Voyages aux Montagnes Rocheuses/14

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Victor Devaux & Cie (p. 240-262).

NEUVIÈME LETTRE.
À
un Père de la Compagnie de Jésus, .
Séparateur


Sainte-Marie des montagnes Rocheuses,
le 28 décembre 1841.


Mon révérend Père,

Je viens de terminer un petit voyage jusqu’au fort Colville, sur le fleuve Columbia, à environ trois cent vingt milles de notre établissement.

Quoique la saison fût très-avancée, deux raisons me déterminèrent à partir : d’abord la nécessité : il nous fallait des provisions pour l’hiver, des semences pour le printemps, des outils pour les sauvages si bien disposés au travail, des bœufs, des vaches, enfin tout ce qu’exige le premier établissement d’une réduction. Le second motif était mon désir de visiter les Pends-d’oreilles ou Kalispels qui, pour la plupart, se tiennent pendant l’automne sur la Rivière-à-Clark.

La veille de mon départ, je fis connaître mon projet aux Têtes-plates, et leur demandai quelques chevaux de charge et une escorte en cas de rencontre des Pieds-noirs. Ils m’amenèrent dix-sept chevaux et dix jeunes guerriers. Ces dix braves, dont plusieurs avaient été criblés de balles et de flèches dans différentes escarmouches, mont montré pendant tout le voyage un dévouement, une docilité et une complaisance au-dessus de tout éloge, s’efforçant de deviner et de prévenir jusqu’à mes moindres besoins.

Nous nous mîmes en route dans l’après-dinée du 28 octobre, et fîmes environ quarante milles en descendant la vallée de la Racine-amère. Le premier jour, nous ne rencontrâmes qu’un chasseur solitaire, chargé d’un gros chevreuil dont il nous offrit généreusement la moitié. Le lendemain, nous eûmes à supporter la neige qui tombait à gros flocons ; chemin faisant, nous prîmes un écureuil d’une nouvelle espèce : il avait la grandeur d’un rat ordinaire, les sourcils blancs, les oreilles rondes, le dos et la queue d’un gris obscur mêlé de rouge. Nous traversâmes un large ruisseau, sans nom, le même que deux célèbres navigateurs, Lewis et Clark, avaient remonté en 1805 pour se rendre dans le pays des Nez-percés ou Sapetans ; je l’appelai le ruisseau de Saint-François de Borgia. Six milles plus bas nous arrivâmes à l’embouchure de la belle rivière de Saint-Ignace, que nous traversâmes aussi. Elle entre dans la vallée de Sainte-Marie ou de la Racine-amère par un beau défilé, appelé communément par les montagnards ou chasseurs canadiens, je ne sais trop pourquoi, la porte de l’enfer. Ces messieurs ont habituellement les mots de diable et d’enfer à la bouche, et je suis porté à croire qu’il ne faut pas chercher ailleurs la raison de ces sortes d’appellations qu’on rencontre si souvent dans le pays. Ainsi j’ai examiné le Passage-du-diable, j’ai vogué sur la Course-de-satan, je me suis trouvé entre les dents du Râteau de l’abîme infernal. Le Râteau et la Course, sur le Missouri, méritent réellement un nom qui exprime l’horreur ; car l’un et l’autre sont des écueils très-dangereux. Le lit du premier est une forêt entière d’arbres et de chicots engloutis, qui ont leurs racines dans la vase, et contre lesquels les flots, poussés par un courant impétueux, viennent se briser avec un fracas épouvantable ; le second, outre les mêmes difficultés, a de plus une pente si rapide, que le plus habile pilote ne l’aborde qu’en tremblant. Deux fois le brave Iroquois qui conduisait mon canot, lors de mon passage par cet endroit dangereux, s’écria : « Père, nous sommes perdus. » Et moi je lui dis : « Courage, Jean, confiance en Dieu ; » et nous en sortîmes, sinon sans peur, du moins sans accident.

Le soir du second jour, nous dressâmes notre loge sur le bord d’un petit ruisseau, au pied de la montagne que nous avions à traverser le lendemain. Trois familles de la tribu des Stietshoi ou Cœurs-d’alêne s’y joignirent à nous, pour faire ensemble une partie du voyage. J’eus le loisir de les entretenir longtemps sur des matières religieuses, et leur trouvai un caractère doux, poli, affable, et les meilleures dispositions pour recevoir la doctrine évangélique : avant de me quitter, Os me prièrent avec instance de venir instruire leur peuplade. Pendant la prière du soir, trois Kalispels arrivèrent au même endroit, et s’arrêtèrent tout court à la distance d’une centaine de pas, pour ne pas nous troubler dans nos exercices de piété. Un de nos chasseurs nous apporta un beau chevreuil, un autre deux faisans ; ces derniers sont très-nombreux ici, et se laissent souvent tuer à coups de pierre : leur chair est blanche et très-délicate.

La vallée de Sainte-Marie a une étendue de cent cinquante à deux cents milles en longueur, sur quatre à sept milles de large ; elle est bornée des deux côtés par des amas de rochers entassés les uns sur les autres, à une hauteur considérable, presque inaccessibles à cause des débris qui en encombrent le pied, et couverts en plusieurs endroits d’une légère couche de terre d’où s’élèvent jusqu’aux nues d’épaisses forêts de pins. Ces forêts sont peuplées de toutes sortes d’animaux, particulièrement de chevreuils, de biches, de grosses-cornes, de moutons d’une laine blanche comme la neige et fine comme la soie, d’ours et de loups de toute espèce, de panthères, de tigres, de chatstigres et de chats sauvages, de carcajoux, animal à pattes courtes, long d’environ quatre pieds et d’une force extraordinaire : lorsqu’il a tué sa proie, chevreuil, cabri ou grosse-corne, il enlève une partie de la peau assez large pour y passer sa tête en forme de capuchon, et l’entraîne ainsi tout entière à son antre. On y trouve aussi le siffleur, espèce de marmotte, et l’orignal, qu’on ne parvient guère à tuer : il est si vigilant, qu’au moindre bruit, par exemple, d’une branche qui se rompt, il cesse de manger, regarde de tous côtés avec inquiétude, et ne recommence à paître que longtemps après.

Dans la vallée, la terre végétale est en général légère ; elle offre cependant de beaux pâturages. La rivière, dans presque toute son étendue, est bien boisée, particulièrement de pins, de sapins, de cotonniers, de bouleaux, d’aunes et de saules. Parmi les oiseaux les plus remarquables, on y distingue l’aigle-nonne, ainsi appelé par les voyageurs à cause de sa couleur, noire, excepté la tête qui est blanche ; l’aigle noir, l’oiseau puant, l’épervier, la poule et la caille.

Le 30, trois chevaux s’étant éloignés de la bande pendant qu’ils paissaient librement la nuit (liberté dont il est rare qu’ils abusent), nous ne pûmes continuer notre route qu’à onze heures du matin. Nous escaladâmes bientôt une crevasse de rocher garnie de pins dont toutes les branches étaient couvertes d’une mousse noire et fine, en forme de festons ou de guirlandes de deuil ; et nous grimpâmes ainsi l’espace d’environ six milles, guidés par un petit sentier où à chaque instant nous étions arrêtés par de gros blocs de pierre, et des troncs d’arbres placés comme à dessein pour en rendre le passage impraticable. Arrivés enfin au sommet de la montagne, nous traversâmes une jolie petite plaine appelée la prairie de Kamath : c’est là que les Têtes-plates viennent chaque année au printemps déterrer la racine de même nom qui avec la viande sèche de buffle fait leur principale nourriture à Sainte-Marie. Nous descendîmes ensuite dans une belle prairie, d’environ dix milles d’étendue, arrosée par deux ruisseaux, qui s’y unissent pour se jeter plus loin dans la Rivière-à-Clark. Pendant qu’on dressait la loge pour y passer la nuit, je vis un Pied-noir qui se cachait dans les environs ; je n’eus garde d’en parler âmes jeunes braves, qui n’auraient pas manqué de l’attaquer ; mais le soir je pris la précaution de faire faire bonne garde autour de nos chevaux.

Le lendemain était un dimanche : je célébrai le saint sacrifice de la Messe, et je baptisai trois petits enfants des Cœurs-d’alêne qui m’accompagnaient ; le reste de la journée se passa en prières et en instructions. Técousten, le chef de mon escorte, en fit deux à ses camarades et parla avec beaucoup de force et de précision sur différents points de la Religion qu’il avait déjà entendu expliquer.

Le lundi, fête de la Toussaint, après avoir célébré le saint sacrifice, je fis lever le camp, et nous nous rendîmes, par un défilé d’environ six milles, au gué de la Rivière-à-Clark.

Nous y étions attendus par deux camps de Kalispels : avertis de notre arrivée, hommes, femmes et enfants accoururent pour me donner la main, avec toutes les démonstrations de la joie la plus sincère. Le chef du premier camp s’appelait Chalax ; je baptisai dans sa petite peuplade vingt-quatre enfants et une jeune Kootenaise moribonde. Comme le pays que nous avions à parcourir n’offrait que peu de ressources, il me procura six ballots de viande sèche de buffle.

Le chef du second camp, nommé Koylilpo, avait trente loges sous ses ordres : je résolus de passer la nuit avec ses gens. Je fus agréablement surpris en les entendant réciter fort bien les prières que j’avais enseignées aux Têtes-plates lors de ma première visite. Voici le mot de l’énigme : ayant entendu dire que je reviendrais aux montagnes l’année suivante, ils envoyèrent chez les Têtes-plates un jeune homme intelligent et doué d’une bonne mémoire, qui en peu de temps apprit et retint les prières, les cantiques et les points essentiels au salut : rentré dans son village, il employa tout l’hiver à les enseigner à ses compatriotes, et y réussit si bien, que je les trouvai parfaitement instruits. La même ardeur s’était communiquée aux autres petits camps avec le même succès. Ce fut une grande consolation pour moi de voir faire le signe de la croix, et d’entendre prier et chanter les louanges de Dieu, dans un désert de près de trois cents milles d’étendue, où jamais prêtre catholique n’avait encore mis le pied. Ces bons Indiens étaient au comble de la joie en apprenant que j’espérais bientôt pouvoir laisser un Père au milieu d’eux. Ils avaient déjà fait un premier essai de la vie civilisée en cultivant les patates : ils m’en offrirent plusieurs plats ; ce furent les premières que je vis depuis mon départ des États-Unis. Leurs loges sont faites en nattes de jonc comme celles des Potowatomies à l’est des montagnes. Avant de se coucher, ils assistèrent encore à des instructions que leur firent Técousten et un autre chef. Quelle admirable leçon pour les Européens ! Tous les soirs, l’un des chefs fait une instruction, ou donne quelques avis salutaires à sa peuplade ; et tous y assistent avec tant de respect, de modestie et de recueillement, qu’à les voir, on les prendrait plutôt pour des religieux que pour des sauvages. Lorsque le chef finit, tous répondent Koey ! mot qui correspond à notre Amen. Le lendemain, avant mon départ, je baptisai vingt-sept de leurs petits enfants.

Dans la matinée, nous traversâmes une montagne et entrâmes dans la grande plaine de Kamath. Les loups y sont très-nombreux et féroces : au printemps dernier ils ont enlevé aux Kalispels et dévoré plus de quarante chevaux. Une fontaine d’eau thermale se trouve à peu de distance au nord-est. Un défilé montagneux d’environ dix milles nous conduisit de cette plaine dans la belle prairie aux chevaux. Là, des Kalispels établis dans une quinzaine de loges nous reçurent avec les mêmes démonstrations d’amitié que leurs compatriotes de la veille. Le chef, qui avait fait plusieurs milles pour venir à ma rencontre, m’avoua franchement que des ministres américains, qu’il avait rencontrés pendant l’été, lui avaient rendu ma prière (religion) fort suspecte : « Mon cœur se trouve divisé, ajouta-t-il, et j’ignore à quoi m’en tenir. » Je n’eus point de peine à lui faire comprendre la différence entre ces messieurs et les prêtres catholiques, et les motifs de leurs calomnies contre, la véritable Église de Jésus-Christ.

À l’entrée de la prairie aux chevaux se trouve un beau petit lac d’environ six milles de circonférence, entouré de hautes montagnes. À cause de la commémoration des morts que célébrait l’Église en ce jour, je l’appelai le lac des Âmes.

Le 3 novembre, après avoir dit les prières de grand matin et donné une instruction à tous les sauvages réunis, nous continuâmes notre marche sur les bords de la Rivière-à-Clark que nous devions côtoyer pendant huit jours. Nous fûmes une grande partie de la journée sur le penchant d’une haute montagne, gravissant un rocher raboteux et brisé, de quatre à cinq cents pieds d’élévation. J’avais vu de bien mauvais passages, mais aucun ne m’avait encore paru aussi dangereux : le monter à cheval était impossible ; à pied, je serais épuisé de fatigue avant d’être au bout. Je me rappelai que nous avions à notre suite une vieille mule assez prudente et pas trop vicieuse : je m’attachai à sa queue et tins ferme : au moyen de quelques cris et coups de fouet, la bonne bête me traîna fort patiemment jusqu’au sommet. Là nous jouîmes un instant du plus beau coup d’œil qu’on puisse s’imaginer : au bas, la rivière et ses environs ; au-dessus de nos têtes, des rochers s’élevant graduellement en amphithéâtre ; en face, dans le lointain, des montagnes à perte de vue, couvertes de pins jusqu’aux sommets. En descendant je changeai de position, je m’accrochai à la bride de ma mule, qui, continuant sa route pas à pas, me déposa sain et sauf, au pied du mauvais rocher (c’est le nom que lui donnent les sauvages).

La Rivière-à-Clark passe ici entre deux hautes montagnes escarpées. Cette belle rivière présente successivement tous les aspects capables d’enchanter le voyageur : tantôt ses eaux coulent majestueusement avec un doux murmure entre deux rives ombragées d’arbres de toute espèce ; tantôt elle s’étend dans un lit plus spacieux et se transforme en une large surface, calme, unie et resplendissante comme un cristal. Bientôt des rochers la rétrécissent ou l’interceptent ; alors elle s’élance en courants impétueux où l’eau s’échappe rapide comme un éclair, en chutes et en cascades où le mugissement des ondes imite le fracas des tourbillons que la tempête excite dans la forêt. En un mot, rien de plus varié que son cours, rien de plus pittoresque que ses rives. J’y ai surtout remarqué les différentes espèces de tamarins, et le lychnis, plante médicinale dont parle Charlevoix dans son Histoire du Canada.

Nous ne rencontrâmes ce jour qu’une seule famille de Kalispels. Tandis que les vieilles femmes montaient la rivière dans leur léger canot d’écorce d’épinettes qui portait en même temps leurs petits enfants et tout leur ménage, les hommes marchaient à pied le long de la rive, armés d’arcs et de fusils pour la chasse du gibier. Dans tous les petits prés ou marécages que nous traversâmes, nous vîmes un grand nombre de chevaux que les sauvages y laissent sans gardiens souvent pendant plusieurs mois ; c’est ce qu’ils appellent mettre les chevaux en cage ; en effet, il est rare qu’ils s’en éloignent à une grande distance.

Nous entrâmes, le 4, dans une forêt de cèdres et de pins, si épaisse, que dans presque toute son étendue nous pouvions à peine voir à la distance de vingt verges. Nos bêtes de somme souffrirent beaucoup du manque d’herbe pendant les trois jours que nous mîmes à la traverser. C’était un véritable labyrinthe : du matin au soir on n’y faisait que tourner dans tous les sens pour éviter les milliers d’arbres que les feux, les tempêtes, ou l’âge avaient abattus. Enfin nous en sortîmes, et nos yeux purent s’étendre sur toute la surface du grand lac des Kalispels ou Pends-d’oreilles, sur ses îlots boisés de pins, sur ses baies, sur les collines qui, partant de ses bords, s’élèvent par terrasses ou couches graduelles, jusqu’à ce qu’elles se perdent dans les hautes montagnes couvertes de neiges. Le lac a environ trente milles en longueur et quatre à sept en largeur.

Un autre spectacle, plus magnifique encore, nous avait frappés avant d’arriver au lac. La partie de la forêt qui l’avoisine est dans son genre une véritable merveille : les sauvages disent que c’est la plus belle de l’Orégon. Il serait, en effet, difficile de trouver ailleurs des arbres aux proportions plus gigantesques. Du milieu des bouleaux, des aunes et des hêtres, qui n’y ont pas moins de deux brasses de circonférence, le cèdre dresse sa tête altière et les surpasse tous en grandeur. J’en ai mesuré un qui avait quarante-deux pieds de périmètre ; un autre, qui se trouvait à terre, offrait deux cents pieds de long sur quatre brasses de grosseur. Les branches de ces colosses s’entrelacent au-dessus des hêtres et des bouleaux, et leur beau feuillage forme une voûte si touffue que les rayons du soleil ne pénètrent jamais à leur base, tapissée de lychnis et d’autres plantes vertes : à voir sous ce dôme toujours vert les troncs s’élancer par milliers comme autant de colonnes majestueuses, on dirait un temple immense élevé par la nature à la gloire de son Auteur.

Nous entrâmes sous ce dôme magnifique épuisés de fatigue : pendant une demi-journée nous avions escaladé dans la forêt les flancs d’une haute montagne par un sentier si affreux, qu’à plusieurs reprises je crus toucher à ma dernière heure. Une fois surtout, je m’étais écarté de mon escorte, et me trouvais seul sur une de ces projections de rochers, si fréquentes sur les montagnes Rocheuses que je n’y faisais pas attention. Quels furent ma surprise et mon effroi lorsque je me vis sur une pointe de deux pieds de large seulement, ayant en face un abîme, à ma gauche un rocher perpendiculaire, à ma droite un précipice d’environ mille pieds ! Mon unique ressource était un parapet un peu plus large, à trois pieds verticalement au-dessous de moi, mais il fallait y descendre d’un saut : ma mule s’arrêtait devant ce pas terrible, et le plus léger caprice de la bête pouvait nous précipiter dans l’abîme. N’ayant pas de temps à perdre, je me recommandai à Dieu et donnai de l’éperon ; le saut de ma bête fut heureux et je me trouvai hors de danger. Ces récits trouveront peut-être des incrédules ? Eh bien, dites-leur que je les invite à venir partager mes travaux : je leur promets d’avance qu’ils admireront avec moi les merveilles de la nature et qu’ils auront aussi leurs moments d’hésitation et de crainte.

Je ne puis passer sous silence la bonne rencontre que je fis dans la forêt. Me trouvant sur le penchant d’une haute colline, je découvris une petite loge de joncs placée sur le bord de la rivière. J’appelai quelque temps, mais point de réponse. Je me sentis comme entraîné à la visiter, et me fis accompagner par, mon interprète. Nous y trouvâmes une vieille femme, seule, aveugle et bien malade. Je lui parlai du Grand-Esprit et des vérités les plus essentielles au salut. L’exemple de l’apôtre saint Philippe nous apprend qu’il est des circonstances où toutes les dispositions requises peuvent se trouver implicitement dans un acte de foi, et dans un désir sincère de ne vouloir entrer au ciel que par la bonne porte. Toutes les réponses de la pauvre vieille exprimaient le désir de connaître et d’aimer Dieu. « Oui, me disait-elle, j’aime le Grand-Esprit de tout mon cœur ; il m’a fait tant de bien pendant ma vie ! Oui, je veux être son enfant, et me réunir à lui pour toujours. » Aussitôt elle se mit à genoux et me demanda le baptême. Je la nommai Marie, et lui mis au cou une médaille miraculeuse de la Sainte Vierge. En la quittant, je l’entendis encore remercier Dieu de cette suprême faveur.

À peine avais-je regagné mon petit sentier, que je rencontrai le mari de cette vieille : courbé sous le poids de l’âge et des infirmités, il pouvait à peine se traîner. Il venait de tendre un piège aux chevreuils dans la forêt, lorsque informé de mon approche par mes gens, il hâta le pas, et d’aussi loin qu’il m’aperçut, il se mit à crier d’une voix tremblante : « Oh ! que j’ai le cœur content ! » et le bon vieillard me serra affectueusement la main, répétant toujours les mêmes paroles. Les larmes m’échappaient en voyant l’affection de ce brave homme, et je fus quelques minutes sans pouvoir lui parler. Enfin je lui annonçai que je sortais à l’instant même de sa loge, et que j’avais baptisé sa femme. « J’ai appris, me répondit-il, votre arrivée aux montagnes l’année dernière ; j’ai su que vous y avez baptisé beaucoup de nos gens. « Je suis pauvre et vieux ; je n’espérais pas avoir le bonheur de vous voir. Robe-noire, rendez-moi aussi heureux que ma femme ; moi aussi je veux appartenir au Grand-Esprit, et nous l’aimerons toujours. » Je le conduisis au bord d’un torrent tout proche et lui donnai le baptême avec le nom de Simon. En me voyant partir, l’heureux vieillard ne cessait de crier et de répéter : « Oh ! que Dieu est bon ! je vous remercie, Robe-noire, du bonheur que vous m’avez procuré ! Oh ! j’ai le cœur si content ! Oui, j’aimerai toujours Dieu ! Oh ! que Dieu est bon ! que Dieu es bon ! »

Ces petites aventures sont nos consolations. Je n’aurais voulu changer en ce moment ma situation pour aucune autre sur la terre. J’ai la ferme conviction qu’une telle rencontre vaut seule un voyage aux montagnes. Ah ! bons et chers Pères d’Europe, je vous en conjure au nom de Jésus-Christ le sauveur du monde, ne balancez pas à venir dans cette vigne : la moisson y est mûre et abondante. Le Seigneur ne nous dit-il pas : « Ignem veni mittere in terram, et quid volo nisi ut accendatur ? » C’est parmi les pauvres sauvages de ces montagnes isolées, que le feu de la grâce divine s’allume partout. Parlez-leur des choses du ciel, aussitôt leurs cœurs s’embrasent de l’amour divin, et ils mettent la main à l’œuvre. Nuit et jour ils sont à nos côtés, insatiables du pain de la parole de vie. Combien de fois les ai-je entendus s’écrier : « Ce sont nos péchés sans doute qui nous ont rendus si longtemps indignes de connaître ces vérités consolantes. » J’ajouterai qu’il n’y a pas de sauvages au monde plus avides d’entrer dans la voie du salut, et chez lesquels il y ait si peu d’empêchements à l’introduction de l’Évangile. Ils n’ont ni idoles, ni sacrifices ; il ne reste plus parmi eux aucun vestige de superstition, ils n’ont aucune distinction de caste, et le voisinage des blancs, avec le cortège de vices qui l’accompagne, ne s’y fait pas encore sentir.

Sans doute qu’on y rencontre souvent des désagréments et des peines : mais cela doit-il arrêter le zèle d’un missionnaire ? Le désert à traverser est immense et monotone, mais on en voit la fin et l’on s’y prépare à l’apostolat ; les bêtes féroces le remplissent et l’infestent, mais elles fuient à l’approche de l’homme. Si quelquefois on y est condamné à un jeûne d’un jour ou deux, ce qui arrive, on en gagne meilleur appétit pour les jours suivants ; si une nuit orageuse ou les hurlements des loups empêchent de fermer l’œil, on en dort mieux la nuit suivante ; si la route qu’on se fraie, les sauvages ennemis qu’on rencontre, mettent la vie en danger, ces contre-temps nous apprennent à ne mettre notre confiance qu’en Dieu, à bien prier, à tenir nos comptes toujours en règle ; et à la crainte d’un instant succèdent une joie et une reconnaissance durables.

Je dois avouer que je ne sais pas encore ce que c’est que de souffrir des privations pour le doux nom de Jésus. Au contraire, j’expérimente ici partout l’heureuse application du texte si consolant de l’Evangile : « Jugnm meum suave est et onus meum leve. » On trouvera au dernier jour que le nom du Sauveur a fait des merveilles parmi ces pauvres peuples, car l’empressement pour venir entendre sa sainte parole y tient du prodige. De tous côtés ils accourent sur mon passage, et cela d’une grande distance, m’offrant avec empressement tous leurs petits enfants à baptiser. Plusieurs m’ont suivi des journées entières uniquement pour assister aux instructions, Partout les personnes âgées demandent avec instance la régénération baptismale. Ah ! vraiment les entrailles se dessèchent à la vue de tant d’âmes qui périssent faute de secours. C’est ici qu’on doit s’écrier avec l’Évangéliste : « Messis quidemmulta, operarii vero paiiri. » Où est le Père de la Compagnie dont le cœur ne s’enflamme en apprenant ces nouvelles ? et où est le chrétien qui refuserait son obole pour coopérer à une œuvre comme celle de la Propagation de la Foi, l’œuvre la plus catholique et la plus glorieuse de notre siècle, puisqu’elle procure le salut de tant de milliers d’âmes, qui sans son secours resteraient ensevelies dans les ombres de la mort ?

Pour ne pas revenir trop souvent sur les mêmes détails, je dirai ici que pendant ce voyage de quarante-deux jours, j’ai baptisé cent quatre-vingt-dix personnes, dont vingt-six adultes vieux ou malades, et que j’ai prêché à plus de deux mille Indiens, venus exprès des différentes parties de ces montagnes pour entendre la parole de Dieu. J’ose espérer que, conduits par une grâce et une Providence si visibles, ils ne tarderont pas à se ranger tous sous l’étendard du divin chef, Notre-Seigneur Jésus-Christ.

J’ai trouvé parmi ces Indiens plusieurs petits enfants baptisés par le révérend et zélé M.  Demers, excellent prêtre canadien qui demeure à Wallamette, non loin de l’océan Pacifique, et qui a fait plusieurs excursions jusqu’au fort Colville.

Nous passâmes le dimanche 7 novembre, en pratiques de dévotion auprès de trois familles de Kalispels sur le bord du lac de ce nom, où nous étions arrivés la veille, comme je l’ai dit plus haut. Deux chaloupes chargées de marchandises et conduites par huit métis engagés à la Compagnie de la baie d’Hudson, y arrivèrent à temps pour assister aux offices divins. Parmi eux se trouvait Charles, l’interprète Tête-plate qui m’avait rendu l’année dernière de si grands services. Je rendis vivement grâces à Dieu de cette bonne fortune : il était en route pour venir me rejoindre encore cette année. Je dois cet excellent interprète au cligne et respectable gouverneur de l’honorable Compagnie de la baie d’Hudson, M.  Mac Loughlin, au service duquel Charles était dévoué.

Il nous fallut trois jours pour nous rendre à la traverse des Kalispels. Le long de la rivière nous rencontrâmes, de distance en distance, un grand nombre de petits camps sauvages, de quatre à six loges. Ces misérables gens sont obligés de s’éparpiller en hiver pour trouver de quoi vivre par la pêche et par la chasse. Dans une pauvre petite hutte de joncs, je trouvai cinq vieillards presque octogénaires, dont trois aveugles et deux borgnes : c’était une image frappante de la misère humaine. Je leur parlai longuement des moyens de salut et du bonheur de la vie future ; leurs réponses édifiantes m’attendrirent jusqu’aux larmes : « Grand-Esprit, disaient-ils, quel bonheur nous vient dans nos vieux jours ! Nous vous aimerons, ô notre Père ! oui nous vous aimerons jusqu’à la mort. » Dès qu’ils eurent compris la nécessité du baptême, ils se jetèrent à genoux pour le recevoir. Je n’ai encore jamais rencontré parmi ces gens, je ne dirai pas de l’opposition, mais pas même la moindre marque de froideur ou d’indifférence.

La traverse des Pends-d’oreilles offre un bel emplacement pour une réduction. La prairie est grande et fertile, le bois ne manquera jamais, la rivière est très-poissonneuse. Au fond de la prairie est un petit lac ou marais d’environ six milles de circonférence, véritable rendez-vous de toute espèce d’oiseaux aquatiques. On y serait à proximité d’un grand nombre de tribus sauvages : les Cœurs-d’alène, les Spokanes, les Chaudières, les Simpoils, les Kootenays, les Gens-du-lac, les Nez-percés et plusieurs autres, ne sont guère qu’à deux ou trois journées de marche de là. Enfin le fort Colville n’en étant distant que d’une forte journée, on aurait la plus grande facilité de s’y pourvoir de vivres, d’outils et d’objets d’habillement.

Le 13, nous mîmes huit heures à traverser une haute montagne couverte de neige. Le soir, à peine étions-nous campés sur le bord d’un petit ruisseau qui se jette dans le fleuve Columbia, que nous reçûmes la visite de plusieurs Kalispels. Je fus agréablement surpris de la permission que l’un d’eux vint me demander. « J’arrive de la chasse, me dit-il, où j’ai tué un chevreuil : il est maintenant trop tard pour aller le chercher, et demain c’est le jour du Grand-Esprit (dimanche) : me permettriez-vous, Robe-noire, de l’emporter chez moi demain, car mes petits enfants sont à jeun ? » Leçon admirable pour les chrétiens d’Europe ! Ce sauvage n’avait vu un prêtre qu’une seule fois de sa vie ! Un autre me fit présent d’une oie qu’il avait tuée, un troisième me présenta un petit panier rempli de kamath. Je passai le dimanche avec eux, à leur grande satisfaction.

Le lendemain dans l’après-dînée nous nous rendîmes au fort. Nous y passâmes trois jours pour arranger nos selles, et emballer nos vivres et nos semences. Partout où l’on rencontre les messieurs de la Compagnie de la baie d’Hudson, on est sûr d’un bon accueil : ils ne s’arrêtent pas seulement aux démonstrations de la politesse et de l’affabilité, ils préviennent vos désirs pour vous rendre service. Dans cette circonstance, le commandant du fort, M.  Macdonald, Écossais de nation, alla si loin, qu’il fit préparer par sa dame et mettre, à mon insu, parmi nos provisions toutes sortes de petites douceurs, telles que sucre, café, thé, chocolat, beurre, biscuits, farine, volaille, jambons et chandelles. Outre les instructions que j’adressai pendant la messe aux Canadiens engagés au service du fort, j’eus plusieurs conférences avec le chef des Shuyelpi ou Chaudières, homme intelligent, qui m’invita à venir évangéliser sa nation.

Nous quittâmes le fort le 18. Il ne se passa rien de bien remarquable pendant notre retour, si ce n’est un fait que je veux raconter pour l’instruction de ceux qui pourraient faire la même route que nous : il ne prouve que trop combien il est utile d’être quelquefois méfiant, et que partout on retrouve des enfants d’Ève. Nous avions laissé à la traverse des Pends-d’oreilles cinq ballots de viande sèche : à notre retour, n’en trouvant plus que deux, je demandai au chef ce que les autres étaient devenus. « J’ai honte, Robe-noire, me répondit-il, j’ai peur de vous parler. Vous savez que j’étais absent lorsque vous avez mis vos ballots dans ma loge. Ma femme les a ouverts pour voir si la viande n’était pas moisie ; les dépouilles (c’est-à-dire la graisse) lui parurent si belles et si bonnes qu’elle en goûta ! Quand je rentrai, elle m’en offrit ainsi qu’à nos enfants ; le bruit s’en répandit dans le village ; les voisins sont venus, et nous en avons mangé tous ensemble. » Deux ou trois jours plus tard, nous n’aurions plus rien retrouvé du tout. Si ce brave homme avait voulu imiter l’histoire de nos premiers parents, il n’aurait pu mieux jouer son rôle. Cette aventure me fournit l’occasion de les instruire de cette première prévarication et de ses tristes suites. Le chef prit ensuite la parole, et après avoir bien grondé sa femme, il protesta au nom de tous que la chose n’arriverait plus à l’avenir. Ces pauvres gens tâchèrent de nous dédommager de leur mieux, et nous offrirent deux sacs de racines sauvages, et un panier rempli de pâtés de mousse, de pin aussi durs que la colle forte. La nécessité nous força d’accepter ces pâtés de nouvelle espèce : on les prépare en les mettant dans l’eau bouillante ; ils forment alors une soupe épaisse et visqueuse qui a l’apparence et le goût du savon, et qui, assaisonnée d’une bonne faim et d’une grande disette d’autre nourriture, se laisse manger.

Le 1er décembre je me retrouvai dans la prairie aux chevaux, au milieu des Kalispels, qui s’y étaient rendus des différentes parties des montagnes pour me voir à mon retour. Je restai trois jours avec eux, les instruisant et les exhortant du matin au soir. Mes dix jeunes Têtes-plates se chargèrent tous des fonctions de catéchistes, et ils y mirent un zèle qui ne put être égalé que par l’assiduité, l’attention et le désir d’apprendre des sauvages qui les écoutaient. Le 3, fête de saint François-Xavier, j’y baptisai 60 personnes, dont 13 adultes. La nuit précédente avait été très-orageuse, l’enfer s’était comme déchaîné contre nous. Un terrible coup de vent emporta ma loge et la jeta entre les branches d’un gros pin. Ne pouvant la replacer, je me trouvai exposé pour le reste de la nuit aux grêles, à la neige et à la pluie ; mais comme tout mal a son remède, je trouvai le mien sous un épais manteau de peau de buffle, où je passai assez convenablement le temps qui me restait à dormir.

Le 8, nous étions de retour dans notre petit établissement de Sainte-Marie, au milieu des salves et des acclamations de nos bons sauvages accourus à notre rencontre.

J’ai l’honneur d’être,

Mon révérend Père,
Votre très-humble et très-obéissant
serviteur en J. C.
P. J. De Smet, S. J.