Voyages, aventures et combats/Tome 1 - Chapitre 6
VI
J’étais indécis si je devais, oui ou non, me conformer au désir de mon matelot, mais en le voyant retirer une paire de pistolets de sa poche et se mettre à l’abri dans un angle, afin de ne pas être surpris par derrière, je compris qu’en effet il pouvait attendre qu’un renfort lui arrivât, et mes irrésolutions cessèrent.
Je m’éloignais donc en toute hâte, lorsque la plèbe qui envahissait la cour voulut s’opposer à mon passage : à ma vue, cent couteaux avaient lui au soleil. Songeant à la position critique de mon matelot, j’allais prendre mon élan et essayer de traverser la haie de sacripants qui me barrait la porte de sortie, lorsqu’une heureuse inspiration me sauva.
— Au secours, mes amis ! m’écriai-je d’un air effrayé, le feu est au couvent, je vais chercher les pompes…
À cette nouvelle, que personne ne put mettre en doute, car tout le monde ignorait ce qui se passait, ce fut une confusion et un pêle-mêle général et complet. J’en profitai pour m’éloigner au plus vite.
Je courais comme un fou dans la rue, portant partout mes regards effarés et anxieux pour voir si je n’apercevais pas quelques camarades, lorsque je me trouvai face à face avec un enseigne de la Brûle-Gueule, que je manquai de renverser en le heurtant.
— Ah ! monsieur Olivier, m’écriai-je en le reconnaissant, et sans songer à m’excuser de ma brutalité, tant j’étais ému par la pensée du danger auquel était exposé mon matelot. Kernau est dans le couvent des Franciscains, où les moines le retiennent de force et veulent le faire assassiner par la populace… Sauvez-le !…
L’enseigne Olivier, jeune officier de tête et de cœur, comprit à mon émotion que je disais vrai, que je n’exagérais pas ; aussi, sans perdre à m’interroger un temps précieux :
— Allez vite prévenir le maître d’équipage Fiéret, que je viens d’apercevoir, en passant, dans ce café-ci, me dit-il en me désignant du doigt une espèce de vinoteria voisine ; puis, plus loin, au bout de la rue, toujours de ce même côté, vous trouverez une vingtaine de nos hommes attablés dans un cabaret… Moi, je me rends au couvent des Franciscains…
Cinq minutes plus tard j’étais de retour avec les vingt camarades, qui, en apprenant la position critique de Kernau, s’étaient armés à la hâte de pieds de tables et de chaises, lourds et massifs, de brocs d’étain, de couteaux, enfin de tout ce qui leur était tombé sous la main.
Notre troupe, lancée au pas de course, arriva devant la porte du couvent avec l’impétuosité d’une avalanche en culbutant tout le monde sur son passage. Seulement, parvenue devant la demeure des Franciscains, elle fut arrêtée par une foule immense et suivie qui encombrait la rue.
Des cris furieux saluèrent notre apparition, chaque homme de la populace s’empressa de dégainer son couteau : les gamins ramassèrent des pierres.
Le combat ne tenait plus qu’à un hasard : un geste, un mot, un mouvement, et il s’engageait sur l’heure, lorsque tout à coup nous vîmes la foule s’écarter en poussant des hurlements de joie devant un détachement de dragons qui lui arrivait en aide.
L’officier qui commandait ce détachement, s’avançant à notre rencontre d’un air impertinent et martial, nous somma avec assez d’énergie et beaucoup de grossièreté de nous retirer à l’instant même, nous avertissant que, sur notre refus d’obtempérer à cet ordre, il nous ferait fusiller tous.
— Ah ! diable, est-ce que les carabines de vos hommes sont chargées, capitaine ? lui demanda notre maître d’équipage Fiéret d’une voix dont l’émotion nous étonna et souleva nos murmures.
— Certainement, répondit l’officier.
— Fameux, alors, mes amis, reprit vivement Fiéret en se retournant vers nous, emparons-nous de ces armes ; elles nous seront de la plus grande utilité.
Notre maître d’équipage n’avait pas encore achevé ces paroles que nous nous étions déjà précipités sur les dragons, qui, ne s’attendant pas à cette brusque attaque, furent désarmés en un moment. M. Fiéret, connaissant trop la hiérarchie militaire pour ignorer ce qu’il devait à son grade, s’était emparé de l’épée de l’officier.
— À présent, en avant, enfants ! s’écria-t-il.
Un simulacre de décharge que nous fimes, et quelques vigoureux coups de crosse que nous distribuâmes avec autant de générosité que d’à-propos, nous frayèrent promptement un passage jusque dans la cour du couvent. Un spectacle flatteur pour l’amour-propre de notre équipage nous y attendait.
Kernau, la figure ensanglantée, il est vrai, mais droit, ferme, le regard assuré et moqueur, tenait froidement tête à la plèbe furieuse qui hurlait devant lui. À ses pieds gisait le corps d’un moine que je reconnus de suite pour Perez. Le frère la Côte, retranché toujours dans l’angle où je l’avais laissé, avait placé devant lui sa jeune protégée, et présentait à la foule ses deux pistolets armés. De temps en temps même il adressait à la charmante enfant un compliment accompagné d’une œillade : alors des cris et des hurlements sauvages retentissaient jusqu’au ciel et comblaient de joie le cœur du Breton.
— Eh bien, chers amis, disait-il à la foule, est-ce que vous supporterez longtemps encore les impertinences d’un étranger hérétique comme moi ? Allons, un peu de courage ! que deux d’entre vous se dévouent à la cause commune et essuient le feu de mes pistolets. Allons, qui se sacrifie ? j’attends.
À quelques pas de mon impudent matelot, M. Olivier, le brave enseigne, entouré également par une plèbe exaspérée que contenait seul son maintien digne, hardi et plein d’autorité, s’entretenait vivement avec un vieux franciscain, le supérieur du couvent.
Je passerai sous silence, pour ne pas fatiguer le lecteur, les négociations qui suivirent notre arrivée, jusqu’à ce que la paix fût conclue. Un ordre plein d’à-propos et exécuté vivement, que nous donna l’enseigne Olivier, celui de fermer la porte massive du couvent qui donnait sur la rue, ne contribua pas peu, en isolant les franciscains de la foule à amener cet heureux résultat.
Seulement il fallait une victime à la colère de la plèbe et à l’amour-propre si vivement blessé des moines, et cette victime fut, hélas ! mon pauvre matelot. Il fut convenu que Kernau s’agenouillerait devant le supérieur et recevrait sa bénédiction. Le frère la Côte s’exécuta de l’air le plus maussade qu’il soit possible d’imaginer.
— Ah ! mille noms de noms ! nous dit-il en retournant à bord, car M. Olivier, dans la crainte justement fondée de voir cette affaire assez mal assoupie s’engager de nouveau, nous avait ordonné de nous rembarquer tout de suite ; ah ! mille noms de noms ! aussi vrai que je suis un Breton qui croit au bon Dieu, qui aime son curé, et qui se passe de temps en temps la fantaisie de faire brûler quelques cierges dans la chapelle de la Vierge ; que le diable m’emporte si ce n’est pas seulement pour vous éviter un échignement général que je me suis mis à genoux devant ce vieil oiseau déplumé… Je vous devais bien cette corvée, les amis, j’en conviens… Pas moins, je l’aurai longtemps sur le cœur.
— Dis donc, matelot, lui demandai-je, est-ce que tu as tué le Perez ?
— Du tout, vieux ; c’est lui, au contraire, qui, presque immédiatement après ton départ, m’a lancé sournoisement son couteau à la figure, et m’a coupé l’oreille…
— Comment se fait-il, alors, que je l’aie vu couché ensanglanté à tes pieds ?
— Dame ! je l’ignore : faut croire cependant que je lui aurai donné, sans y faire attention un coup de poing quelque part ! Eh bien ! trouves-tu que je t’avais blagué en te parlant des agréments de Cavit, vieux ?… Nous sommes-nous déjà amusés ! À peine débarqués, tout de suite des plaisirs… Mais tout ça, c’est rien du tout, de la Saint-Jean !… Tu verras par la suite, tu verras que de bon temps nous aurons !
Le reste de la journée mon matelot m’adressa à peine la parole : pensif et réfléchi, il me parut absorbé par quelque haute combinaison : je me figurai qu’il ruminait le moyen d’assiéger Cavit, et je respectai son silence. La nuit venue, je me trouvais de quart avec lui, lorsque s’approchant de moi :
— Je suis désorienté, vieux, me dit-il d’un air contraint et embarrassé.
— Qu’as-tu donc, matelot ?
— Tu vas me reprocher d’être un pas grand-chose, surtout pour un frère la Côte !… Que veux-tu que j’y fasse ? c’est pas ma faute… Puisque ça y est, je ne puis pas empêcher que ça y soit, pas vrai ? Cette petite de tantôt m’a complètement mis le grappin dessus. Faudra que je la retrouve. À présent, plus un mot là-dessus, Louis, ça me chiffonnerait.
Le lendemain, Kernau, qui avait été à terre, ne revint pas à bord. Dans la soirée, on m’apporta une lettre qu’il me faisait écrire, et dans laquelle il m’apprenait que la jeune fille de la veille n’était autre que Gloria, l’enfant de la señora Encarnacion ; que Perez était le coupable, et que lui, Kernau, se sentait si épris, qu’il avait résolu de filer son câble ou de déserter sans me revoir, de peur de se laisser attendrir. Il terminait sa lettre, qui me peina beaucoup, en exprimant le désir et l’espérance que nous naviguerions encore ensemble.
Pendant plus de six semaines que nous restâmes à Cavit, il fut impossible à notre capitaine M. Bruneau de la Souchais d’obtenir le moindre renseignement sur Kernau.
Nous étions alors au mois d’août, époque à laquelle le grand convoi anglais escorté par deux vaisseaux devait partir de Chine pour se rendre en Europe.
Le capitaine l’Hermite proposa à l’amiral espagnol qui se trouvait alors avec sa division dans la rade de Manille, d’aller l’attendre au passage pour le capturer. Après des lenteurs infinies et des pourparlers inexplicables de la part de l’amiral espagnol, il fut convenu que l’expédition aurait lieu.
Cette nouvelle, qui ne tarda pas à se répandre, causa aux équipages une joie qui tenait du délire, et éveilla un enthousiasme inexprimable.
En effet, il y avait bien de quoi : car l’État ne payant pas à cette époque avec une parfaite régularité, ou, pour être plus véridique, ne payant jamais la somme due aux équipages, nous nous trouvions dans une grande pénurie d’argent ; pénurie pénible, certes, mais surtout humiliante, en ce qu’elle contraignait sans cesse à baisser pavillon et à nous éclipser devant la prodigalité et la richesse des corsaires.
Aussi, je le répète, à l’idée de s’emparer du riche convoi allant de Chine en Europe, nos hommes ne se possédaient pas de joie.
Enfin, après de nouvelles lenteurs que l’impatience et l’activité de notre intrépide chef, le capitaine l’Hermite, qui ne rêvait que combats et gloire, ne purent nous éviter, la division espagnole-française prit enfin la mer.
Cette division se composait, du côté des Espagnols, de deux vaisseaux de septante-quatre canons chacun : l’Europa et le Montagnes ; de deux frégates : la Fama et la Cabeza ; du nôtre, de la Preneuse et de la Brûle-Gueule.
La désertion de Kernau en m’isolant m’avait fait, je ne dirai pas reprendre mes crayons, mais au moins le dessin. Je passais presque toutes mes journées, en dehors des heures que je consacrais à l’étude de ma théorie, à charbonner sur tous les endroits de la corvette où le noir pouvait marquer, quelquefois des souvenirs des environs de Cavit ou de l’île de France, le plus souvent des navires.
La Brûle-Gueule, naturellement, était l’objet de ma prédilection ; je la représentai sous voile et sous toutes ses allures.
La place venant enfin à me manquer, je me rejetai sur les cages à poules ; toutefois, l’espace qu’elles m’offraient n’étant pas assez vaste pour permettre à mon charbon d’étaler ses lignes épaisses à son aise, j’eus recours à la pointe de mon couteau. Cela dura pendant quelques semaines ; ce temps écoulé, je me trouvai dans le plus grand embarras, et ne sachant plus comment continuer, lorsque le maître voilier vint à mon secours. Après avoir examiné mes ébauches avec le plus grand soin, et m’avoir présenté ses observations et ses critiques, il consentit à me donner un morceau de toile forte pour que je pusse continuer mes compositions. Seulement il m’avertit solennellement que si je gâtais cette toile par un dessin mal réussi, je n’eusse plus à compter sur lui. Dans le cas contraire, c’est-à-dire si j’étais assez heureux pour réussir, il s’engageait à me fournir de nouveaux matériaux.
Non, jamais jeune peintre mis en loge pour concourir au grand prix de Rome n’a dû éprouver un sentiment de crainte et d’anxiété semblable à celui que je ressentis alors. L’idée que si ma toile n’était pas jugée convenable il me faudrait renoncer au dessin, m’épouvantait et m’excitait tout à la fois ; je me mis à la besogne avec enthousiasme.
Huit jours plus tard j’avais achevé ma composition. L’heure solennelle du jugement allait sonner pour moi ! Jamais je n’ai été plus ému de ma vie, je le crois, que quand ayant livré mon dessin au maître voilier, je vis ce dernier réunir les matelots sur le gaillard d’avant pour les consulter.
Je suivais, avec un douloureux battement de cœur qui m’étouffait, ma toile passant de main en main, et j’essayais de lire dans les traits de ceux qui l’examinaient l’impression qu’elle produisait sur eux. Un froncement de sourcils, une chique mâchée trop vivement, un geste d’épaule, me faisait passer des frissons de peur dans le corps ; tandis qu’un sourire ou un hochement de tête approbateur me transportait de joie.
Enfin, le maître voilier ayant réuni toutes les opinions s’avança vers moi d’un air solennel et imposant. Je sentais mes genoux fléchir ; cependant je parvins à conserver une contenance convenable.
— Matelot, me dit-il, ton dessin pourrait être mieux ; mais là, franchement parlant, on en a vu de plus mal. Je veux te faire le plaisir de le garder pour moi ; je le donnerai, en revenant en France, à ma femme, pour qu’elle le suspende à côté d’une Geneviève de Brabant joliment bien colorée, qu’elle possède déjà. Quant à toi, tu as gagné un autre morceau de toile ; le voici.
Cette décision me causa un de ces vifs plaisirs, comme on peut seulement en éprouver quand on est jeune et ardent ainsi que je l’étais alors.
Depuis cette époque, chaque fois que j’avais terminé un dessin, je le portais immédiatement au maître voilier, qui presque toujours l’acceptait ; je dis presque toujours, car je dois cependant avouer qu’il m’en fit effacer plusieurs ; si ma mémoire ne me trompe pas, je crois que ceux-ci étaient justement les moins mauvais.
Une remarque aussi triste que vraie est celle que les hommes pardonnent rarement une supériorité à leurs semblables. Si j’eusse été un officier, mes infimes essais n’eussent certes éveillé la jalousie de personne ; mais j’étais un simple matelot, et mes égaux, par la position et le rang, prirent bientôt ombrage de mes petits succès : aussi mettaient-ils souvent une certaine perfidie à m’interrompre dans mes travaux pour m’envoyer accomplir certaines corvées dont ils auraient fort bien pu me dispenser.
Une petite mésaventure m’arriva, à cette époque, par suite de ma rage pour le dessin. Ayant eu plusieurs fois entre mes mains, en ma qualité de timonier, le journal de bord, je n’avais pu résister à la tentation, par trop forte, d’une feuille de papier blanc et d’une plume à peu près taillée ; et je m’étais permis de griffonner en marge des observations que consignait chaque officier à la fin de son quart, des navires de toutes formes et de toutes grandeurs.
Un matin, le lieutenant en pied, ou second de la corvette, M. Frélot, officier fort sévère, et qui, en général, se montrait peu bienveillant, aperçut, en jetant un coup d’œil sur le journal de bord que je venais d’apporter au lieutenant Shild, dont le quart de huit heures du matin finissait, une de mes productions antiréglementaires.
M. Frélot me lança un de ces regards que je ne connaissais que trop bien, et qui chez lui étaient presque toujours les avant-coureurs certains d’une punition. Je suis, au reste, très persuadé que je lui avais été dénoncé.
— Qui a osé se permettre de salir ainsi ce livre ? me demanda-t-il d’une voix prête à s’élever.
Interdit, je cherchais une réponse, lorsque, pour comble de malheur, le capitaine se montra sur le pont, et se dirigea vers l’endroit de la dunette où nous nous trouvions ; hélas ! il venait justement demander le journal de bord.
Je laisse à deviner l’embarras que j’éprouvai lorsque le lieutenant en pied Frelot montra d’un air de triomphe à M. Bruneau de la Souchais le dessin accusateur.
Le capitaine l’examina avec beaucoup d’attention ; puis tout à coup et d’un air sévère :
— Quel est l’auteur de ce chef-d’œuvre ? demanda-t-il au lieutenant.
— Je l’ignore, capitaine, répondit celui-ci en souriant d’un petit air malicieux et satisfait qui me fit peur ; j’adressais à l’instant cette même question au timonier Garneray, qui ne m’a pas encore répondu.
— Eh bien ! Garneray, entendez-vous ? me dit M. Bruneau de la Souchais, M. Frélot vous parle.