Voyages, aventures et combats/Tome 2 - Chapitre 5

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Alphonse Lebègue, Imprimeur-éditeur (Tomes 1 & 2p. 40-52).

V

Lorsque nous fûmes parvenus au pied de la colline, les hommes de notre escorte sonnèrent à plusieurs reprises d’une espèce de trompe nommée ancive, et nous nous vîmes bientôt entourés par une population nombreuse et avide de nous contempler, qui accourut à notre rencontre. Des gens, qu’à leur air d’autorité je jugeai être les principaux de la ville, vinrent nous donner des poignées de main à la façon anglaise.

La capitale du royaume de Bombetoc, que personne n’a peut-être visitée depuis notre expédition, est complètement dénuée d’ombrage. Elle figure assez bien, tant pour la forme que pour la couleur, l’image d’une écaille de tortue de mer. D’une étendue assez considérable, elle me parut renfermer cinq à six mille âmes.

L’entrée, probablement la seule qui existe, par où l’on nous introduisit, consistait en deux grandes planches orientées, pour se mouvoir ensemble, au moyen de deux liens de cuir passant sur la jonction de deux énormes pieux plantés au bord d’une espèce de boulevard : ces deux planches, grossier pont-levis, appuyaient leurs deux extrémités sur les côtés opposés d’un fossé profond, large d’environ quinze pieds.

Après avoir franchi ce pont-levis, nous entrâmes dans un chemin creux, assez étroit, bordé de palissades fort épaisses et très serrées, qui s’élevaient à environ cinq pieds de hauteur du sol, et soutenaient un épaulement en terre. Ces ouvrages me semblaient habilement construits, mais ils me parurent assez mal entretenus. Après cinq minutes de marche dans les fortifications nous nous trouvâmes enfin en ville.

Non seulement les rues de Bombetoc ne sont pas pavées, mais elles sont recouvertes d’une épaisse couche de sable dans lequel on n’avance qu’avec fatigue et peine. Nous en traversâmes quelques-unes, et Dieu sait comme elles étaient mal alignées, qui nous conduisirent dans une grande place que l’interprète Carvalho m’apprit être la place des Cabars ou des Procès. Un grand édifice en forme de parallélogramme, tout à jour depuis le sol jusqu’aux combles, construit avec de grosses piles de bois, recouvert par un toit en feuilles de palmiers, et tout à fait dénué à l’intérieur de meubles et d’ornements, était l’endroit redoutable et redouté où se jugeaient les procès ; je remarquai que tous les gens de notre cortège le regardaient, en passant, avec effroi.

À partir de cette place, qui ne manquait pas d’un certain air de grandeur sauvage, nous rentrâmes dans un dédale de cahutes ou paillotes, jusqu’à ce qu’enfin le cortège s’arrêtât devant une grande cabane grossièrement bâtie : c’était le palais de la reine de Bombetoc, le Louvre dont mon interprète portugais m’avait fait une si pompeuse description. Nous pénétrâmes, François Poiré, Bernard et moi, sans plus de cérémonie, dans un misérable jardin attenant au palais et qui servait à la fois de cour d’entrée, de cour d’honneur et de parc royal ; seulement nous eûmes toutes les peines du monde à déterminer le seigneur Carvalho à nous suivre.

Nous avions à peine fait quelques pas, lorsque plusieurs Malgaches, messagers et dignitaires de la couronne, s’avancèrent à notre rencontre. Ces courtisans étaient revêtus d’une simple pagne. Ils apostrophèrent avec assez de vivacité mon interprète ému et tremblant, qui me parut, au ton humble et soumis de sa réponse, ne défendre que très mollement mes intérêts. Ce dialogue échangé, les dignitaires rentrèrent dans le Louvre, et le Portugais nous apprit qu’ils allaient chercher les ordres de leur gracieuse reine à notre sujet.

Enfin, après une heure d’attente, rendue plus longue encore pour nous par suite de nos fatigues de la journée, nous vîmes revenir les messagers du palais. Ils annoncèrent au Portugais que, vu l’heure avancée, la reine avait remis au lendemain notre réception ; qu’au reste, jusqu’à ce que nous eussions l’honneur d’être admis en sa présence, la généreuse souveraine pourvoirait à tous nos besoins.

Aussitôt un Malgache, âgé d’environ quarante ans, aussi mal vêtu que ses compagnons, mais dont l’air d’autorité me donna, avec raison, à supposer qu’il occupait un grade élevé à la cour, se détacha du groupe des courtisans, et nous invita, par l’organe de notre interprète qui s’inclina profondément devant lui, à le suivre au logement qu’il nous avait fait préparer.

Comme nous tombions de lassitude, nous nous empressâmes d’obéir à l’ordre du grand maréchal du palais. Deux minutes plus tard, notre cortège, qui ne nous avait pas quittés, s’arrêtait devant la paillote la plus délabrée de la capitale de Bombetoc, le logement que nous offrait la généreuse souveraine.

— Parbleu ! lieutenant, me dit d’un air furieux le matelot Bernard, ce n’était pas la peine de faire tant d’embarras pour nous envoyer ensuite dans ce chenil ! Enfin, n’importe, à la guerre comme à la guerre, à Bombetoc comme à Bombetoc. Tâchons de nous arranger de notre mieux ; une nuit est bientôt passée.

— Oui, quand on ne meurt pas de faim, s’écria François Poiré.

— Et qui vous dit, mes amis, que nous nous coucherons sans souper ? Moi, je l’avoue, j’ai confiance dans l’hospitalité de la reine… je m’attends à un morceau de bœuf… et tenez, voici quelqu’un qui soulève l’espèce de jalousie qui nous sert de porte ; je parie que c’est le cuisinier en chef du palais…

À peine avais-je prononcé ces paroles qu’un spectacle féerique, digne des Mille et une Nuits, et auquel nous étions certes bien loin de nous attendre, nous émerveilla, mes deux matelots et moi. Nous vîmes le grand maréchal, accompagné de deux Malgaches chargés l’un de nattes et l’autre de provisions de bouche et de boissons, entrer d’un air majestueux dans notre triste paillote, et nous dresser par terre, selon l’usage du pays, un repas somptueux et trois lits.

J’allais témoigner toute la reconnaissance que m’inspirait un tel procédé, lorsque la porte se souleva de nouveau et donna passage à trois charmantes jeunes filles malgaches, qui s’avancèrent vers nous en nous souriant. Je fus tenté de croire que je rêvais.

— Seigneuries, nous dit notre interprète Carvalho après avoir causé un moment à voix basse avec le grand maréchal, l’on viendra vous chercher demain pour vous présenter à notre glorieuse souveraine. Usez, en attendant, de sa généreuse hospitalité ; voici des danseuses, on va vous envoyer des musiciens que vous renverrez quand vous voudrez vous reposer.

Le Portugais s’inclina alors devant nous, jeta un regard de convoitise et de regret sur notre souper dressé par terre, et s’éloigna, en soupirant, d’un pas majestueux.

Une fois que nous nous trouvâmes seuls avec les trois jeunes filles malgaches, nous nous regardâmes, mes deux matelots et moi, avec un étonnement si grotesque, si profond, que nous éclatâmes bientôt de rire.

— Lieutenant, me dit Bernard, je commence à croire que vous aviez raison en comptant sur la générosité de madame Bombetoc. En v’là un procédé qui est tout de même gentil ! Faut avouer que ces Malgaches ont du bon dans leurs mœurs !…

— Allons, mes amis, soupons, leur dis-je…

— Et pendant ce temps-là, ces jeunes bayadères vont pincer leurs rigodons, ça sera comme il faut au dernier point, ajouta François.

François se trompait, car les Malgaches, au lieu de commencer leurs danses, vinrent s’asseoir par terre à nos côtés.

J’ai déjà dit que le repas étendu devant nous était somptueux ; je dois à présent, dans l’intérêt de ce récit, et pour faire connaître la nourriture des habitants de Madagascar, une des parties du globe la plus peuplée et la moins connue, entrer à ce sujet dans quelques détails.

Notre souper, digne d’un Gargantua, se composait de riz, de patates, de plusieurs espèces d’ignames ou cambares, de bœuf, de volailles, de gibier à plumes, de poisson d’eau douce, d’écrevisses et de végétaux ; tous ces mets étaient assaisonnés : les uns avec du beurre, les autres avec de bonne huile ; tous étaient saupoudrés de piment, de sel, et d’une épice fort agréable, le rabinesara.

Notre dessert se résumait en deux plats de miel et de bananes. Quant aux boissons, nous en avions de deux sortes : l’une était une espèce de flangourin ou vin de canne, mêlé de cimarouba ; l’autre, un composé de miel et de prunes fermentées.

Enfin, des feuilles de rabinesara nous servaient d’assiettes et de cuillers ; des panelles creuses, de verres ou de coupes : la nappe et les serviettes seules manquaient.

À présent, quelques mots pour compléter ces renseignements, non sur la beauté des trois jeunes Malgaches, les dames d’honneur de la reine Bombetoc peut-être, qui étaient assises à nos côtés et qui certes présentaient les plus jolis visages que l’on pût désirer, mais au moins sur les costumes qu’elles portaient.

Leur habillement consistait en une brasse de toile blanche dont elles étaient enveloppées depuis les reins jusqu’aux mollets, et qui, je l’appris plus tard, se nommait efit-simboco ; par-dessus elles portaient, depuis la ceinture jusqu’aux pieds, une espèce de mouchoir de Madras, doublé et cousu aux deux bouts. Une fente indiscrète, large d’environ trois à quatre doigts, laissait apercevoir la couleur de leur corps à partir du bas de leur gorge. Leur poitrine était recouverte d’une pièce de soie très serrée, à manches, et qui s’appelle, chose assez singulière et qui montre les fabuleux obstacles que les modes françaises ont su franchir, canezou.

Les cheveux, hélas ! crépus, de nos jeunes et aimables convives étaient artistement tressés en trois espèces d’étages ; un nœud de ruban, coquettement noué, les retenait à leur sommet. Enfin, des bracelets et des pendants d’oreilles en argent et un collier en razades complétaient leur pittoresque costume..

À peine les jeunes Malgaches furent-elles assises à nos côtés, que, dédaigneuses d’un savoir-vivre qui eût pu retarder leurs jouissances, elles se jetèrent sur les mets placés à leur portée, et nous montrèrent qu’elles possédaient un appétit tout à fait primitif. Ce sans-gêne éveilla l’admiration de mes deux matelots et leur fut droit au cœur ; ce fut du moins ce dont je crus m’apercevoir en voyant les regards passionnés qu’ils adressaient à leurs deux voisines.

Grâce à de si actives auxiliaires nous vînmes facilement à bout, quelque copieux qu’il fût, du souper que nous offrait la reine de Bombetoc. Inutile d’ajouter, je le pense, que chaque plat était arrosé sans mesure du vin de canne, de la liqueur de prunes fermentées et de miel ! Quelque bons buveurs que fussent nos matelots, ils durent reconnaître la supériorité de leurs voisines, d’autant mieux que l’ivresse semblait glisser sur elles pour ne leur laisser que le plaisir !

À peine achevions-nous de nous lever de table, ou pour être plus exact, de dessus le sol, que plusieurs musiciens, comme si un bon génie eût veillé sur nous, entrèrent dans l’intérieur de notre paillote, et commencèrent leur concert.

Comme, en écrivant ces souvenirs de ma vie, mon intention n’est nullement de tâcher, au moyen d’un intérêt factice et créé par des épisodes mensongers, d’éveiller la curiosité des lecteurs, mais bien seulement de raconter simplement ce que j’ai pu voir et observer pendant mes longs voyages, je demanderai la permission de clore la liste des renseignements que je donne sur les Malgaches, et dont personne n’a, je le crois, parlé en connaissance de cause et de visu jusqu’à ce jour, par une courte nomenclature des instruments qu’ils emploient.

Ces instruments sont en petit nombre. Le marouvane, particulièrement aimé de la tribu des Sakalavas, et dont les sons, assez harmonieux, en leur rappelant leur patrie, font sur eux, lorsqu’ils sont absents, le même effet que le national ranz des vaches produit sur les Suisses, est composé d’une portion de tige de bambou ou d’une portion creusée de pétiole ligneux des fibres du même arbre ; de petites cales, posées à chaque extrémité, entre la corde et l’instrument, servent de chevalet et de chevilles pour tendre la corde au gré du musicien.

Le tziti est un instrument monocorde moins agréable que le marouvane ; il est formé de deux moitiés de calebasse attachées l’une sur l’autre à l’une des extrémités du manche sur lequel se tend la corde.

Le hocoutch est fait avec une grosse calebasse sur l’ouverture de laquelle est placée une corde qui vibre au moyen d’un archet ; c’est de cet archet que le hocoutch prend son son : les sons sourds et lugubres qu’il rend ont dégoûté de cet instrument les Malgaches, qui s’en servaient peu à cette époque ; ils ont dû, je le pense, l’abandonner complètement depuis lors.

Les habitants de Madagascar possèdent en outre deux espèces de trompettes, dont l’une est faite de bambou et l’autre de corne ; la première se nomme anctiva-voulou et l’autre faraza-hozou.

Ils se servent également de deux coquilles, l’une, sorte de buccin, l’anctiva, dans laquelle ils soufflent par un trou pratiqué vers le sommet ; l’autre, espèce de grand casque nommé bacora, dont ils tirent, de même que de l’anctiva, des sons retentissants et sauvages.

Quant à leur musique militaire, elle se compose seulement de deux espèces de tambours, l’azou-lahé et le bingui.

À peine nos musiciens eurent-ils préludé par quelques notes d’accord à leur concert, que nos jeunes convives se levèrent avec un empressement de bon augure pour nos plaisirs.

Quant à moi, j’allumai un cigare, et me couchant à moitié par terre, le dos appuyé contre la palissade de la paillote, je me disposai à jouir tout à mon aise du curieux spectacle que la reine de Bombetoc offrait, dans ma personne, au grand chef de la France.

Je songeais avec bonheur à toutes les péripéties et à toutes les aventures qu’offre au marin son existence si accidentée et si vagabonde, et je pensais avec pitié, quoique je n’eusse pour tout abri que le toit délabré d’une misérable cahute, et que bien des dangers me restassent encore à courir, non pas seulement pour pouvoir regagner ma patrie, mais même le Mathurin, mouillé à Mazangaïe, c’est-à-dire à près de cinq mille lieues de France, je pensais, dis-je, avec pitié, à la vie triste, monotone et décolorée que mènent les riches habitants des villes. La vue de nos jeunes Malgaches, qui commençaient leurs danses, m’arracha bientôt à mes réflexions.

Les débuts de nos aimables convives ne furent pas, je dois l’avouer, très brillants. Un léger balancement du corps, de continuels mouvements des bras et des mains, accompagnés d’un léger trépignement des pieds, tels furent les préludes de leurs exercices chorégraphiques. Peu à peu, cependant, leurs jolies figures et leurs grands yeux impassibles et froids jusqu’alors, s’animèrent et brillèrent de passion ; leur danse se développa et prit un caractère plein de sauvagerie et de grandeur qui n’excluaient pourtant ni la naïveté ni la grâce. J’étais ravi. Quant à mes deux matelots, François Poiré et Bernard, je demanderai au lecteur la permission de ne pas essayer de décrire l’état d’enchantement et d’excitation dans lequel ils se trouvaient : cet essai prendrait à lui seul deux pages entières.

À présent, comment, avec la seule aide d’une plume, retracer la métamorphose qui s’opéra bientôt encore dans la danse de nos jeunes bayadères ? Cela me serait impossible ; un pinceau, et encore faudrait-il qu’il fût bien habile, pourrait seul donner une idée des élans inspirés et fougueux, des gestes naïvement provocants, des disloquements gracieux malgré leur hardiesse, qui, réunis en un ensemble enivrant et original, formaient la danse la plus extraordinaire qu’il fût possible d’imaginer !


Sous le charme fascinateur d’un pareil spectacle, je ne ressentais plus ni fatigues ni envie de dormir ; mon sang me brûlait dans les veines ; j’étais ébloui. Combien de temps durèrent ces danses, je ne saurais le dire, car j’avais perdu la conscience de la vie réelle. Toujours est-il que quand nos jeunes Malgaches se laissèrent glisser, accablées d’émotion, sur les nattes qui recouvraient le sol, il me sembla que je me réveillais d’un songe vertigineux.

— Vous devez à présent désirer probablement rester seul, seigneurie ? me dit le Portugais Carvalho, que je n’avais pas aperçu quoiqu’il fût assis à mes côtés.

— Ma foi, volontiers, car je me sens brisé et accablé de fatigue. Ces danses m’ont tellement impressionné qu’il me semble que j’en ai été l’un des acteurs.

L’interprète s’empressa de transmettre ma réponse au grand maréchal, chargé par la reine de Bombetoc de pourvoir à nos besoins ; et sur un signe de ce dernier, tout le monde qui se trouvait dans la paillote disparut comme par enchantement.

— Eh bien, et nos danseuses, lieutenant ? me demanda le matelot François Poiré en m’interrogeant du regard, elles restent donc ici !

— Il est bien naturel qu’elles se reposent un peu avant de s’en aller… Mais j’y songe… les pauvres filles doivent mourir de soif après de tels exercices !…

Je m’empressai alors de remplir une panelle de vin, et je m’en fus l’offrir, instinctivement sans doute, à celle des trois jeunes Malgaches dont la danse m’avait le plus séduit. Elle accepta en me remerciant avec un sourire qui valait à lui seul tout un long discours. François et Bernard exécutèrent, de leur côté, une manœuvre semblable à la mienne et obtinrent une même récompense pour leurs soins.

Après que la jeune fille eut vidé d’un seul trait la large panelle de vin, elle me la rendit en me disant fort distinctement :

— Thank you my sweethart.

Je restai ébahi devant ces mots de mauvais anglais.

Ma surprise s’accrut encore en entendant l’une de ses deux compagnes, celle que servait François Poiré, répondre à mon matelot :

— I love you !

— Tiens, s’écria celui-ci, ce jargon-là ne m’a pas l’air de ressembler au malgache… il me semble avoir déjà entendu quelque chose de pareil… Comprenez-vous lieutenant ?

— Oui, c’est de l’anglais !

— De l’anglais ! s’écrièrent mes deux hommes avec une surprise mêlée d’un peu d’effroi.

— Tiens ! mais alors, lieutenant, ajouta Bernard, nous ne sommes donc pas les premiers Européens qui aient visité la capitale de Bombetoc ? Ces intrigants d’English qui se glissent partout ont donc déjà pénétré jusqu’ici ? …

— Dame, cela me paraît incontestable… Ce que je crains à présent, c’est que cette visite ne soit récente et qu’elle n’ait été faite par un navire de guerre… En ce cas, Dieu sait si le Mathurin reverra jamais l’île de France !… Mais qu’as-tu donc à réfléchir ainsi, François ? Tu sembles tout triste, tout préoccupé !… Que diable ! un marin ne doit pas se laisser abattre pour si peu… Notre vie est toujours suspendue au bout d’un fil, et cette idée doit nous rendre philosophes.

— Oh ! vous vous trompez, mon lieutenant… je ne pense pas à la possibilité de tomber entre les mains de l’ennemi… Je songe à soutenir l’honneur de notre pays…

— Comment cela, l’honneur de notre pays ?

— Eh ! oui, donc ! songe que nous ne devons pas abandonner Bombetoc sans laisser un souvenir français qui fasse concurrence aux mots d’anglais que viennent de prononcer ces jeunes filles !…

François, après m’avoir fait cette réponse, s’avança vers l’une des danseuses, et la regardant bien en face :

— Petite, lui dit-il, tu vas répéter cette phrase : « J’aime les Parisiens, à bas les Anglais ! », ou je me fâche !

— Voyons, François, dis-je au matelot, laisse cette enfant tranquille, elle est fatiguée, elle doit désirer se retirer… et puis elle ne te comprend pas !

— Elle est fatiguée… j’en conviens, lieutenant… Quant à se retirer…

Le matelot s’interrompit au milieu de sa phrase ; puis, se frappant le front d’un vigoureux revers de main, comme si une idée lumineuse venait de lui traverser le cerveau :

— Ah ! mâtin, s’écria-t-il, je comprends… c’est une bien bonne commère que cette reine de Bombetoc. Oh ! la petite, t’as beau me regarder d’un air étonné, ça m’est plus facile de lire tes pensées dans tes yeux, que de comprendre ton baragouin… Or, puisque nous avons du temps, je finirai bien par t’apprendre ma phrase : « J’aime les Parisiens ! à bas les Anglais ! » Tu verras.

Comme j’étais fatigué, je me jetai sur la natte double qui représentait mon lit, et ne m’occupai plus de François.

Le lendemain matin, vers les dix heures, on vint nous chercher en grande pompe pour nous conduire au Louvre où la reine de Bombetoc nous attendait.