sans paraître attacher la moindre importance à sa réponse, je suis capitaine de corsaire et me nomme Robert Surcouf.

Ce nom, auquel je ne m’attendais pas, produisit sur moi une impression profonde et me fit battre le cœur ! Quoi ! ce gros et grand garçon, si jeune, si rond, si jovial, n’était autre que le célèbre corsaire, l’honneur de la France et l’effroi des Anglais, dont j’avais déjà si souvent entendu parler par les meilleurs marins avec une admiration et un respect profonds ! J’étais presque tenté de me croire encore le jouet d’une mystification.

— Eh bien, me dit Monteaudevert lorsque nous sortîmes ensemble, êtes-vous content ? Vous voilà attaché en qualité d’aide de camp au seul homme qui puisse et sache dominer la chance et commander au hasard ! Que le diable m’emporte si une seule croisière avec lui ne vous dédommage pas amplement de vos ennuis passés… Mais voulez-vous venir à présent avec moi à la Pointe-aux-Forges, où l’on s’occupe à réespalmer la Confiance, c’est le nom du navire que commande Surcouf… cette vue vous fera plaisir, car je ne connais rien qui approche, pour la perfection des formes, de ce navire, que l’on a surnommé l’Apollon de l’Océan.

On conçoit que cette proposition me plaisait trop pour que je ne m’empressasse pas de l’accepter ; nous prîmes un bateau, et nous nous dirigeâmes vers la Pointe-aux-Forges ! Il faudrait avoir été marin pour comprendre l’émotion, ou, pour être exact, l’enthousiasme que me causa la vue de cette admirable construction. La Confiance était un navire dit à coffre, du plus fin modèle qui ait jamais paré les chantiers de Bordeaux ; on devinait au premier coup d’œil quelle devait être la supériorité de sa marche : elle portait dix-huit canons.

Je ne sais si l’intention de l’excellent Monteaudevert avait été, en me conduisant à la Pointe-aux-Forges, de faire une diversion à la tristesse qui m’accablait : en tout cas, la vue de la Confiance opéra un grand changement dans la situation de mon esprit.