Voyages (Ibn Battuta, Sanguinetti)/L’Asie Mineure

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Traduction par Defrémery et Sanguinetti.
Imprimerie nationale (Tome deuxièmep. 250-354).

Lorsque le pèlerinage fut terminé, je me dirigeai vers Djouddah, afin de m’embarquer pour le Yaman et l’Inde ; mais cela ne me réussit pas ; je ne pus me procurer de compagnons, et je passai à Djouddah environ quarante jours. Il y avait en cette ville un navire appartenant à un individu nommé Abd Allah Attoùnecy, qui voulait se rendre à Koceïr, dans le gouvernement de Koûs. Je montai à bord, afin d’examiner dans quel état se trouvait ce navire, mais il ne me satisfit pas, et je ne me plus pas à l’idée de voyager sur ce bâtiment. Cela fut un effet de la bonté de Dieu ; car ce vaisseau partit, et lorsqu’il fut arrivé au milieu de la mer, il coula à fond, dans un endroit appelé Râs Aby Mohammed (le cap d’Abou Mohammed). Le propriétaire du navire et quelques marchands se sauvèrent dans une barque, non sans de grands efforts ; ils se virent sur le point de périr, et il en périt même quelques-uns. Le reste des passagers fut englouti, et il y avait à bord environ soixante et dix pèlerins.

Cependant je montai ensuite dans une barque, pour me rendre à ’Aïdhàb ; mais le vent nous ayant repoussés vers un port appelé Ras Dawâïr (le cap des tourbillons), nous partîmes de cet endroit, par la voie de terre, avec les Bodjâh, et nous traversâmes un désert, où se trouvaient beaucoup d’autruches et de gazelles. On y rencontrait des Arabes des tribus de Djohaïnah et de Benou Câbil, qui sont soumises aux Bodjâh. Nous arrivâmes près des sources nommées Mefroûr et Aldjedid. Les vivres nous manquèrent ; nous achetâmes des brebis à une troupe de Bodjâh dont nous fîmes rencontre dans le désert, et nous nous approvisionames de la chair de ce bétail. Je vis dans ce désert un jeune garçon arabe, qui m’adressa la parole en sa langue, et m’informa que les Bodjâh l’avaient fait prisonnier. Il prétendait n’avoir pris depuis une année aucun autre aliment que du lait de chameau.

La viande que nous avions achetée ayant été consommée, il ne nous resta aucune provision de route ; j’avais avec moi environ une charge de dattes, des espèces appelées assaïhâny et alberny, que je réservais pour faire des présents à mes amis. Je les distribuai à la caravane, et nous en vécûmes pendant trois jours. Après une marche de neuf jours, à partir du Ras Dawâïr, nous arrivâmes à ’Aïdhàb, où quelques individus de la caravane nous avaient précédés. Les habitants vinrent à notre rencontre, avec du pain, des dattes et de l’eau, et nous passâmes plusieurs jours dans cette ville. Après avoir loué des chameaux, nous partîmes, en compagnie d’une troupe d’Arabes de la tribu de Daghîm, et nous arrivâmes près d’une source appellée Aldjanîb (alkhobaïb ?) Nous campâmes ensuite à Homaïthira, où se trouve le tombeau de l’ami de Dieu Abou’lhaçan achchâdhily. Nous le visitâmes pour la seconde fois, et nous passâmes une nuit dans son voisinage, après quoi nous arrivâmes à la bourgade d’Al’athouâny, située sur le bord du Nil, vis-à-vis de la ville d’Adfou, dans le Sa’id supérieur. Nous passâmes le Nil pour nous rendre à la ville d’Esna, puis à Arment, puis à Alaksor, où nous vîmes une seconde fois le cheikh Abou’lhaddjâdj alaksory. Nous nous rendîmes ensuite à la ville de Koùs, puis à Kina, où nous visitâmes derechef le cheïkh Abd Arrahîm alkinâwy. De là nous vînmes à Hou, à Ikhmîm, à Acioûth, à Manfaloûth, à Manlaouy, à Alochmoûnaïn, à Moniat ibn Alkhacîb, à Behneçah, à Boûch et à Moniat-Alkâïd. Toutes ces localités ont déjà été mentionnées par nous. Enfin nous arrivâmes à Misr, où je m’arrèlai plusieurs jours, après quoi je partis pour la Syrie, par le chemin de Bilbeïs, en compagnie du pèlerin Abd Allah, fils d’Abou Becr, fils d’Alferhân attoûzery. Il ne cessa de m’accompagner durant plusieurs années, jusqu’à ce que nous fussions sur le point de quitter l’Inde, et il mourut à Sendaboûr, ainsi que nous le dirons ci-dessous. Cependant, nous arrivâmes à la ville de Ghazzah, puis à la ville d’Abraham (Hébron), où nous renouvelâmes la visite de sa sépulture, puisa Jérusalem, à Ramlah, à ’Acre, à Tripoli, à Djabalah, où nous visitâmes pour la seconde fois le mausolée d’Ibrahim, fils d’Adhem, et enfin à Lâdhikiyah.

Toutes ces villes ont été décrites par nous ci-dessus. Nous nous embarquâmes sur mer à Lâdhikiyah, dans un grand vaisseau appartenant à des Génois, et dont le patron était nommé Martelemîn (Bartolomeo ?). Nous nous dirigeâmes vers la terre de Turquie, connue sous le nom de pays des Grecs (Arroûm). On l’a nommée ainsi parce qu’elle a été jadis le pays de cette nation. C’est de là que vinrent les anciens Grecs et les loûnânis (Ioniens). Dans la suite les musulmans la conquirent, et il s’y trouve maintenant beaucoup de chrétiens, sous la protection des Turcomans mahométans. Nous naviguâmes pendant dix jours avec un bon vent ; le chrétien (c’est-à-dire, le maître du bâtiment) nous traita avec considération, et n’exigea pas de nous le prix de notre passage (littéralement le nolis). Le dixième jour nous arrivâmes à la ville d’Alâïa, où commence le pays de Roûm. C’est une des plus belles contrées du monde, et Dieu y a réuni les beautés dispersées dans le reste de l’univers. Ses habitants sont les plus beaux des hommes et les plus propres sur leurs vêtements ; ils se nourrissent des aliments les plus exquis, et ce sont les plus bienveillantes créatures de Dieu. C’est pourquoi l’on dit : « La bénédiction se trouve en Syrie et la bonté dans le Roûm. » On n’a eu en vue dans cette phrase que les habitants de cette contrée.

Lorsque nous nous arrêtions dans un ermitage ou dans une maison de ce pays, nos voisins des deux sexes prenaient soin de nous ; les femmes n’étaient pas voilées. Quand nous quittions ces bonnes gens, ils nous faisaient des adieux comme s’ils avaient été de nos parents et des membres de nos familles ; tu aurais vu les femmes pleurer, et s’attrister de notre séparation. Une des coutumes de ce pays consiste en ce que l’on cuit le pain une seule fois tous les huit jours, et l’on prépare alors ce qui doit suffire à la nourriture de toute la semaine. Les hommes venaient nous trouver, le jour où on le cuisait, apportant du pain chaud, et des aliments exquis dont ils nous faisaient présent. Ils nous disaient : « Les femmes vous envoient cela et implorent vos prières. »

Tous les habitants de ce pays professent la doctrine de l’imâm Abou-Hanîfah, et ils sont fermes dans la sonnah (tradition orthodoxe). Il n’y a parmi eux ni kadary (partisan du libre arbitre), ni râfidhy, ni mo’tazily (ne reconnaissant pas en Dieu des attributs distincts de l’essence), ni khâridjy, ni mobtadï (novateur). C’est un mérite par lequel Dieu les a favorisés ; mais ils mangent du hachîch (chanvre indien), et ne réprouvent pas l’usage de cette plante.

La ville d’Alâïa, mentionnée ci-dessus, est une grande place située sur le rivage de la mer et habitée par des Turcomans. Des marchands de Misr (le Caire), d’Alexandrie, de la Syrie y descendent ; elle est très-abondante en bois, que l’on transporte de cette ville à Alexandrie et à Damiette, et de là dans tout le reste de l’Égypte. ’Alàïa possède un château situé à l’extrémité supérieure de la ville. C’est un édifice admirable et très-fort, construit par le sultan illustre ’Alà eddîn Arroûmy. Je visitai le kâdhi de cette ville, Djélâl eddin Alarzendjâny. Il monta avec moi dans la citadelle un vendredi, et nous y fimes la prière. Il me traita avec honneur et me donna l’hospitalité, ainsi que Chems eddîn, fils d’Arredjîhâny, dont le père, ’Alà eddîn, mourut à Mâly (Melli), dans le Soudan.


DU SULTAN D’ALÂÏA.

Le samedi, le kâdhi Djelâl eddin monta à cheval avec moi, el nous nous mîmes en route, afin de visiter le roi d’Alâïa, Youcef bec (bec veut dire roi), fils de Karamân. Son habitation était située à dix milles de la ville, et nous le rencontrâmes assis, tout seul, près du rivage, au haut d’une colline qui se trouve dans cet endroit. Les émirs et les vizirs se tenaient plus bas, et les soldats étaient rangés à sa droite et à sa gauche. Il avait les cheveux teints en noir. Je lui donnai le salut, et il m’interrogea touchant le temps de mon arrivée. Je l’informai de ce qu’il désirait savoir et je pris congé de lui ; il m’envoya un présent.

Je me rendis d’Alâïa à Anthàlïah. Le nom de cette dernière ville ne diffère pas de celui d’Anthâkïah, en Syrie, (Antioche), si ce n’est que le câf (h) y est remplacé par un lâm (l). C’est une des plus belles villes du monde ; et elle égale en étendue et en grandeur les cités les plus magnifiques, les plus peuplées et les mieux construites. Chaque classe de ses habitants est entièrement séparée des autres. Les marchands chrétiens y demeurent dans un endroit appelé almînâ (le port). Leur quartier est entouré d’un mur, dont les portes sont fermées extérieurement pendant la nuit et durant la prière du vendredi. Les Grecs, anciens habitants d’Anthâlïah, demeurent dans un autre endroit ; ils y sont également séparés des autres corps de nation et entoures d’un mur. Les juifs habitent aussi un quartier séparé et ceint d’une muraille. Le roi, les gens de sa cour et ses esclaves habitent une ville entourée d’un mur, qui la sépare des quartiers susmentionnés.

Toute la population musulmane demeure dans la ville proprement dite, où se trouve une mosquée principale, un collège, des bains nombreux et des marchés considérables, disposés dans l’ordre le plus merveilleux. Cette ville est entourée d’un grand mur, qui renferme aussi toutes les constructions que nous avons énumérées. Elle contient de nombreux jardins, et produit des fruits excellents, parmi lesquels est l’abricot admirable nommé dans le pays kamar eddin (la lune de la religion). Son noyau renferme une amande douce ; on fait sécher ce fruit et on le transporte en Égypte, où il est considéré comme quelque chose de rare. Il y a dans cette ville des sources d’une eau excellente, agréable au goût et très-fraîche pendant l’été.

Nous logeâmes à Anthâlïah dans la medréceh, dont le supérieur était Chihâb eddin Alhamawy. Une des coutumes des habitants de cette ville consiste en ce que plusieurs enfants lisent tous les jours, avec de belles voix, après la prière de l’asr, dans la mosquée djâmi’ et dans la medréceh, la sourate de la Victoire (xlviii), celle de l’Empire (lxvii) et la sourate ’Anima (lxxviii).


DES FRÈRES JEUNES-GENS (ALAKHIYYET ALFITIÂS).

Le singulier d’akhiyyet est akhy, qui se prononce comme le mot akh « frère », lorsque celui qui parle (c’est-à-dire, la première personne) le met en rapport d’annexion avec lui même (ce qui fait akhy « mon frère »). Les Akhiyyet existent dans toute l’étendue du pays habité par des Turcomans en Asie Mineure, dans chaque province, dans chaque ville et dans chaque bourgade. On ne trouve pas, dans tout l’univers, d’hommes tels que ceux-ci, remplis de la plus vive sollicitude pour les étrangers, très-prompts à leur servir des aliments, à satisfaire les besoins d’autrui, à réprimer les tyrans, à tuer les satellites de la tyrannie et les méchants qui se joignent à eux. Alakhy signifie, chez eux, un homme que des individus de la même profession, et d’autres jeunes gens célibataires et vivant seuls, s’accordent à mettre à leur tête. Cette communauté s’appelle aussi foutouwweh. Son chef bâtit un ermitage et y place des tapis, des lampes et les meubles nécessaires. Ses compagnons travaillent pendant le jour à se procurer leur subsistance ; ils lui apportent après l’asr ce qu’ils ont gagné. Avec cela ils achètent des fruits, des mets et autres objets qui sont consommés dans l’ermitage. Si un voyageur arrive ce jour-là dans la place, ils le logent chez eux ; ces objets leur servent à lui donner le repas de l’hospitaliié, et il ne cesse d’être leur hôte jusqu’à son départ. S’il n’arrive pas d’étrangers, ils se réunissent pour manger leurs provisions ; puis ils chantent et dansent. Le lendemain, ils retournent à leur métier, et après l’asr ils viennent retrouver leur chef, avec ce qu’ils ont gagné. Ils sont appelés les jeunes-gens et l’on nomme leur chef, ainsi que nous l’avons dit, Alakhy. Je n’ai pas vu dans tout l’univers d’hommes plus bienfaisants qu’eux ; les habitants de Chirâz et ceux d’Ispahân leur ressemblent sous ce rapport, si ce n’est que ces jeunes-gens aiment davantage les voyageurs, et leur témoignent plus de considération et d’intérêt.

Le second jour après notre arrivée à Anthâlïah, un de ces fitiân vint trouver le cheïkh Chihâb eddîn Alhamawy et lui parla en turc, langue que je ne comprenais pas alors. Il portait des vêtements usés et avait sur sa tête un bonnet de feutre. Le cheïkh me dit : « Sais-tu ce que veut cet homme ? » Je répondis : « Je l’ignore. » — « Il vous invite, reprit-il, à un festin, toi et tes compagnons. » Je fus étonné de cela et je lui dis : « C’est bien. » Mais lorsqu’il s’en fut retourné, je dis au cheïkh : « C’est un homme pauvre ; il n’a pas le moyen de nous traiter et nous ne voulons pas l’incommoder. » Le cheikh se mit à rire et répliqua : « Cet individu est un des chefs des jeunes-gens-frères, c’est un cordonnier et il est doué d’une âme généreuse ; ses compagnons, qui sont au nombre de deux cents artisans, l’ont mis à leur tête ; ils ont bâti un ermitage pour y recevoir des hôtes, et ce qu’ils gagnent pendant le jour, ils le dépensent durant la nuit. » Lorsque j’eus fait la prière du coucher du soleil, cet homme revint nous trouver et nous nous rendîmes avec lui à sa zàouïah.

Nous trouvâmes un bel ermitage, tendu de superbes tapis grecs, et où il y avait beaucoup de lustres en verre de l’Irâk. Dans la salle de réception se voyaient cinq baïçoùs : on appelle ainsi une espèce de colonne ou candélabre de cuivre porté sur trois pieds ; à son extrémité supérieure il a une sorte de lampe, aussi de cuivre, au milieu de laquelle il y a un tuyau pour la mèche. Cette lampe est remplie de graisse fondue, et on place à son côté des vases de cuivre, pleins de graisse, et dans lesquels se trouvent des ciseaux pour arranger les mèches. Un des frères est préposé à ce soin et on lui donne le nom de tcherdghtchy (lampiste). Une troupe de jeunes gens étaient rangés dans le salon ; leur costume était un kabâ (robe longue), et ils portaient aux pieds des bottines. Chacun d’eux avait une ceinture, à laquelle pendait un couteau de la longueur de deux coudées. Leur tête était couverte d’une kalançoueh (bonnet haut) blanche, en laine, au sommet de laquelle était cousue une pièce d’étoffe, longue d’une coudée et large de deux doigts. Lorsqu’ils tiennent leurs séances, chacun d’eux ôte sa kalançoueh et la place devant lui ; une autre kalançoueh, d’un bel aspect, en zerdkhâny (soie fine, ressemblant à du taffetas), ou toute autre étoffe, reste sur sa tête. Au milieu de leur salle de réunion, se trouve une espèce d’estrade, placée pour les étrangers. Lorsque nous eûmes pris place près d’eux, on apporta des mets nombreux, des fruits et des pâtisseries ; ensuite ils commencèrent à chanter et à danser. Leurs actes nous frappèrent d’admiration ; notre étonnement de leur générosité et de la noblesse de leur âme fut très-grand. Nous les quittâmes à la fin de la nuit, et les laissâmes dans leur zàouïah.


DU SULTAN D’ANTHALIÂH.

C’est Khidhr bec, fils de Yoûnis bec. Nous le trouvâmes malade, lors de notre arrivée dans cette ville : nous le visitâmes dans son palais, et il était alité. Il nous parla dans les termes les plus affables et les plus bienveillants ; nous lui fîmes nos adieux et il nous envoya des présents.

Nous nous mîmes en route pour la ville de Bordoûr (Bouldour), petite cité, riche en jardins et en rivières, et possédant un château situé sur la cime d’une haute montagne. Nous logeâmes dans la maison de son prédicateur. Les frères se réunirent et voulurent nous héberger ; mais celui-ci n’y consentit pas. Ils préparèrent pour nous un repas dans un jardin appartenant à l’un d’eux, et où ils nous conduisirent. C’était une chose merveilleuse que la joie et l’allégresse qu’ils montraient, à cause de notre présence. Cependant ils ignoraient notre langue comme nous ignorions la leur, et il n’y avait pas de truchement qui pût nous servir d’intermédiaire. Nous passâmes un jour chez eux, et nous nous en retournâmes.

Nous partîmes ensuite de Bordoûr pour Sabarta (Isharta), ville bien construite, pourvue de beaux marchés, de nombreux jardins et de plusieurs rivières ; elle a un château bâti sur une haute montagne. Nous y arrivâmes le soir, et nous nous logeâmes chez son kâdhi.

Nous quittâmes cet endroit pour nous rendre à Akrîdoûr (Egherdir), qui est une grande ville, bien peuplée et possédant de beaux marchés, des rivières, des arbres, et des jardins. Elle a aussi un lac d’eau douce, par lequel les vaisseaux se rendent en deux jours à Akchehr, à Bakchehr et autres villes et bourgades. Nous y logeâmes dans une école située en face de la grande mosquée, et où enseignait le savant professeur, le dévot pèlerin, le vertueux Moslih eddîn. Ce personnage a professé en Égypte et en Syrie, et il a habité l’Irâk pendant quelque temps. C’était un homme disert et éloquent, une des merveilles de son siècle. Il nous traita avec la plus grande considération et nous reçut de la manière la plus honorable.


DU SULTAN D’AKBÎDOÛR.

Le sultan de cette ville est Abou Ishâk bec, fils d’Addendâr bec, un des principaux souverains de ce pays. Il habita l’Égypte du vivant de son père, et fit le pèlerinage de la Mecque. Il est doué de belles qualités, et c’est sa coutume d’assister chaque jour à la prière de l’asr, dans la mosquée djàmi’. Lorsque cette prière est terminée, il s’adosse au mur de la kiblah ; les lecteurs du Coran s’asseyent devant lui, sur une estrade de bois élevée, et lisent la sourate de la Victoire, celle de l’Empire et la sourate ’Anima, avec de belles voix qui agissent sur les âmes, et font que les cœurs s’humilient, les corps frissonnent et les yeux versent des larmes. Après cette cérémonie, le sultan retourne à son palais.

Nous passâmes près de ce prince le mois de ramadhân. Il s’asseyait, chacune des nuits de ce mois, sur un tapis qui touchait immédiatement la terre, sans estrade, et il s’appuyait sur un grand coussin. Le docteur Moslih eddîn s’asseyait à son côté, je m’asseyais à côté du fakîh, et les grands de son empire, ainsi que les émirs de sa cour, venaient après nous. On apportait ensuite des aliments. Le premier mets avec lequel on rompait le jeune, était du therîd (potage composé de bouillon et de pain émietté), servi dans une petite écuelle et recouvert de lentilles trempées dans le beurre et sucrées. Les Turcs servent d’abord le therîd parce qu’ils le regardent comme un mets de bon augure. « Le Prophète, disent-ils, le préférait à tous les autres mets, et nous commençons par le manger à cause de cela. » On apporte ensuite les autres plats ; c’est ainsi qu’agissent les Turcs pendant toutes les nuits du mois de ramadhân.

Le fils du sultan mourut un jour de ce même mois. Ces gens n’ajoutèrent rien aux lamentations habituelles pour implorer la miséricorde divine en faveur du mort, ainsi que l’ont en pareil cas, les habitants de l’Égypte et de la Syrie, et contrairement à ce que nous avons raconté ci-dessus (p. 35 et suivantes), touchant les pratiques des Loûrs, quand le fils de leur sultan vint à mourir. Lorsque le prince eut été enseveli, le sultan et les thâlibs (étudiants) continuèrent pendant trois jours à visiter son tombeau, après la prière de l’aurore. Le jour qui suivit ses obsèques, je sortis avec les autres personnes dans le même but. Le sultan m’aperçut marchant à pied ; il m’envoya un cheval et me fit faire ses excuses. Lorsque je fus de retour à la medréceh, je renvoyai le cheval ; mais le sultan refusa de le reprendre et dit : « Je l’ai donné comme cadeau, et non comme prêt. » Il m’envoya aussi un vêtement et une somme d’argent.

Nous nous rendîmes d’Akrîdoûr à Koul Hissâr (Gheul Hissâr), petite ville entourée d’eau de tous côtés ; des roseaux ont poussé au milieu de ces eaux. On n’y arrive que par un seul chemin, semblable à une chaussée, pratiqué entre les roseaux et l’eau, et où il ne passe qu’un cavalier à la fois. La ville, qui est située sur une colline au milieu du lac, est très-forte et on ne peut la prendre. Nous y logeâmes dans la zâouïah d’un des jeunes-gens-frères.


DU SULTAN DE KOUL HISSAR.

C’est Mohammed Tchelebi, et ce dernier mot, dans la langue du pays de Roûm, signifie monsieur, seigneur. Il est frère du sultan Abou Ishàk, roi d’Akrîdoûr. Lorsque nous arrivâmes dans sa capitale, il en était absent. Nous y passâmes quelques jours, au bout desquels le sultan revint. Il nous traita avec considération, et nous fournit des montures et des provisions de route. Nous partîmes par le chemin de Karâ Aghâdj ; karâ signifie noir, et aghâdj, bois. C’est une plaine verdoyante, habitée par des Turcomans. Le sultan envova avec nous plusieurs cavaliers, chargés de nous conduire jusqu’à la ville de Lâdhik, parce qu’une troupe de brigands, appelés les Djermïàn, interceptent les chemins dans cette plaine. On dit qu’ils descendent de Yezîd, fils de Mo’âwiyah, et ils possèdent une ville appelée Coûtâhiyah (Kutaya, Cotyœum). Dieu nous préserva de leurs attaques, et nous arrivâmes à la ville de Lâdhik, appelée aussi Doûn Ghozloh, ce qui signifie « la ville des porcs. »

Elle est au nombre des villes les plus grandes et les plus admirables. Il s’y trouve sept mosquées où l’on fait la prière du vendredi ; elle possède de beaux jardins, des rivières qui coulent abondamment, des sources jaillissantes et des marchés superbes. On y fabrique des étoffes de coton brodées d’or, qui n’ont pas leurs pareilles, et dont la durée est fort longue, à cause de l’excellente qualité du coton et de la force des fils employés. Elles sont connues par un nom emprunté de celui de la ville où elles se fabriquent. La plupart des personnes qui exercent des métiers à Lâdhik sont des femmes grecques ; car il y a ici beaucoup de Grecs tributaires. Ils payent au sultan des redevances, telles que la capitation et autres. Leur signe distinctif consiste en des bonnets longs, parmi lesquels il y en a de rouges et de blancs. Les femmes des Grecs portent de grands turbans.

Les gens de cette ville ne réprouvent pas les mauvaises mœurs ; bien plus, les habitants de tout ce pays en usent de même. Ils achètent de belles esclaves grecques et les laissent se prostituer ; chacune d’elles doit payer une redevance à son maître. J’ai entendu dire, en cette ville, que les jeunes filles esclaves y entrent dans le bain avec les hommes, et que quiconque veut se livrer à la débauche se satisfait dans le bain, sans que personne lui en fasse un reproche. On m’a raconte que le kâdhi de cette ville possède des jeunes filles esclaves livrées à ce sale trafic.

Lors de notre arrivée à Lâdhik, nous passâmes par un marché. Des individus sortirent de leurs boutiques au-devant de nous, et prirent la bride de nos chevaux. D’autres personnes voulurent les en empêcher, et la dispute se prolongea entre les deux partis, si bien que plusieurs individus tirèrent leurs couteaux. Nous ignorions ce qu’ils disaient. En conséquence, nous eûmes peur d’eux et nous pensâmes que c’étaient ces Djerraiàn qui pratiquent le brigandage sur les chemins, que c’était là leur ville et qu’ils voulaient nous piller ; mais Dieu nous envoya un homme qui avait fait le pèlerinage et qui connaissait la langue arabe. Je lui demandai ce que ces gens nous voulaient. Il répondit : « Ce sont des fitiân (jeunes-gens-frères). Ceux qui sont arrivés les premiers près de vous sont les compagnons d’alfata Akhy Sinân ; et les autres, les compagnons d’alfata Akhy Thoùmân. Chaque troupe désire que vous logiez chez elle. » Nous fûmes étonnés de la générosité de leur âme.

Ils firent ensuite la paix, à condition qu’ils tireraient au sort, et que nous logerions d’abord chez ceux en faveur desquels le sort se déclarerait. Il échut à Akhy Sinân. Il apprit cette nouvelle, et vint nous trouver avec plusieurs de ses compagnons, qui nous donnèrent le salut. Nous logeâmes dans un ermitage qui lui appartenait, et l’on nous offrit différentes espèces de mets. Akhy Sinân nous conduisit ensuite au bain, y entra avec nous et se chargea de me servir lui-même ; ses compagnons furent préposés au service des miens, trois ou quatre d’entre eux prenant soin d’un de ceux-ci. Quanti nous fûmes sortis du bain, on apporta un festin somptueux, des sucreries et beaucoup de fruits, et lorsque nous eûmes fini de manger, les lecteurs du Coran lurent des versets de ce livre divin. Puis tous ces hommes commencèrent à chanter et à danser. Ils informèrent le sultan de notre arrivée, et le lendemain au soir il nous envoya chercher. Nous l’allàmes trouver, ainsi que son fils, comme nous le raconterons ci-dessous.

Nous retournâmes ensuite à l’ermitage ; nous rencontrâmes le frère Thoûmân et ses compagnons, qui nous attendaient. Ils nous menèrent à leur zàouïah, et imitèrent la conduite de leurs confrères en ce qui regardait le bain et le repas. Ils y ajoutèrent même quelque chose, en répandant sur nous de l’eau de rose, après que nous fûmes sortis du bain. Ensuite ils retournèrent avec nous à la zâouïah, et se conduisirent absolument comme leurs compagnons, ou mieux encore, sous le rapport de l’excellence des mets, des sucreries et des fruits ; il en fut ainsi de la lecture du Coran après la fin du repas, du chant et de la danse. Nous passâmes plusieurs jours près d’eux à la zâouïah.


DU SULTAN DE L’ADHIK.

C’est Yenendj bec et il est au nombre des principaux sultans du pays de Roûm. Lorsque nous fûmes descendus dans l’ermitage d’Akhy Sinân, ainsi que nous l’avons raconté, il nous envoya le prédicateur, le donneur d’avertissements, le savant ’Alâ eddin Alkaslhamoûny, et le fit accompagner par des chevaux en nombre égal au nôtre. Cela se passait dans le mois de ramadhân. Nous allâmes le trouver et nous lui donnâmes le salut. C’est la coutume des rois de ce pays de témoigner de l’humilité envers les voyageurs, de leur parler avec douceur, mais de leur faire peu de présents. Nous fîmes avec ce prince la prière du coucher du soleil ; on lui servit à manger ; nous rompîmes le jeûne près de lui et nous nous en retournâmes. Il nous envoya des dirhems. Son fils Mourâd bec nous manda ensuite ; il habitait un jardin situé hors de la ville, car c’était alors la saison des fruits. Il envoya un nombre de chevaux égal au nôtre, ainsi qu’avait fait son père. Nous allâmes à son jardin et nous passâmes près de lui la nuit entière. Il avait un légiste qui servit d’interprète entre nous et le prince.

Nous nous en retournâmes au matin, et la fête de la rupture du jeûne nous ayant trouvés à Lâdhik, nous nous rendîmes au lieu de la prière. Le sultan sortit avec son armée et les jeune-gens-frères sortirent aussi, tous munis de leurs armes. Les individus de tous les corps de métiers portaient des étendards, des clairons, des trompettes et des tambours. Ils s’efforcent de remporter les uns sur les autres le prix de la louange, et de se surpasser par l’éclat de leur costume et l’excellence de leurs armes. Ils ont avec eux des bœufs, des moutons et des charges de pain ; ils égorgent les animaux près des sépultures, et font des aumônes avec leur chair et avec le pain. Ils se rendent d’abord aux tombeaux, puis au lieu de la prière. Lorsque nous eûmes fait la prière de la fête, nous entrâmes avec le sultan dans son palais, et l’on servit des aliments. Une table séparée fut dressée pour les docteurs de la loi, les cheikhs et les fitiân. Une autre table est destinée aux fakîrs et aux malheureux ; car dans ce jour ni pauvre, ni riche n’est repoussé du palais du sultan.

Nous séjournâmes quelques temps dans cette ville, à cause du danger qu’offraient les chemins ; mais une caravane s’étant préparée à partir, nous marchâmes avec elle pendant un jour et une portion de la nuit suivante, et nous arrivâmes à la forteresse de Thaouâs (Daouâs), qui est grande. On raconte que Sohaïb, compagnon de Mahomet, était originaire de cette place. Nous passâmes la nuit hors de ses murailles, et arrivâmes au matin près de sa porte. Les habitants du fort nous interrogèrent, du haut du mur, sur notre arrivée, et nous satisfîmes à leurs questions. Alors le commandant du château, Elias bec, sortit à la tête de ses troupes, afin d’explorer les environs de la forteresse et le chemin, de peur que les voleurs ne fondissent sur les troupeaux. Lorsque ces hommes eurent fait le tour de la place, les troupeaux sortirent ; et c’est ainsi qu’ils agissent continuellement. Nous logeâmes dans le faubourg de cette forteresse, dans la zâouïah d’un homme pauvre. L’émir de la place nous envoya les mets de l’hospitalité, ainsi que des provisions de route.

De Thaouâs nous nous rendîmes à Moghlah, et nous logeâmes dans l’ermitage d’un des cheïkhs de cet endroit, qui était au nombre des hommes généreux et vertueux. Il venait souvent nous trouver dans sa zâouïah, et n’arrivait jamais sans apporter des mets ou des fruits, ou des sucreries. Nous rencontrâmes dans cette ville Ibrahim bec, fils du sultan de la ville de Mîlâs, dont nous parlerons ci-après. Il nous traita avec considération, et nous fit présent de vêtements.

Nous nous rendîmes ensuite à Mîlâs qui est une des plus belles et des plus grandes villes du pays de Roûm ; elle abonde en fruits, en jardins et en eaux, et nous y logeâmes dans la zâouïah d’un des jeunes-gens-frères. Celui-ci surpassa de beaucoup, sous le rapport de la générosité, du repas d’hospitalité, de l’entrée dans le bain, et autres actions louables et actes bienséants, ceux qui l’avaient précédé près de nous. Nous rencontrâmes à Mîlâs un homme vertueux et âgé, nomme Bâbâ echchouchtery ; on racontait que son âge dépassait cent cinquante ans ; mais il avait encore de la force et de l’activité ; son intelligence était ferme et sa mémoire excellente. Il fit des vœux en notre faveur et nous obtînmes sa bénédiction.


DU SULTAN DE MÎLÂS.

C’est le sultan honoré Chodjâ’ eddîn Orkhân bec, fils d’Almentecha. Il est au nombre des meilleurs souverains, il est doué d’une jolie figure et tient une belle conduite. Sa compagnie habituelle se compose de légistes, qui jouissent près de lui d’une grande considération. Plusieurs de ces hommes vivent à sa cour, parmi lesquels le fakîh Alkhârezmy, homme excellent et versé dans les diverses branches des sciences. Le sultan était mécontent de lui, lorsque je le vis, parce qu’il avait fait un voyage à la ville d’Ayâ Soloûk, qu’il en avait visité le prince et avait accepté ses dons. Ce docteur me pria de dire devant le roi, touchant son affaire, des choses capables d’effacer les mauvaises impressions qu’il avait dans l’esprit. Je fis son éloge en présence du sultan, et je rapportai ce que je connaissais de la science de ce jurisconsulte et de son mérite. Je ne cessai de parler ainsi, jusqu’à ce que la colère du prince contre lui eût disparu. Ce sultan nous fit du bien, et nous donna des montures et des provisions de route. Sa résidence était dans la ville de Bardjîn, voisine de Mîlâs ; ces deux villes ne sont séparées que par une distance de deux milles. Celle de Bardjîn est nouvelle, située sur une colline, et pourvue de beaux édifices et de mosquées. Le sultan avait commencé d’y bâtir une mosquée djâmi’, dont la construction n’était pas encore achevée. Nous le vîmes dans cette ville, et nous y logeâmes dans la zâouïah du jeune-homme-frère Aly.

Nous partîmes lorsque le sultan nous eut fait du bien, comme nous l’avons dit ci-dessus, et arrivâmes à Koûniyak (Iconium), ville grande, bien bâtie, abondante en eaux, en rivières, en jardins et en fruits. Elle produit l’abricot appelé kamar eddîn, dont il a été question plus haut, et on l’exporte aussi de cette ville en Égypte et en Syrie. Les rues de Koûniyah sont fort vastes, ses marchés admirablement disposés, et les gens de chaque profession y occupent une place séparée. On dit que cette ville a été bâtie par Alexandre, et elle fait partie des états du sultan Bedr eddîn, fils de Karamân, dont nous parlerons ci-dessous ; mais le souverain de l’Irâk s’en est quelquefois emparé, à cause de sa proximité des villes qu’il possède dans ce pays.

Nous logeâmes à Koûniyah dans la zàouïah du kâdhi de cette ville, nommé Ibn Kalam châb. Il est au nombre des fitiân et son ermitage est un des plus grands qui existent. Il a beaucoup de disciples, dont l’affiliation à la chevalerie (prérogative de celui qui appartenait par quelque lien à la famille de Mahomet) remonte au prince des croyants ’Aly, fils d’Abou Thâlib. Le vêtement qui, chez eux, sert d’insigne à cette distinction, est le caleçon. C’est ainsi que les soûfis revêtent le froc, comme marque de leur corporation. Le kâdhi agit encore d’une façon plus généreuse et plus belle que les personnes qui l’avaient précédé, en nous traitant avec considération et en nous donnant l’hospitalité. Il envoya son fils à sa place, pour nous introduire dans le bain.

On voit dans cette ville le mausolée du cheïkh, de l’imâm pieux, du pôle, Djélâl eddîn, connu sous le nom de Maoulând (notre maître). Cet homme jouissait d’une grande considération, et il y a dans le pays de Koûm une confrérie qui lui doit sa naissance et qui porte son nom. On appelle donc ceux qui en font partie Djelâliens (actuellement Mewlewis), à l’instar des Ahmediens (ou Rîfâyiens) dans l’Irâk, et des Haïderiens dans le Khorâçân. Par-dessus le mausolée de Djélâl eddîn on a élevé une grande zâouïah, où l’on sert de la nourriture aux voyageurs.


ANECDOTE.

On raconte que Djélàl eddîn était, au début de sa carrière, un légiste et un professeur. Les étudiants se réunissaient auprès de lui, dans son école, à Koûniyah. Un homme qui vendait des sucreries entra un jour dans la medréceh, portant sur sa tête un plateau de pâtes douces, coupées en morceaux, dont chacun se vendait une obole. Lorsqu’il fut arrivé dans la salle des leçons, le cheikh lui dit : « Apporte ton plateau. » Le marchand y prit un morceau de sucrerie et le donna au cheïkh ; celui-ci le reçut dans sa main et le mangea. Le pâtissier s’en alla, sans faire goûter de sa marchandise à aucune autre personne. Le cheïkh laissa la leçon, sortit pour le suivre et négligea ses disciples. Ceux-ci l’attendirent longtemps ; enfin , ils allèrent à sa recherche ; mais ne purent découvrir où il se tenait. Il revint les trouver au bout de quelques années ; mais son esprit était dérangé ; il ne parlait plus qu’en poésie persane liée (dont les hémistiches rimaient l’un avec l’autre) et qu’on ne comprenait pas. Ses disciples le suivaient, écrivant les vers qu’il récitait, et ils en composèrent un livre, qu’ils appelèrent Mathnawy ( « doublé, répété », parce qu’il contient des vers de la même mesure, et dont les deux hémistisches riment ensemble). Les habitants de ce pays révèrent cet ouvrage, en méditent le contenu, l’enseignent, et le lisent dans leurs zàouïahs, toutes les nuits du jeudi au vendredi. On voit aussi à Koûniyah le tombeau du jurisconsulte Ahmed, qui, à ce qu’on raconte, fut le professeur du susdit Djélâl eddîn.

Nous partîmes de Koûniyah pour Lârendah, ville belle et abondante en eaux et en jardins.


DU SULTAN DE LÂRENDAH.

Le sultan de cette ville est le roi Bedr eddîn, fils de Karamân ; elle appartenait d’abord à son frère utérin Moûça. Celui-ci la céda à Melic Nâcir (sultan d’Égypte), qui lui donna en place un équivalent, et y envoya un émir et une armée ; mais ensuite le sultan Bedr eddîn s’en empara et y bâtit un palais royal ; son autorité s’y consolida. Je rencontrai ce sultan hors de la ville, qui revenait d’une partie de chasse. Je descendis devant lui de ma monture, et il descendit de la sienne ; je le saluai et il s’avança vers moi. C’est la coutume des rois de ce pays de mettre pied à terre, lorsqu’un voyageur descend de sa monture devant eux. Son action leur plaît, et ils lui témoignent alors beaucoup de considération ; mais s’il les salue sans descendre de cheval, cela leur déplaît, les mécontente, et devient une cause de désappointement pour le voyageur. C’est ce qui m’est arrivé avec un de ces rois, ainsi que je le raconterai. Lorsque j’eus donné le salut à celui-ci et que je fus remonté à cheval après lui, il m’interrogea touchant mon état de santé et le temps de mon arrivée ; j’entrai avec lui dans la ville. Il ordonna de me donner l’hospitalité la plus parfaite ; il m’envoya des mets copieux, des fruits et des sucreries dans des bassins d’argent, ainsi que des bougies. Il me donna des vêtements, une monture et d’autres présents.

Nous ne séjournâmes pas longtemps près de ce prince, et nous nous rendîmes à Aksera (Akseraï), une des villes les plus belles et les plus solidement bâties du pays de Roûm. Des sources d’eau courante et des jardins l’entourent de tous côtés ; trois rivières la traversent, et l’eau coule près de ses maisons. Elle a des arbres et des ceps de vignes, et elle renferme dans son enceinte un grand nombre de vergers. On y fabrique des tapis de laine de brebis, appelés de son nom, et qui n’ont leurs pareils dans aucune autre ville. On les exporte en Égypte, en Syrie, dans l’Irâk, dans l’Inde, à la Chine et dans le pays des Turcs. Cette ville obéit au roi de l’Irâk. Nous y logeâmes dans la zàouïah du chérîf Hoceïn, lieutenant de l’émir Artena. Celui-ci est le représentant du roi de l’Irâk, dans la portion du pays de Roûm dont il s’est emparé. Le chérif Hoceïn fait partie de la corporation des fitiân (jeunes-gens-frères), et commande à une nombreuse confrérie. Il nous traita avec une extrême considération, et se conduisit comme ceux qui l’avaient précédé.

Nous partîmes ensuite pour la ville de Nacdeh (Nicdeh), qui appartient au roi de l’Irâk. C’est une place considérable et très-peuplée, mais dont une partie est en ruines. La rivière appelée le fleuve Noir la traverse. Celui-ci est au nombre des plus grands fleuves et porte trois ponts, dont un dans l’intérieur de la ville et deux à l’extérieur. On y a placé, tant au dedans qu’au dehors de la ville, des roues hydrauliques, qui arrosent les jardins. Les fruits sont fort abondants à Nacdeh. Nous y logeâmes dans la zâouïah du jeune-homme Akhy Djâroûk, qui remplit à Nacdeh les fonctions de commandant. Il nous traita généreusement, selon la coutume de ces jeunes-gens.

Nous passâmes trois jours à Nacdeh ; puis nous partîmes pour la ville de Kaiçârïah (Cœsarea), qui appartient aussi au prince de l’Irâk. C’est une des grandes villes du pays de Roûm ; une armée des habitants de l’Irak y réside, ainsi qu’une des khâtoûn de l’émir ’Alà eddîn Artena, nommé plus haut, laquelle est au nombre des princesses les plus nobles et les plus vertueuses. Elle est parente du roi de l’Irâk, et on l’appelle Agha, ce qui signifie Grand. Toutes les personnes qui ont quelque parenté avec le sultan sont appelées de ce titre. (Agha ou Aka désignait, chez les Mongols, une princesse de la famille royale.) Le nom de cette princesse est Taghy khâtoûn, et nous la visitâmes. Elle se leva devant nous, nous donna un salut gracieux, nous parla avec bonté, et ordonna de nous servir des aliments. Nous mangeâmes, et lorsque nous nous en fûmes retournés, elle nous envoya, par un de ses esclaves, un cheval sellé et bridé, une robe d’honneur et des dirhems, et elle nous fit présenter ses excuses.

Nous logeâmes à Caïçârïah dans la zàouïah du jeune-homme-frère, l’émir Aly. C’est un émir considérable et un des principaux frères de ce pays. Il est le supérieur d’une corporation composée de plusieurs des chefs et des grands de la ville. Son ermitage est au nombre des plus beaux par ses tapis, ses lampes, l’abondance de ses mets, et la solidité de sa construction. Les notables de la ville d’entre ses compagnons, ainsi que les autres, se rassemblent chaque nuit auprès de lui, et font, pour traiter généreusement les nouveaux venus, beaucoup plus que n’en font les autres. Une des coutumes de ce pays consiste en ce que, dans toute localité où il n’y a pas de sultan, c’est l’akhy qui remplit les fonctions de gouverneur. Il donne des chevaux et des vêtements aux voyageurs, et leur fait du bien selon la mesure de leur mérite. L’ordre que suit ce gouverneur, dans l’exercice de son autorité (mot à mot : dans son commandement et dans sa défense) et ses promenades à cheval est le même que celui des rois.

Nous nous rendîmes ensuite à la ville de Siwâs. C’est une des possessions du roi de l’Irâk, et la plus grande ville qui lui appartienne dans ce pays. Ses émirs et ses percepteurs y font leur résidence. Elle est bien construite ; ses rues sont larges et ses marchés regorgent de monde. On y voit une maison qui ressemble à un collège et qui est appelée la maison du seïdat (dâr assiyâdah, « l’hôtel du pouvoir » ). Il n’y loge que des chérîfs (descendants de Mahomet), et leur chef y habite ; on leur y assigne, pour tout le temps de leur séjour, des lits, de la nourriture, des bougies et autres objets, et lorsqu’ils partent, on leur fournit des provisions de roule.

Quand nous fûmes arrivés près de cette ville, les compagnons du jeune-homme Akhy Ahmed Bitchaktchy (coutelier), sortirent à notre rencontre. Bitchak signifie en turc « un couteau », et le nom de Bitchaktchy est dérivé de ce mot. Ils formaient une troupe nombreuse ; les uns étaient à cheval, les autres à pied. Nous rencontrâmes ensuite les compagnons du jeune-homme Akhy Tcheleby. Celui-ci est un des principaux frères, et son rang surpasse celui d’Akhy Bitchaktchy. Ses compagnons nous invitèrent à loger chez eux ; mais cela ne me fut pas possible, car ils avaient été prévenus par les autres. Nous entrâmes dans la ville avec eux tous ; ils se vantaient à l’envi les uns des autres ; ceux qui étaient arrivés les premiers près de nous témoignèrent la plus vive allégresse de ce que nous descendions chez eux. Ils agirent en toutes choses, repas, bain, séjour pendant la nuit, comme ceux qui les avaient précédés.

Nous passâmes trois jours chez eux, au milieu de la plus parfaite hospitalité. Le kâdhi vint ensuite nous trouver, accompagné d’une troupe d’étudiants, amenant avec eux des chevaux de l’émir ’Alà eddin Arténa, lieutenant du roi de l’Irâk dans le pays de Roûm. Ainsi nous montâmes à cheval pour l’aller trouver. Il vint au-devant de nous jusqu’au vestibule de son palais, nous donna le salut et nous souhaita la bienvenue ; il s’exprimait en arabe avec éloquence. Il me questionna touchant les deux Irâks, Isfahân, Chîrâz, le Kermân, le sultan Atabec, la Syrie, l’Égypte et les sultans des Turcomans. Il voulait que je louasse ceux d’entre les derniers qui s’étaient montrés généreux, et que je blâmasse les avares. Je n’agis pas ainsi, mais je fis l’éloge de tous indistinctement. Il fut content de moi, à cause de cette conduite, et m’en fit compliment ; puis il ordonna d’apporter des mets et nous mangeâmes. Il nous dit : « Vous serez mes hôtes. » Akhy Tcheleby lui répondit : « Ils n’ont pas encore logé dans mon ermitage ; qu’ils demeurent donc chez moi ; les mets de ton hospitalité leur y seront remis. » L’émir répliqua : « Qu’il en soit ainsi ! » En conséquence nous nous transportâmes dans l’ermitage d’Akhy Tcheleby, et nous y passâmes six jours, traités par lui et par l’émir, après quoi, celui-ci envoya un cheval, un vêtement et des pièces d’argent. Il écrivit à ses lieutenants, dans les pays voisins, de nous donner l’hospitalité, de nous traiter avec honneur et de nous fournir des provisions de route.

Nous partîmes pour la ville d’Amâciyah (Amasia), place grande et belle, possédant des rivières, des vergers, des arbres, et produisant beaucoup de fruits. Sur ses rivières on a placé des roues hydrauliques pour arroser les jardins et fournir de l’eau aux maisons. Elle a des rues spacieuses et des marchés fort larges ; son souverain est le roi de l’Irâk. Dans son voisinage se trouve la ville de Soûnoca (Sounissa ou Souneïça, de Hadji Khalfah), qui appartient aussi au roi de l’Irâk, et où habitent les descendants de l’ami de Dieu Abou’l’abbâs Ahmed arrifa’y ; parmi eux, le cheïkh Izz eddîn, qui est à présent chef d’Arriwâk (le caravansérail), et propriétaire du tapis à prier d’Arrifà’y, et les frères d’Izz eddîn, le cheïkh Aly, le cheikh Ibrâhim et le cheïkh Yahia, tous fils du cheïkh Ahmed Cutchuc (mot qui signifie « le Petit » ). Ce dernier est le fils de Tâdj eddîn Arrifâ’y. Nous logeâmes dans leur zàouïah, et nous les trouvâmes supérieurs à tous les autres hommes.

Puis nous nous rendîmes à la ville de Cumich (ou Gumich Khâneh « la maison d’argent » ), qui appartient au roi de l’Irâk. C’est une ville grande et peuplée, où il vient des marchands de l’Irâk et de la Syrie, et où il se trouve des mines d’argent. A deux jours de distance, on rencontre des montagnes élevées et âpres (les monts Kolat Dagh), où je n’allai pas. Nous logeâmes à Cumich, dans l’ermitage du frère Medjd eddîn, et nous y passâmes trois jours, défrayés par lui. Il se conduisit comme ceux qui l’avaient précédé. Le lieutenant de l’émir Artena vint nous trouver, et nous envoya les mets de l’hospitalité et des provisions de route. Nous partîmes de cette place et nous arrivâmes à Arzendjân, qui est du nombre des villes du prince de l’Irâk. C’est une cité grande et peuplée ; la plupart de ses habitants sont des Arméniens, et les musulmans y parlent la langue turque. Arzendjân possède des marchés bien disposés ; on y fabrique de belles étoffes, qui sont appelées de son nom. Il y a des mines de cuivre, avec lequel on fabrique des vases, ainsi que les baiçoûs que nous avons décrits. Ils ressemblent aux candélabres en usage chez nous. Nous logeâmes à Arzendjân, dans la zàouïah du fata Akhy Nizhâm eddîn, laquelle est une des plus belles qui existent. Ce personnage est aussi un des meilleurs et des principaux jeunes-gens ; et il nous traita parfaitement.

D’Arzendjân nous allâmes à Arz-erroûm (Arzen erroûm, Erzeroum), une des villes qui appartiennent au roi de l’Irâk. Elle est fort vaste, mais en grande partie ruinée, à cause d’une guerre civile qui survint entre deux tribus de Turcomans qui l’habitaient. Trois rivières la traversent, et la plupart de ses maisons ont des jardins où croissent des arbres et des ceps de vignes. Nous y logeâmes dans l’ermitage du fata Akhy Thoûmàn. Cet homme est fort âgé : l’on dit qu’il a plus de cent trente années. Je l’ai vu, qui allait et venait à pied, appuyé sur un bâton. Sa mémoire était encore ferme ; il était assidu à faire la prière aux heures déterminées, et il ne se reprochait rien, si ce n’est de ne pouvoir jeûner. Il nous servit lui-même pendant le repas, et ses fils nous servirent dans le bain. Nous voulûmes le quitter le second jour, mais cela lui déplut ; il refusa d’y consentir et dit : « Si vous agissez ainsi, vous diminuerez ma considération ; car le terme le plus court de l’hospitalité est de trois jours. » Nous passâmes donc trois jours près de lui.

Puis nous partîmes pour la ville de Birgui (Birkeh ou Birgheh). Nous y arrivâmes après quatre heures du soir, et nous rencontrâmes un de ses habitants, à qui nous demandâmes où se trouvait la zâouïah du frère dans cette ville. Il répondit : « Je vous y conduirai. » Nous le suivîmes ; mais il nous mena à sa propre demeure, située au milieu d’un jardin qui lui appartenait, et il nous logea tout en haut de la terrasse de sa maison. Des arbres ombrageaient cet endroit, et c’était alors le temps des grandes chaleurs. Cet homme nous apporta toutes sortes de fruits, nous hébergea parfaitement, et donna la provende à nos chevaux : nous passâmes la nuit chez lui.

Nous avions appris qu’il se trouvait dans cette ville un maître distingué, nommé Mohiy eddîn, et notre hôte, qui était un étudiant, nous conduisit dans le collège. Ce professeur venait d’y arriver, monté sur une mule fringante ; ses esclaves et ses serviteurs l’entouraient à droite et à gauche, et les étudiants marchaient devant lui. Il portait des vêtements amples et superbes, brodés d’or. Nous le saluâmes ; il nous souhaita la bienvenue, nous fit un gracieux salut et nous parla avec bonté ; puis il me prit par la main et me fit asseoir à son côté. Bientôt après arriva le kâdhi Izz eddîn Firichta ; ce mot persan signifie ange, et le juge a été surnommé ainsi à cause de sa piété, de sa chasteté et de sa vertu. Il s’assit à la droite du professeur. Celui-ci commença à faire une leçon sur les sciences fondamentales et celles dérivées ou accessoires. Lorsqu’il eut achevé, il se rendit dans une cellule située dans l’école, il ordonna de la garnir de tapis et m’y logea. Puis il m’envoya un festin copieux.

Ce personnage me manda après la prière du coucher du soleil. Je me rendis près de lui, et le trouvai dans une salle de réception située dans un jardin qui lui appartenait. Il y avait en cet endroit un réservoir, dans lequel l’eau descendait d’un bassin de marbre blanc, entouré de faïence de diverses couleurs. Le professeur avait devant lui une troupe d’étudiants ; ses esclaves et ses serviteurs étaient debout à ses côtés. Il était assis sur une estrade recouverte de beaux tapis peints, et lorsque je le vis, je le pris pour un roi. Il se leva devant moi, vint à ma rencontre, me prit par la main et me fit asseoir à son côté, sur son estrade. On apporta des mets ; nous en mangeâmes et nous retournâmes dans la medréceh. Un des disciples me dit que c’était la coutume de tous les étudiants qui s’étaient trouvés cette fois près du maître d’assister chaque nuit à son repas. Ce professeur écrivit au sultan pour l’informer de notre arrivée, et dans sa lettre il fit notre éloge. Le prince se trouvait alors sur une montagne voisine, où il passait l’été, à cause de l’extrême chaleur. Cette montagne était froide, et il avait coutume d’y passer le temps des chaleurs.


DU SULTAN DE BIRGUI.

C’est Mohammed, fils d’Aïdîn, un des meilleurs souverains, des plus généreux et des plus distingués. Lorsque le professeur lui eut expédié un message pour l’informer de ce qui me concernait, il m’envoya son lieutenant, afin de m’inviter à l’aller trouver. Le professeur me conseilla d’attendre jusqu’à ce qu’il me mandât une seconde fois. Une plaie qui venait de se déclarer sur son pied l’empêchait de monter à cheval, et lui avait fait même discontinuer ses leçons. Cependant le sultan m’ayant envoyé chercher une seconde fois, cela lui fit de la peine et il me dit : « Je ne puis monter à cheval, et c’était mon intention de t’accompagner, afin de convenir avec le sultan du traitement auquel tu as droit. » Mais il brava la douleur, enveloppa autour de son pied des lambeaux d’étoffe, et monta à cheval sans placer le pied dans l’étrier. Moi et mes compagnons nous montâmes aussi à cheval, et nous gravîmes la hauteur sur un chemin qui avait été taillé dans le roc et bien aplani.

Nous arrivâmes vers une heure au campement du sultan, et nous descendîmes sur les bords d’une rivière, à l’ombre des noyers. Nous trouvâmes le prince dans une grande agitation et ayant l’esprit préoccupé, à cause de la fuite de son fils cadet, Soleïmân, qui s’était retiré près de son beau-père, le sultan Orkhân bec. Lorsqu’il reçut la nouvelle de notre arrivée, il nous envoya ses deux fils, Khidhr bec et ’Omar bec. Ces deux princes donnèrent le salut au docteur (le professeur). Celui-ci leur ayant ordonné de me saluer, ils obéirent et m’interrogèrent touchant mon état et le temps de mon arrivée, puis ils s’en retournèrent. Le sultan m’envoya une tente appelée, chez les Turcs, khargâh. Elle se compose de morceaux de bois, réunis en forme de coupole, et sur lesquels on étend des pièces de feutre. On ouvre la partie supérieure pour laisser entrer la lumière et l’air, à l’instar du bâdhendj ou ventilateur, et l’on bouche cette ouverture lorsqu’il est nécessaire. On apporta un tapis qu’on étendit par terre ; le docteur s’assit et j’en fis autant ; ses compagnons et les miens étaient en dehors de la tente, à l’ombre des noyers. Ce lieu (comme nous l’avons dit) est très-froid : il me mourut un cheval cette nuit, à cause de la violence du froid.

Le lendemain, le professeur monta à cheval pour aller trouver le sultan, et s’exprima à mon égard selon ce que lui dicta sa bonté ; puis il revint me trouver et m’informa de cela. Au bout d’un certain temps, le prince nous envoya chercher tous les deux. Nous nous rendîmes à sa demeure ; nous le trouvâmes debout et le saluâmes. Le docteur s’assit a sa droite, pour moi, je pris place immédiatement après celui-ci. Il m’interrogea sur mon état et mon arrivée, et m’adressa des questions relativement au Hidjàz, à l’Égypte, à la Syrie, au Yaman, aux deux Irâks et à la Perse, après quoi on servit des aliments ; nous mangeâmes et nous nous en retournâmes. Le sultan nous envoya du riz, de la farine et du beurre, dans des ventricules de brebis : telle est la coutume des Turcs.

Nous restâmes plusieurs jours dans cet état ; le sultan nous envoyait chercher chaque jour, pour assister à son repas. Il vint une fois nous visiter après l’heure de midi. Le docteur occupa la place d’honneur du salon ; je me plaçai à sa gauche et le sultan s’assit à sa droite. Il en agit ainsi à cause de la considération dont les hommes de loi jouissent chez les Turcs. Il me pria de lui écrire des paroles mémorables, ou traditions du Prophète. J’en traçai plusieurs pour lui, et le docteur les lui présenta sur l’heure. Le sultan prescrivit à ce savant de lui en écrire un commentaire en langue turque ; puis il se leva et sortit. En se retirant, il vit nos serviteurs qui nous faisaient cuire des aliments, à l’ombre des noyers, sans aromates ni herbes potagères. Il ordonna pour cela de châtier son trésorier, et nous envoya des épices et du beurre.

Cependant notre séjour sur cette montagne se prolongea ; l’ennui me prit, et je désirai m’en retourner. Le docteur aussi était las de demeurer en cet endroit, et il expédia un message au sultan, pour l’informer que je voulais me remettre en route. Le lendemain le souverain envoya son lieutenant, et celui-ci parla au professeur en turc, langue que je ne connaissais pas alors. Ce dernier lui répondit dans le même langage ; l’officier s’en retourna. Le professeur me dit : « Sais-tu ce que veut cet homme ? » Je répliquai : « Je l’ignore. » « Le sultan, reprit-il, m’a envoyé demander ce qu’il te donnerait ; j’ai dit à son messager : « Le prince possède de l’or, de l’argent, des chevaux et des esclaves. Qu’il lui donne là-dessus ce qu’il préférera. » L’officier alla donc retrouver le sultan, puis il revint près de nous et nous dit : « Le souverain ordonne que vous séjourniez tous deux ici aujourd’hui, et que vous descendiez avec lui demain, dans son palais en ville. »

Le jour suivant, il envoya un excellent cheval de ses écuries, et descendit avec nous dans la ville. Les habitants sortirent à sa rencontre, et parmi eux, le kâdhi dont il a été question tout à l’heure. Le sultan fit ainsi son encrée, accompagné par nous. Lorsqu’il eut mis pied à terre à la porte de son palais, je m’en allais avec le professeur, me dirigeant vers la medréceh ; mais il nous rappela, et nous ordonna d’entrer avec lui dans son palais. Lorsque nous fûmes arrivés dans le vestibule, nous y trouvâmes environ vingt serviteurs du sultan, tous doués d’une très-belle figure et couverts de vêtements de soie. Leurs cheveux étaient divisés et pendants ; leur teint était d’une blancheur éclatante et mêlé de rouge. Je dis au docteur : « Quelles sont ces belles figures ? » — « Ce sont, me répondit-il, des pages grecs. »

Nous montâmes avec le sultan un grand nombre de degrés, jusqu’à ce que nous fussions arrivés dans un beau salon, au milieu duquel se trouvait un bassin plein d’eau ; il y avait, en outre, à chacun des angles, une figure de lion en bronze, qui lançait de l’eau par la gueule. Des estrades, contiguës les unes aux autres et couvertes de tapis, faisaient le tour de ce salon ; sur une de celles-ci se trouvait le coussin du sultan. Lorsque nous fûmes arrivés près de cette dernière, le souverain enleva de sa propre main son coussin, et s’assit avec nous sur les tapis. Le docteur prit place à sa droite, le kâdhi, à la suite du fakîh, quant à moi, je venais immédiatement après le juge. Les lecteurs du Coran s’assirent au bas de l’estrade ; car ils ne quittent jamais le sultan, quelque part qu’il donne audience. On apporta des plats d’or et d’argent, remplis de sirop délayé où l’on avait exprimé du jus de citron et mis de petits biscuits, cassés en morceaux ; il y avait dans ces plats des cuillers d’or et d’argent. On apporta en même temps des écuelles de porcelaine, remplies du même breuvage, et où il y avait des cuillers de bois. Les gens scrupuleux se servirent de ces écuelles de porcelaine et de ces cuillers de bois. Je pris la parole pour rendre des actions de grâces au sultan et faire l’éloge du docteur ; j’y mis le plus grand soin, cela plut au sultan et le réjouit.


ANECDOTE.

Tandis que nous étions assis avec le sultan, il arriva un vieillard dont la tête était couverte d’un turban garni d’un appendice qui tombait par derrière. Il salua le prince, et le juge et le docteur se levèrent en son honneur. Il s’assit vis-à-vis du sultan, sur l’estrade, et les lecteurs du Coran étaient au-dessous de lui. Je dis au docteur : « Quel est ce cheïkh ? » Il sourit et garda le silence ; mais je renouvelai ma question, et il me répondit : « C’est un médecin juif ; nous avons tous besoin de lui, et à cause de cela nous nous sommes levés lorsqu’il est entré, ainsi que tu as vu. » Je fus saisi de colère (litt. ma colère tant récente qu’ancienne [contre lesjuifs] me saisit) et je dis au juif : « Ô maudit, fils de maudit, comment oses-tu t’asseoir au-dessus des lecteurs du Coran, toi qui n’es qu’un juif ? » Je lui fis des reproches et j’élevai la voix. Le sultan fut étonné et demanda le sens de mes paroles. Le professeur l’en informa, et le juif se fâcha et sortit du salon, dans le plus pileux état. Lorsque nous nous en fûmes retournés, le fakîh me dit : « Tu as bien fait ; que Dieu te bénisse ! Nul autre que toi n’aurait osé parler ainsi à ce juif. Tu lui as appris à se connaître. »


AUTRE ANECDOTE.

Pendant cette audience, le sultan m’interrogea et me dit. « As-tu vu une pierre tombée du ciel ? » Je répondis : « Je n’en ai jamais vu et n’en ai pas entendu parler. » — « Une pierre, reprit-il, est tombée du ciel près de la ville où nous sommes. » Puis il appela plusieurs individus, et leur ordonna d’apporter l’aérolithe. Ils apportèrent une pierre noire, compacte, très-brillante et excessivement dure. Je conjecturai que son poids s’élevait à un quintal. Le sultan ordonna de faire venir des tailleurs de pierres, et il en vint quatre, auxquels il commanda de frapper l’aérolithe. Ils le frappèrent quatre fois, tous ensemble, comme un seul homme, avec des marteaux de fer ; mais, à mon grand étonnement, ils ne laissèrent aucune trace sur la pierre. Le sultan ordonna de la reporter où elle se trouvait auparavant.

Le troisième jour après notre entrée dans la ville avec le sultan, ce prince donna un grand festin, auquel il invita les légistes, les cheikhs, les chefs de l’armée et les principaux habitants de la ville. Lorsqu’on eut mangé, les lecteurs du Coran lurent avec leurs belles voix ; puis nous retournâmes à notre demeure, dans la médrécéh. Le sultan nous envoyait chaque nuit des mets, des fruits, des sucreries et des bougies ; puis il me donna cent mithkâls ou pièces d’or, mille dirhems, un vêtement complet, un cheval et un esclave grec, appelé Mikhâïyl (Michel). Il fit remettre à chacun de mes compagnons un vêtement et des pièces d’argent. Nous dûmes tous ces bienfaits à la compagnie du professeur Mohiy eddîn. (Que Dieu l’en récompense !) Il nous fit ses adieux et nous partîmes. La durée de notre séjour près de celui-ci, tant sur la montagne que dans la ville, avait été de quatorze jours.

Nous nous dirigeâmes ensuite vers la ville de Tireh, qui fait partie des États de ce sultan (le roi de Birgui), et qui est une belle cité, possédant des rivières, des jardins et des arbres fruitiers. Nous y logeâmes dans la zàouïah du fata Akhv Mohammed. Cet homme est au nombre des plus saints personnages ; il pratique une grande abstinence, et a des compagnons qui suivent sa manière de vivre. Il nous donna l’hospitalité et fit des vœux en notre faveur.

Nous partîmes pour la ville d’Ayà Soloûk (altération du nom d’Agios Theologos, Saint-Jean, par lequel les Grecs du moyen âge désignaient l’ancienne Ephèse), cité grande, ancienne et vénérée par les Grecs. Il y a ici une vaste église construite en pierres énormes ; la longueur de chacune est de dix coudées et au-dessus, et elles sont taillées de la manière la plus admirable. La mosquée djàmi’ de cette ville est une des plus merveilleuses mosquées du monde, et n’a pas sa pareille en beauté. C’était jadis une église appartenant aux Grecs ; elle était fort vénérée chez eux, et ils s’y rendaient de divers pays. Lorsque cette ville eut été conquise, les musulmans firent de cette église une mosquée cathédrale. Ses murs sont en marbre de différentes couleurs, et son pavé est de marbre blanc. Elle est couverte en plomb et a onze coupoles de diverses formes, au milieu de chacune desquelles se trouve un bassin d’eau. Un fleuve la traverse (le Caïstre des anciens), sur les deux rives duquel sont plantés des arbres de diverses espèces, des ceps de vignes et des berceaux de jasmin. Elle a quinze portes.

L’émir de cette ville est Khidhr bec, fils du sultan Mohammed, fils d’Âïdîn. Je l’avais vu chez son père à Birgui ; je le rencontrai ensuite en dehors de cette ville, et je le saluai sans descendre de cheval. Cela lui déplut, et ce fut le motif du désappointement que j’éprouvai de sa part. La coutume de ces princes est de mettre pied à terre devant un voyageur, lorsqu’il leur en donne l’exemple, et cela leur fait plaisir. Khidhr bec ne m’envoya qu’une pièce d’étoffe de soie dorée, que l’on appelle annakh. J’achetai dans cette ville une jeune vierge chrétienne, moyennant quarante dinars d’or.

Nous nous dirigeâmes ensuite vers Yazmîr (Smyrne), grande ville située sur le rivage de la mer, mais dont la portion la plus considérable est en ruines. Elle possède un château contigu à sa partie supérieure. Nous logeâmes en cette ville dans la zàouïah du cheikh Ya’koûb, un des Ahmédiens, homme pieux et vertueux. Nous rencontrâmes près de Yazmîr le cheïkh Izz eddîn ibn Ahmed arrifà’y, qui avait avec lui Zâdeh alakhlâthy, un des principaux cheïkhs, et cent fakîrs, de ceux qui sont privés de leur raison. L’émir avait fait dresser pour eux des tentes ; et le cheïkh Ya’koûb leur donna un festin, auquel j’assistai ; j’eus ainsi une entrevue avec ces malheureux.

L’émir de cette ville est Omar bec, fils du sultan Mohammed, fils d’Aïdîn, dont il a été question tout à l’heure, et il habite dans la citadelle. Lors de notre arrivée, il se trouvait près de son père ; mais il revint cinq jours après. Une de ses actions généreuses, ce fut de venir me visiter à la zàouïah ; il me donna le salut et me fit des excuses. Puis il m’envoya un repas copieux, il me donna un petit esclave chrétien, haut de cinq empans, nommé Nikoûlah (Nicolas), et deux vêtements de kemkha (velours). C’est une étoffe de soie fabriquée à Baghdâd, à Tibrîz, à Neïçâboûr et dans la Chine. Le docteur qui remplissait près de cet émir les fonctions d’imâm, m’apprit qu’il ne lui était pas resté, à cause de sa générosité, d’autre esclave que celui qu’il me donna. Que Dieu ait pitié de lui ! Il fit aussi présent au cheïkh Izz eddîn de trois chevaux tout harnachés, de grands vases d’argent, remplis de dirhems (cette sorte d’ustensile est nommée chez les Turcs almichrebeh « bocal, vase à boire » ), de vêtements de drap, de mer’iz : (étoffe de laine), de kodsy, et de kemkha ; enfin, de jeunes esclaves des deux sexes.

Ledit émir était généreux et pieux, il combattait souvent contre les infidèles. Il avait des vaisseaux de guerre, avec lesquels il faisait des incursions dans les environs de Constanlinople la Grande ; il prenait des esclaves, du butin et dissipait tout cela par sa générosité et sa libéralité ; puis il retournait à la guerre sainte, si bien que ses attaques devinrent très-pénibles pour les Grecs, qui eurent recours au pape. Celui-ci ordonna aux chrétiens de Gènes et de France de faire la guerre au prince de Yazmîr, ce qui eut lieu. De plus, il fit partir de Rome une armée, et ces troupes attaquèrent la ville de Yazmîr pendant la nuit, avec un grand nombre de vaisseaux ; elles s’emparèrent du port et de la ville. L’émir Omar descendit du château à leur rencontre, les combattit, et succomba martyr de la foi, avec un grand nombre de ses guerriers. Les chrétiens s’établirent solidement dans la ville ; mais ils ne purent s’emparer du château, à cause de sa force.

Nous partîmes de cette ville pour celle de Maghnîciyah (Magnesia, actuellement Manissa), et nous y logeâmes le soir du jour d’arafah (9 de dhou’lhiddjah), dans l’ermitage d’un des jeunes-gens. C’est une ville grande et belle, située sur la pente d’une montagne, et dont le territoire possède beaucoup de rivières, de sources, de jardins et d’arbres fruitiers.


DU SULTAN DE MAGHNICIYAH.

Il se nomme Sâroû khân, et lorsque nous arrivâmes dans cette ville, nous le trouvâmes dans la chapelle sépulcrale de son fils, qui était mort depuis plusieurs mois. Il y passa, avec la mère du défunt, la nuit de la fête (du sacrifice, 10 de dhou’lhiddjah), et la matinée suivante. Le corps du jeune prince avait été embaumé, et placé dans un cercueil de bois recouvert de fer étamé ; on le voyait ainsi suspendu au milieu d’une chapelle sans toit, afin que l’odeur du cadavre pût s’exhaler au dehors, après quoi on la recouvrira d’un toit, la bière sera placée en évidence sur le sol, et les vêtements du mort seront déposés sur celle-ci. J’ai vu agir de cette façon d’autres souverains que celui de Maghniciyah. Nous saluâmes ce dernier en cet endroit, nous fîmes avec lui la prière de la fête, et nous retournâmes à la zàouïah.

Le jeune esclave qui m’appartenait prit nos chevaux, et partit pour les mener à l’abreuvoir, avec un autre esclave, appartenant à un de mes compagnons ; mais ils tardèrent à revenir, et quand le soir fut arrivé, on ne reconnut d’eux aucune trace. Le jurisconsulte et professeur, l’excellent Moslih eddîn, habitait dans cette ville ; il alla avec moi trouver le sultan, et nous lui apprîmes cet événement. Le souverain envoya à la recherche de ces fugitifs, et on ne les trouva pas alors, car les habitants étaient occupés à célébrer la fête. Ils s’étaient dirigés tous deux vers une ville appartenant aux infidèles (c’est-à-dire aux Génois), située sur le rivage de la mer, à une journée de marche de Maghnîciyah, et nommée Foûdjah (Phocée). Ceux-ci occupent une place très-forte, et envoient chaque année un présent au sultan de Maghnîciyah, qui s’en contente, à cause de la force de leur ville. Lorsque l’heure de midi (du jour suivant) fut écoulée, quelques Turcs ramenèrent les deux fugitifs, ainsi que les chevaux. Ils racontèrent que, les esclaves ayant passé près d’eux le soir précédent, ils avaient conçu des soupçons à leur égard, et avaient insisté jusqu’à ce qu’ils avouassent le projet qu’ils avaient formé de s’enfuir.

Nous partîmes ensuite de Maghnîciyah, et nous passâmes la nuit près d’une horde de Turcomans, campés dans un pâturage qui leur appartenait. Nous ne trouvâmes pas chez eux de quoi nourrir nos bêtes de somme pendant cette nuit. Nos compagnons montèrent la garde à tour de rôle, de peur d’être volés. Quand ce fut le tour du docteur ’Afîf eddin Attoûzery, je l’entendis qui lisait le chapitre de la Vache (11° du Coran), et je lui dis : « Lorsque tu voudras dormir, préviens-moi, afin que je voie qui devra monter la garde. » Puis je m’endormis ; mais il ne me réveilla que quand le matin fut arrivé, et déjà les voleurs m’avaient pris un cheval, qui était monté d’ordinaire par ledit ’Afîf eddin, avec sa selle et sa bride. C’était un animal excellent, que j’avais acheté à Ayâ Soloûk.

Nous partîmes le lendemain et nous arrivâmes à Berghamah (Pergame), ville en ruines, qui possède une citadelle grande et très-forte, située sur la cime d’une montagne. On dit que le philosophe Platon était un des habitants de cette ville, et la maison qu’il occupait est encore connue sous son nom. (L’auteur confond avec le médecin Galien.) Nous logeâmes à Berghamah dans l’ermitage d’un fakîr ahmédien ; mais un des grands de la ville survint, nous emmena à sa maison, et nous traita avec beaucoup de considération.


DU SULTAN DE BERGHAMAH.

Il est appelé Yakhchy khân. Khân, chez ces peuples, signifie la même chose que sultan, et yakhchy veut dire excellent. ous le trouvâmes dans son habitation d’été ; on lui annonça notre arrivée, et il nous envoya un festin et une pièce de cette étoffe appelée kodsy.

Nous louâmes quelqu’un pour nous montrer le chemin, et nous vovageâmes dans des montagnes élevées et âpres, jusqu’à ce que nous fussions arrivés à Balikesri. C’est une ville belle, bien peuplée et pourvue de beaux marchés ; mais il n’y avait pas de mosquée djàmi’ où l’on put faire la prière du vendredi. Les habitants voulurent en bâtir une à l’extérieur, tout près de la ville. Ils en construisirent les murailles, mais ils n’y mirent pas de toit. Ils y priaient néanmoins, et y célébraient l’office du vendredi, à l’ombre des arbres. Nous logeâmes à Balîkesri, dans l’ermitage du jeune-homme Akhy Sinân, qui est au nombre des hommes les plus distingués de sa corporation. Le juge et prédicateur de cette cité, le légiste Moûça, vint nous visiter.


DU SULTAN DE BALIKESRI.

Il se nomme Domoùr khàn, et il ne possède aucune bonne qualité. C’est son père qui a bâti cette ville, dont la population s’est accrue d’un grand nombre de vauriens, sous le règne du prince actuel ; « car les hommes suivent la religion de leur roi » (tel roi, tel peuple). Je visitai ce prince, et il m’envoya une pièce d’étoffe de soie. J’achetai dans cette ville une jeune esclave chrétienne, nommée Marghalithah (Marguerite).

De là nous nous rendîmes à Boursa (Brousse), ville grande et possédant de beaux marchés et de larges rues. Des jardins et des sources d’eau vive l’entourent de toutes parts. Proche de ses murailles coule un canal, dont l’eau est très-chaude et tombe dans un grand étang. On a bâti près de celui-ci deux édifices, dont l’un est consacré aux hommes et l’autre aux femmes. Les malades viennent chercher leur guérison dans cette source d’eau thermale, et s’y rendent des contrées les plus éloignées. Il y a là une zâouïah pour les voyageurs ; ils y logent et y sont nourris tout le temps de leur séjour, c’est-à-dire trois journées. Elle a été construite par un roi turcoman.

Nous logeâmes à Boursa dans la zâouïah du jeune-homme Akhy Chems eddîn, un des principaux jeunes-gens, et nous passâmes près de lui le jour de l’âchoûrâ (10 de moharram). Il prépara un grand festin, et invita les chefs de l’armée et des habitants de la ville, pendant la nuit. Ils rompirent le jeûne chez lui, et les lecteurs du Coran firent une lecture avec leurs belles voix. Le légiste et prédicateur Medjd eddîn Alkoûnewy (de Konieh) était présent ; il prononça un sermon et une exhortation, et fut très-éloquent. Ensuite on se mit à chanter et à danser, et ce fut une nuit très-imposante. Ce prédicateur était un homme fort pieux ; il jeûnait habituellement, et ne rompait le jeûne que tous les trois jours ; il ne mangeait que ce qu’il avait gagné par le travail de ses mains, et l’on disait qu’il n’acceptait de repas chez qui que ce fût. Il n’avait ni habitation, ni d’autres meubles que les vêtements dont il se couvrait ; il ne dormait que dans le cimetière, et il prêchait et exhortait dans les réunions. Un certain nombre d’hommes faisaient pénitence entre ses mains, dans chaque assemblée. Je le cherchai, après cette nuit-là, mais je ne le trouvai pas. Je me rendis au cimetière sans le rencontrer ; et l’on me dit qu’il y allait lorsque tout le monde dormait.


ANECDOTE.

Pendant que nous nous trouvions, cette nuit de l’âchoûrâ, dans l’ermitage de Chems eddîn, le susdit Medjd eddîn y prononça un sermon à la fin de la nuit. Un des fakîrs poussa un grand cri, à la suite duquel il perdit connaissance. On répandit sur lui de l’eau de rose, mais il ne recouvra pas ses sens ; on réitéra cette effusion sans plus de succès. Les assistants n’étaient pas d’accord touchant son état : les uns disaient qu’il était mort, les autres qu’il n’était qu’évanoui. Le prédicateur termina son discours, les lecteurs du Coran firent leur lecture, et nous récitâmes la prière de l’aurore. Enfin le soleil se leva ; alors on s’assura de la position de cet homme, et l’on reconnut qu’il était mort. Que Dieu ait compassion de lui ! On s’occupa de laver son corps et de l’envelopper dans un linceul. Je fus du nombre de ceux qui assistèrent à la prière que l’on récita sur lui et à son enterrement.

Ce fakîr était appelé le Criard ; et l’on raconte qu’il se livrait aux exercices de la dévotion dans une caverne située dans une montagne voisine. Lorsqu’il savait que le prédicateur Medjd eddîn devait prêcher, il l’allait trouver, et assistait à son sermon. Il n’acceptait à manger de personne. Quand Medjd eddîn prêchait, il criait fort et perdait connaissance. Ensuite il revenait à lui, faisait ses ablutions et une prière de deux rec’ahs ; mais lorsqu’il entendait Medjd eddîn, il se remettait à crier, et il agissait ainsi à plusieurs reprises dans une même nuit. C’est à cause de cela qu’il fut surnommé le Criard. Il était estropié de la main et du pied, et il ne pouvait pas travailler ; mais il avait une mère, qui le nourrissait du produit de son fuseau. Lorsqu’elle fut morte, il se sustentait au moyen des plantes de la terre.

Je rencontrai dans cette ville le pieux cheïkh ’Abd Allah almisry, le voyageur ; c’était un homme de bien. Il fit le tour du globe, sauf qu’il n’entra pas dans la Chine, ni dans l’île de Serendîb, ni dans le .Maghreb, ni dans l’Espagne, ni dans le Soudân. Je l’ai surpassé en visitant ces régions.


DU SULTAN DE BOURSA.

C’est Ikhtiyâr eddin Orkhân bec, fils du sultan ’Othmân tchoûk (Petit ’Othmàn). En turc, tchoûk (ou mieux djik), signifie petit. Ce sultan est le plus puissant des rois turcomans, le plus riche en trésors, en villes et en soldats. Il possède près de cent châteaux forts, dont il ne cesse presque jamais de faire le tour. Il passe plusieurs jours dans chacun d’eux, afin de les réparer et d’inspecter leur situation. On dit qu’il ne séjourna jamais un mois entier dans une ville. Il combat les infidèles et les assiège. C’est son père qui a conquis sur les Grecs la ville de Boursa, et le tombeau de celui-ci se voit dans la mosquée de cette ville, qui était auparavant une église des chrétiens. On raconte que ce prince assiégea la ville de Yeznîc pendant environ vingt ans, et qu’il mourut avant de la prendre. Son fils, que nous venons de mentionner, en fit le siège durant douze ans, et s’en rendit maître. Ce fut là que je le vis, et il m’envoya beaucoup de pièces d’argent.

Nous partîmes de Boursa pour la ville de Yeznîc (Nicée). Avant d’y arriver, nous passâmes une nuit dans une bourgade appelée Corleh (Gheurleh), dans la zâouïah d’un des jeunes-gens-frères. En quittant cette bourgade, nous marchâmes un jour entier parmi des rivières dont les bords étaient plantés de grenadiers, qui portaient les uns des fruits doux, les autres des fruits acides. Nous arrivâmes ensuite près d’un lac, à huit milles de Yeznîc, qui produit des roseaux. On ne peut entrer dans cette ville que par un seul chemin, semblable à un pont, et sur lequel il ne peut passer qu’un cavalier à la fois. La ville de Nicée est ainsi défendue, et le lac l’entoure de tous côtés. Mais elle est en ruines (Coran, ch. ii, p. 261), et n’est habitée que par un petit nombre d’hommes au service du sultan. L’épouse de ce prince, Beïaloûn khâtoûn, y réside, et commande à ces hommes ; c’est une femme pieuse et excellente.

Le ville est entourée de quatre murs, dont chacun est séparé de l’autre par un fossé rempli d’eau. On y entre par des ponts de bois, que l’on enlève à volonté. A l’intérieur de la ville se trouvent des jardins, des maisons, des terres et des champs ensemencés. Chaque habitant a sa demeure, son champ et son verger, contigus les uns aux autres. L’eau potable est fournie par des puits, situés dans le voisinage. Cette ville produit toute sorte de fruits ; les noix et les châtaignes y abondent, et sont à bas prix. Les Turcs appellent celles-ci kasthanah, et les noix, koûz. On y trouve aussi le raisin nommé ’adhâri (perles, etc.), dont je n’ai vu le pareil en aucun autre endroit ; il est extrêmement doux, très-gros, d’une couleur claire et a la peau mince. Chaque grain n’a qu’un seul pépin.

Le jurisconsulte, l’imâm, le dévot pèlerin, ’Alâ eddîn assulthanyoûky, nous donna l’hospitalité dans cette ville. C’est un homme vertueux et généreux ; je n’allais jamais lui rendre visite sans qu’il me servît à manger. Sa figure était belle, et sa conduite, plus belle encore. Il alla trouver avec moi la khâtoûn susmentionnée ; elle me traita avec honneur, me donna un festin et me fit du bien. Quelques jours après notre arrivée à Yeznîc, le sultan Orkhân bec, dont nous avons parlé ci-dessus, arriva dans cette ville. Je séjournai à Yeznic environ quarante jours, à cause de la maladie d’un cheval qui m’appartenait. Lorsque je fus las du retard j’abandonnai cette bête, et je partis avec trois de mes compagnons, une jeune fille et deux esclaves. Il n’y avait avec nous personne qui parlât bien la langue turque et qui pût nous servir d’interprète. Nous en avions un qui nous quitta à Yeznîc.

Après être sortis de cette ville, nous passâmes la nuit dans une bourgade appelée Mekedja, chez un légiste, qui nous traita avec considération et nous donna le festin de l’hospitalité. Nous le quittâmes et nous nous remimes en route. Une femme turque nous précédait à cheval, accompagnée d’un serviteur ; elle se dirigeait vers la ville de Yenidja, et nous suivions ses traces. Cette femme étant arrivée près d’une grande rivière appelée Sakary (ce mot signifie infernale ; c’est la Sakaria des Turcs, le Sangarius des anciens), comme si elle tirait son nom de l’Enfer ; que Dieu nous en préserve ! cette femme, dis-je, entreprit de passer le fleuve. Lorsqu’elle parvint au milieu du courant, sa monture fut sur le point de se noyer avec elle, et la jeta en bas de son dos. Le serviteur qui l’accompagnait voulut la sauver ; mais le fleuve les entraîna tous deux. Il y avait sur la rive des gens qui se jetèrent à la nage après eux, et retirèrent la femme ayant encore un souffle de vie. L’homme fut aussi retrouvé, mais il était mort. Que Dieu ait compassion de lui !

Ces gens nous informèrent que le bac se trouvait plus bas, et nous nous dirigeâmes vers celui-ci. Il consiste en quatre poutres, liées avec des cordes, et sur lesquelles on place les selles des montures et les effets ; il est tiré par des personnes postées sur l’autre rive. Les hommes y montent, et on fait passer à la nage les bêtes de somme. C’est ainsi que nous pratiquâmes, et nous, arrivâmes la même nuit à Câouiyah (Gheïwa). Ce mot est formé à l’instar du nom d’agent féminin, dérivé de cuy, « cautérisation » (ou mieux du verbe caoua, « cautériser » ; et signifie « celle qui cautérise » ). Nous y logeâmes dans l’ermitage d’un des frères ; nous lui parlâmes en arabe ; il ne nous comprit pas, et nous adressa la parole en turc, mais nous ne le comprîmes pas à notre tour. Il dit alors : « Appelez le Fakîh, car il connaît l’arabe. » Celui ci arriva et nous parla en persan ; nous lui répondîmes en arabe ; il ne comprit pas nos paroles, et dit au jeune-homme dans l’idiome persan : Ichân ’araby kuhna mikouân wemen araby nau mîdânem. Ichân veut dire « ces gens-ci » ; kuhna signifie « ancien » ; mikouân (migoûïend), « ils disent » ; men, « moi » ; nau, « nouveau » ; mîdanem, « nous connaissons (je connais.) » Le fakîh voulait seulement, par ce discours, se mettre à couvert du déshonneur, parce que ces gens-là croyaient qu’il connaissait la langue arabe, tandis qu’il ne la savait pas. Il leur dit donc : « Ces étrangers parlent l’arabe ancien et je ne connais que l’arabe moderne. » Le jeune-homme pensa que la chose était conforme à ce que disait le fakîh, et cette opinion nous servit près de lui, car il mit tous ses soins à nous traiter honorablement, et se dit : « Il est nécessaire de témoigner de la considération à ces gens-ci, puisqu’ils parlent la vieille langue arabe, qui était celle du Prophète et de ses compagnons. » Nous ne comprîmes pas alors les paroles du fakih ; mais je les gravai dans ma mémoire, et lorsque j’eus appris la laugue persane, j’en saisis le sens.

Nous passâmes la nuit dans la zâouïah, dont le propriétaire fit partir avec nous un guide qui nous conduisit à Ienidja. ville grande et belle ; et nous y cherchâmes après la zâouïah du frère. Sur ces entrefaites, nous rencontrâmes un de ces fakîrs privés de la raison, et je lui dis : « Cette maison est-elle la zàouïah du frère ? » — « Oui », me répondit-il. Je fus joyeux de cela, puisque j’avais ainsi trouvé quelqu’un qui comprenait la langue arabe. Mais lorsque je l'eus mis à l’épreuve, le secret fut divulgué, vu qu’il ne savait de cet idiome que le seul mot na’am « oui, c’-est bien ». Nous logeâmes dans la zâouïah, et un des étudiants nous apporta des aliments. Le frère n’était pas présent, mais la familiarité s’établit entre nous et ce thalib. il ne connaissait pas la langue arabe, mais il nous montra de la bonté et parla au gouverneur de la ville, qui me donna un de ses cavaliers.

Celui-ci se dirigea avec nous vers Keïnoûc (Kevnik), petite ville habitée par des Grecs infidèles, qui vivent sous la protection des musulmans. Il n’y a qu’une seule maison occupée par des mahométans, qui commandent aux Grecs. La ville fait partie des États du sultan Orkhàn bec. Nous y logeâmes dans la maison d’une vieille infidèle, et c’était alors la saison de l’hiver et de la neige. Nous fîmes du bien à cette femme, et nous passâmes la nuit chez elle. Il n’y a dans cette ville ni ceps de vignes, ni arbres, et l’on n’y cultive que du safran. Notre vieille hôtesse nous en apporta beaucoup, car elle nous prenait pour des marchands, et pensait que nous lui achèterions son safran.

Lorsque le matin fut arrivé, nous montâmes à cheval ; le cavalier (ou guide) que le jeune-homme avait envoyé avec nous de Kâouïyah prit congé de nous, et fit partir à sa place un autre cavalier, qui devait nous conduire à la ville de Mothorni. Or il était tombé pendant la nuit beaucoup de neige, qui avait effacé les chemins. Ce guide prit les devauts et nous suivîmes ses traces, jusqu’à ce que nous fussions arrivés, vers le milieu du jour, à une bourgade de Turcomans, qui nous apportèrent des vivres, dont nous mangeâmes. Notre guide parla aux Turcomans, et l’un d’eux partit à cheval avec nous. Il nous fit traverser des lieux après, des montagnes et un cours d’eau, que nous dûmes passer plus de trente fois. Lorsque nous fûmes sortis de ces difficultés, il nous dit : « Donnez-moi un peu d’argent. » Nous lui répondîmes : « Lorsque nous serons arrivés à la ville, nous t’en donnerons et nous te rendrons satisfait. Il ne fut pas content de cela, ou bien il ne comprit pas le sens de nos paroles. Il prit un arc appartenant à un de mes compagnons, et s’éloigna à une courte distance ; puis il revint et nous rendit l’arc. Je lui donnai quelques pièces d’argent, il les prit, s’enfuit et nous laissa, ignorant de quel côté nous devions nous diriger ; car nous n’apercevions aucun chemin.

Nous cherchions à reconnaître les traces du chemin sous la neige, et nous les suivîmes jusqu’à ce que nous fussions arrivés, vers le coucher du soleil, à une montagne, sur laquelle on distinguait clairement la route, à cause de la grande quantité de pierres qui s’y trouvaient. Je craignis la mort tant pour moi que pour mes compagnons ; car je m’attendais à ce que la neige tombât pendant la nuit, et il a y avait aucune habitation en cet endroit. Si nous descendions de nos montures, nous péririons ; si nous marchions pendant la nuit, nous ne saurions de quel côté nous diriger. J’avais un cheval excellent, et je songeai à me tirer du danger ; car je disais en moi-même : « Lorsque je serai sain et sauf, peut-être pourrai-je trouver un expédient pour sauver mes compagnons. » Il en fut ainsi. Je les recommandai à Dieu, et je me mis en marche.

Les habitants de ce pays construisent sur les sépulcres des maisons de bois, que celui qui les aperçoit prend d’abord pour des habitations, jusqu’à ce qu’il reconnaisse que ce sont des tombeaux. J’en vis un grand nombre. Lorsque l’heure de la prière de la nuit fut écoulée, j’arrivai à des maisons et je dis : « O mon Dieu ! fais qu’elles soient habitées. » En effet, je les trouvai habitées, et Dieu me fit arriver à la porte d’une demeure où je vis un vieillard. Je lui adressai la parole en arabe ; il me parla en turc et me fit signe d’entrer. Je l’informai de la situation de mes compagnons ; mais il ne me comprit pas. Il se trouva, grâce à la bonté de Dieu, que cette maison était une zâouïah appartenant à des fakîrs, et que l’homme placé à la porte en était le supérieur. Quand les fakîrs qui se trouvaient à l’intérieur de l’ermitage m’entendirent parler au cheïkh, un d’eux, qui était connu de moi, sortit et me donna le salut. Je l’instruisis de ce qui était arrivé à mes compagnons, et je lui conseillai de partir avec les autres fakîrs, afin de les délivrer. Ils y consentirent, et se dirigèrent avec moi vers eux. Nous revînmes tous ensemble à l’ermitage, et rendîmes grâces à Dieu de notre délivrance. C’était la nuit du jeudi au vendredi. Les habitants de la bourgade se réunirent, et passèrent la nuit à prier Dieu. Chacun d’eux apporta les aliments qu’il put se procurer, et notre peine cessa.

Nous partîmes à l’aurore et nous arrivâmes à la ville de Mothorni (Mouderni), au moment de la prière du vendredi. Nous logeâmes dans la zâouïah de l’un des jeunes-gens-frères, où était déjà une troupe de voyageurs. Nous n’y trouvâmes pas d’écurie pour nos montures. Nous fîmes la prière du vendredi. Nous étions inquiets, à cause de la quantité de la neige, du froid et du manque d’écurie. Sur ces entrefaites, nous vîmes un pèlerin, habitant de Mothorni, qui nous donna le salut ; il connaissait la langue arabe. Je fus joyeux de le voir, et le priai de nous indiquer une écurie à louer pour nos montures. Il me répondit : « Quant à ce qui est de les attacher dans une habitation, cela n’est pas possible ; car les portes des maisons de cette ville sont petites et des bêtes de somme ne sauraient y passer ; mais je vous indiquerai un banc dans la place, où les voyageurs, et ceux qui viennent pour assister au marché, attachent leurs montures. » Il nous le montra effectivement, nous y liâmes nos montures, et un de mes compagnons s’établit dans une boutique vide, située en face de ce banc, afin de les garder.


ANECDOTE.

Voici une aventure surprenante qui nous arriva : J’envoyai un des serviteurs acheter de la paille pour les bêtes de somme, et j’en expédiai un autre pour se procurer du beurre. Un d’eux revint avec de la paille ; mais l’autre revint en riant, et ne rapportant rien. Nous l’interrogeâmes touchant le motif de ses rires. Il répondit : « Nous nous arrêtâmes près d’une boutique dans le marché, et nous demandâmes du beurre à son propriétaire. Il nous fit signe d’attendre et parla à son garçon. Nous remimes à celui-ci des pièces d’argent ; il tarda quelque temps, et nous rapporta de la paille. Nous la lui prîmes et lui dîmes : « Nous voulons du beurre (samn) » — « Ceci, répondit-il, est du samn. » Il nous fut démontré par là que l’on dit, dans la langue des Turcs, samn, pour exprimer de la paille (tibn). Quant au beurre, on le nomme chez eux roûghân.

Lorsque nous eûmes rencontré ce pèlerin, qui connaissait la langue arabe, nous le priâmes de nous accompagner à Kasthamoûniyah, qui est éloignée da Mothorni de dix jours de marche. Je lui fis présent d’un de mes vêtements, dont l’étoffe était de fabrique égyptienne ; je lui donnai une somme d’argent, qu’il laissa à sa famille, je lui assignai une monture et je lui promis de le bien traiter. Il partit avec nous. Nous découvrîmes qu’il était très riche, et qu’il possédait des créances sur diverses personnes ; mais qu’il avait des sentiments bas, un caractère vil, et qu’il agissait mal. Nous lui remettions des drachmes pour notre dépense ; mais il prenait le pain qui restait, achetait avec cela des épices, des herbes potagères et du sel, et gardait pour lui le prix de ces denrées. On me raconta qu’il volait, en outre, sur l’argent destiné à la dépense. Nous le supportions à cause des désagréments que nous souffrions par notre ignorance de la langue turque. La conduite de cet homme alla si loin, que nous lui en fimes des reproches outrageants, et nous lui disions, à la fin de la journée : « O pèlerin, combien nous as-tu volé aujourd’hui sur la dépense ? » Il répondait : « Tant ». Nous riions de lui et nous nous contentions de cela. Voici quelques-unes de ses méprisables actions.

Un de nos chevaux étant mort dans une station, il l’écorcha de ses propres mains et en vendit la peau. Nous logeâmes une certaine nuit chez une sœur de ce pèlerin, qui habitait une bourgade. Elle nous apporta de la nourriture et des fruits secs, savoir : des poires, des pommes, des abricots et des pêches, que l’on met détremper dans l’eau, jusqu’à ce qu’ils se ramollissent ; après quoi, on les mange et l’on boit l’eau. Nous voulûmes récompenser cette femme ; son frère le sut et nous dit : « Ne lui donnez rien, mais remettez-moi ce que vous lui destiniez. » Nous lui donnâmes quelque chose pour le satisfaire ; mais nous remîmes en cachette un présent à sa sœur, et il n’en sut rien.

Nous arrivâmes ensuite à la ville de Boûli (Boli). Lorsque nous en fûmes tout près, nous rencontrâmes une rivière qui semblait, à première vue, peu considérable ; mais quand quelques-uns de nos compagnons y furent entrés, ils lui trouvèrent un courant très-fort et très-agité. Cependant, ils la franchirent tous, et il ne resta qu’une petite esclave, qu’ils craignirent de faire passer. Mon cheval étant meilleur que les leurs, je fis monter cette jeune fille en croupe, et j’entrepris de traverser la rivière. Lorsque je fus arrivé au milieu, il s’abattit sous moi et la fille tomba. Mes compagnons la retirèrent de l’eau, ayant à peine un dernier souffle de vie. Quant à moi, je fus préservé du danger.

Nous entrâmes dans la ville, et nous nous dirigeâmes vers la zâouïah d’un des jeunes-gens-frères. C’est une de leurs coutumes de tenir toujours du feu allumé dans leurs ermitages, pendant toute la durée de l’hiver. Ils placent à chaque angle de la zâouïah un foyer, et y adaptent des conduits ou évents, par lesquels la fumée monte, sans incommoder les habitants. On donne à ces évents le nom de bakhhâry, dont le singulier est bakhîry.

Ibn Djozay dit ce qui suit : « Safy eddin Abd al’azîz, fils de Sarâya alhilly, a mentionné heureusement le bakhiry dans les vers suivants, où il a employé des expressions détournées. C’est la mention ici faite du bakhîry, qui me les remet en

mémoire. »

Certes, depuis que vous avez laissé le bakhiry, les cendres sont répandues sur son foyer indigent.

Si vous aviez voulu qu’il fût au soir le père de la flamme (c’est-à-dire qu’il donnât de la flamme), vos mules seraient venues apportant du bois. (Allusion aux deux personnages bien connus, Abou Lahab ou « père de la flamme » et sa femme, Hammâlat alhathab, ou « porteuse de fagots ». Cf. t. 1, p. 333.)

Nous revenons au récit du voyageur. Lorsque nous entrâmes dans l’ermitage, nous trouvâmes le feu allumé ; j’ôtai mes vêtements, j’en mis d’autres et je me réchauffai devant le feu. Le frère apporta des aliments et des fruits en abondance. Que Dieu bénisse cette admirable classe d’hommes ! Combien leurs âmes sont généreuses, combien sont grandes leur libéralité et leur tendresse pour les étrangers ! Comme ils sont propices au voyageur, comme ils l’aiment et sont remplis d’une tendre sollicitude pour lui ! L’arrivée d’un étranger auprès d’eux est comme son arrivée chez celui de ses proches qui l’aime le mieux. Nous passâmes cette nuit de la manière la plus agréable.

Nous partîmes au matin et arrivâmes à Gheredaï Boûli (Keredeb), grande et belle ville, située dans une plaine. Elle a des rues et des marchés fort étendus ; elle est au nombre des villes les plus froides, et se compose de quartiers séparés les uns des autres, dont chacun est habité par une classe d’hommes distincte, qui ne se mêle avec aucune autre.


DU SULTAN DE KEBEDEH.

C’est Châh bec, un des sultans de ce pays qui jouissent d’un médiocre pouvoir. Il est beau de visage, il tient une belle conduite et a un bon caractère ; mais il est peu libéral. Nous fimes dans cette ville la prière du vendredi, et nous y logeâmes dans une zâouïah. Je rencontrai le jurisconsulte et prédicateur Chems eddin addimichky, le hanbalite. Il était fixé dans cette ville depuis un bon nombre d’années, et y avait eu plusieurs enfants. C’est le légiste et prédicateur de ce sultan, et il jouit auprès de lui d’un grand crédit. Il nous visita dans la zâouïah, et nous informa que le sultan venait nous voir. Je lui rendis grâces de son action ; j’allai au-devant du sultan et je le saluai. Il s’assit, et m’interrogea touchant mon état de santé et mon arrivée, et touchant les sultans que j’avais vus. Je l’informai de tout cela. Il resta une heure, après quoi il s’en retourna, et m’envoya une monture toute sellée et un vêtement.

Nous nous rendîmes à Borloû (Boïalu ?), petite ville située sur une colline, et au bas de laquelle il y a un fossé ; elle a un château placé sur la cime d’une haute montagne. Nous y logeâmes dans un beau collège ; le pèlerin qui voyageait avec nous en connaissait le professeur et les étudiants, et assistait avec eux aux leçons. Dans quelque situation qu’il se trouvât, il ne cessait de faire partie du corps des étudiants, et il professait la doctrine hanéfite. L’émir de cette ville, Aly bec, fils du sultan illustre Soleimân pâdichâh, roi de Kasthamoûniyah, dont il sera parlé plus loin, nous invita. Nous l’allàmes trouver dans le château, et nous le saluâmes. Il nous souhaita la bienvenue, nous traita avec honneur et m’interrogea touchant mes voyages et ma situation. Je satisfis à ses questions, et il me fit asseoir à son côté. Son kâdhi et secrétaire, le pèlerin (ou d’après deux autres manuscrits, le chambellan, alhâdjib) Alâ eddîn Mohammed, un des principaux câtibs, était présent. On apporta des aliments et nous mangeâmes ; après quoi, les lecteurs du Coran firent une lecture avec des voix touchantes et des modulations admirables.

Nous nous en retournâmes, et nous partîmes le lendemain matin pour Kasthamoûniyah, qui est au nombre des plus grandes et des plus belles villes. Elle abonde en biens, et les denrées y sont à très-bon marché. Nous y logeâmes dans l’ermitage d’un cheïkh appelé le Sourdaud (Alothroûch) à cause de la dureté de son oreille, et je fus témoin d’une chose merveilleuse de sa part. En effet, un des étudiants traçait avec son doigt des lettres dans l’air ou parfois sur le sol, en présence de ce cheïkh, qui le comprenait et lui répondait. On lui racontait par ce moyen des histoires tout entières, qu’il saisissait parfaitement.

Nous restâmes à Kasthamoûniyah environ quarante jours. Nous achetions, moyennant deux dirhems, la moitié d’un mouton bien gras, et pour deux dirhems, une quantité de pain qui nous suffisait pour la journée ; or nous étions au nombre de dix. Nous prenions des sucreries au miel pour la même somme, et cela nous suffisait à tous. Nous nous procurions des noix pour un dirhem, et des châtaignes pour la même somme ; nous en mangions tous, et il en restait encore. Nous payions la charge de bois un seul dirhem, et cela pendant un froid violent. Je n’ai vu aucune ville où le prix des denrées soit moins considérable.

Je rencontrai à Kasthamoûniyah le cheïkh, l’imâm savant, le moufti, le professeur Tâdj eddîn Assulthânyoûky, un des principaux savants de son temps. Il avait enseigné dans les deux Irâks et à Tibrîz, et avait habité cette dernière ville pendant quelque temps ; il avait aussi professé à Damas, et avait jadis séjourné dans les deux villes saintes, la Mecque et Médine. Je rencontrai aussi à Kasthamoûniyah le savant professeur Sadr eddin Soleimân alfeniky, originaire de Fenîkah (Phineka), dans le pays de Roûm. Il me traita dans son école, située près du marché aux chevaux. Je vis aussi dans cette ville le cheïkh vénérable et pieux, Dâdâ émir Aly. Je le visitai dans sa zâouïah, située dans le voisinage du même marché, et je le trouvai étendu sur le dos. Un de ses serviteurs le mit sur son séant ; un autre lui ayant soulevé les paupières (litt. les cils), il ouvrit les yeux, me parla dans un arabe fort élégant et me dit : « Sois le bien venu ! » Je l’interrogeai sur son âge et il me répondit : « J’étais au nombre des compagnons du khalife Almostancir Billah ; lorsqu’il mourut, j’étais âgé de trente ans, et j’ai maintenant cent soixante-trois ans. » (Mostancir Billah, l’avantdernier des khalifes de Baghdàd, étant mort en l’année 640 (1242), il doit y avoir une erreur dans le chiffre indiqué ici par Ibn Batoutah.) Je lui demandai de prier pour moi, ce qu’il fit, et je m’en retournai.


DU SULTAN DE KASTHAMOÛNIYAH.

C’est le sultan illustre Soleimân pâdchâh (pâdichâh) ; il est vieux, car son âge dépasse soixante et dix ans ; il a une belle figure, une longue barbe, et son extérieur est majestueux et imposant. Les fakïhs et les gens de bien ont accès près de lui. Je le visitai dans sa salle de réception ; il me fit asseoir à son côté et m’interrogea touchant mon état, le temps de mon arrivée, et touchant les deux villes saintes, l’Égypte et la Syrie. Je satisfis à ses questions. Il commanda de me loger dans son voisinage, et me donna ce jour-là un beau cheval blanc, un vêtement et m’assigna une somme pour mon entretien, ainsi que du fourrage. Il m’assigna ensuite, sur une bourgade dépendante de la ville et éloignée de celle-ci d’une demi-journée, une certaine quantité de froment et d’orge qui fut perdue pour moi. En effet, je ne trouvai personne qui voulût me l’acheter, à cause du bas prix des denrées, et j’en fis don au pèlerin qui nous accompagnait.

C’est la coutume de ce sultan de donner une audience tous les jours, après la prière de l’asr. On apporte alors des aliments, on ouvre les portes et l’on n’empêche aucun individu de manger, qu’il soit citadin ou habitant de la campagne, étranger ou voyageur. Au commencement de la journée, ce prince tient une audience particulière. Son fils vient alors le trouver, lui baise les mains et s’en retourne à sa propre salle de réception. Les grands de l’empire viennent ensuite, mangent chez le souverain et s’en retournent.

C’est aussi sa coutume de se rendre à cheval, le vendredi, à la mosquée, qui est éloignée de son palais. Elle se compose de trois étages construits en bois. Le sultan, les grands de sa cour, le kâdhi, les jurisconsultes et les chefs des troupes, prient dans l’étage inférieur. L’éfendi (monsieur), frère du sultan, ses compagnons, ses serviteurs et quelques habitants de la ville, prient dans l’étage intermédiaire. Le fils du sultan, son successeur désigné, qui est le plus jeune de ses enfants et que l’on appelle Aldjewâd, ses compagnons, ses esclaves, ses serviteurs et le reste de la population, prient dans l’étage supérieur. Les lecteurs du Coran se rassemblent et s’asseyent en cercle devant le mihrâb (chœur) ; l’orateur (khathib) et le kâdhi s’asseyent près d’eux. Le sultan se trouve placé en face du mihrâb. Les lecteurs lisent le chapitre de la Caverne (Coran, xviii) avec de belles voix, et répètent les versets d’après un ordre admirable. Lorsqu’ils ont fini leur lecture, le khathîb monte en chaire et prêche, après quoi il récite la prière. Quand celle-ci est finie, on fait des prières surérogatoires ; le lecteur lit une dixième partie du Coran devant le sultan, puis ce dernier et ceux qui l’ont accompagné s’en retournent.

Alors le lecteur du Coran fait une lecture devant le frère du sultan. Lorsqu’il l’a terminée, celui-ci et ses compagnons se retirent, et le même individu fait une lecture devant le fils du sultan. Quand il a fini, le mo’arrif, qui est la même chose que le modhakkir (sorte de nomenclateur, voy. ci-dessous, p. 363) se lève, célèbre en vers turcs le sultan et son fils, et fait des vœux en leur faveur, après quoi il se retire. Le fils du souverain se rend au palais de son père, après avoir, sur son chemin, baisé la main de son oncle, qui se tient debout en l’attendant. Ils entrent ensuite tous deux près du sultan, et le frère de ce dernier s’avance vers lui, baise sa main et s’assied devant ce prince. Le fils du sultan s’avance ensuite, baise la main de son père et s’en retourne dans son propre salon, où il s’assied en compagnie de ses officiers. Lorsqu’arrive le temps de la prière de l’après-midi, ils la célèbrent tous ensemble ; le frère du sultan lui baise la main et se retire, et il ne revient le visiter que le vendredi suivant. Quant à son fils, il vient chaque matin, ainsi que nous l’avons dit.

Nous partîmes de Kasthamoûniyah et descendîmes dans une grande zâouïah, située dans une bourgade, et qui est au nombre des plus beaux ermitages que j’aie vus dans cette contrée. Elle a été construite par un puissant émir, appelé Fakhr eddîn, qui fit pénitence de ses péchés. Il donna à son fils l’inspection sur cet édifice et la surveillance des moines qui y demeurent. Les revenus de la bourgade ont été légués à cet établissement. L’émir susnommé a construit en face de la zâouïah un bain gratuit ; chaque passant peut y entrer sans être obligé de rien payer. Il a bâti aussi dans la bourgade un marché qu’il a légué à la mosquée djàmi’. Sur les biens légués à cette zâouïah, il assigna à chaque fakîr qui arriverait des deux villes saintes et nobles, ou de la Syrie, de l’Égypte, des deux Irâks, du Khorâçan, etc. un vêtement complet, et, de plus, cent dirhems pour le jour de son arrivée, et trois cents le jour de son départ. Tout cela sans préjudice de sa nourriture durant son séjour, c’est-à-dire du pain, de la viande, du riz cuit au beurre et des sucreries. Il assigna à chaque fakîr du pays de Roûm dix dirhems, outre le droit de se faire héberger pendant trois jours. Nous partîmes de cette zâouïah et passâmes la nuit suivante dans une autre zâouïah, située sur une haute montagne où il n’y avait pas d’habitants. Elle avait été bâtie par un des jeunes-gens-frères, originaire de Kasthamoûniyah et appelé Nizhâm eddin, qui lui légua une bourgade dont le revenu devait être dépensé à traiter, dans cet édifice, les allants et venants.

Nous partîmes de là pour Sanoûb (Sinope), ville très-populeuse et qui réunit la force à la beauté. La mer l’entoure de tous côtés, sauf un seul, qui est celui de l’orient. Elle a en cet endroit une porte, et l’on n’y entre qu’avec la permission de son émir. C’est Ibrahim bec, fils du sultan Soleïmân pâdichâh, dont il a été question ci-dessus. Lorsqu’on lui eut demandé la permission en notre faveur, nous pénétrâmes dans la ville et nous logeâmes dans la zâouïah d’Izz eddîn Akhy Tchélébi, située hors de la porte de la mer. De cet endroit, on grimpe sur une montagne qui s’avance dans la mer, comme celle du port (Mina) à Ceuta, et où il se trouve des vergers, des champs cultivés et des ruisseaux. La plupart des fruits qu’elle produit sont des figues et des raisins. C’est une montagne inaccessible et qu’on ne saurait escalader. Il s’y trouve onze bourgades habitées par des Grecs infidèles, sous la protection des musulmans. Sur sa cime, il y a un ermitage appelé l’ermitage de Rhidhret d’Elic, et qui n’est jamais dépourvu de dévots. Près de celui-ci se trouve une source, et les prières qu’on y prononce sont exaucées. Au bas de cette montagne est le tombeau du pieux et saint compagnon de Mahomet, Bélâl l’Abyssin ; il est surmonté d’une zâouïah où l’on sert de la nourriture à tout venant.

La mosquée djàmi’ de la ville de Sinope est au nombre des plus belles cathédrales. Elle a au milieu un bassin d’eau, surmonté d’une coupole soutenue par quatre piliers. Chaque pilier est accompagné de deux colonnes de marbre, au-dessus desquelles se trouve une tribune, où l’on monte par un escalier de bois. C’est une construction du sultan Perouâneh, fils du sultan Ala eddîn Erroûnry. Il priait le vendredi en haut de cette coupole. Il fut remplacé par son fils Ghâzi Tchélébi, et lorsque celui-ci fut mort, le sultan Soleïmân, dont il a été parlé ci-dessus, s’empara de Sinope. Ghâzi Tchélébi était un homme brave et audacieux ; Dieu l’avait doué d’une aptitude toute particulière à rester longtemps sous l’eau et à nager avec vigueur. Il s’embarquait souvent sur des navires de guerre, afin de combattre les Grecs. Lorsque les deux flottes étaient en présence et que l’on était occupé à combattre, il plongeait sous les vaisseaux grecs, la main armée d’un fer aigu, avec lequel il les perçait. Les ennemis n’apprenaient le sort qui les menaçait qu’en se voyant couler à lond. Des vaisseaux ennemis envahirent une fois le port de Sinope ; Ghâzi Tchélébi les coula à fond et fit prisonniers ceux qui les montaient.

Il avait un mérite sans égal ; seulement on raconte qu’il faisait une grande consommation de hachîch (électuaire enivrant préparé avec des feuilles de chanvre), et qu’il mourut à cause de cela : car il partit un jour pour la chasse, exercice qu’il aimait passionnément, et il poursuivit une gazelle, qui se réfugia au milieu des arbres. À cette vue, il accéléra beaucoup la course de son cheval ; mais un arbre, s’étant rencontré sur son chemin, le frappa à la tête et la brisa ; il mourut de cette blessure. Le sultan Soleïmân s’empara de la ville de Sinope, où il mit, en qualité de gouverneur, son fils Ibrahim. On dit que ce prince mange du hachîch, tout comme son prédécesseur. Au reste, les habitants de toute l’Asie Mineure ne blâment pas l’usage de cette drogue. Je passai un jour près de la porte de la mosquée djâmi’ de Sinope ; il y a en cet endroit des estrades où les habitants s’asseyent. J’y vis plusieurs des chefs de l’armée, devant lesquels se tenait un serviteur, qui portait dans ses mains un sac (ou bonbonnière), rempli d’une substance semblable au hinnâ (poudre de couleur orange, extraite des feuilles du lawsonia inermis).L’un d’eux y puisait avec une cuiller et mangeait de cette substance. Je le regardais faire, ignorant ce que contenait le sac. J’interrogeai là-dessus quelqu’un qui m’accompagnait, et il m’apprit que c’était du hachîch.

Le kâdhi de cette ville nous y traita ; il était en même temps substitut de l’émir et son précepteur, et il était appelé Ibn’Abd Arrazzâk.


ANECDOTE.

Lorsque nous fumes entrés à Sinope, les habitants nous virent prier, les mains pendantes sur les côtés du corps. Ils sont hanéfites et ne connaissent pas la secte de Mâlic, ni sa manière de prier. Or celle qui est préférée, d’après sa doctrine, consiste à laisser pendre les mains sur les côtés. Quelques-uns d’entre eux avaient vu, dans le Hidjâz et dans l’Irak, des Râfidhites prier en laissant ainsi pendre leurs mains. Ils nous soupçonnèrent de partager les doctrines de ces derniers, et nous interrogèrent là-dessus. Nous leur apprîmes que nous suivions la doctrine de Mâlik. Mais ils ne se contentèrent pas de cette assertion, et le soupçon s’affermit dans leur esprit à un tel point, que le lieutenant du sultan nous envoya un lièvre, et ordonna à un de ses serviteurs de rester près de nous, afin de voir ce que nous en ferions. Nous l’égorgeâmes, le fimes cuire et le mangeâmes. Le serviteur s’en retourna et instruisit son maître de notre conduite. Alors tout soupçon cessa sur notre compte et l’on nous envoya les mets de l’hospitalité. En effet, les Râfidhites ne mangent pas de lièvre. (Cf. Chardin, Voyages en Perse, éd. de 1723, t. IV, p. 183.)

Quatre jours après notre arrivée à Sinope, la mère de l’émir Ibrahim y mourut et je suivis son cortège funèbre. Son fils le suivit à pied et ayant la tête découverte. Les émirs et les esclaves firent de même, et ils portaient leurs vêtements retournés à l’envers. Quant au kâdhi, au prédicateur et aux jurisconsultes, ils retournèrent aussi leurs habits, mais ils ne découvrirent pas leur tête, seulement ils y mirent des mouchoirs de laine noire, en place de turbans. On servit des aliments aux pauvres pendant quarante jours, car telle est la durée du deuil chez ces peuples.