Voyages (Ibn Battuta, Sanguinetti)/Le voyage au Soudan

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Traduction par Defrémery et Sanguinetti.
Imprimerie nationale (Tome quatrièmep. 376-449).


Je partis de Maroc en compagnie de l’étrier illustre (la personne du sultan, Aboû ’Inân), l’étrier de notre maître (que Dieu le favorise !), et nous arrivâmes à la ville de Salé, puis à celle de Micnâçah, ou Méquinez, l’admirable, la verdoyante, la florissante, celle qui est entourée de tous côtés de vergers, de jardins et de plantations d’oliviers. Ensuite nous entrâmes dans la capitale, Fez (que le Dieu très-haut la garde !), où je pris congé de notre maître (que Dieu l’aide !), et je partis pour voyager dans le Soûdân, ou pays des nègres. Or j’arrivai à la ville de Sidjilmâçah, ou Segelmessa, une des cités les plus jolies. On y trouve des dattes en grande quantité et fort bonnes. La ville de Basrah lui ressemble sous le rapport de l’abondance des dattes ; mais celles de Segelmessa sont meilleures. Elle en fournit surtout une espèce appelée îrâr, qui n’a pas sa pareille dans tout l’univers. Je logeai, à Segelmessa, chez le jurisconsulte Aboû Mohammed Albochry, dont j’avais vu le frère dans la ville de Kandjenfoû, en Chine. Que ces deux frères étaient éloignés l’un de l’autre ! Mon hôte me traita de la manière la plus distinguée. J’achetai, dans Segelmessa, des chameaux, auxquels je donnai du fourrage pendant quatre mois.

Au commencement du mois divin de moharram de l’année 753 de l’hégire (18 février 1352 de J. C.), je me mis en route avec une compagnie ou caravane dont le chef était Aboû Mohammed Yandécân Almessoûfy (que Dieu ait pitié de lui !). Elle renfermait beaucoup de marchands de Segelmessa et d’autres pays. Après avoir voyagé vingt-cinq jours, nous arrivâmes à Taghâza, qui est un bourg sans culture et offrant peu de ressources. Une des choses curieuses que l’on y remarque, c’est que ses maisons et sa mosquée sont bâties avec des pierres de sel, ou du sel gemme ; leurs toits sont faits avec des peaux de chameaux. Il u’y a ici aucun arbre ; le terrain n’est que du sable, où se trouve une mine de sel. On creuse dans le sol, et l’on découvre de grandes tables de sel gemme, placées l’une sur l’autre, comme si on les eût taillées et puis déposées par couches sous terre. Un chameau ne peut porter ordinairement que deux de ces tables ou dalles épaisses de sel.

Taghâza est habité uniquement par les esclaves des Messoûfites, esclaves qui s’occupent de l’extraction du sel ; ils vivent de dattes qu’on apporte de Dar’ah et de Segelmessa, de chairs de chameau et de l’anli, ou sorte de millet importé de la contrée des nègres. Ces derniers arrivent ici de leurs pays et ils en emportent le sel. Une charge de chameau de ce minéral se vend, à Îouâlâten, de huit à dix mithkals, ou dînârs d’or, ou ducats ; à la ville de Mâlli, elle vaut de vingt à trente ducats, et quelquefois même quarante. Les nègres emploient le sel pour monnaie, comme on fait ailleurs de l’or et de l’argent ; ils coupent le sel en morceaux, et trafiquent avec ceux-ci. Malgré le peu d’importance qu’a le bourg de Taghâza, on y fait le commerce d’un très-grand nombre de quintaux, ou talents d’or natif, ou de poudre d’or.

Nous passâmes à Taghâza dix jours dans les souffrances et dans la gêne ; car l’eau en est saumâtre, et nul autre endroit n’a autant de mouches que ce bourg. C’est pourtant de Taghâza qu’on emporte la provision d’eau pour pénétrer dans le désert qui vient après ce lieu, et qui est de dix jours de marche, et où l’on ne trouve point d’eau, si ce n’est bien rarement. Nous eûmes néanmoins le bonheur de rencontrer en ce désert beaucoup d’eau, dans des étangs que les pluies y avaient laissés. Un jour, nous aperçûmes un étang entre deux collines de pierres ou de roche, et dont l’eau était douce et bonne. Nous nous y désaltérâmes et y lavâmes nos hardes. Il y a une grande quantité de truffes dans ce désert ; il y a aussi des poux en grand nombre : c’est au point que les voyageurs sont obligés de porter au cou des fils contenant du mercure, qui tue cette vermine.

Dans les commencements de notre marche à travers ce désert, nous avions l’habitude de devancer la caravane ; et lorsque nous trouvions un lieu convenable pour le pâturage, nous y faisions paître nos bêtes de somme. Nous ne cessâmes d’agir ainsi, jusqu’à ce que l’un de nos voyageurs, nommé Ibn Zîry, se fût perdu dans le désert. Depuis ce moment, je n’osai plus ni précéder la caravane, ni rester en arrière. Cet Ibn Zîry avait eu une dispute avec le fils de son oncle maternel, le nommé Ibn ’Ady, et ils s’étaient dit réciproquement des injures : c’est pour cela qu’Ibn Zîry s’écarta de la caravane et s’égara. Lorsque celle-ci fit halte, personne ne sut où était Ibn Zîry ; je conseillai à son cousin de louer un Messoûfite, qui chercherait ses traces et qui peut-être le rencontrerai. Ibn ’Ady ne le voulut pas ; mais, le lendemain, un Messoûfite consentit, de bon gré, et sans exiger de salaire, à aller à la recherche de l’homme qui manquait. Il reconnut les vestiges de ses pas, qui tantôt suivaient la grande route, et tantôt en sortaient ; cependant il ne put point retrouver Ibn Zîry lui-même, ni avoir de ses nouvelles. Nous venions de rencontrer une caravane sur notre chemin, laquelle nous apprit que quelques-uns de leurs compagnons s’étaient séparés d’eux. En effet, nous en trouvâmes un mort sous un arbrisseau d’entre les arbres qui croissent dans le sable du désert. Ce voyageur portait ses habits sur lui, tenait un fouet à la main, et l’eau n’était plus qu’à la distance d’un mille lorsqu’il avait succombé.


Nous arrivâmes à Tâçarahlâ, lieu de dépôts, ou amas souterrains d’eaux pluviales ; les caravanes descendent dans cet endroit et y demeurent pendant trois jours. Les voyageurs prennent un peu de repos ; ils raccommodent leurs outres, les remplissent d’eau, et y cousent tout autour des tapis grossiers (cf. Dozy, Dictionn. détaillé, etc. p. 369), par crainte des vents ou de l’évaporation. C’est de ce lieu que l’on expédie le takchîf, ou (le messager de) la découverte.


DU TAKCHÎF

C’est là le nom que l’on donne à tout individu des Messoûfah que la caravane paye pour la précéder à Îouâlâten. Il prend les lettres que les voyageurs écrivent à leurs connaissances ou à leurs amis de cette ville, afin qu’ils leur louent des maisons, et qu’ils viennent à leur rencontre avec de l’eau, à la distance de quatre jours de marche. Celui qui n’a pas d’amis à Îouâlâten adresse sa missive à un négociant de cette place connu par sa bienfaisance, lequel ne manque pas de faire pour cette personne comme pour les autres de sa connaissance. Souvent il arrive que le takchîf, ou messager, périt dans ce désert ; alors les habitants d’Iouâlâten n’ont aucun avis de la caravane, qui succombe tout entière ou en grande partie. Cette vaste plaine est hantée par beaucoup de démons ; si le messager est seul, ils jouent avec lui, le fascinent, de sorte qu’il s’écarte de son but et meurt. En effet, il n’y a dans ce désert aucun chemin apparent, aucune trace visible ; ce ne sont que des sables que le vent emporte. On voit quelquefois des montagnes de sable dans un endroit, et peu après elles sont transportées dans un autre lieu.

Le guide dans cette plaine déserte est celui qui y est allé et en est revenu plusieurs fois, et qui est doué d’une tête très-intelligente. Une des choses étonnantes que j’ai vues, c’est que notre conducteur avait un œil perdu, le second malade, et, malgré cela, il connaissait le chemin mieux qu’aucun autre mortel. Le messager que nous louâmes dans ce voyage nous coûta cent ducals d’or : c’était un homme de la peuplade des Messoûfah. Au soir du septième jour après son départ, nous vîmes les feux des gens qui étaient sortis vers nous, et cela nous réjouit extrêmement.

Cette plaine est belle, brillante ; la poitrine s’y dilate, l’âme s’y trouve à l’aise, et les voleurs n’y sont pas à craindre. Elle renferme beaucoup de bœufs sauvages, au point que souvent on voit une troupe de ceux-ci s’approcher assez de la caravane pour qu’on puisse les chasser avec les chiens et les flèches. Cependant leur chair engendre la soif chez les gens qui la mangent ; et c’est pour cette raison que bien des personnes s’abstiennent d’en faire usage. Une chose curieuse, c’est que, quand on tue ces animaux, on trouve de l’eau dans leurs ventricules. J’ai vu des Messoûfites presser un de ces viscères, et boire l’eau qu’il contenait. Il y a aussi dans ce désert une grande quantité de serpents.


ANECDOTE.

Nous avions dans notre caravane un marchand de Tilimsân, appelé Zeyyân le Pèlerin, qui avait l’habitude de saisir les serpents et de jouer avec ces reptiles ; je lui avais dit de ne pas le faire, et il continua. Un certain jour, il mit sa main dans le trou d’un lézard, pour le faire sortir ; mais, en place, il trouva un serpent qu’il prit dans sa main. Il voulut alors monter à cheval, et le serpent lui mordit le doigt indicateur de la main droite, ce qui lui causa une douleur considérable. On lui cautérisa la plaie avec un fer rouge, et le soir sa douleur s’augmenta ; elle devint atroce. Notre patient égorgea un chameau ; il introduisit sa main droite dans l’estomac de l’animal, et l’y laissa toute la nuit. Les parties molles du doigt malade tombèrent par fragments, et il coupa par sa base le doigt tout entier. Les Messoûfites nous dirent que ce reptile avait certainement bu de l’eau un peu avant de piquer le marchand ; car, sans cela, sa blessure aurait été mortelle.

Quand les personnes qui venaient à notre rencontre avec de l’eau nous eurent rejoints, nous donnâmes à boire à nos chevaux, puis nous entrâmes dans un désert énormément chaud, et bien différent de celui auquel nous avions été habitués jusqu’alors. Nous nous mettions en marche après la prière de l’après-midi ; nous voyagions pendant toute la nuit, et faisions halte au matin. Des hommes de la tribu des Messoûfah, de celle des Berdâmah, etc. venaient vendre des charges d’eau. Nous arrivâmes ainsi à la ville d’Îouâlâten juste au commencement du mois de rabî’ premier, ayant voyagé deux mois pleins, depuis Segelmessa. Îouâlâten est le premier endroit du pays des nègres ; et le lieutenant du sultan, dans cette ville, était Ferbâ Hoçaïn : ce moi ferbâ signifie vice-roi, lieutenant.

À notre arrivée à Îouâlâten, les négociants déposèrent leurs marchandises sur une vaste place, et chargèrent les nègres de les garder. Ils se rendirent chez le ferbâ, qui était assis sur un tapis et abrité par une espèce de toit. Ses gardes étaient devant lui, ayant à la main des lances et des arcs ; les grands des Messoûfites se tenaient derrière le ferbâ. Les négociants se placèrent debout en face de celui-ci, qui leur parla par l’intermédiaire d’un interprète, bien qu’ils fussent tout près de lui, et uniquement par suite de son mépris pour eux. Ce fut alors que je regrettai de m’être rendu dans le pays des nègres, à cause de leur mauvaise éducation et du peu d’égards qu’ils ont pour les hommes blancs. Je m’en allai chez Ibn Beddâ, personnage distingué de la ville de Salé, auquel j’avais écrit de me louer une maison, ce qu’il fit.

Plus tard le mochrif, ou inspecteur d’Îouâlâten, le nommé Menchâ Djoû, invita tous ceux qui étaient arrivés dans la caravane à un repas d’hospitalité qu’il leur offrait. Je refusai d’abord de paraître à ce festin ; mais mes camarades m’en prièrent, et ils insistèrent tellement, que je m’y rendis avec les autres convives. On servit le repas, qui consistait en millet concassé, mélangé avec un peu de miel et de lait aigre. Tout ceci était mis dans une moitié de courge ou calebasse, à laquelle on avait donné la forme d’un grande écuelle, ou d’une sébile ; les assistants burent donc, et se retirèrent. Je leur dis : « Est-ce pour cela que le noir nous a invités ? » Ils répondirent : « Oui ; et ce qu’il nous a donné est considéré par les nègres comme le repas d’hospitalité le plus beau. » Je reconnus ainsi avec certitude qu’il n’y avait rien de bon à espérer de ce peuple, et je désirai un moment de m’en retourner presque tout de suite avec les pèlerins qui partent d’Îouâlâten ; puis je me décidai à aller voir la résidence du roi des nègres (la ville de Mâlli ou Melli). Mon séjour à Îouâlâten a été d’environ sept semaines, pendant lesquelles les habitants m’honorèrent et me donnèrent des festins. Parmi mes hôtes, je nommerai : 1o le juge de la ville, Mohammed, fils d’Abd Allah, fils de Yénoûmer, et 2o son frère, le jurisconsulte et professeur Iahia.

La chaleur est excessive à Îouâlâten ; il y a dans cette ville quelques petits palmiers, à l’ombre desquels on sème des melons et des pastèques. L’eau se tire de ces amas d’eaux de pluie qui se forment sous le sable. La viande de brebis y est abondante. Les vêtements des habitants sont jolis et importés d’Égypte. La plus grande partie de la population appartient à la tribu des Messoûfah. Les femmes y sont très-belles ; elles ont plus de mérite et sont plus considérées que les hommes.


DES MESSOÛFITES QUI DEMEURENT À ÎOUÂLÂTEN.

La condition de ce peuple est étonnante, et ses mœurs sont bizarres. Quant aux hommes, ils ne sont nullement jaloux de leurs épouses ; aucun d’eux ne se nomme d’après son père ; mais chacun rattache sa généalogie à son oncle maternel. L’héritage est recueilli par les fils de la sœur du décédé, à l’exclusion de ses propres enfants. Je n’ai vu pratiquer cette dernière chose dans aucun autre pays du monde, si ce n’est chez les Indiens infidèles de la contrée du Molaïbâr, ou Malabar. Cependant ces Messoûfites sont musulmans ; ils font avec exactitude les prières prescrites par la loi religieuse, étudient la jurisprudence, la théologie, et apprennent le Coran par cœur. Les femmes des Messoûfites n’éprouvent nul sentiment de pudeur en présence des hommes et ne se voilent pas le visage ; malgré cela, elles ne manquent point d’accomplir ponctuellement les prières. Quiconque veut les épouser, le peut sans difficulté ; mais ces femmes messoûfites ne voyagent pas avec leur mari ; si même l’une d’elles y consentait, sa famille l’en empêcherait. Dans ce pays, les femmes ont des amis et des camarades pris parmi les hommes étrangers ou non parents. Les hommes, de leur côté, ont des compagnes qu’ils prennent parmi les femmes étrangères à leur famille. Il arrive souvent qu’un individu entre chez lui, et qu’il trouve sa femme avec son compagnon ; il ne désapprouve pas cette conduite, et ne s’en formalise pas.


ANECDOTE.

J’entrai un jour chez le juge d’Îouâlâten, après qu’il m’en eut donné la permission, et trouvai avec lui une femme très-jeune, admirablement belle. Alors je doutai, j’hésitai et désirai retourner sur mes pas ; mais elle se mit à rire de mon embarras, bien loin de rougir de honte. Le juge me dit : « Pourquoi t’en irais-tu ? Celle-ci est mon amie. » Je m’étonnai de la conduite de ces deux personnes. Pourtant cet homme est un légiste, un pèlerin ; j’ai même su qu’il avait demandé au sultan la permission de faire cette année-là le pèlerinage de la Mecque en compagnie de son amie. Est-ce celle-ci ou une autre ? Je l’ignore ; mais le souverain ne l’a pas voulu, et il a répondu par la négative.


ANECDOTE ANALOGUE À LA PRÉCÉDENTE.

Je me rendis une fois chez Aboû Mohammed Yandecân le Messoûfite, celui-là même en compagnie duquel nous étions arrivés à Îouâlâten. Il était assis sur un tapis, tandis qu’au milieu de la maison il y avait un lit de repos, surmonté d’un dais, sur lequel était sa femme, en conversation avec un homme assis à son côté. Je dis à Aboû Mohammed : « Qui est cette femme ? — C’est mon épouse, » répondit-il. — L’individu qui est avec elle, que lui est-il ? — C’est son ami. — Est-ce que tu es content d’une telle chose, toi qui as habité nos pays, et qui connais les préceptes de la loi divine ? — La société des femmes avec les hommes, dans cette contrée, a lieu pour le bien et d’une façon convenable, ou en tout bien et en tout honneur : elle n’inspire aucun soupçon. Nos femmes, d’ailleurs, ne sont point comme celles de vos pays. » Je fus surpris de sa sottise ; je partis de chez lui, et n’y retournai plus jamais. Depuis lors, il m’invita, à plusieurs reprises, à l’aller voir, mais je m’en abstins constamment.

Lorsque je fus décidé à entreprendre le voyage de Mâlli, ville qui est à la distance de vingt-quatre jours de marche d’Îouâlâten pour celui qui voyage avec célérité, je louai un guide de la tribu de Messoûfah. Il n’y a, en effet, nul besoin de voyager en nombreuse compagnie sur ce chemin, car il est très-sûr. Je me mis en route avec trois de mes compagnons ; et tout le long du chemin nous trouvâmes de gros arbres séculaires. Un seul suffit pour donner de l’ombre à toute une caravane. Il y en a qui n’ont ni branches, ni feuilles, et, malgré cela, leur tronc ombrage un homme à merveille. Quelques-uns de ces arbres ont souffert une carie à l’intérieur, par suite de laquelle l’eau de pluie s’est amassée dans leur creux, et a formé comme un puits, dont l’eau est bue par les passants. Dans d’autres, la cavité est occupée par des abeilles et du miel ; les hommes recueillent alors ce dernier. Une fois je passai devant un de ces arbres cariés, et je vis dans son intérieur un tisserand ; il avait dressé là son métier, et il tissait : j’en fus bien surpris.

Ibn Djozay ajoute ceci : « Il y a en Andalousie deux arbres du genre des châtaigniers, dans le creux de chacun desquels se voit un tisserand qui fabrique des étoffes. Un de ces arbres se trouve au bas du mont, près de Guadix, et l’autre dans la montagne Alpuxarras, près de Grenade. »

Parmi les arbres de cette sorte de forêt qui se trouve entre Îouâlâten et Mâlli, il y en a dont les fruits ressemblent aux prunes, aux pommes, aux pêches et aux abricots ; mais ils sont d’un autre genre. Il y a aussi des arbres qui donnent un fruit de la forme d’un concombre long ; lorsqu’il est bon ou mûr, il se fend et met à découvert une substance ayant l’aspect de la farine ; on la fait cuire, on la mange, et l’on en vend également dans les marchés. Les indigènes tirent de dessous ce sol des graines qui ont l’apparence de fèves ; ils les font frire, les mangent, et leur saveur est comme celle des pois chiches frits. Quelquefois ils font moudre ces graines pour en fabriquer une espèce de gâteau rond spongieux, ou beignet, qu’ils font frire avec le gharti ; on appelle ainsi un fruit pareil à la prune, lequel est très-sucré, mais nuisible aux hommes blancs qui en mangent. On broie ses noyaux, et l’on en extrait de l’huile, qui sert aux gens de ce pays à plusieurs usages. Tels sont, entre autres : 1o d’être employée pour la cuisine ; 2o de fournir à l’éclairage dans les lampes ; 3o d’être utile pour la friture du gâteau ou beignet dont il a été parlé ci-dessus ; 4o de servir à leurs onctions du corps ; 5o d’être employée, après son mélange avec une terre qui se trouve dans cette contrée, à enduire les maisons, comme on le fait ailleurs au moyen de la chaux.

Cette huile est très-abondante chez les nègres, et elle est facile à obtenir. On la transporte de ville en ville, dans de grandes courges ou calebasses, de la contenance des jarres de nos contrées. Les courges atteignent, dans le Soûdân, une grosseur énorme, et c’est avec elles que les habitants font leurs grandes écuelles (et, en général, leur vaisselle). Ils coupent chaque courge en deux moitiés et en tirent deux écuelles, qu’ils ornent de jolies sculptures. Quand un nègre voyage, il se fait suivre par ses esclaves des deux sexes, qui portent, outre ses lits, les ustensiles pour manger et pour boire, lesquels sont fabriqués avec des courges. Le voyageur, dans ces contrées, n’a pas besoin de se charger de provisions de bouche, de mets, de ducats, ni de drachmes ; il doit porter avec lui des morceaux de sel gemme, des ornements ou colifichets de verre, que l’on appelle nazhm, ou rangée, et quelques substances aromatiques. Parmi ces dernières, les indigènes préfèrent le girofle, la résine-mastic et le tâçarghant ; celui-ci est leur principal parfum. Lorsque le voyageur arrive dans un village, les négresses sortent avec du millet, du lait aigre, des poulets, de la farine de lotus, ou rhamnus nabeca, du riz, du foûni, qui ressemble aux graines de moutarde, et avec lequel on prépare le coscoçoû, ainsi qu’une sorte de bouillie épaisse, enfin de la farine de haricots. Le voyageur peut leur acheter ce qu’il désire d’entre toutes ces choses. Il faut pourtant remarquer que le riz est nuisible aux blancs qui en font usage ; le foûni est meilleur.

Après avoir voyagé dix jours depuis Îouâlâten, nous arrivâmes au village de Zâghari, qui est grand, et habité par des commerçants noirs nommés Ouandjarâtah. Il y a aussi un certain nombre d’hommes blancs qui appartiennent à la secte des schismatiques et hérétiques dits ibâdhites ; ils sont appelés Saghanaghoû. Les orthodoxes mâlikites, parmi les blancs, y sont nommés Toûri, C’est de ce village que l’on importe à Îouâlâten l’'anli ou millet. Nous partîmes de Zâghari et arrivâmes au grand fleuve, qui est le Nil ou Niger, dans le voisinage duquel se trouve la ville de Cârsakhoû. Ce fleuve descend d’ici à Câbarah, puis à Zâghah : ces deux dernières localités ont deux sultans, qui font acte de soumission au roi de Mâlli. Les habitants de Zâghah ont adopté l’islamisme depuis très-longtemps ; ils ont une grande piété et beaucoup de zèle pour l’étude de la science. De Zâghah le Nil descend à Tonboctoû et à Caoucaou, villes que nous mentionnerons plus tard ; ensuite à Moûli, lieu qui fait partie du pays des Lîmiyyoûn, et qui est le dernier district de Mâlli. Le fleuve descend de Moûli à Yoûfi, un des pays les plus considérables du Soûdân, et dont le souverain est un des plus grands rois de la contrée. Aucun homme blanc n’entre à Yoûfi ; car les nègres le tueraient avant qu’il y arrivât. Le Nil pénètre dans le pays des Nubiens, lesquels professent la religion chrétienne ; ensuite il arrive à Donkolah, leur ville principale. Le sultan de cette cité, appelé Ibn Kenz eddîn, s’est fait musulman du temps du roi Nâcir. Le fleuve descend encore à Djénâdil (les cataractes du Nil) ; c’est là la fin de la contrée des nègres et le commencement du district d’Oçouân (Assouan ou Syène), dans la haute Égypte.

Je vis à Cârsakhoû, dans cet endroit du Nil ou Niger, et près du rivage, un crocodile ressemblant à une petite barque. Un jour, étant descendu vers le Nil pour satisfaire un besoin, voici qu’un nègre arrive et se tient debout entre moi et le fleuve. Je fus surpris de sa mauvaise éducation, du peu de pudeur qu’il montrait, et je racontai cela à quelqu’un qui me dit : « Il n’a fait cette chose que par crainte que le crocodile ne t’attaquât ; il s’est ainsi placé entre toi et l’animal amphibie. » Nous quittâmes Cârsakhoû et voyageâmes vers la rivière Sansarah, qui est à environ dix milles de Mâlli. Il est d’usage que l’on défende l’entrée de cette ville à quiconque n’en a pas obtenu d’avance la permission, J’avais déjà écrit à la communauté des hommes blancs à Mâlli, dont les chefs sont Mohammed, fils d’Alfakîh Aldjozoûly, et Chams eddîn, fils d’Annakouîch Almisry, afin qu’ils y louassent une habitation pour moi. Quand je fus arrivé à ladite rivière, je la traversai dans le bac, et personne ne s’y opposa.

Arrivé à Mâlli, capitale du roi des nègres, je descendis près du cimetière de cette ville, et de là je me rendis dans le quartier occupé par les hommes blancs. J’allai trouver Mohammed, fils d’Alfakîh, ou le légiste ; j’appris qu’il avait loué pour moi une maison en face de la sienne, et j’y entrai sans retard. Son gendre ou allié, le jurisconsulte, le lecteur du Coran, le nommé Abdalouâhid, vint me rendre visite, et m’apporta une bougie et des aliments. Le lendemain, le fils d’Alfakîh (Mohammed) vint me trouver, ainsi que Chams eddîn, fils d’Annakouîch, et ’Aly Azzoûdy, de Maroc. Ce dernier est un étudiant ou un homme de lettres. Je vis le juge de Mâlli, ’Abdarrahmân, qui vint chez moi ; c’est un nègre, un pèlerin, un homme de mérite et orné de nobles qualités ; il m’envoya une vache pour son repas d’hospitalité. Je vis aussi le drogman Doûghâ, un des hommes distingués parmi les nègres, et un de leurs principaux personnages ; il me fit tenir un bœuf. Le jurisconsulte ’Abd Alouâhid me fit présent de deux grands sacs de foûni et d’une gourde remplie de gharti ; le fils d’Alfakîh me donna du riz et du foûni ; Chams eddîn m’envoya aussi un festin d’hospitalité. En somme, ils me fournirent tout ce qui m’était nécessaire, et de la façon la plus parfaite. Que Dieu les récompense pour leurs belles actions ! Le fils d’Alfakîh était marié avec la fille de l’oncle paternel du sultan, et elle prenait soin de nous, en nous fournissant des vivres et autres choses.

Dix jours après notre arrivée à Mâlli, nous mangeâmes un potage, ou bouillie épaisse, préparé avec une herbe ressemblant à la colocasie, et appelée kâfi ; un tel potage est préféré par ce peuple à tous les autres mets. Or, le jour suivant, nous étions tous malades, au nombre de six, et l’un de nous mourut. Pour ma part, je me rendis à la prière du matin, et je perdis connaissance pendant qu’on la faisait. Je demandai à un Égyptien un remède évacuant, et il m’apporta une substance nommée beïder. Ce sont des racines végétales (pulvérisées) qu’il mélangea avec de l’anis et du sucre, après quoi il versa le tout dans l’eau et l’agita. Je bus ce médicament, et je vomis ce que j’avais mangé, conjointement avec beaucoup de bile jaune. Dieu me préserva de la mort, mais je fus malade l’espace de deux mois.


DU SULTAN DE MÂLLI.

Le souverain de Mâlli, c’est Mensa Soleïmân ; mensa signifie sultan, et Soleïmân est son nom propre. C’est un prince avare, et il n’y a point à espérer de lui un présent considérable. Il arriva que je restai tout ce temps à Mâlli sans le voir, à cause de ma maladie. Plus tard il prépara un banquet de condoléance, à l’occasion de la mort de notre maître Aboû’l Haçan (que Dieu soit satisfait de lui !). Il y invita les commandants, les jurisconsultes, le juge et le prédicateur ; j’y allai en leur compagnie. On apporta les coffrets renfermant les cahiers du Coran, et on lut ce livre en entier. On fit des vœux pour notre maître Aboû’l Haçan (que Dieu ait pitié de lui !) ; on fît aussi des vœux pour Mensa Soleïmân. Après cela je m’avançai et saluai ce dernier ; le juge, le prédicateur et le fils d’Alfakîh lui apprirent qui j’étais. Il leur répondit dans leur langage, et ils me dirent : « Le sultan t’invite à remercier Dieu. » Alors je dis : « Louons Dieu et rendons-lui grâces dans toutes les circonstances ! »


DU VIL CADEAU D’HOSPITALITÉ DE CES GENS, ET DU GRAND CAS QU’ILS EN FAISAIENT.

Lorsque je me fus retiré, après la cérémonie que je viens de raconter, on m’envoya le don de l’hospitalité. D’abord on le fit porter à la maison du juge qui l’expédia, par l’entremise de ses employés, chez le fils d’Alfakîh. Celui-ci sortit alors à la hâte et nu-pieds de sa demeure, il entra chez moi et dit : « Lève-toi, voici que je t’apporte les biens ou les étoffes (komâch) du sultan, ainsi que son cadeau. » Je me levai, pensant que c’étaient des vêtements d’honneur et des sommes d’argent ; mais je ne vis autre chose que trois pains ronds, un morceau de viande de bœuf frit dans le gharti, et une gourde contenant du lait caillé. Or je me mis à rire, et je ne pus m’empêcher de m’étonner beaucoup de la pauvreté d’esprit, de la faiblesse d’intelligence de ces individus, et de l’honneur qu’ils faisaient à un présent aussi méprisable.


DES PAROLES QUE J’ADRESSAI PLUS TARD AU SULTAN ET DU BIEN QU’IL ME FIT.

Après avoir reçu le don susmentionné, je restai deux mois sans que le sultan m’envoyât la moindre chose. Nous entrâmes ainsi dans le mois de ramadhân ; dans l’intervalle, j’étais allé souvent dans le lieu du conseil ou des audiences, j’avais salué le souverain, je m’étais assis en compagnie du juge et du prédicateur. Ayant causé avec le drogman Doûghâ, il me dit : « Adresse la parole au sultan, et moi j’expliquerai ce qu’il faudra. » Le souverain tint séance dans les premiers jours du mois de ramadhân, je me levai en sa présence et lui dis : « Certes j’ai voyagé dans les différentes contrées du monde ; j’en ai connu les rois ; or je suis dans ton pays depuis quatre mois, et tu ne m’as point traité comme un hôte ; tu ne m’as rien donné. Que pourrai-je dire de toi aux autres sultans ? » Il fit : « Je ne t’ai jamais vu ni connu ! » Le juge et le fils d’Alfakîh se levèrent ; ils lui répondirent en disant : « Il t’a déjà salué, et tu lui as envoyé des aliments. » Alors il ordonna de me loger dans une maison, et de me fournir la dépense journalière. La vingt-septième nuit du mois de ramadhân, il distribua au juge, au prédicateur et aux jurisconsultes une somme d’argent appelée zécâh, ou aumône ; il me donna à cette occasion trente-trois ducats et un tiers. Au moment de mon départ, il me fit cadeau de cent ducats d’or.


DES SÉANCES QUE LE SULTAN TIENT DANS SA COUPOLE.

Le sultan a une coupole élevée dont la porte se trouve à l’intérieur de son palais, et où il s’assied fréquemment. Elle est pourvue, du côté du lieu des audiences, de trois fenêtres voûtées en bois, recouvertes de plaques d’argent, et au-dessous de celles-ci, de trois autres, garnies de lames d’or, ou bien de vermeil. Ces fenêtres ont des rideaux en laine, qu’on lève le jour de la séance du sultan dans la coupole : on connaît ainsi que le souverain doit venir en cet endroit. Quand il y est assis, on fait sortir du grillage de l’une des croisées un cordon de soie auquel est attaché un mouchoir à raies, fabriqué en Égypte ; ce que le public voyant, on bat des tambours et l’on joue des cors.

De la porte du château sortent environ trois cents esclaves, ayant à la main, les uns des arcs, les autres de petites lances et des boucliers. Ceux-ci se tiennent debout, à droite et à gauche du lieu des audiences ; ceux-là s’asseyent de la même manière. On amène deux chevaux sellés, bridés, et accompagnés de deux béliers. Ces gens prétendent que les derniers sont utiles contre le mauvais œil. Dès que le sultan a pris place, trois de ses esclaves sortent à la hâte et appellent son lieutenant, Kandjâ Moûça. Les ferâris, ou les commandants, arrivent ; il en est ainsi du prédicateur, des jurisconsultes, qui tous s’asseyent devant les porteurs d’armes ou écuyers, à droite et à gauche de la salle d’audience. L’interprète Doûghâ se tient debout à la porte ; il a sur lui des vêtements superbes en zerdkhâneh, ou étoffe de soie fine, etc. son turban est orné de franges que ces gens savent arranger admirablement. Il a à son cou un sabre dont le fourreau est en or ; à ses pieds sont des bottes et des éperons ; personne, excepté lui, ne porte de bottes ce jour-là. Il tient à la main deux lances courtes, dont l’une est en argent, l’autre en or, et leurs pointes sont en fer.

Les militaires, les gouverneurs, les pages ou eunuques, les Messoûfites, etc. sont assis à l’extérieur du lieu des audiences, dans une rue longue, vaste et pourvue d’arbres. Chaque commandant a devant lui ses hommes, avec leurs lances, leurs arcs, leurs tambours, leurs cors (ceux-ci sont faits d’ivoire, ou de défenses d’éléphants), enfin avec leurs instruments de musique, fabriqués au moyen de roseaux et de courges, que l’on frappe avec des baguettes et qui rendent un son agréable. Chacun des commandants a son carquois suspendu entre les épaules, il tient son arc à la main et monte un cheval ; ses soldats sont les uns à pied, les autres à cheval. Dans l’intérieur de la salle d’audience, et sous les croisées, se voit un homme debout ; quiconque désire parler au sultan s’adresse d’abord à Doûghâ ; celui-ci parle audit personnage qui se tient debout, et ce dernier, au souverain.


DES SÉANCES QU’IL TIENT DANS LE LIEU DES AUDIENCES.

Quelquefois le sultan tient ses séances dans le lieu des audiences ; il y a dans cet endroit une estrade, située sous un arbre, pourvue de trois gradins et que l’on appelle penpi. On la recouvre de soie, on la garnit de coussins, au-dessus on élève le parasol, qui ressemble à un dôme de soie, et au sommet duquel se voit un oiseau d’or, grand comme un épervier. Le sultan sort par une porte pratiquée dans un angle du château ; il tient son arc à la main, et a son carquois sur le dos. Sur sa tête est une calotte d’or, fixée par une bandelette, également en or, dont les extrémités sont effilées à la manière des couteaux, et longues de plus d’un empan. Il est le plus souvent revêtu d’une tunique rouge et velue, faite avec ces tissus de fabrique européenne nommés mothanfas, ou étoffe velue.

Devant le sultan sortent les chanteurs, tenant à la main des kanâbir (instruments dont le nom au singulier est sans doute konbarâ, qui signifie alouette) d’or et d’argent ; derrière lui sont environ trois cents esclaves armés. Le souverain marche doucement ; il avance avec une grande lenteur, et s’arrête même de temps en temps ; arrivé au penpi, il cesse de marcher et regarde les assistants. Ensuite il monte lentement sur l’estrade, comme le prédicateur monte dans sa chaire ; dès qu’il est assis, on bat les tambours, on donne du cor et on sonne des trompettes. Trois esclaves sortent alors en courant, ils appellent le lieutenant du souverain ainsi que les commandants, qui entrent et s’asseyent. On fait avancer les deux chevaux et les deux béliers ; Doûghâ se tient debout à la porte, et tout le public se place dans la rue, sous les arbres.


DE LA MANIÈRE DONT LES NÈGRES S’HUMILIENT DEVANT LEUR ROI, DONT ILS SE COUVRENT DE POUSSIÈRE PAR RESPECT POUR LUI, ET DE QUELQUES AUTRES PARTICULARITÉS DE CETTE NATION.

Les nègres sont, de tous les peuples, celui qui montre le plus de soumission pour son roi, et qui s’humilie le plus devant lui. Ils ont l’habitude de jurer par son nom, en disant : Mensa Soleïmân kî. Lorsque ce souverain, étant assis dans la coupole ci-dessus mentionnée, appelle quelque nègre, celui-ci commence par quitter ses vêtements ; puis il met sur lui des habits usés ; il ôte son turban et convie sa tête d’une calotte sale. Il entre alors, portant ses habits et ses caleçons levés jusqu’à mi-jambes ; il s’avance avec humilité et soumission ; il frappe fortement la terre avec ses deux coudes. Ensuite il se tient dans la position de l’homme qui se prosterne en faisant sa prière ; il écoute ainsi ce que dit le sultan. Quand un nègre, après avoir parlé au souverain, en reçoit une réponse, il se dépouille des vêtements qu’il portait sur lui ; il jette de la poussière sur sa tête et sur son dos, absolument comme le pratique avec de l’eau celui qui fait ses ablutions. Je m’étonnais, en voyant une telle chose, que la poussière n’aveuglât point ces gens.

Lorsque dans son audience le souverain tient un discours, tous les assistants ôtent leurs turbans et écoutent en silence. Il arrive quelquefois que l’un d’eux se lève, qu’il se place devant le sultan, rappelle les actions qu’il a accomplies à son service et dise : « Tel jour j’ai fait une telle chose, tel jour j’ai tué un tel homme ; » les personnes qui en sont informées confirment la véracité des faits. Or cela se pratique de la façon suivante : celui qui veut porter ce témoignage tire à lui et tend la corde de son arc, puis la lâche subitement, comme il ferait s’il voulait lancer une flèche. Si le sultan répond au personnage qui a parlé, « Tu as dit vrai, » ou bien, «Je te remercie, » celui-ci se dépouille de ses vêtements et se couvre de poussière ; c’est là de l’éducation chez les nègres, c’est là de l’étiquette.

Ibn Djozay ajoute : « J’ai su du secrétaire d’état, de l’écrivain de la marque, ou formule impériale, le jurisconsulte Aboû’l Kâcim, fils de Rodhouân (que Dieu le rende puissant !), que le pèlerin Moûça Alouandjarâly s’étant présenté à la cour de notre maître Aboû’l Haçan (que Dieu soit content de lui !), en qualité d’ambassadeur de Mensa Soleïmân, quand il se rendait à l’illustre endroit des audiences, il se faisait accompagner par quelqu’un de sa suite, qui portait un panier rempli de poussière. Toutes les fois que notre maître lui tenait quelques propos gracieux, il se couvrait de poussière, suivant ce qu’il avait l’habitude de faire dans son pays. »


COMMENT LE SOUVERAIN FAIT LA PRIÈRE LES JOURS DE FÊTE ET CÉLÈBRE LES SOLENNITÉS RELIGIEUSES.

Je me trouvai à Mâlli pendant la fête des sacrifices et celle de la rupture du jeûne. Les habitants se rendirent à la vaste place de la prière, ou oratoire, située dans le voisinage du château du sultan ; ils étaient recouverts de beaux habits blancs. Le sultan sortit à cheval, portant sur sa tête le thaïléçân, ou sorte de chaperon. Les nègres ne font usage de cette coiffure qu’à l’occasion des fêtes religieuses, excepté pourtant le juge, le prédicateur, et les légistes qui la portent constamment. Ces personnages précédaient le souverain le jour de la fête, et ils disaient, ou fredonnaient : « Il n’y a point d’autre Dieu qu’Allah ! Dieu est tout-puissant ! » Devant le monarque se voyaient des drapeaux de soie rouge. On avait dressé une tente près de l’oratoire, où le sultan entra et se prépara pour la cérémonie ; puis il se rendit à l’oratoire ; on fit la prière et l’on prononça le sermon. Le prédicateur descendit de sa chaire, il s’assit devant le souverain et parla longuement. Il y avait là un homme qui tenait une lance à la main et qui expliquait à l’assistance, dans son langage, le discours du prédicateur. C’étaient des admonitions, des avertissements, des éloges pour le souverain, une invitation à lui obéir avec persévérance, et à observer le respect qui lui était dû.

Les jours des deux fêtes (la rupture du jeûne et la solennité des sacrifices), le sultan s’assied sur le penpi aussitôt qu’est accomplie la prière de l’après-midi. Les écuyers arrivent avec des armes magnifiques : ce sont des carquois d’or et d’argent, des sabres embellis par des ornements d’or, et dont les fourreaux sont faits de ce métal précieux, des lances d’or et d’argent, et des massues ou masses d’armes de cristal. À côté du sultan se tiennent debout quatre émîrs, qui chassent les mouches ; ils ont à la main un ornement, ou bijou d’argent, qui ressemble à l’étrier de la selle. Les commandants, les juges et le prédicateur s’asseyent, selon l’usage. Doûghâ, l’interprète, vient, en compagnie de ses épouses légitimes, au nombre de quatre, et de ses concubines, ou femmes esclaves, qui sont environ une centaine. Elles portent de jolies robes, elles sont coiffées de bandeaux d’or et d’argent, garnis de pommes de ces deux métaux.

On prépare pour Doûghà un fauteuil élevé, sur lequel il s’assied ; il touche un instrument de musique fait avec des roseaux et pourvu de grelots à sa partie inférieure. Il chante une poésie à l’éloge du souverain, où il est question de ses entreprises guerrières, de ses exploits, de ses hauts faits. Ses épouses et ses femmes esclaves chantent avec lui et jouent avec des arcs. Elles sont accompagnées par à peu près trente garçons, esclaves de Doûghâ, qui sont revêtus de tuniques de drap rouge et coiffés de calottes blanches ; chacun d’eux porte au cou et bat son tambour. Ensuite viennent les enfants, ou jeunes gens, les disciples de Doûghâ ; ils jouent, sautent en l’air, et font la roue à la façon des natifs du Sind. Ils ont pour ces exercices une taille élégante et une agilité admirable ; avec des sabres, ils escriment aussi d’une manière fort jolie.

Doûghâ, à son tour, joue avec le sabre d’une façon étonnante, et c’est à ce moment-là que le souverain ordonne de lui faire un beau présent. On apporte une bourse renfermant deux cents mithkâls, ou deux cents fois une drachme et demie, de poudre d’or, et l’on dit à Doûghâ ce qu’elle contient, en présence de tout le monde. Alors les commandants se lèvent, et ils bandent leurs arcs, comme un signe de remercîment pour le monarque. Le lendemain chacun d’eux, suivant ses moyens, fait à Doûghâ un cadeau. Tous les vendredis, une fois la prière de l’après-midi célébrée, Doûghâ répète exactement les cérémonies que nous venons de raconter.


DE LA PLAISANTE MANIÈRE DONT LES POËTES RÉCITENT LEURS VERS AU SULTAN.

Le jour de la fête, après que Doûghâ a fini ses jeux, les poëtes arrivent, et ils sont nommés djoulâ, mot dont le singulier est djâli. Ils font leur entrée, chacun d’eux étant dans le creux d’une figure formée avec des plumes, ressemblant à un chikchâk, ou espèce de moineau, et à laquelle on a appliqué une tête de bois pourvue d’un bec rouge, à l’imitation de la tête de cet oiseau. Ils se placent devant le souverain dans cet accoutrement ridicule, et lui débitent leurs poésies. On m’a informé qu’elles consistent en une sorte d’admonition et qu’ils y disent au sultan : « Certes, sur ce penpi sur lequel tu es assis maintenant a siégé tel roi, qui a accompli telles actions généreuses ; tel antre, auteur de telles nobles actions, etc. Or fais à ton tour beaucoup de bien, afin qu’il soit rappelé après ta mort. »

Ensuite le chef des poëtes gravit les marches du penpi et place sa tête dans le giron du sultan ; puis il monte sur le penpi même et met sa tête sur l’épaule droite, et après cela sur l’épaule gauche du souverain, tout en parlant dans la langue de cette contrée ; enfin, il descend. On m’a assuré que c’est là une habitude très-ancienne, antérieure à l’introduction de l’islamisme parmi ces peuples, et dans laquelle ils ont toujours persisté.


ANECDOTE.

Je me trouvais un jour à l’audience du sultan, lorsqu’un jurisconsulte de ce pays-là se présenta, et il arrivait alors d’une province éloignée. Il se leva devant le souverain, il tint un long discours ; le juge se leva après lui et confirma ses assertions ; ensuite le sultan dit qu’il était de leur avis. À ce moment tous les deux ôtèrent leur turban et se couvrirent de poussière en présence du prince. Il y avait à côté de moi un homme blanc qui me demanda : « Sais-tu ce qu’ils ont dit ? — Non. — Le légiste a raconté que, les sauterelles s’étant abattues dans leur contrée, un de leurs saints personnages se rendit sur les lieux, fut effrayé de la quantité de ces insectes et dit : « Ces sauterelles sont en bien grand nombre ! » L’une d’elles lui répondit : « Dieu nous envoie pour détruire les semailles du pays où l’injustice domine. » Le juge et le sultan ont approuvé le discours du légiste. »

À cette occasion, le souverain dit aux commandants : « Je suis innocent de toute espèce d’injustice, et j’ai puni ceux d’entre vous qui s’en sont rendus coupables. Quiconque a connu un oppresseur sans me le dénoncer, qu’il soit responsable des crimes que ce délinquant a commis. Dieu en tirera vengeance et lui en demandera compte. » En entendant ces paroles, les commandants ôtèrent leurs turbans de dessus leurs têtes, et déclarèrent qu’ils n’avaient à se reprocher nul acte d’oppression, nulle injustice.


ANECDOTE.

Une autre fois, j’assistais à la prière du vendredi, quand un marchand messoûfite, qui était en même temps un étudiant ou un homme lettré, et qui était appelé Aboû Hafs, se leva et dit : « Ô vous qui êtes présents dans cette mosquée, soyez mes témoins que je prends à partie Mensa Soleïmân (le sultan) et que je le cite au tribunal de l’envoyé de Dieu, ou Mahomet. » Alors plusieurs personnes sortirent de la tribune grillée du souverain, allèrent vers le plaignant et lui demandèrent : « Qui est-ce qui a commis une injustice à ton égard ? Qui t’a pris quelque chose ? » Il répondit : « Menchâ Djoû d’Îouâlâten, c’est-à-dire le gouverneur de cette ville, m’a enlevé des objets dont la valeur est de six cents ducats, et il m’offre, comme compensation, cent ducats seulement. » Le sultan envoya quérir tout de suite ce fonctionnaire, qui arriva quelques jours après, et il renvoya les deux parties devant le juge. Ce magistrat donna raison au marchand, qui recouvra ses valeurs, et le gouverneur fut destitué par le souverain.


ANECDOTE.

Il arriva, pendant mon séjour à Mâlli, que le sultan se fâcha contre son épouse principale, la fille de son oncle paternel, qui était appelée Kâçâ : le sens de ce mot, chez les nègres, est reine. Or elle est dans le gouvernement l’associée du souverain, d’après l’usage de ce peuple, et l’on prononce son nom sur la chaire, conjointement avec celui du roi. Son mari la mit aux arrêts chez l’un des commandants, et donna le pouvoir, à sa place, à son autre épouse, la nommée Bendjoû, qui n’était pas au nombre des filles de rois. Le public parla beaucoup sur ce sujet, et il désapprouva la conduite du sultan. Les cousines paternelles de ce dernier se rendirent chez Bendjoû, pour la féliciter d’être devenue reine ; elles mirent des cendres sur leurs bras, mais ne se couvrirent point la tête de poussière. Plus tard, le monarque ayant fait sortir Kâçâ de sa prison, les mêmes filles de son oncle paternel entrèrent auprès de cette princesse pour la congratuler sur sa mise en liberté ; elles se couvrirent la tête et le corps de poussière, comme d’habitude. Bendjoû se plaignit au sultan de ce manque d’égards, et celui-ci se mit en colère contre ses cousines paternelles, qui eurent peur de lui, et cherchèrent un refuge dans la mosquée cathédrale. Cependant il leur pardonna, et les invita à venir en sa présence. C’est l’usage, quand elles se rendent chez le sultan, qu’elles se dépouillent de leurs vêtements et qu’elles entrent toutes nues ; elles firent ainsi, et le sultan se déclara satisfait. Elles continuèrent à se présenter à sa porte durant sept jours, matin et soir, comme doit le pratiquer toute personne à qui le sultan a fait grâce.

Kâçâ montait donc à cheval tous les jours en compagnie de ses esclaves des deux sexes, ayant tous de la poussière sur la tête ; elle s’arrêtait dans le lieu des audiences, étant recouverte d’un voile, de sorte que l’on ne voyait point son visage. Les commandants parlèrent beaucoup au sujet de cette princesse, et le sultan les ayant fait venir dans l’endroit des audiences, Doûghâ leur dit de la part du souverain : « Vous vous êtes entretenus longuement sur Kâçâ ; mais sachez qu’elle s’est rendue coupable d’un grand crime. » Alors on fit venir une de ses filles esclaves avec des entraves aux jambes, les mains attachées au cou, et on lui dit : «  Expose ce que tu sais. » Elle raconta que Kâçâ l’avait expédiée près de Djâthal, un cousin paternel du sultan, qui était en fuite à Canborni ; qu’elle l’avait invité à dépouiller le souverain de son royaume, et qu’elle lui disait : « Moi et tous les militaires, nous te sommes entièrement dévoués. »

Lorsque les commandants entendirent ces propos, ils s’écrièrent : « C’est là un crime énorme, et, pour ce motif, Kâçâ mérite la mort. » Cette princesse éprouva des craintes à ce sujet, et elle chercha un asile dans la maison du prédicateur ; car c’est un usage reçu chez ce peuple que l’on se réfugie dans la mosquée, ou, à son défaut, dans l’habitation du prédicateur.

Les nègres avaient en aversion Mensa Soleïmân, à cause de son avarice. Avant lui a régné Mensa Maghâ, et avant celui-ci, Mensa Moûça. Ce dernier était un prince généreux et vertueux ; il aimait les hommes blancs et leur faisait du bien. C’est lui qui a donné en un seul jour à Aboû Ishâk Assâhily quatre mille ducats. Une personne digne de confiance m’a raconté aussi qu’il a fait présent à Modric, fils de Fakkoûs, de trois mille ducats, d’un seul coup. Son aïeul, Sârek Djâthah, s’était fait musulman par les soins de l’aïeul du même Modric.


ANECDOTE.

Ce jurisconsulte Modric m’a raconté qu’un homme natif de Tilimsân, ou Trémecen, et appelé Ibn Cheïkh Alleben, avait fait don à Mensa Moûçâ, dans son jeune âge, de sept ducats un tiers. Alors ce dernier n’était qu’un enfant, et il ne jouissait pas de beaucoup de considération. Plus tard, il arriva qu’Ibn Cheïkh Alleben se rendit, à cause d’un procès, chez Mensa Moûça, qui était devenu sultan. Celui-ci le reconnut, l’appela, le fit approcher et asseoir avec lui sur le penpi. Ensuite, il le força à mentionner la bonne action que ce personnage avait commise à son égard, et dit aux commandants ; « Quelle récompense mérite celui qui a pratiqué ce bienfait ? » Ils lui répondirent : « Un bienfait dix fois aussi considérable. (Cf. Coran, VI, 161.) Or donne-lui soixante et dix ducats. » Le souverain lui fit cadeau immédiatement de sept cents ducats, d’un habillement d’honneur. de plusieurs esclaves des deux sexes, et il lui dit de ne point le quitter. Cette même histoire m’a été encore rapportée par le propre fils du susdit Ibn Cheïkh Alleben, qui était un homme de lettres, et qui enseignait le Coran à Mâlli.


DE CE QUE J’AI TROUVÉ DE LOUABLE DANS LA CONDUITE DES NÈGRES ET, PAR CONTRE, DE CE QUE J’Y AI TROUVÉ DE MAUVAIS.

Parmi les belles qualités de cette population, nous citerons les suivantes :

1o Le petit nombre d’actes d’injustice que l’on y observe ; car les nègres sont de tous les peuples celui qui l’abhorre le plus. Leur sultan ne pardonne point à quiconque se rend coupable d’injustice.

2o La sûreté complète et générale dont on jouit dans tout le pays. Le voyageur, pas plus que l’homme sédentaire, n’a à craindre les brigands, ni les voleurs, ni les ravisseurs.

3o Les noirs ne confisquent pas les biens des hommes blancs qui viennent à mourir dans leur contrée, quand même il s’agirait de trésors immenses. Ils les déposent, au contraire, chez un homme de confiance d’entre les blancs, jusqu’à ce que les ayants droit se présentent et en prennent possession.

4o Ils font exactement les prières ; ils les célèbrent avec assiduité dans les réunions des fidèles, et frappent leurs enfants, s’ils manquent à ces obligations. Le vendredi, quiconque ne se rend point de bonne heure à la mosquée ne trouve pas une place pour prier, tant la foule y est grande. Ils ont pour habitude d’envoyer leurs esclaves à la mosquée étendre leurs nattes qui servent pendant les prières, dans le lieu auquel a droit chacun d’eux, et en attendant que le maître s’y rende lui-même. Ces nattes sont faites avec les feuilles d’un arbre qui ressemble au palmier, mais qui ne porte pas de fruits.

5o Les nègres se couvrent de beaux habits blancs tous les vendredis. Si, par hasard, l’un d’eux ne possède qu’une seule chemise, ou tunique usée, il la lave au moins, il la nettoie, et c’est avec elle qu’il assiste à la prière publique.

6o Ils ont un grand zèle pour apprendre par cœur le sublime Coran. Dans le cas où leurs enfants font preuve de négligence à cet égard, ils leur mettent des entraves aux pieds et ne les leur ôtent pas qu’ils ne le sachent réciter de mémoire. Le jour de la fête, étant entré chez le juge, et ayant vu ses enfants enchaînés, je lui dis : « Est-ce que tu ne les mettras pas en liberté ? » Il répondit : « Je ne le ferai que lorsqu’ils sauront par cœur le Coran. » Un autre jour, je passai devant un jeune nègre, beau de figure, revêtu d’habits superbes, et portant aux pieds une lourde chaîne. Je dis à la personne qui m’accompagnait : « Qu’a fait ce garçon ? Est-ce qu’il a assassiné quelqu’un ? » Le jeune nègre entendit mon propos et se mit à rire. On me dit : « Il a été enchaîné uniquement pour le forcer à apprendre le Coran de mémoire. »

Voici maintenant quelques-unes des actions blâmables de cette population :

1o Les servantes, les femmes esclaves et les petites filles paraissent devant les hommes toutes nues, et avec les parties sexuelles à découvert. J’en ai vu beaucoup de cette manière pendant le mois de ramadhân ; car c’est l’usage chez les nègres que les commandants rompent le jeûne dans le palais du sultan, que chacun d’eux y fasse servir ses mets, qu’apportent ses femmes esclaves, au nombre de vingt ou plus, et qui sont entièrement nues.

2o Toutes les femmes qui entrent chez le souverain sont nues, et elles n’ont aucun voile sur leur visage ; ses filles aussi vont toutes nues. La vingt-septième nuit du mois de ramadhân, j’ai aperçu environ cent femmes esclaves qui sortaient avec des vivres du château du sultan, et elles étaient nues. Deux filles du souverain, douées d’une forte gorge, les accompagnaient, et elles n’avaient non plus aucun voile sur elles.

3o Les noirs jettent de la poussière et des cendres sur leur tête pour montrer de l’éducation, et comme signe de respect.

4o Ils pratiquent une sorte de bouffonnerie quand les poëtes récitent leurs vers au sultan, ainsi que nous l’avons raconté.

5o Enfin, un bon nombre de nègres mangent des charognes, des chiens et des ânes.


DE MON DÉPART DE MÂLLI.

J’étais entré dans cette ville le 14 du mois de djoumâda premier de l’année 753, et je l’ai quittée le 22 de moharram de l’an 754 de l’hégire. Mon départ eut lieu en compagnie d’un marchand nommé Aboû Becr, fils de Ya’koûb. Nous nous dirigeâmes par la route de Mîmah ; je montais un chameau, car les chevaux sont très-chers dans ce pays, un de ces animaux valant cent ducats. Or nous arrivâmes à un large canal qui sort du Nil, et que l’on ne peut traverser que dans des barques. Il y a dans cet endroit une quantité énorme de moustiques, et personne n’y passe, si ce n’est pendant la nuit. Lorsque nous atteignîmes le canal, c’était au premier tiers de la nuit, qui était éclairée par la lune.


DES CHEVAUX OU HIPPOPOTAMES QUI SE TROUVENT DANS LE NIL.

Arrivés que nous fûmes au canal, je vis près de la rive seize animaux d’une forte dimension ; j’en fus étonné, et je pensai que c’étaient des éléphants ; car il y en a beaucoup dans ce pays. Ensuite je vis ces animaux entrer dans le fleuve, et je demandai à Aboû Becr, fils de Ya’koûb : « Quelles bêtes sont celles-ci ? » Il répondit : « Ce sont des chevaux marins ou de rivière qui étaient venus à terre pour y paître. » Ils sont plus gros que les chevaux, ils ont des crinières, des queues, leurs têtes sont comme celles des chevaux, et leurs jambes comme les jambes des éléphants. Je vis de ces hippopotames une seconde fois, quand nous voyageâmes sur le Nil en bateau, depuis Tonboctoû jusqu’à Caoucaou. Ils nageaient dans l’eau du fleuve, ils levaient la tête et soufflaient. Les hommes de l’équipage en eurent peur, et ils s’approchèrent de la terre, pour éviter d’être noyés.

Les gens de cette contrée se servent pour prendre les hippopotames d’un joli expédient. Ils ont des lances percées, dans les trous desquelles on a passé de fortes cordes. Ils frappent l’animal avec ces armes. Si le coup atteint, soit la jambe, soit le col, il pénètre dans ces parties de l’amphibie, qu’ils tirent, au moyen des cordes, jusqu’au rivage, où ils le tuent et mangent sa chair. On voit au bord du fleuve une grande quantité d’os de ces hippopotames.

Nous descendîmes près dudit canal dans un gros bourg, qui avait pour gouverneur un nègre, un pèlerin, homme de mérite, nommé Ferbâ Maghâ. C’est un de ceux qui avaient fait le pèlerinage de la Mecque en compagnie du sultan Mensa Moûça.


ANECDOTE.

Ferbâ Maghâ m’a raconté que lorsque Mensa Moûça arriva à ce canal, il avait avec lui un juge de race blanche surnommé Aboû’l ’Abbâs, mais plus connu sous le sobriquet d’Addoccâly, ou natif de Doccâlah. Le sultan lui fit cadeau de quatre mille ducats pour sa dépense, et quand ils furent arrivés à Mîmah, ce juge se plaignit au sultan que les quatre mille ducats lui avaient été dérobés dans sa maison. Le souverain fit venir le commandant de Mîmah, et le menaça de la mort s’il n’amenait pas le voleur. Alors le commandant se mit à le chercher, mais il ne le trouva point ; car il n’y avait aucun voleur dans le pays. Il entra dans la maison du juge, il insista près de ses domestiques, et leur fit peur. Or une des esclaves d’Addoccâly dit : « Mon maître n’a rien perdu ; seulement il a caché lui-même la somme d’argent dans cet endroit. » Elle indiqua le lieu au commandant, qui en tira les ducats, les porta au souverain, et lui fit connaître toute l’histoire.

Le sultan se fâcha contre le juge, qu’il exila dans le pays de ces nègres infidèles qui mangent les hommes. Il y resta quatre années, au bout desquelles le sultan le fit retourner dans son pays natal. Le motif pour lequel les indigènes anthropophages ne l’ont point mangé, c’est qu’il était blanc. En effet, ils disent que la chair des hommes blancs est nuisible, vu qu’elle n’est pas mûrie ; celle des noirs est seule mûre, dans leur opinion.


ANECDOTE.

Le sultan Mensa Soleïmân reçut une fois la visite d’une troupe de ces nègres anthropophages, accompagnés par un de leurs commandants. Ils ont l’habitude de mettre à leurs oreilles de grandes boucles, dont le diamètre est d’un demi-empan. Ils s’enveloppent le corps avec des manteaux de soie, et dans leur pays se trouve une mine d’or. Le sultan les honora et leur donna une servante, comme cadeau d’hospitalité. Ces nègres l’égorgèrent et la mangèrent ; ils se souillèrent la figure, ainsi que les mains, de son sang, et ils se présentèrent devant le souverain pour le remercier. J’ai su que toutes les fois qu’ils se rendent chez lui, ils agissent de cette manière. On m’a dit aussi que ces anthropophages prétendent que les meilleurs morceaux des chairs des femmes sont les mains et les seins.

Nous partîmes de ce bourg situé près du canal, et arrivâmes ensuite à la ville de Kori-Mensa. Ce fut ici que mourut le chameau qui me servait de monture, et quand son gardien m’informa de cet accident, je sortis pour voir la bête. Je trouvai que les nègres l’avaient déjà mangée, suivant leur coutume d’avaler les charognes. Or j’expédiai deux garçons que j’avais pris à mon service, afin qu’ils m’achetassent un autre chameau à Zâghari, localité qui se trouvait à la distance de deux jours de marche. Quelques compagnons d’Aboû Becr, fils de Ya’koûb, restèrent avec moi, tandis qu’il était parti pour nous attendre à Mîmah. Je passai donc six jours à Kori-Mensa, durant lesquels je reçus l’hospitalité de plusieurs habitants qui avaient fait le pèlerinage de la Mecque ; puis arrivèrent les deux garçons avec le chameau.


ANECDOTE.

Pendant ma demeure à Kori-Mensa je rêvai une nuit qu’un individu me disait : « Ô Mohammed, fils de Bathoûthah ! pourquoi ne lis-tu point tous les jours la soûrah yâ sîn ? » (c’est le chapitre XXXVI du Coran). Depuis lors je n’ai jamais manqué d’en faire la lecture tous les jours, soit que je fusse en voyage, soit que je fusse sédentaire.

Je me rendis à Mîmah, où nous campâmes hors de la ville et auprès de divers puits. De là nous allâmes à Tonboctoû, ville qui se trouve à quatre milles de distance du fleuve Nil, et qui est habitée principalement par des Messoûfites porteurs du lithâm, voile ou bandeau qui couvre le bas du visage. Le gouverneur est appelé Ferbâ Moûça. Je me trouvai chez lui un jour qu’il nomma un Messoûfite commandant d’une troupe ; il le revêtit d’un habillement, d’un turban, de caleçons, le tout en étoffes de couleur, et il le fit asseoir sur un bouclier. Les grands de la tribu de ce Messoûfite le soulevèrent par-dessus leurs têtes.

On voit à Tonboctoû le tombeau du poëte illustre Aboû Ishâk Assâhily Algharnâthy, ou originaire de Grenade, qui est plus connu dans son pays sous le nom d’Althouwaïdjin. On y remarque aussi le tombeau de Sirâdj eddîn, fils d’Alcouwaïc, un des principaux négociants, et natif d’Alexandrie.


ANECDOTE.

Lorsque le sultan Mensa Moûça fit son pèlerinage, il s’arrêta dans un jardin que ce Sirâdj eddîn avait à Bircat Alhabech, ou l’Étang des Abyssins, à l’extérieur de la ville du Caire ; c’est là que le sultan descend. Mensa Moûça eut besoin d’argent, et il en emprunta à Sirâdj eddîn ; ses émîrs en firent autant. Sirâdj eddîn expédia son mandataire avec eux, afin qu’il touchât la somme qui lui était due ; mais ce dernier séjourna à Mâlli. Alors Sirâdj eddîn partit lui-même pour demander son argent, et il se fit accompagner par son fils. Parvenu à Tonboctoû, Sirâdj eddîn reçut l’hospitalité d’Aboû Ishâk Assâhily, et la mort l’atteignit fatalement dans la nuit. Le public s’entretint beaucoup de cet accident, et soupçonna que Sirâdj eddîn avait été empoisonné. Or son fils dit à ces gens-là : « Certes, j’ai mangé des mêmes mets que mon père ; s’ils avaient renfermé du poison, ce poison nous aurait tués tous deux ; donc le terme de sa vie était arrivé. » Le fils de Sirâdj eddîn continua son voyage jusqu’à Mâlli ; il reçut son argent, et repartit pour l’Égypte.

À Tonboctoû, je m’embarquai sur le Nil, dans un petit bâtiment, ou canot, fait d’un seul tronc d’arbre creusé. Tous les soirs nous descendions dans un village, nous y achetions les vivres et le beurre dont nous avions besoin, en payant avec du sel, des épices et des verroteries. J’arrivai dans une localité dont j’ai oublié le nom, et qui avait pour commandant un homme de mérite, un pèlerin appelé Ferbâ Soleïmân. C’est un personnage célèbre pour son courage et pour sa vigueur ; nul n’est en état de bander son arc. Je n’ai point vu parmi les nègres d’individu plus haut ni plus corpulent que lui. Il arriva que je voulus me procurer ici un peu de millet ; par conséquent, je me rendis chez Ferbâ Soleïmân, et c’était le jour anniversaire de la naissance de Mahomet. Je saluai ce commandant, qui me questionna sur mon arrivée (sur le motif de ma visite). Il y avait en sa compagnie un jurisconsulte qui était son secrétaire ; je pris une tablette qui se trouvait devant ce dernier, et j’y écrivis ces mots : « Ô jurisconsulte ! dis à ce commandant que nous avons besoin d’un peu de millet pour notre provision de route. Salut ! »

Je passai la tablette au légiste, afin qu’il lût à part lui ce qu’elle portait tracé, et qu’il parlât ensuite sur ce sujet à l’émîr, dans sa langue ; mais il lut, au contraire, à haute voix, et l’émîr le comprit. Celui-ci me prit alors par la main ; il m’introduisit dans son michouer, ou le lieu de ses audiences, où se voyaient beaucoup d’armes, telles que des boucliers, des arcs et des lances. Je trouvai chez ce commandant un exemplaire du Kitâb Almodhich, ou du livre intitulé : L’Étonnant, d’Ibn Aldjeouzy, et je me mis à le lire. On apporta une boisson en usage dans ce pays, et appelée daknoû : c’est de l’eau contenant du millet concassé, mêlé avec une petite quantité de miel ou de lait aigre. Ces gens s’en servent en place d’eau ; car, s’ils boivent celle-ci pure, elle leur fait du mal. À défaut de millet, ils ajoutent à l’eau du miel ou du lait aigri. Ensuite on nous offrit une pastèque, dont nous mangeâmes.

Un jeune garçon, haut de cinq empans, entra ; Ferbâ Soleïmân l’appela, et, s’adressant à moi, il dit : « Celui-ci est ton présent d’hospitalité ; garde-le bien, afin qu’il ne prenne pas la fuite. » Je l’acceptai, et désirai m’en retourner ; mais l’émîr me dit ; « Reste jusqu’à l’arrivée des mets. » Une jeune esclave de Ferbâ Soieïmân vint à nous ; elle était de Damas, Arabe de naissance, et elle me parla dans ma langue. Sur ces entrefaites, nous entendîmes des cris dans la maison du commandant, qui fit partir cette femme pour en savoir la cause. L’esclave revint, et informa son maître qu’une fille à lui venait de mourir. Alors il me dit : « Je n’aime pas les pleurs ; viens, marchons vers le bahr » (mer, fleuve, etc.) ; il entendait parler du Nil, et il possède plusieurs maisons sur la rive de ce fleuve. On amena un cheval, et l’emîr me dit : « Monte-le. » Je répondis : « Je ne le monterai pas, puisque tu es à pied. » Nous allâmes donc à pied tous les deux, et arrivâmes aux habitations qu’il a près du Nil. On apporta des mets, nous mangeâmes ; puis je pris congé de mon hôte et me retirai. Je n’ai jamais connu de nègre plus généreux ni meilleur que lui. Le jeune esclave qu’il m’a donné est encore en ma possession.

Je partis pour Caoucaou, grande ville située près du Nil. C’est une des plus belles cités des nègres, une des plus vastes et des plus abondantes en vivres. On y trouve beaucoup de riz, de lait, de poules et de poisson ; on s’y procure cette espèce de concombre surnommé ’inâny, et qui n’a pas son pareil. Le commerce de vente et d’achat chez les habitants se fait au moyen de petites coquilles ou cauris, au lieu de monnaie ; il en est de même à Mâlli. Je demeurai à Caoucaou environ un mois, et je reçus l’hospitalité des personnages suivants : 1o Mohammed, fils d’Omar, natif de Méquinez : c’était un homme aimable, folâtre et rempli de mérite ; il est mort à Caoucaou, après mon départ ; 2o le pèlerin Mohammed Alouedjdy Attâzy : c’est un de ceux qui ont voyagé dans le Yaman ; 3o le jurisconsulte Mohammed Alfîlâly (de Tafîlâlet, ou Tafilet), chef de la mosquée des blancs.

De Caoucaou je me dirigeai par terre vers Tacaddâ, en compagnie d’une caravane nombreuse, formée par des gens natifs de Ghadâmès. Leur guide et leur chef était le pèlerin Outtchîn, mot qui, dans le langage des nègres, signifie le loup. J’avais un chameau pour monture, et une chamelle pour porter mes provisions ; mais, après le premier jour de chemin, cette dernière s’arrêta, s’abattit. Le pèlerin Outtchîn prit tout ce que la bête avait sur elle, il le distribua à ses compagnons pour le transporter, et ceux-ci s’en partagèrent la charge. Il y avait dans la caravane un Africain originaire de Tâdéla, qui refusa de porter la moindre de ces choses, contrairement à ce que les autres avaient fait. Un certain jour, mon jeune esclave eut soif, je demandai de l’eau au même Africain, qui ne voulut pas en donner.

Nous arrivâmes dans la contrée des Bardâmah, ou tribu berbère de ce nom. Les caravanes n’y voyagent en sûreté que sous leur protection, et celle de la femme est plus efficace encore que celle de l’homme. Les Bardâmah forment une population nomade qui ne s’arrête jamais longtemps dans le même lieu. Leurs tentes sont faites d’une façon étrange : ils dressent des bâtons de bois ou des perches, sur lesquels ils placent des nattes ; par-dessus celles-ci ils posent des bâtons entrelacés, ou une sorte de treillage, qu’ils recouvrent de peaux ou bien d’étoffes de coton. Les femmes des Bardâmah sont les plus belles du monde et les plus jolies de figure ; elles sont d’un blanc pur et ont de l’embonpoint ; je n’ai vu, dans aucun pays de l’univers, de femmes aussi grasses que celles-ci. Leur nourriture consiste en lait frais de vache et en millet concassé, qu’elles boivent, le soir et le matin, mêlé avec de l’eau et sans le faire cuire. Quiconque veut se marier avec ces femmes doit demeurer avec elles dans l’endroit le plus rapproché de leur contrée, et il ne peut jamais dépasser, en leur compagnie, Caoucaou, ni Îouâlâten.

Je devins malade dans ce pays, par suite de l’extrême chaleur et d’une surabondance de bile jaune. Nous hâtâmes notre marche, jusqu’à ce que nous fussions arrivés à Tacaddâ ou Tagaddâ, où je logeai près du cheïkh des Africains, Sa’îd, fils d’Aly Aldjozoûly. Je reçus l’hospitalité du juge de la ville, Aboû Ibrâhîm Ishâk Aldjânâty, un des hommes distingués. Je fus aussi traité par Dja’far, fils de Mohammed Almessoûfy. Les maisons de Tacaddâ sont bâties avec des pierres rouges ; son eau traverse des mines de cuivre, et c’est pour cela que sa couleur et son goût sont altérés. On n’y voit d’autres céréales qu’un peu de froment, que consomment les marchands et les étrangers ; il se vend à raison d’un ducat d’or les vingt modd, ou muids : cette me-’ sure est ici le tiers de celle de notre pays. Le millet s’y vend au prix d’un ducat d’or les quatre-vingt-dix muids.

Il y a beaucoup de scorpions à Tacaddâ ; ces insectes venimeux tuent les enfants qui n’ont pas encore atteint l’âge de puberté, mais il est rare qu’ils tuent les hommes adultes. Pendant que j’étais dans cette ville, un fils du cheïkh Sa’îd, fils d’Aly, fut piqué un matin par les scorpions ; il mourut sur l’heure, et j’assistai à ses funérailles. Les habitants de Tacaddâ n’ont point d’autre occupation que celle du commerce ; ils font tous les ans un voyage en Égypte, d’où ils importent dans leur pays de belles étoffes, etc. Cette population de Tacaddâ vit dans l’aisance et la richesse ; elle est fière de posséder un grand nombre d’esclaves des deux sexes ; il en est ainsi des habitants de Mâlli et d’Îouâlâten. Il arrive bien rarement que ces gens de Tacaddâ vendent les femmes esclaves qui sont instruites ; et quand cela a lieu, c’est à un très-haut prix.


ANECDOTE.

En arrivant à Tacaddâ, je désirai acheter une fille esclave instruite ; mais je ne la trouvai pas. Plus tard, le juge Aboû Ibrâhîm m’en envoya une, appartenant à un de ses compagnons ; je l’achetai pour vingt-cinq ducats ; puis le maître de l’esclave se repentit de l’avoir vendue, et me demanda la résiliation du contrat. Je lui répondis : « Si tu peux m’indiquer une autre esclave de ce genre, je résilierai le marché. » Il me fit connaître une esclave d’Aly Aghioûl, de cet Africain de Tâdéla qui ne voulut se charger d’aucune partie de mes effets lorsque ma chamelle s’abattit, et qui refusa de l’eau à mon jeune esclave souffrant de la soif. J’achetai cette esclave, qui valait mieux encore que la précédente, et j’annulai le contrat avec le premier vendeur. Cet Africain regretta aussi d’avoir cédé son esclave ; il désira casser le marché, et il insista beaucoup sur cela auprès de moi. Je refusai, pour lui donner la récompense que méritait sa mauvaise conduite à mon égard, et peu s’en fallut qu’il ne devînt fou ou qu’il ne mourût de chagrin. Cepeadant je me décidai plus tard à lui accorder la résiliation du contrat.


DE LA MINE DE CUIVRE.

La mine de cuivre se trouve au dehors de Tacaddâ. On creuse dans le sol, et l’on amène le minerai dans la ville, pour le fondre dans les maisons. Cette besogne est faite par les esclaves des deux sexes. Une fois que l’on a obtenu le cuivre rouge, on le réduit en barres longues d’un empan et demi, les unes minces, les autres épaisses. Quatre cents de celles-ci valent un ducat d’or ; six cents ou sept cents de celles-là valent aussi un ducat d’or. Ces barres servent de moyen d’échange, en place de monnaie : avec les minces, on achète la viande et le bois à brûler ; avec celles qui sont épaisses, on se procure les esclaves mâles et femelles, le millet, le beurre et le froment.

On exporte le cuivre de Tacaddâ à la ville de Coûber, située dans la contrée des nègres infidèles ; on l’exporte aussi à Zaghâï et au pays de Bernoû. Ce dernier se trouve à quarante jours de distance de Tacaddâ , et ses habitants sont musulmans ; ils ont un roi nommé Idrîs, qui ne se montre jamais au peuple, et qui ne parle pas aux gens, si ce n’est derrière un rideau. C’est de Bernoû que l’on amène, dans les différentes contrées, les belles esclaves, les eunuques et les étoffes teintes avec le safran. Enfin, de Tacaddâ l’on exporte également le cuivre à Djeoudjéouah, dans le pays des Moûrtéboûn, etc.


DU SULTAN DE TACADDÂ.

Lors de mon séjour à Tacaddâ, les personnages que je vais nommer se rendirent chez le sultan, un Berber appelé Izâr, et qui se trouvait à ce moment-là à une journée de distance de la ville. C’étaient : 1o le juge Aboû Ibrâhîm ; 2o le prédicateur Mohammed ; 3o le professeur Aboû Hafs ; 4o le cheÏkh Sa’îd, fils d’Aly. Un différend s’était élevé entre Izâr, le sultan de Tacaddâ, et entre le Tacarcary, qui est aussi un des sultans des Berbers. Ces quatre personnages allaient auprès d’Izâr pour arranger l’affaire, et mettre la paix entre les deux souverains. Je désirai connaître le sultan de Tacaddâ ; en conséquence, je louai un guide, et me dirigeai vers ce monarque. Les personnages déjà nommés l’informèrent de mon arrivée, et il vint me voir, monté sur un cheval, mais sans selle : tel est l’usage de ce peuple. En place de selle, le sultan avait un superbe tapis rouge. Il portait un manteau, des caleçons et un turban, le tout de couleur bleue. Les fils de sa sœur l’accompagnaient, et ce sont eux qui hériteront de son royaume. Nous nous levâmes à son approche, et lui touchâmes la main ; il s’informa de mon état, de mon arrivée, et on l’instruisit sur tout cela.

Le sultan me fit loger dans une des tentes des Yénâthiboûn, qui sont comme les domestiques dans notre pays. Il m’envoya un mouton entier rôti à la broche, et une coupe de lait de vache. La tente de sa mère et de sa sœur était dans notre voisinage ; ces deux princesses vinrent nous voir et nous saluer. Sa mère nous avait fait apporter du lait frais après la prière de la nuit close : c’est le moment où l’on a ici l’habitude de traire les bestiaux. Les indigènes boivent le lait à cette heure, ainsi que de bon matin. Quant au blé ou au pain, ils ne le mangent ni ne le connaissent. Je restai dans cet endroit six jours, pendant lesquels le sultan me régalait de deux béliers rôtis, le matin et le soir. Il me fit présent d’un chameau femelle et de dix ducats d’or. Je pris congé de ce souverain et retournai à Tacaddâ.


DE L’ORDRE AUGUSTE QUE JE REÇUS DE LA PART DE MON SOUVERAIN.

Quand je fus retourné à Tacaddâ, je vis arriver l’esclave du pèlerin Mohammed, fils de Sa’îd Assidjilmâçy, portant un ordre de notre maître, le commandant des fidèles, le défenseur de la religion, l’homme qui se confie entièrement dans le Seigneur des mondes (Aboû ’Inân). Cet ordre m’enjoignait de me rendre dans son illustre capitale ; je le baisai avec respect, et je m’y conformai à l’instant. J’achetai donc deux chameaux de selle, que je payai trente-sept ducats et un tiers, me préparant à partir pour Taouât. Je pris des provisions pour soixante et dix nuits ; car on ne trouve point de blé entre Tacaddâ et Taouât. Tout ce que l’on peut se procurer, c’est de la viande, du lait aigre et du beurre, que l’on achète avec des étoffes.

Je sortis de Tacaddâ le jeudi onze du mois de cha’bân de l’année cinquante-quatre (754 de l’hégire = 12 septembre 1353 de J. C.), en compagnie d’une caravane considérable, où se trouvait Dja’far de Taouât, un des hommes distingués. Il y avait avec nous le jurisconsulte Mohammed, fils d’Abd Allah, juge à Tacaddâ. La caravane renfermait environ six cents filles esclaves. Nous arrivâmes à Câhor, qui fait partie des domaines du sultan Carcary : c’est un endroit riche en herbages, et où les marchands achètent, des Berbers, les moutons, dont ils coupent les chairs en lanières pour les faire ensuite sécher. Les gens de Taouât importent ces viandes dans leur pays. Puis nous entrâmes dans un désert sans habitations, sans culture, sans eau, et de la longueur de trois jours de marche ; après cela, nous voyageâmes quinze journées dans un autre désert sans culture aussi, mais offrant de l’eau. Nous atteignîmes le point où se séparent le chemin de Ghât, qui conduit en Égypte, et celui de Taouât. Il y a là des puits, ou amas d’eau qui traverse du fer ; lorsqu’on lave avec cette eau une étoffe blanche, la couleur de l’étoffe devient noire.

Nous marchâmes encore dix jours, et arrivâmes au pays des Haccâr, ou Haggâr, qui sont une tribu de Berbers, portant un voile sur la figure ; il y a peu de bien à en dire : ce sont des vauriens. Un de leurs chefs vint à notre rencontre, et arrêta la caravane, jusqu’à ce qu’on se fût engagé à lui donner des étoffes et autres choses. Ce fut pendant le mois de ramadhân que nous entrâmes dans le territoire des Haccâr ; à cette époque de l’année, ils ne font pas d’incursions en pays ennemi, et n’empêchent point les caravanes de passer. Leurs voleurs mêmes, s’ils trouvent quelque objet sur la route durant le mois de ramadhân, ne le ramassent pas. C’est ainsi qu’agissent tous les Berbers qui habitent sur ce chemin.

Pendant un mois nous voyageâmes dans la contrée des Haccâr ; elle a peu de plantes, beaucoup de pierres, et sa route est scabreuse. Le jour de la fête de la rupture du jeûne, nous arrivâmes dans un pays de Berbers porteurs de ce voile qui recouvre le bas du visage, à la manière de ceux que nous venions de quitter. Ils nous donnèrent des nouvelles de notre patrie ; ils nous apprirent que les fils ou la tribu de Kharâdj, ainsi que le fils de Yaghmoûr, s’étaient révoltés, et qu’ils résidaient alors à Téçâbît, dans le pays de Taouât. Les hommes de la caravane furent remplis de crainte quand ils entendirent ces récits. Ensuite nous arrivâmes à Boûda, un des principaux villages de Taouât ; son territoire consiste en sables et en terrains salés. Il y a ici beaucoup de dattes, mais elles ne sont pas bonnes ; cependant les gens de Boûda les préfèrent à celles de Sidjilmâçah. Le pays de Boûda ne fournit ni grains, ni beurre, ni huile d’olive ; ces denrées y sont importées des contrées du Maghreb. Les habitants se nourrissent de dattes et de sauterelles ; ces insectes y sont aussi en grande abondance ; ils les emmagasinent comme on le pratique avec les dattes, et s’en servent pour aliments. La chasse des sauterelles se fait avant le lever du soleil, car alors le froid les engourdit et les empêche de s’envoler.

Après avoir demeuré quelques jours à Boûda, nous partîmes avec une caravane, et arrivâmes à Sidjilmâçah au milieu du mois de dhoû’l ka’dah. Je sortis de cette ville le second jour du mois de dhoû’l hiddjah (de l’année 754 de l’hégire, ou à la fin de décembre de l’an 1353 de J. C.) ; c’était au moment d’un grand froid, et la route était remplie de neige. J’avais vu dans mes voyages des chemins difficiles, ainsi que beaucoup de neige, à Bokhâra, à Samarkand, dans le Khorâçân et les pays des Turcs ; mais je n’avais pas connu de route plus scabreuse que celle d’Oumm Djonaïbah. La nuit qui précède la fête des sacrifices, nous atteignîmes Dâr Althama’ ; j’y restai le jour de la fête, et partis le lendemain.

Enfin j’entrai dans la capitale Fez, résidence de notre maître le commandant des fidèles (que Dieu l’assiste !) ; je baisai sa main auguste, j’eus le bonheur de voir son visage béni, et je demeurai sous la protection de ses bienfaits, après un très-long voyage. Que le Dieu très-haut le récompense pour les nombreuses faveurs qu’il m’a accordées et pour ses grâces généreuses ! Que le Très-Haut prolonge ses jours et réjouisse les musulmans par la longue durée de son existence !

Ici finit le récit du voyage intitulé : Cadeau fait aux observateurs, traitant des curiosités offertes par les villes, et des merveilles rencontrées dans les voyages. La rédaction en a été terminée le 3 de dhoû’l hiddjah de l’année 756 de l’hégire (le 13 décembre de l’an 1355 de J. C.). Louange à Dieu, et paix à ceux d’entre ses serviteurs qu’il a élus ! (Coran, xxvii, 60.)