Voyages dans les airs (1885)/2

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DEUXIÈME PARTIE

LES VOYAGES AÉRIENS


Après la découverte des aérostats, les ascensions en ballon se multiplièrent. Blanchard en exécuta à Paris, à Lille, à Rouen ; pour la première fois, le 7 janvier 1785, il traversa la Manche, de Douvres à Calais, du haut des airs,

Fig 9 — Le ballon à rames de Blanchard, Ascension exécutée le 2 mars 1784.
et il entreprit de nombreux voyages en ballon à

Nuremberg en Allemagne et jusqu’à Varsovie en Pologne. Lunardi en Angleterre et en Espagne, Zambecceri en Italie, accomplirent aussi des prouesses aériennes, mais l’aéronautique, née en France, resta toujours un art essentiellement français. Après la Révolution, c’est un Français, Coutelle, qui dirigea le premier ballon captif militaire, et c’est un de nos compatriotes, Jacques Garnerin, qui, le 22 octobre 1797, exécuta la première expérience du parachute (fig. 12).

Depuis cette époque, on n’a jamais cessé de construire des ballons et d’entreprendre des voyages aériens. Au commencement du siècle, Biot et Gay-Lussac inaugurèrent l’exploration scientifique de l’atmosphère par les aérostats ; tandis que plus tard, des praticiens comme Mme Blanchard, comme les Godard et les Poitevin popularisaient par leurs ascensions l’art aérostatique, il se trouvait aussi des hommes de science comme Giffard, pour l’étudier et en perfectionner les moyens d’action.

Aujourd’hui, il n’a pas été fait moins de 30 000 ou 40 000 ascension dans tous les pays du monde ; et, grâce aux efforts des aéronautes, la navigation aérienne semble devoir entrer enfin dans une voie nouvelle et prospère.

À l’origine des ballons, le grand Franklin disait
Fig. 10. — Le ballon à rames, de Guyton de Morveau ; aérostat l’Académie de Dijon, expérimenté le 12 juin 1784. (D’après une gravure du temps.)
d’eux : « C’est l’enfant qui vient de naître. » Si

l’on consultait actuellement le philosophe américain, il ne manquerait pas de dire que si l’enfant n’a pas prospéré autant qu’il l’aurait espéré d’abord, il n’en est pas moins riche en promesses, en espérances, et que son éducation, trop longtemps négligée, doit être cultivée pour l’avenir.

Les ballons, en effet, ne nous ont-ils pas donné ce qu’aucune puissance humaine ne pourrait mettre à notre disposition ? Ne nous ont-ils pas ouvert ces plaines infinies de l’air, plus grandioses et plus saisissantes encore que les plages de l’Océan ? Ne nous ont-ils pas permis de planer mollement sur les ailes du zéphyr, de courir poussés sous le souffle puissant de l’aquilon, et de prendre possession des régions atmosphériques qui semblaient devoir être à tout jamais fermées à l’audace humaine ? Les ballons ne sont-ils pas pour le savant de véritables observatoires volants qui le mettent en présence du grand mécanisme de l’air, et qui peuvent lui permettre de dévoiler au sein de l’atmosphère les mystères qui s’y tiennent cachés ? Ne sont-ils pas aussi, pour le touriste, de merveilleux véhicules, bien aptes à promener ses rêveries de flâneur dans le monde capricieux des nuages ? Car à côté de l’intérêt scientifique, n’oublions pas qu’il y a dans les voyages aériens l’attrait du pittoresque, le charme de l’imprévu, qui ne sont pas à dédaigner ; et j’ai toujours été étonné, pour ma part, que les voyageurs qui prennent goût à gravir péniblement les rampes glacées des Alpes pour s’élever dans l’atmosphère ne profitent pas quelquefois des aérostats, qui les mèneraient plus facilement et plus vite à des hauteurs beaucoup plus grandes, où l’œil n’a pas moins de scènes grandioses, de spectacles imposants et quelquefois même de tableaux étranges, ouverts à la contemplation.

Fig. 11. — Le premier ballon allongé des frères Robert. Ascension du 45 juillet 1784. (D’après une gravure du temps.)

Qui a pu voir passer un ballon au-dessus de sa tête sans ambitionner la joie du voyageur assis dans la nacelle soutenue par une bulle de gaz. Voyez cet aérostat gracieux, dont les flancs arrondis sont tendus par l’expansion du gaz (fig. 13) : comme il se berce doucement au-dessus des nuages floconneux, des filaments de vapeur que les flots invisibles de l’air découpent avec mille caprices ! Qui n’a senti le désir d’abandonner un instant la terre boueuse pour aspirer à pleins poumons l’air des hautes régions, les espaces atmosphériques où ne montent jamais les bruits des cités, où le calme et la solitude règnent en maitres, où les rayons argentés du soleil colorent les légions de nuages qui se meuvent dans les plaines éthérées ? Il ne faut pas s’étonner si les premiers aéronautes ont exagéré l’importance des facultés nouvelles qu’ils venaient de conquérir ; et nous ne saurions blâmer cette compagne aérienne de Lunardi qui, en racontant ses impressions de voyage en ballon, s’écrie avec un enthousiasme quelque peu timoré : « Lorsque je me renferme en moi-même et que je réfléchis sur ce que j’ai fait, je suis frappée d’une espèce de terreur, en songeant que j’ai été assez audacieuse pour me placer moi-même en face de l’Éternel avant qu’il m’y ait appelée. » Soyons indulgents à l’égard de ces explorateurs qui, entraînés par l’admiration, oubliaient que les hauteurs qu’ils ont pu atteindre disparaissent entièrement devant les immensités qu’habite l’Esprit divin.

Fig. 18. — Première expérience du parachute, exécutée par Garnerin le 22 octobre 1797.

Les aérostats sont les seuls appareils qui nous permettent d’étudier avec efficacité les hautes régions de l’atmosphère, car les montagnes, qu’on ne peut gravir que péniblement, exercent à n’en pas douter une influence locale sur les régions de l’air où elles dressent leurs pics glacés. Est-il d’ailleurs possible de comparer les deux modes d’ascension dans l’atmosphère ? Le grimpeur ne s’élève sur les rampes de neige des massifs géologiques qu’au prix de longues heures de fatigue, de danger, d’angoisse. Il doit passer des nuits dans des huttes de neige ou dans des cabanes mal fermées, ouvertes à l’âpreté des vents ; ses forces s’épuisent à mesure qu’il enfonce son pic à des altitudes plus grandes, et quand il atteint le sommet de la montagne, ce n’est pas en conquérant qu’il frappe du pied le sol vierge de ces hautes régions, c’est en homme épuisé et découragé. Lisez de Saussure, et vous verrez quels obstacles il eut à franchir pour gravir le premier les pentes escarpées du mont Blanc, quelles difficultés il eut à vaincre, quelles souffrances il dut endurer.

Si le spectacle grandiose des scènes atmosphériques est de nature à ouvrir l’âme à la contemplation, le ballon en lui-même n’est-il pas encore bien propre à exciter l’intérêt des chercheurs, à soulever une infinité de problèmes de la plus haute importance ? De quelque côté que s’envisage la navigation aérienne, elle offre toujours à l’esprit des objets d’étude comme des sujets d’admiration. Le petit livre que nous publions aujourd’hui a pour but d’initier le lecteur à cette branche encore si peu étudiée des connaissances humaines ; et, pour suivre une voie méthodique et utile, nous devons commencer par nous occuper de la construction du navire aérien.

Fig. 13. — Ballon arrimé dans l’atmosphère.

L’étoffe qui convient le mieux pour la construction d’un aérostat est sans contredit la soie, qui joint la solidité à un faible poids ; mais la soie est d’un prix très élevé, et on la remplace souvent par un tissu de toile ou de coton qui, une fois verni, est suffisamment imperméable pour contenir sans déperdition les masses de gaz de l’éclairage ou d’hydrogène qui doivent l’emplir.

La forme à donner à un aérostat libre peut être variable ; mais il est certain que la sphère offre de grands avantages et une incontestable supériorité, puisqu’elle est la figure qui offre le moins de surface sur le plus grand volume.

Nous n’entrerons pas dans les détails géométriques de la coupe de l’étoffe ; l’épure étant faite, supposons que nous n’avons plus qu’à réunir les fuseaux et à les coudre pour former l’aérostat sphérique. Cette couture s’exécute aujourd’hui très facilement à l’aide de la machine à coudre, que les aéronautes de profession ont d’abord voulu bannir, mais à laquelle ils ont dû bientôt reconnaître une grande supériorité. Le ballon cousu ne serait pas imperméable, et laisserait échapper le gaz avec une telle rapidité qu’il ne pourrait certainement pas être gonflé, même au moyen du gaz de l’éclairage, si on ne prenait soin de le vernir. Le vernis employé est tout simplement de l’huile de lin cuite. On a l’habitude de l’employer à chaud et de l’étendre à l’aide de tampons sur toute la surface de l’aérostat.

Le ballon est muni à sa partie supérieure d’une soupape qui est destinée à laisser échapper du gaz au gré de l’aéronaute, pendant toute la durée de l’ascension. Les soupapes sont formées de deux clapets qui s’ouvrent, de l’extérieur à l’intérieur, sous la traction d’une corde que l’on tire de la nacelle (fig. 14). Pour que la fermeture soit hermétique, on lute les joints avec un mélange de suif et de farine de lin que l’on nomme cataplasme.

Fig. 14. — Soupape d’un aérostat.

L’étoffe, munie de sa soupape à sa partie supérieure, est pourvue à sa partie inférieure d’une ouverture que l’on appelle appendice, et qui reste toujours béante pendant l’ascension, afin de permettre au gaz, dilaté par suite de la diminution de pression, de trouver une issue. Sans cette précaution, l’aérostat pourrait éclater par suite de la force expansive du gaz. Le ballon est recouvert dans sa totalité d’un vaste filet attaché à la soupape, et qui se termine vers la partie de l’appendice par trente-deux cordes qui servent à y attacher la nacelle. Celle-ci se fixe au filet par l’intermédiaire d’un cercle de bois pourvu de trente-deux petites olives de bois, appelées gabillots, qui s’ajustent dans les boucles façonnées à la partie inférieure des trente-deux cordes du filet. Huit autres gabillots permettent d’attacher la nacelle au cercle par les cordes dont elle est munie. Quand il s’agit d’un gigantesque ballon comme le Pôle Nord expérimenté au Champ de Mars en 1869, les cordes d’attache sont plus nombreuses (fig. 15). Le cercle que nous venons de décrire est un des organes les plus essentiels de l’aérostat ; il est régulièrement fixé au filet, et sert de point d’attache à l’ancre qui est l’engin d’arrêt à la descente. Il répartit uniformément les tractions, et donne à tout l’appareil une solidité suffisante jointe à une grande élasticité.

La nacelle est confectionnée en osier, souple, flexible. C’est incontestablement la meilleure substance à employer pour construire un esquif propre à supporter des chocs, des traînages, sans se détériorer et sans blesser les touristes aériens qui s’y sont confiés. On tresse un véritable panier d’osier avec les huit cordes d’attache, qui passent par le plancher de la nacelle et en font, pour ainsi dire, partie intégrante.

Fig. 15. — La nacelle du grand ballon le Pôle Nord. Ascension exécutée au Champ de Mars, en 1867.

Deux banquettes permettent aux aéronautes de s’asseoir commodément ; elles offrent, en outre, l’avantage de pouvoir réserver deux boîtes dans lesquels on place les vivres, les instruments, les couvertures, etc., dont les voyageurs doivent toujours se munir.

Le ballon, tel que nous venons de le décrire, est prêt à gravir l’espace quand il est gonflé de gaz hydrogène pur ou même de gaz de l’éclairage. En effet, le dernier de ces gaz a une densité de 0gr, 650, c’est-à-dire qu’un mètre cube dans l’air aura une force ascensionnelle de 730 grammes environ. Si notre ballon a 1 000 mètres cubes, il aura une force ascensionnelle de 730 kilogrammes. L’étoffe, le filet et la nacelle réunis ne pèsent guère plus de 200 kilogrammes ; il nous reste donc 530 kilogrammes pour le poids des voyageurs, du sable de lest et des organes d’arrêt.

Quand un ballon s’élève, il tend bientôt à se mettre en équilibre dans la couche d’air où il arrive ; mais une fois en équilibre, il a perdu une certaine quantité de gaz par l’appendice ; il en perd constamment de petites quantités, si, comme il arrive souvent, il n’est pas parfaitement imperméable ; en outre, il se refroidit, et le gaz, se contractant, est encore privé d’une partie de sa force ascensionnelle. Livré à lui-même, le ballon, après avoir atteint le sommet de sa course, tendrait immédiatement à redescendre et ne tarderait pas à revenir à terre. Pour empêcher cette descente, l’aéronaute allège sa nacelle ; il jette par-dessus bord un corps pesant qu’on appelle le lest, et qui se compose de sable tamisé. Ce sable forme un nuage floconneux qui ne tombe à terre que lentement et sous forme de grains imperceptibles, incapables de causer le moindre dégât, comme cela ne manquerait pas d’arriver si l’on jetait du haut des airs des pierres ou des corps non divisés.

Pour que la description de notre aérostat soit complète, il faut encore que nous parlions des organes d’arrêt, dont on doit se munir pour assurer le retour à terre. Nous emporterons à bord une ancre évasée, non pas une ancre de marine qui ne mordrait pas dans les champs, mais un engin confectionné pour les ascensions aérostatiques. Nous pourrions encore nous munir d’un grappin à six branches, qui est même préférable à l’ancre, au dire de quelques vieux marins de l’atmosphère. Enfin, nous n’oublierons pas le guide-rope, un des engins essentiels du ballon. Qu’est-ce que le guide-rope ? C’est tout simplement une corde de 150 mètres de long, que nous attacherons au cercle et que nous laisserons pendre dans l’espace. En l’air, elle ne nous sera d’aucun usage ; mais il n’en sera pas de même à notre retour à terre. D’abord, si nous la voyons toucher terre, nous savons que nous sommes seulement à 150 mètres du sol, puisque nous connaissons la longueur de notre corde, et quand il revient des hautes régions, l’aéronaute le plus expert ne sait guère apprécier les distances. Ce sera donc un véritable guide, d’où le nom qui lui a été donné, rope, signifiant câble en anglais. En outre, si notre ballon descend, notre guide-rope va successivement toucher terre dans toute sa longueur, et il délestera l’aérostat, en amortissant le premier choc. Cette corde agit donc encore comme un véritable ressort qui empêche le retour vers le sol d’être trop brusque. Si notre ancre ne mord pas immédiatement, le guide-rope sera trainé à notre remorque ; mais il tendra à nous arrêter, car il produira contre le sol une résistance de frottement considérable ; il pourra même s’enrouler autour d’un obstacle, d’un arbre, d’un poteau, et enfin offrir prise aux braves paysans qui ne manqueront pas de venir à notre aide, s’ils le peuvent. Cette simple corde qui pend après le cercle est donc d’une utilité extraordinaire ; c’est à l’illustre aéronaute anglais Green que revient l’honneur de l’avoir employée le premier. L’invention, direz-vous, est bien simple. Sans doute, mais personne n’y avait songé avant lui, et vous et moi, peut-être, ne penserions pas au guide-rope sans le vieux Green.

Notre armement est à peu près complet ; nous n’oublierons pas de mettre dans les boîtes de la nacelle un bon couteau, quelques cordelettes, des couvertures, et des vivres froids ; quelques bonnes bouteilles de vin, un carafon d’eau-de-vie ne seront pas non plus à dédaigner, car l’air des nuages donne un appétit d’enfer. Il va sans dire que nous n’oublions pas les instruments qui sont nécessaires, soit pour la conduite de l’aérostat, soit pour les observations relatives à la température et à l’humidité atmosphériques, questions capitales au point de vue de la météorologie.

Il ne nous manque plus rien à présent pour notre départ, et, après avoir bien examiné notre ballon pour nous assurer qu’il est en bon état, il ne nous reste plus qu’à le gonfler de gaz de l’éclairage, et à lui confier sans crainte notre vie.

Je ne parlerai pas ici des impressions de l’ascension ni des moyens de l’exécuter ; les récits de ce genre ont été si nombreux, que nous serions condamnés à des redites ; mais je crois devoir résumer l’histoire des voyages aériens les plus longs qui aient été exécutés.

Le 7 novembre 1836, Green, Monck-Mason et Holland s’élevèrent de Londres à 4 heure 1/2 de l’après-midi ; ils traversèrent la Manche et descendirent le lendemain à 7 heures 1/2 du matin près de Weilbery dans le duché de Nassau. Nadar, le 18 octobre 1883, exécuta de Paris au Hanovre cette longue traversée aérienne si dramatiquement terminée par un traînage resté célèbre. Camille Flammarion et Eugène Godard, le 14 juillet 1867, partirent en ballon de Paris, à 5 heures 20 du soir, et descendirent le lendemain matin dans le voisinage de Dusseldorf en Prusse. Le 24 novembre 1870, pendant le siège de Paris, M. Rolier, accompagné d’un franc-tireur, s’élevait de la gare du Nord, à minuit, par un vent assez violent et par un ciel sombre. Les voyageurs allaient être entraînés à l’altitude de 2 000 mètres, par un fleuve aérien d’une vitesse peu commune. Leur ballon allait en effet traverser en quinze heures de temps, le nord de la France, la Belgique, la Hollande, la mer du Nord et une partie de la Norvège, pour aller échouer au mont Lid, à 300 kilomètres au nord de Christiania.

Cette ascension extraordinaire dont le récit ne serait pas indigne de la plume d’un Edgard Poë ou d’un Jules Verne, mérite d’être rapportée avec quelques détails. Je le ferai brièvement. Sans insister sur la première partie du voyage, je me contenterai de dire que les aéronautes, après avoir passé la nuit au milieu des ténèbres, virent les vapeurs atmosphériques qui les enveloppaient, se dissiper à l’heure du lever du soleil !

Quelle n’est pas leur stupéfaction, leur angoisse, quand ils s’aperçoivent que les vents les ont lancés à la surface de la mer ! Ils n’ont pu se rendre compte ni de la vitesse de leur marche, ni de la direction qu’ils ont suivie ; tout ce qu’ils savent, c’est qu’un océan agite ses flots sous leur nacelle, et qu’ils marchent sans doute vers le plus effroyable des naufrages.

Pendant sept heures consécutives, ils planent ainsi au-dessus des vagues en mouvement ; quelquefois ils aperçoivent des navires qui leur apparaissent d’abord comme l’espoir du salut. Espérances vite déçues !

Après plusieurs heures de voyage, M. Rolier a sacrifié tout le lest qui jusque-là soutenait dans l’espace l’aérostat auquel étaient attachées sa vie et sa fortune. Des nuées épaisses l’entourent bientôt et accélèrent la descente du navire aérien, que la pesanteur ramène fatalement vers les niveaux inférieurs. Son compagnon et lui se préparent à affronter la plus cruelle et la plus glorieuse des morts. Le ballon descend avec rapidité, il s’échappe du massif de vapeur où il était plongé… Ô miracle ! ce n’est pas la mer qui s’ouvre aux regards des voyageurs, c’est une montagne couverte de neige, autour de laquelle une forêt de pins dresse les cimes de ses arbres.

L’aérostat est violemment jeté dans un champ de neige ; les deux Français sautent en même temps de leur esquif, et le ballon, allégé de leur poids, disparaît seul dans la nue[1] (fig. 46). — Ils se trouvent ainsi sans vivres, sans couvertures, dans un pays inconnu, où nuls vestiges d’habitations humaines ne s’offrent aux regards. Auraient-ils échappé au naufrage océanique pour avoir à braver le trépas qui attend l’explorateur au milieu de pays déserts et glacés ? Les aéronautes descendent la montagne escarpée, traversent la forêt qui l’environne et rencontrent une cabane abandonnée où ils passent la nuit. Le lendemain, après de nouveaux voyages, ils aperçoivent un bûcheron, qui parle une langue inconnue ; mais ils sont conduits dans un village, où un paysan qui sait le français, leur explique le mot de l’énigme. Ils apprennent enfin où le vent les a jetés.

Je regrette de ne pouvoir m’arrêter plus longtemps sur un drame si émouvant dont M. Rolier a bien voulu me faire lui-même le récit. Je ne puis cependant me dispenser de faire connaître le magnifique et touchant accueil que les Norvégiens réservèrent aux voyageurs du siège de Paris. Quand les aéronautes arrivèrent à Christiania, la ville toute entière fut soulevée par l’enthousiasme.

C’étaient des dîners, des fêtes, des ovations sans
Fig. 16. — Descente du ballon de M. Rolier au mont Lid, au nord de Christianis, le 25 novembre 1870, pendant le siège de Paris.
cesse renouvelés. Le soir, quand ils rentraient

chez eux, les deux Français voyaient défiler sous leurs fenêtres des bandes d’étudiants qui chantaient des airs nationaux. Le matin, c’étaient des jeunes filles qui venaient, au nom de la ville, leur offrir des bouquets tricolores. Un jour, des femmes du peuple se présentèrent devant eux tenant leurs enfants par la main : « Bénissez ces enfants, disaient-elles, pour que plus tard ils soient braves comme vous ! »

Partout où passaient les aéronautes la foule les acclamait, et de toutes parts ils entendaient des cris de : « Vive Paris ! vive la belle France ! »

Le voyage le plus long comme durée qui ait jamais été accompli est celui que nous avons exécuté, mon frère et moi, avec Crocé-Spinelli et Sivel dans la première ascension du Zénith. L’aérostat, parti de Paris, séjourna 23 heures et demie dans l’atmosphère et exécuta sa descente dans le voisinage d’Arcachon.

Les ascensions à grande hauteur dans l’atmosphère n’ont pas été très nombreuses. Robertson en 1803, est monté à 7 170 mètres ; Gay-Lussac en 1804, à 7 016 mètres ; Barral et Bixio en 1850, à 7 039 mètres ; le savant météorologiste anglais a dépassé en 1862 l’altitude de 8 000 mètres, sans que la hauteur atteinte ait pu être mesurée d’une façon certaine ; Crocé-Spinelli, Sivel et moi, le 15 avril 1875, nous avons dépassé, dans le ballon le Zénith, l’altitude de 8 600 mètres au-dessus du niveau de la mer. À 8 000 mètres nous tombâmes tous trois anéantis, sous l’influence de la dépression atmosphérique — le thermomètre marquait à ce moment 15° au-dessous de zéro, et la hauteur de la colonne du baromètre n’était plus que de 28 centimètres, — saisis de ce terrible sommeil des hautes régions.

Fig. 17. — Le trainage.

Tout à l’heure le Zénith, peu à peu rappelé par la pesanteur, va revenir de lui-même dans des régions moins dangereuses. Mais, à 7 000 mètres d’altitude, sur les trois voyageurs, il n’y en aura qu’un seul à se réveiller, un seul pour soulever la tête de ses amis que la mort a frappés, pour leur adresser en vain des appels désespérés, pour voir leur face noircie par l’asphyxie, leurs lèvres tuméfiées, et pour ramener au port les cadavres de ces naufragés sublimes qui, pour la première fois, sont morts « en montant ».

Le voyage le plus rapide qui puisse être signalé, est celui que j’ai exécuté avec M. W. de Fonvielle, le 7 février 1869. Nous avons ce jour-là parcouru une distance de 80 kilomètres, de Paris à Neuilly-Saint-Front, en 35 minutes, soit à peu près 40 lieues à l’heure. La descente fut terrible, et le ballon emporté par la rafale nous entraînait à travers champs, avec la vitesse d’un traîneau sur la glace (fig. 17).

Par temps calme une ascension aérostatique offre un charme incomparable ; mollement entraîné par la brise, on assiste du haut des airs aux plus beaux spectacles qu’il soit donné à l’homme d’admirer.

Rien n’est plus imposant que le tableau des nuages, contemplé du haut des airs dans la nacelle aérienne. Quelle impression délicieuse que de se sentir mollement soulevé de terre, suspendu au-dessous de la sphère de gaz qui s’élève avec lenteur et non sans majesté, comme ces brumes du matin que paraissent aspirer les rayons du soleil (fig. 18).

Fig. 18. — Une ascension dans le jardin du Conservatoire des arts et métiers, en 1888.

Quel charme dans le tableau de l’horizon qui s’élargit, des bruits humains qui se dissipent, de la terre qui s’éloigne et qui ne se laisse plus entrevoir que comme les bas-fonds du vaste océan aérien ! On monte au milieu de ces nuages diaphanes, qui vous enveloppent d’un brouillard opalin jusqu’au moment où l’on s’échappe de leur surface supérieure, pour voir apparaître le ciel où règnent les feux d’un soleil ardent. On contemple alors un plateau circulaire de nuages arrondis qui, dans ces régions élevées, prennent un aspect tout nouveau. Ils acquièrent du relief, de la consistance ; on dirait des mamelons solides, des glaciers fantastiques, où le soleil dessine, par des ombres vigoureuses, des vallées d’argent, comme dans les pays enchanteurs des Mille et une Nuits (fig. 19). Le ballon, entraîné par les courants aériens, paraît immobile dans ce monde du calme, du silence et de la contemplation. Je plaindrais celui dont l’âme ne serait pas embrasée au foyer de cette sublime poésie des spectacles naturels.

Tantôt les nuages forment une nappe immense, un écran opaque qui cache entièrement la vue de la terre, tantôt ils se suivent isolés, comme des géants aux formes capricieuses. Alors on aperçoit le sol à travers les intervalles qui les séparent : les villes, les campagnes et les bois se succèdent, réduits à des dimensions lilliputiennes… Veut-on s’élever plus haut dans les régions de l’air, une poignée de sable suffit pour augmenter de quelques centaines de mètres la distance qui nous sépare des humains. Veut-on descendre, quelques mètres cubes de gaz, perdus par la soupape, nous ramènent vers la surface terrestre.

Quand on passe près des blancs cumulus, leur masse opaque forme écran, et l’ombre du ballon s’y projette ; elle s’entoure parfois de cercles

irisés aux sept couleurs de l’arc-en-ciel, et
Fig. 19. — Aspect des nuages vus du ballon à leur surface supérieure. (Dessin d’après nature, de M. Albert Tissandier.)
produit alors un spectacle saisissant. On dirait un

second ballon qui vous suit ; rien n’est plus curieux que de voir sur les nuages son image se mouvoir comme dans les ombres chinoises (fig. 20). Ces auréoles lumineuses entourent parfois l’ombre tout entière du ballon ; quelquefois elles n’en ceignent qu’une partie, quelquefois enfin, comme nous l’avons observé, trois arcs-en-ciel concentriques enferment l’image du ballon dans un triple cadre circulaire aux couleurs pures et légères.

Les nuages où le ballon peut se plonger sont de nature très diverse ; quelquefois ils sont si obscurs et si denses que l’aérostat disparaît entièrement comme dans un bain de vapeur ; il n’est arrivé, même en août 1868, de perdre de vue mes compagnons aériens. Parfois les nuages, au contraire, sont opalins et presque lumineux. Le 16 février 1873, nous avons eu la bonne fortune de rencontrer, mon frère et moi, un nuage à glace semblable à celui que M. Barral avait traversé jadis, et au sujet duquel on avait, bien à tort, émis quelques doutes. Le ballon planait à 1 800 mètres sous un ciel ardent, le thermomètre marquait 48 degrés centésimaux. En revenant vers la terre, nous arrivons dans un nuage où nous sommes saisis par un froid violent, comme à l’entrée d’une cave en été. Le thermomètre,

en effet, descend subitement à 4 degrés
Fig. 20. — Ombre du ballon observée au-dessus des nuages. (Dessin d’après nature, de M. Albert Tissandier.)
au-dessous de zéro. Quelle n’est pas notre sur-

prise en voyant des paillettes de glace qui voltigent autour de nous comme des fines lamelles de mica ! (fig. 21). Nos cordages, nos vêtements,

Fig. 21. — Dans un nuage de glace !

nos barbes se hérissent immédiatement de végétations glacées. Un fil de cuivre que nous avions laissé pendre de la nacelle devient blanc sous une couche de givre, et donne des étincelles quand nous y approchons le doigt. Malheureusement la traversée de ce nuage se fait avec une rapidité effroyable, le ballon se refroidit brusquement, se charge de givre qui l’alourdit ; malgré le lest jeté, il se précipite à terre avec une vio- lence effroyable et nous fait subir un choc si brusque, si inattendu, qu’un de nos compa- gnons lâche prise et est lancé dans un champ, où il atterrit, bien malgré lui. Grâce au ciel, cette mésaventure n’eut pas de suite dramatique.

Fig 22. — Le ballon le Neptune entrainé vers la mer du Nord, par le courant aérien supérieur.

Si l’étude des nuages offre un grand intérêt, celle des courants aériens n’est pas sans présenter souvent une grande utilité, puisqu’elle permet parfois d’obtenir la direction naturelle des aérostats. L’utilisation des courants aériens superposés a été mise en évidence avec netteté lors du voyage que Duruof et moi nous avons exécuté le 16 août 1868 dans le ballon le Neptune au-dessus de la mer du Nord, dans le voisinage de Calais. À partir de la surface du sol jusqu’à 600 mètres de hauteur, l’air se dirigeait du N.-E. au S.-W. Au-dessus de 600 mètres, régnait un courant aérien dont la direction était inverse, du S.-W au N.-E. Après avoir été entraîné au-dessus des nuages dans la direction de la mer du Nord (fig. 22), il nous a été possible de revenir au point de départ, en laissant descendre le ballon dans la couche d’air inférieure se mouvant au-dessous des nuages. Il nous fut donné pendant notre séjour au-dessus de la mer, d’observer au-dessus des brumes, un des plus curieux effets de mirage que l’on puisse voir. La mer se réfléchissait sur la brume qui s’étendait au-dessus des nuages, et nous vîmes l’image retournée d’un bateau à vapeur, apparaître dans ce miroir d’un nouveau genre (fig. 23).

  1. L’aérostat de M. Rolier a été retrouvé plus tard, avec toutes les dépêches de Paris, à quarante lieues du mont Lid.