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Voyages, aventures et combats/Tome 1 - Chapitre 11

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Alphonse Lebègue, Imprimeur-éditeur (Tomes 1 & 2p. 97-108).

XI

L’émotion éprouvée par l’Hermite ne fut pas de longue durée ; il possédait une âme trop fortement trempée pour ne savoir pas se vaincre lui-même :

— Dalbarade, dit-il d’une voix ferme et tranquille.

Cet officier s’empressa de se rendre à cet appel, et l’Hermite se penchant à son oreille allait lui parler, quand un boulet de canon coupa notre embossure, qui tomba dans la mer avec bruit.

— Voici qui complète notre position, murmura l’Hermite d’un ton dégagé et comme si cet événement lui était tout à fait indifférent.

Cependant la frégate, privée par ce malheur de la dernière ressource qui la maintenait dans une position tenable, céda aussitôt à l’impulsion de la marée et dérivant, entraînée par le courant, elle vint présenter, à petite portée, son flanc déjà si déchiré à l’artillerie du fort anglais.

Ce funeste contretemps n’amena pas un pli sur le front de l’Hermite, mais je compris qu’il devait lui déchirer le cœur.

— Il est hors de doute, dit-il en s’adressant à ses officiers d’une voix calme et qui ne décelait aucune émotion, que la chance se déclare en faveur des Anglais. La marée commence à perdre, et il ne nous reste plus qu’à partir au plus vite. Stimulez les gabiers, messieurs, les moments sont précieux.

Pendant que les officiers s’éloignent pour faire exécuter cet ordre, le capitaine retient près de lui le lieutenant en pied et l’enseigne Graffin.

— Messieurs, leur dit-il vivement et en leur présentant la main, montez sur ce coffre d’armes et regardez si vous n’apercevez rien d’extraordinaire dans la ligne du vent…

— Capitaine, reprend bientôt le lieutenant Dalbarade en retirant sa longue-vue de devant ses yeux, je crois voir, à travers les éclaircies de fumée, un gros point noir qui s’avance vers nous… Un navire sans doute…

— Et vous, Graffin ? reprit l’Hermite.

— Moi, capitaine, dit l’enseigne en sautant légèrement sur le capot de l’escalier, j’ai tout bonnement aperçu un brûlot que des chaloupes anglaises remorquent vers nous… Rien de plus…

— Un brûlot ! répéta Dalbarade en pâlissant à son tour.

— Oui, monsieur, un brûlot, dit l’Hermite à voix basse… . Graffin ne s’est pas trompé… À présent, que personne ne se doute du terrible danger qui nous menace… Car, vous le savez, messieurs, la vue d’un brûlot suffit pour démoraliser et abattre l’équipage le plus brave… Cette épouvantable et lâche invention est la terreur du matelot… Comprenez-vous combien il est temps pour nous de partir ?

L’Hermite se retournant alors m’aperçut près de lui :

— Monsieur Garneray, me dit-il en appuyant avec une certaine affectation sur le mot de monsieur, je compte également sur votre discrétion…

Je m’inclinai profondément, mais, hélas ! cette recommandation de l’Hermite était superflue ; presque au même moment la voix émue d’un gabier annonçait l’apparition du vaisseau incendiaire, et jetait à bord de la frégate l’épouvante et le découragement.

— Ce n’est rien, enfants, s’écrie l’Hermite d’un ton d’indifférence admirablement joué et en s’élançant parmi l’équipage, c’est tout bonnement un de nos ennemis qui a pris feu et qu’on remorque au large.

Cet indispensable mensonge du capitaine ramena un peu de confiance sur la frégate, et permit pendant un moment de pousser avec vigueur les travaux nécessaires à notre fuite ; mais bientôt, hélas ! le doute ne fut plus possible. Le brûlot avançait à vue d’œil, et on distinguait, à travers la fumée produite par nos canons, qui tiraient toujours avec la même énergie, la flamme qui déjà s’élançait rouge et ardente à travers les écoutilles du navire incendiaire.

Un quart d’heure lui suffisait pour nous accrocher. L’Hermite, renonçant alors à tromper plus longtemps l’équipage, prit cette voix de commandement qui retentissait claire, calme et vibrante à travers le bruit du canon, et à laquelle il était difficile de ne pas obéir :

— Range aux drisses des huniers et aux écoutes ! dit-il. Allons donc, gabiers, dormez-vous, ou avez-vous peur ?

Hélas ! ces pauvres gabiers, suffoqués à leurs postes, avaient mille peines à communiquer entre eux. Pourtant le chef de la hune de misaine annonça bientôt que tout était prêt de ce côté.

— Eh bien ! gabiers de la grande hune, reprend l’Hermite en les hélant avec une impatience qu’il n’est pas maître de cacher, on n’attend plus que vous…

— Tout de suite, capitaine ! répondent les malheureux à moitié asphyxiés.

— Au fait, rien ne presse ! dit l’Hermite qui, sachant que tous les yeux de l’équipage sont tournés vers lui, se met à se promener tranquillement, les mains derrière le dos, de long en large sur le pont. La direction donnée à ce brûlot est mauvaise… Il passera, cela est évident, assez loin de notre bord pour ne pas nous accrocher…

Notre capitaine pouvait certes commander l’appareillage quel que fût l’état du gréement ; mais cette fuite honteuse qui dévoilait notre détresse à l’ennemi froissait péniblement le noble amour-propre de l’Hermite.

Enfin le brûlot est presque bord à bord avec la frégate ; l’hésitation n’est plus possible, elle deviendrait un crime.

— Hors le petit foc ! s’écrie enfin l’Hermite d’une voix que la colère fait trembler, coupe le câble, borde et hisse les huniers !

Aussitôt la frégate, dégagée de ses liens et obéissant à l’impulsion du vent, à l’action de la marée et à ses voiles en lambeaux, précipitée subitement du haut des vergues, glisse et s’échappe sur la pleine mer.

À peine quelques minutes s’étaient-elles écoulées depuis l’appareillage, qu’une détonation épouvantable, sans nom, fit trembler la Preneuse et éclaira d’une immense et éblouissante gerbe de flammes la scène de carnage que nous venions de quitter à temps.

Peu après, d’épaisses ténèbres remplacèrent cette éclatante catastrophe, et nous enveloppèrent de leurs ombres. Nous nous hâtâmes de forcer les voiles, afin que l’ennemi, au jour naissant qui allait bientôt paraître, ne pût jouir de la vue des graves avaries que nous avions éprouvées. Quoique l’équipage fût accablé de fatigue, il n’en resta pas moins debout jusqu’au lendemain matin, occupé à enverguer de nouvelles voiles, jumeler les bas mâts et les vergues, étancher les nombreuses voies d’eau de la carène et à raccommoder les embarcations ; ce travail, rendu extrêmement dangereux par les poulies et les débris de la mâture, par les cordages rompus qui cédaient à chaque instant sous les efforts des haleurs et blessaient beaucoup de monde, n’en fut pas moins terminé tout d’un trait.

Nous espérions qu’au moins une belle journée et un vent favorable nous récompenseraient de nos pertes et de nos fatigues, en nous permettant de prendre notre revanche ; mais il était dit que rien ne nous réussirait dans cette fatale croisière. La brise, ce qui était contre toutes les probabilités, au lieu de s’éteindre par degré dans le calme, passa tout à coup et violemment de l’O. au S.

À peine le jour paraissait-il à l’horizon, qu’une énorme masse de nuages de couleur ardoisée, frangée de pourpre et paraissant solide comme une chaîne de montagnes rocheuses, s’interposant entre le soleil et nous, nous rendit presque les ténèbres de la nuit. Bientôt la mer, devenue furieuse, éleva en bouillonnant ses montagnes mobiles couvertes d’écume, et la tempête commença.

J’ai bien souvent assisté aux catastrophes et aux révolutions de la nature, mais jamais je n’ai vu un ouragan plus violent que celui-là. Un moment la frégate fut engagée ; nous nous crûmes perdus.

Heureusement qu’au milieu de cette épouvantable position, la voix calme et grave de l’Hermite s’éleva, dominant le bruit des flots, et nous rappela tous au sentiment du devoir.

— Du courage et du silence, mes enfants, nous dit-il, la barre du gouvernail ayant été mise de bonne heure au vent, rien n’est encore désespéré !

En effet la frégate, après avoir été plusieurs fois alternativement lancée du haut du sommet des vagues jusque dans les dernières profondeurs de leurs abîmes, reprit enfin son équilibre et recouvra son sillage. Nous avions tous été aussi près que possible de notre dernière heure. Toutefois rien ne nous assurait que cette catastrophe affreuse à laquelle nous venions d’échapper comme par miracle ne se renouvellerait pas, et toutes les poitrines étaient oppressées.

Dans l’impossibilité où se trouvait la frégate, enveloppée dans une pareille tempête, de continuer à prêter le côté au vent, l’Hermite dut se résigner, notre salut commun exigeait impérieusement ce sacrifice, à orienter vent en arrière, et à abandonner à tout jamais, en fuyant devant le vent, ces funestes parages, et l’espoir de la revanche que nous espérions reprendre dans la baie de Lagoa.

Toutefois, ce changement d’allure laisse le danger exister en entier pour nous ; d’un instant à l’autre la Preneuse peut se trouver encore engagée, et il n’est, certes, pas probable qu’un second miracle nous sauverait.

L’Hermite, réfléchi et pensif, étudie, avec cette expérience profonde qu’il possède au dernier point, les allures et les mystères de la tempête ; enfin, il semble s’arrêter à un parti. Tous les regards sont tournés vers lui ; et si dans ces regards se lit l’anxiété que nous cause notre position à peu près désespérée, on y voit aussi briller la confiance inébranlable qu’il nous inspire. Les plus minutieuses précautions sont prises ; déjà les charpentiers, les haches à la main, n’attendent plus qu’un seul mot pour couper le mât d’artimon et même le grand mât ; un silence solennel et profond, troublé seulement par les fureurs de la nature, règne sur toute la frégate.

L’Hermite enjambe quelques enfléchures des haubans d’artimon, et, les yeux fixés comme ceux d’un aigle vers le foyer de l’ouragan, qu’il interroge, il s’isole, par la force de sa pensée, de toute préoccupation qui pourrait troubler sa méditation.

Tout à coup ses traits resplendissent d’inspiration, et pendant un de ces intervalles où la tempête s’arrête, comme pour mieux prendre ensuite son élan, la voix de notre intrépide capitaine retentit claire et vibrante d’un bout à l’autre de la frégate.

— Hale bas le foc d’artimon, la pouillouse, amure misaine et laisse arriver ! Un silence de mort accueillit l’ordre de cette périlleuse manœuvre. Cette fois est la première, depuis qu’il commande, que l’Hermite voit hésiter son équipage ; un nuage passe sur son front. Mais bientôt les hommes, comme s’ils étaient honteux d’avoir pu mettre un seul moment en doute la supériorité de leur capitaine, rachètent cette seconde de faiblesse par une obéissance pleine d’enthousiasme : la manœuvre est exécutée en un clin d’œil.

Aussitôt la frégate cesse d’hésiter : vaincue d’abord par la puissance de ses voiles et de son gouvernail, bouleversée ensuite circulairement à travers l’abîme, elle parvient enfin à se redresser, à reprendre le vent en poupe, et prévient ainsi, par la rapidité de sa marche, la fureur des éléments déchaînés contre elle.

Après cette évolution, le vaisseau n’ayant plus qu’à fuir vent arrière au gré de l’ouragan, chacun put s’orienter sur le tillac, à sa guise, pour prendre un moment de repos.

— Comment gouverne le navire ? demanda, après quelques minutes, le capitaine l’Hermite au lieutenant Fabre.

— Bien mal, commandant ! Nous ne pouvons parvenir, malgré nos efforts, à conserver la frégate vent arrière ; il est à craindre qu’elle ne passe par-dessus la barre.

— C’est là justement ce que je craignais… Que voulez-vous ? La faute en est à la Preneuse qui ne marche pas. Cependant on ne peut établir plus de voiles sur l’avant sans compromettre la sûreté du mât de misaine. Voyons, essayons de parer à cet inconvénient en filant un câble à l’eau sur l’arrière.

On se mit aussitôt à l’œuvre, et l’expédient réussit, en effet, au mieux.

Une fois cette installation exécutée et le navire hors de danger, l’Hermite, n’étant plus excité par l’émotion de la lutte, fut s’asseoir près de la poupe, afin de pouvoir, probablement, s’abandonner sans contrainte à l’amertume de ses pensées.

À chaque coup de mer qui ensevelissait la frégate sous une masse d’écume, je le voyais tressaillir de douleur. À plusieurs reprises, je l’entendis même répéter à haute voix : « Il n’y a pourtant pas de ma faute ; j’ai fait ce que j’ai pu… Mais cinquante hommes hors de combat !… le navire abîmé… N’importe, j’ai rempli mon devoir… »

De leur côté les officiers, réunis à une certaine distance de lui, n’osaient interrompre ses sombres réflexions, et détournaient leurs regards du sien quand il se dirigeait vers eux. Il y avait, pourquoi ne pas l’avouer, presque un reproche tacite dans leur contenance. Après tout, ils avaient tant souffert qu’un peu d’injustice leur était presque permis.

Cette muette et pénible scène de pantomime durait depuis près d’une demi-heure, lorsque l’enseigne Graffin s’en fut droit au capitaine, et, le saluant profondément, s’arrêta immobile devant lui.

— Que voulez-vous, monsieur Graffin ? lui dit l’Hermite.

— Rien, capitaine ; je croyais que vous m’aviez fait l’honneur de m’appeler par un signe de tête, voilà tout… Il paraît que je me suis trompé… eh bien, tant pis !…

- Pourquoi cela, tant pis ! Graffin ?

— Parce que, capitaine, si vous m’aviez appelé j’aurais probablement pu trouver le moyen de vous exprimer, imparfaitement sans doute, mais au moins avec l’accent du cœur, l’admiration que nous ressentons tous, nous autres officiers, pour votre admirable conduite… et le juste orgueil que nous éprouvons de servir sous un chef tel que vous…

— Mais, Graffin, répondit l’Hermite en accompagnant ses paroles d’un signe de tête plein de doute et de mélancolie tout à la fois, vous n’aviez pas besoin de mon appel pour venir me dire ces bonnes paroles…

— Pardon, capitaine, vous oubliez que le devoir ne me permettait pas de vous adresser le premier la parole… Oh ! sans cela… tenez, capitaine, voilà une demi-heure que je combats contre mon cœur en faveur de la discipline… Eh bien ! puisque vous êtes si bon pour moi, je me risque, et je vous avouerai tout… La discipline a été complètement vaincue, et je sais bien que vous ne m’avez pas appelé… Si j’ai saisi ce prétexte… c’est que je n’en pouvais plus…

L’Hermite, attendri par l’émotion qui faisait trembler la voix du noble jeune homme, lui prit la main et la lui serra longtemps sans prononcer une parole. Son grade l’empêchait d’exprimer les sentiments qui l’agitaient, et il devait se contenter de les laisser deviner.

— Venez avec moi, Graffin, lui dit-il après quelques secondes de réflexion ; pour l’honneur de l’uniforme français, français, je veux et je dois croire aux sentiments que vous prètez à ces messieurs.

L’Hermite alors, se dirigeant résolûment vers l’endroit où se tenaient les officiers, les aborda franchement en leur tendant la main, que ces derniers saisirent avec autant d’empressement que de respect.

— Mes amis, leur dit-il, je conçois et je partage votre tristesse… Croyez que je ferai tout ce qui sera en mon pouvoir pour vous la faire oublier. D’abord, je dois vous remercier tous de l’énergique et vaillante coopération que vous m’avez prêtée pendant le combat et pendant la tempête. Vous avez été ce que vous deviez être… dignes de l’uniforme que vous avez l’honneur de porter. Quant à vos rêves perdus, évanouis, ne désespérez pas encore… les richesses, qu’une fatalité persévérante et inexorable nous a contraints d’abandonner dans la baie de Lagoa, peuvent se retrouver ailleurs. Mon intention est d’aller maintenant croiser sur le banc des Aiguilles, cette route obligée des navigateurs de l’Inde… Une bonne rencontre vous suffira, peut-être, pour vous dédommager complètement du revers que nous avons subi… Cela est plus que probable… Vous rattraperez ces parts de prise dont la perte vous afflige, et vous serez consolés… Mais moi, messieurs, qui me consolera jamais d’avoir fait mettre, sans utilité, cinquante hommes hors de combat ?

Pendant trois jours et trois nuits, la tempête continua à sévir avec la même violence ; enfin, ce temps écoulé, elle diminua d’intensité, et nous permit de goûter un peu de ce repos dont nous étions privés depuis si longtemps et dont nous avions tant besoin.

Nous nous trouvions vers les cinq heures du soir (au moment où l’on allait servir la soupe à l’équipage) à la cape, et sous la menace d’un redoublement de mauvais temps, car nous avions alors atteint les dangereux parages du banc des Aiguilles, lorsque l’aspirant chargé du coup d’œil du soir envoya un gabier de misaine, ne pouvant faire entendre lui-même sa voix à cause du rugissement de la tempête, prévenir l’officier de quart qu’il voyait un navire, au vent à nous, par le bossoir de tribord. Aussitôt des matelots sont échelonnés sur la mâture pour transmettre, télégraphe vivant, les paroles qui vont s’échanger.

— Comment court-il ? demanda l’Hermite, que l’on a été prévenir.

— Il gouverne bâbord amure pour nous accoster au vent en dépendant ! répond l’enseigne Graffin, qui s’était empressé, à la nouvelle de l’approche d’un navire, de monter sur les barres du petit perroquet.

— Gouvernons-nous bien à sa rencontre ?

— Un peu sous le vent, commandant.

— Est-il loin ?

— Non, commandant, on voit son bois lorsqu’il s’élève sur la lame.

— Quelle est sa voilure ?

— Il est sous ses huniers et sa misaine.

— Paraît-il gros ?

— Tellement gros, que ce doit être un vaisseau de guerre ! répond l’enseigne d’une voix joyeuse et tellement accentuée qu’elle domine le bruit de la tempête.