Voyages, aventures et combats/Tome 1 - Chapitre 13

La bibliothèque libre.
Alphonse Lebègue, Imprimeur-éditeur (Tomes 1 & 2p. 119-130).

XIII

Son premier regard fut pour le vaisseau ennemi : en le voyant si près de la frégate, un sourire joyeux s’épanouit sur son visage : peut-être voulait-il inspirer de la confiance à l’équipage, peut-être aussi, et cette supposition est tout à fait en rapport avec son caractère, éprouvait-il une joie sincère en pensant qu’il lui allait être enfin permis tout en obéissant à ses instructions, de couvrir notre fuite prolongée d’un peu de gloire. Il fit appeler ses officiers sur la dunette et leur communiqua son intention de passer avec eux une revue de l’équipage. Ce projet fut aussitôt mis à exécution.

Les vides qu’il remarqua dans plusieurs postes importants l’attristèrent d’abord en lui rappelant nos désastres de la baie de Lagoa. L’Hermite était peut-être le capitaine qui exposait le plus impitoyablement ses hommes pendant le combat, mais l’action terminée, son devoir accompli, il ressentait l’affliction profonde d’un bon père de famille frappé dans ses enfants.

Pendant l’inspection, il expliqua minutieusement aux canonniers la manière dont il voulait que l’artillerie fût servie ; puis trouvant dans son cœur et dans la connaissance qu’il possédait de son équipage de ces à-propos qui, dans la bouche d’un chef, enflamment ou soutiennent les esprits, il ne remonta sur le pont qu’après avoir fait passer dans l’âme de tous l’enthousiasme dont il était lui-même animé.

Cette revue – imposante et paternelle tout à la fois –, terminée, trois hourras simultanés et éclatants retentirent sur le pont en l’honneur de l’Hermite.

— À présent, messieurs, reprit-il en s’adressant à ses officiers, veuillez écouter, je vous prie, avec la plus grande attention, le plan de combat que je veux mettre à exécution. Jusqu’à présent, la manière de combattre, toujours uniforme, toujours la même, consiste à commencer par une volée et à finir par un coup de canon : je ne prétends pas en discuter le mérite. Seulement, dans la position difficile mon Dieu ! presque désespérée dans laquelle nous nous trouvons, nous devons sortir des règles ordinaires de la guerre : une tactique nouvelle peut seule nous sauver ! Je vais mettre en pratique une théorie que je médite depuis longtemps. Écoutez-moi bien. D’abord, je compte faire tout mon possible pour enlever ce vaisseau à l’abordage… Nous serons à peine un homme contre deux, j’en conviens… Mais n’oubliez pas, messieurs, que nous sommes des Français !… Dans tous les cas, afin de donner le change à l’anglais et d’effrayer son monde, on dirigera la première volée, chargée à trois boulets ronds, entre les deux batteries, au pied de son grand mât ; les autres volées, à deux boulets, seront pointées dans la même direction, mais à fleur d’eau, de manière à pouvoir couler et démâter à la fois, mais surtout couler… À cet effet, j’approcherai du vaisseau autant que possible… je ne veux pas perdre un coup, et il faut, ceci est pour nous une question de vie ou de mort, que nous parvenions à établir à sa flottaison une brèche inétanchable… Or, en supposant, au pis-aller, que nous logions un quart de nos boulets par bordée… Eh bien ! je vous garantis moi, que nous n’en tirerons pas quatre sans savoir à quoi nous en tenir sur notre destinée… À présent, mes amis, à vos postes ; transmettez ponctuellement mes instructions à l’équipage, et que les armes d’abordage soient sous les mains des combattants. Quant à vous, messieurs, attendez mes ordres avec patience, recevez-les avec confiance, et faites-les exécuter avec énergie.

Pendant que l’Hermite passait sa revue et donnait ses instructions, le vaisseau anglais s’était approché à trois quarts de portée. Notre commandant fit aussitôt jouer les quatre canons de retraite : peu après, plusieurs trous angulaires apparurent dans les voiles du 64 et prouvèrent que nos artilleurs avaient pointé avec leur justesse habituelle.

Quoique le feu durât depuis près de vingt minutes, et que le vaisseau anglais ne fût guère plus éloigné alors de nous que d’une petite demi-portée de canon, il ne daigna pas répondre à notre attaque.

— Il paraît, capitaine, dit le lieutenant Rivière en reparaissant tout à coup par l’écoutille de la batterie, que l’anglais nous ménage. Il craint d’abîmer sa prise… future. Peut-être bien attend-il qu’il soit par notre travers pour nous sommer de nous rendre.

— Nous rendre ! répéta vivement l’Hermite en se redressant de toute sa hauteur sur son banc de quart, allons donc ! il est impossible que l’anglais ait une telle opinion de nous ! Il craint tout bonnement de retarder sa marche en nous tirant en chasse… Quant à nous rendre, reprit-il après une seconde de silence, ce malheur, il est vrai, peut arriver… les hasards des combats sont si imprévus que l’homme, dans son orgueil, a tort de croire pouvoir les dominer par son génie… mais enfin si cette humiliation nous est réservée… je n’y assisterai pas… je puis vous en donner ma parole.

En ce moment, l’officier de manœuvre vint avertir le capitaine que le vaisseau laissait arriver.

— Très bien ! dit l’Hermite, il veut nous envoyer sa bordée en poupe, et il a raison… Seulement, il n’y réussira pas. Laissez arriver aussi, et ripostons à sa bordée par la nôtre.

Quand les deux navires furent presque vent arrière et que les boulets purent se croiser, un épais nuage de fumée, précédé d’une trombe de flamme et d’une effroyable détonation, les ensevelit tous les deux dans ses chaudes vapeurs.

Les boulets de l’ennemi dirigés sur la mâture de la frégate ne lui occasionnèrent que de légères avaries : quant aux nôtres, nous ne pûmes voir l’effet qu’ils produisirent.

Une fois la bordée partie, le vaisseau revint au vent et recommença à poursuivre la frégate. Nous imitâmes sa manœuvre, et la chasse continua comme auparavant, c’està-dire la Preneuse tirant en retraite et le vaisseau se rapprochant toujours d’elle, en silence, sans paraître se soucier ou même s’apercevoir des petits accidents que de temps à autre notre feu lui causait.

Deux fois, seulement, le capitaine anglais espérant probablement forcer la frégate à l’attendre, au moyen de la chute de quelques-uns de ses mâts, nous envoya deux nouvelles bordées, qui furent rendues par nous, comme les premières, sans résultat majeur. Enfin, les navires en vinrent à ne plus se trouver qu’à une demi-portée de fusil tout au plus : les servants de nos pièces apercevaient les servants ennemis à travers les sabords.

— Mon Dieu ! s’écria tout à coup l’Hermite lorsque la faible distance qui nous séparait des Anglais eut encore diminué de moitié, auriez-vous entendu mes vœux ? L’événement que j’ai tout fait pour amener se réaliserait-il ? Oh ! non, ce serait trop de bonheur, je n’ose y croire !… Messieurs, continua-t-il en appelant les officiers les plus proches de lui, venez, je vous prie.

Cinq ou six officiers, le lieutenant en pied Dalbarade et l’enseigne Graffin en tête, accoururent aussitôt.

— Messieurs, leur dit l’Hermite, ce n’est pas un conseil que je veux vous demander, car ma résolution est prise ; ce que je désire, c’est que, le cas de ma mort échéant, vous puissiez expliquer ma conduite et ne laissiez pas planer sur ma mémoire un soupçon de désobéissance ou de légèreté. Mes ordres, des ordres précis et formels, m’ordonnent de fuir continuellement devant toute force supérieure, de n’accepter le combat qu’à la dernière extrémité, vous entendez, qu’à la dernière extrémité… c’est-à-dire lorsque j’y serai contraint. Or, en ce moment, nous sommes seulement chassés, et je dois, pour me conformer à mes instructions, fuir encore… Mais fuir en ripostant timidement, sous toutes voiles, au feu de l’ennemi, c’est exposer, que dis-je, vouer la frégate à un incendie certain, inévitable… Je ne puis me courber devant cette idée… Ce serait lâcheté, ce serait folie !… Êtes-vous de mon avis ?

— Oui, capitaine, s’écria avec enthousiasme l’enseigne Graffin, ce serait lâcheté et folie !

Les autres officiers s’empressèrent d’appuyer de leur approbation l’opinion émise par l’enseigne.

— Merci, messieurs, leur dit l’Hermite, dont la noble figure resplendit de joie, merci, à présent je ne crains plus rien… arrive qui arrive, ma mémoire aura des défenseurs… Oui, plus j’y réfléchis, et plus je suis convaincu qu’au point où en sont les choses, je ne puis ni ne dois agir autrement ! Il faut savoir prendre conseil des circonstances. Les grands succès dépendent souvent des coups d’audace… Osons donc !

L’Hermite fit une légère pause ; probablement après un dernier moment de réflexion suprême :

— Bas le feu ! reprit-il de sa voix vibrante. Les canons de retraite en batterie ! Tout le monde à son poste ! et cargue les perroquets, cargue les basses voiles et hale bas le grand foc et les voiles d’étai !

Dès que le 64 s’aperçut que la Preneuse lui présentait le combat sous les huniers seulement, il s’empressa d’imiter sa manœuvre ; et offrant à nos coups, à vingt-cinq toises au plus de distance, son flanc de tribord, il nous héla d’amener nos couleurs.

— Feu partout ! fut la réponse de l’Hermite, et une ceinture de flamme s’échappa de nos sabords.

Comme l’espérait notre intrépide et habile capitaine, et il avait certes fait tout son possible pour provoquer cet événement, le vaisseau, fier de ses avantages et surpris au dépourvu par la brusque témérité de notre manœuvre, ne put, malgré toute la promptitude possible, diminuer de voiles assez à temps pour nous maintenir bord à bord ; entraîné justement par la supériorité de sa marche, il dut nous laisser de l’arrière.

À travers les masses de fumée qui roulaient entre lui et nous, nous apercevions la sommité de sa mâture, qui nous indiquait, par la vitesse de son déplacement, et la faute qu’il avait commise, et l’immense parti que nous devions en tirer.

Quant à l’Hermite, une telle métamorphose s’est opérée en lui qu’il n’est plus reconnaissable. Une auréole de gloire rayonne, pour ainsi dire, sur son front radieux et inspiré. De temps en temps, il lève au ciel ses yeux brillants d’enthousiasme et humides de reconnaissance.

— Messieurs, s’écrie-t-il avec transport, c’en est fait ! L’ennemi n’était pas préparé comme nous à diminuer de voiles !… Maintenant, il a beau masquer les siennes… il est trop tard… Voyez, il nous dépasse !… Il est tombé dans le piège que je lui tendais… Aucune puissance humaine ne pourrait m’empêcher maintenant de lui passer en poupe ou de l’aborder… La barre dessous, timonier ! s’écria-t-il alors d’une voix tremblante de joie, en haut tout le monde ! à l’abordage ! Hissez les grappins ! …

Et la frégate, venant du lof, met le cap sur le travers de son ennemi ; le feu de la mousqueterie commence.

— Commandant, s’écrie Dalbarade, il va encore trop de l’avant. Nous ne pourrons pas l’aborder.

— Peut-être, dit l’Hermite. Après tout, j’aime autant lui passer en poupe.

Enfin les deux navires se croisent et sont prêts à se heurter : la mer resserrée entre leurs flancs rejaillit sur les combattants placés sur le pont ; mais ses humides et fraîches caresses ne tempèrent en rien la fureur de ces hommes que le feu du carnage anime. La poulaine de la frégate semble s’abaisser humblement devant la poupe orgueilleuse du vaisseau qui la domine. Du haut de ce retranchement, les Anglais stimulés par le danger, car ils commencent à comprendre à qui ils ont affaire, excités surtout par la haine nationale, encouragés par la voix de leurs chefs, tuent, en poussant des cris de défi et de joie, nos gens placés à découvert sur les gaillards.

Des deux côtés, les matelots, armés jusqu’aux dents, répartis dans le gréement, accrochés à toutes les saillies des navires, attendent, l’œil flamboyant, l’injure à la bouche, les joues pourpres de rage, le moment de l’abordage. Nos hommes maudissent, en accompagnant leurs regrets, pour les adoucir un peu, de coups de fusil et d’espingole, la distance qui les sépare encore de l’anglais.

Hélas ! la Preneuse, trahie de nouveau par sa marche, au lieu d’atteindre avec sa poulaine l’embelle de son ennemi pour l’aborder favorablement, touche seulement son couronnement du bout de son beaupré. Dès lors plus d’espoir d’en venir à l’arme blanche. Nos gréements retentissent des imprécations poussées par nos matelots, dont cette vaine tentative a comblé la fureur.

Le Jupiter (c’est alors seulement que l’on découvre le nom du vaisseau anglais, écrit sur son arrière), le Jupiter nous dépasse de l’avant !

— Envoyez-lui la volée en poupe maintenant, pointez sur son gouvernail, et ne tirez qu’à coup sûr… entendez-vous… qu’à coup sûr… enfants ! hèle l’Hermite aux canonniers à travers les cris des deux équipages.

L’abordage n’a pas lieu, et cependant au bruit des tambours et des fanfares, aux rugissements de nos matelots cloués vifs sur le pont par les grandes piques des Anglais, on croirait les deux navires aux prises. La rage atteint chez nous son apogée.

Non seulement la fusillade continue, ardente et serrée, à bout portant ; mais il y a des matelots qui, ne trouvant pas de quoi satisfaire leur haine en appuyant le doigt sur la gâchette de leur arme, jettent leurs mousquets sur le pont, et, se saisissant de tous les objets les plus meurtriers qui leur tombent sous la main, les lancent sur l’ennemi, en les accompagnant d’imprécations inconnues jusqu’à ce jour. Tout à coup un horrible craquement vient dominer le tumulte de la bataille et calmer un peu les esprits : c’est notre boute-hors de clin foc qui se rompt contre la dunette du Jupiter et qui tombe à la mer avec sa voile !

Malgré cette avarie la Preneuse, continuant sa course avec précision, lâche d’enfilade et à bout portant sa volée dans l’arrière du vaisseau. L’effet de cette volée est immense ; elle massacre les équipages des deux batteries du Jupiter, le désempare de son gouvernail et de ses voiles, mutile et disperse les magnifiques sculptures de sa superbe poupe, et fait voler en éclats ses yoles élégantes. Son accastillage tombe en morceaux, et bientôt la poupe du vaisseau offre à l’œil l’entrée d’un gouffre obstrué par des débris.

— Chargez maintenant à deux boulets ronds, reprend aussitôt l’Hermite d’une voix impassible.

La Preneuse ayant envoyé vent devant, nous l’avons déjà dit, pour aborder le Jupiter, et par conséquent ayant aussi masqué en passant sur son arrière, abat alors sur bâbord, laisse arriver ensuite, et profitant de l’état d’immobilité dans lequel notre terrible canonnade a réduit le Jupiter en le désemparant de ses huniers, lui lâche une seconde volée en poupe qui réussit presque aussi bien que la première.

Les avaries du vaisseau anglais, quoique considérables, sont bientôt réparées. La Preneuse, maîtrisée par l’infériorité de son sillage, qui l’empêche de bien manœuvrer, doit renoncer à l’espoir d’envoyer à l’ennemi d’autres volées d’enfilade. Elle vient donc lui présenter bravement son flanc de bâbord.

Les Anglais, exaspérés par leurs désastres, et nos matelots enflammés d’enthousiasme, ne sont plus des hommes. Le feu recommence avec une violence effrénée. Les bordées éclatent avec la vivacité d’une fusillade… On ne voit plus rien… on n’entend plus !… Partout de la fumée et de la flamme. L’ivresse est revenue !… Bientôt les batteries sont inondées de sang ! Les cadavres des gabiers, frappés de mort à leur poste de combat, tombent avec un son mat et lourd sur le tillac : personne n’y fait attention. Quelques matelots blessés, épuisés de fatigue, sont cramponnés aux cordages et implorent des secours. Vaines prières ! Est-ce qu’on a le temps de s’occuper d’eux ? On se bat, et les pauvres diables, ouvrant enfin leurs mains crispées par un dernier effort, tombent et disparaissent au fond de la mer ! Nos voiles se déchirent ; nos vergues, nos mâts volent en éclats : qu’importe ! on se bat !

L’Hermite, le seul homme probablement à bord de la frégate qui n’ait rien perdu de son sang-froid, est toujours droit et immobile sur son banc de quart. Il me semble, en passant près de lui, que je vois le dieu des batailles. De temps en temps sa voix nette et vibrante se mêle au bruit du canon et redouble encore l’ardeur de l’équipage.

— Hardi, courage, mes enfants, s’écrie-t-il, la victoire est à nous ! Canonniers, deux boulets ronds à chaque coup, mais rien que deux boulets !…

Cette voix, je le répète, soutient les forces de nos hommes ; notre feu, loin de se ralentir, augmente plutôt, si cela est possible, de vivacité : celui de l’anglais, surtout dans sa batterie basse, faiblit. Après tout, il faut être juste ! nos volées en poupe lui ont fait tant de mal ! notre pointage actuel, concentré en un seul point, est si terrible !

Par la dérive du 64, qui nous masquait le vent, les deux navires se trouvaient alors très rapprochés. Le Jupiter, parvenu à réparer quelques-unes de ses avaries majeures, commençait à mieux gouverner, tandis que la Preneuse, placée sous le vent à lui, et désemparée de ses voiles, ne pouvait, malgré le désir et la volonté de l’Hermite, tenter d’en finir à l’arme blanche.

Toutefois, nos marins se consolent de ce malheur en se répétant qu’ils creusent le tombeau de leurs ennemis.

Le capitaine, impatient, malgré son sang-froid, cherche sans cesse à distinguer, à travers les bouillonnements des lames et les tourbillons de fumée, ce qu’il nomme notre brèche de sauvetage.

Le mot, répété par cent bouches, fait fureur et obtient un succès prodigieux dans la batterie : il fait redoubler les pointeurs de soins et d’adresse, et maintient leur justesse de tir.

— Commandant, s’écrie M. Fabre empoignant un cordage et sautant du bastingage sur le banc de quart, nous tenons l’anglais. Sa flottaison est entamée. Regardez, je vous en prie, au pied de son grand mât, en arrière de son échelle !

— C’est vrai, monsieur, vous avez raison, répond l’Hermite en serrant la main de son lieutenant avec transport.

Puis, d’une voix émue, cette fois, par la joie :

— Courage, enfants, bravo ! Visez toujours au même endroit !