Voyages d’Ida Pfeiffer, relations posthumes/01

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Première livraison
Traduction par Wilhelm de Suckau.
Le Tour du mondeVolume 4 (p. 289-304).
Première livraison

VOYAGES D’IDA PFEIFFER.

RELATIONS POSTHUMES.
1842-1859. — TEXTE INÉDIT.




LA VIE D’IDA PFEIFFER.


Ida Pfeiffer, sa naissance son enfance, les épreuves de sa jeunesse et de son âge mûr.


Mme Ida Pfeiffer a laissé une courte histoire de sa vie, écrite de sa propre main, et dont sa famille s’est montrée empressée à autoriser l’emploi. Cette esquisse, suivie d’un aperçu sommaire de ses voyages, trouve naturellement sa place avant la relation que nous nous proposons de donner de ses visites à Maurice et à Madagascar. Le lecteur sera ainsi initié à la connaissance des principaux faits de l’existence de cette célèbre voyageuse, celle de toutes les femmes qui certainement a exploré le plus de points du globe et étudié le plus de climats.

Ida Pfeiffer est née à Vienne le 14 octobre 1797. Troisième enfant d’un riche négociant, M. Reyer, elle fut baptisée sous les noms d’Ida-Laure. Elle vécut jusqu’a neuf ans toujours avec ses frères ; sur sept enfants elle était la seule fille. Elle prit ainsi naturellement des goûts et des habitudes de garçon. « Je n’étais pas timide, dit-elle : on me trouvait plus vive et plus hardie que mes frères aînés. » Et elle ajoute que son plus grand plaisir était de s’habiller comme les garçons, de se mêler à leurs jeux et de prendre part à leurs espiègleries et à leurs folies. Ses parents, loin de s’opposer à ces dispositions, permirent à Ida de porter des habits de garçon ; aussi se dégoûta-t-elle complétement des poupées, des jouets de ménage, pour ne s’amuser qu’avec des tambours, des sabres et des fusils. Son père surtout semblait prendre plaisir à cette anomalie, et il promit en plaisantant à la jeune fille de la faire élever dans une école militaire pour devenir un jour officier ; il engagea ainsi indirectement l’enfant à montrer du courage, de la résolution et le mépris de la douleur. Ida prit la plaisanterie de son père au sérieux, comme si son désir le plus ardent eût été de se frayer un jour, le sabre à la main, son chemin à travers la vie. Sa première enfance ne manqua pas plus d’intrépidité que d’empire sur elle-même.

M. Reyer avait sur l’éducation des enfants des idées à lui, dont il maintenait avec fermeté l’exécution dans sa famille. D’une moralité rigide, il pensait que la jeunesse devait, avant tout être préservée de l’intempérance et apprendre à maîtriser ses désirs et à dompter ses appétits. Aussi ses enfants devaient-ils se contenter d’une nourriture modeste, simple et à peine suffisante, quand à la même table les grandes personnes mangeaient de plusieurs plats dont on ne leur donnait rien. Il n’était pas permis non plus aux plus petits de demander plusieurs fois le jouet le plus désiré. La sévérité du père allait jusqu’à refuser aux enfants la chose la plus juste, le plaisir le plus naturel, rien que pour les habituer aux privations. Il ne souffrait pas de résistance, et n’admettait aucune représentation contre sa sévérité, même quand elle approchait de la dureté.

Ce système d’éducation pouvait être exagéré dans ses conséquences ; mais il est certain que sans cette éducation de Spartiate la petite Ida ne serait jamais devenue l’intrépide voyageuse qui sut endurer durant des mois les plus grandes fatigues, très-souvent réduite à la plus misérable nourriture. Les principales qualités d’Ida Pfeiffer, le courage, la persévérance, l’indifférence à la douleur et aux privations, furent développées par cette méthode d’éducation presque bizarre, qui trouverait peut-être difficilement un défenseur dans un temps comme le nôtre, trop jaloux de tout soumettre au même niveau. L’originalité avec ses traits accusés et ses fortes ombres pâlit chaque jour davantage à la lumière tranquille d’une raisonnable uniformité. Les choses saillantes avec leurs contours tranchés et leurs ombres profondes s’effacent toujours de plus en plus dans la lumière des formes ordinaires et régulières de la vie. Les têtes à caractère, que dans notre jeunesse nous voyions encore se promener au milieu de nous, s’en vont l’une après l’autre et font place à des figures très-régulières, mais un peu monotones et ennuyeuses.

Le père d’Ida mourut en 1806, laissant une veuve avec sept enfants. Les garçons furent mis dans une institution, et la mère se chargea de l’éducation de sa fille, âgée de près de neuf ans. Si redoutée que le fut des enfants la sévérité paternelle, elle n’avait pas semblé à Ida aussi terrible que l’humeur triste de sa mère, qui surveillait avec inquiétude et méfiance tous les mouvements des enfants, et dont le rigorisme prépara à la jeunesse de sa fille bien des heures amères.

Quelques mois après la mort de son père, on voulut enlever à Ida ses habits de garçon et lui faire reprendre jupes et robes. L’attentat parut tellement inouï à la jeune fille de dix ans, que de douleur et de dépit elle en tomba malade. Sur l’avis du médecin on lui rendit ses anciens habits, et on n’employa que les représentations pour ramener peu à peu l’esprit de la récalcitrante.

Avec les vêtements d’un autre sexe la santé lui revint, et elle se remit à vivre plus que jamais en garçon. Elle apprenait avec beaucoup de zèle et d’ardeur tout ce qui lui semblait convenir aux jeunes gens, mais n’avait pour les travaux de femme que le plus profond dédain. L’étude du piano lui semblait surtout une occupation féminine ; elle se fit souvent des coupures aux doigts ou se les brûla avec de la cire pour échapper à ces odieux exercices. Elle aurait eu grande envie d’apprendre le violon. Mais sa mère ne le voulut pas, et le professeur de piano fut imposé et maintenu de force.

À l’âge de treize ans on lui fit reprendre, et cette fois pour toujours, le costume de jeune fille : elle était alors assez raisonnable pour comprendre la nécessité de cette transformation, mais elle ne lui en coûta pas moins beaucoup de larmes et la rendit très-malheureuse. Il ne s’agissait pas seulement d’un changement de costume, mais aussi de conduite, d’occupations et d’habitudes. « Que j’étais d’abord gauche et maladroite, dit-elle dans son journal, que je devais avoir l’air ridicule dans mes longs vêtements avec lesquels je continuais à courir et à sauter avec toute la turbulence d’un jeune gars.

« Heureusement nous eûmes alors pour professeur un jeune homme qui s’intéressa à moi d’une manière toute particulière. J’appris plus tard qu’il priait souvent en secret ma mère d’avoir de l’indulgence pour moi, comme pour un enfant à qui, dès le principe, on avait donné une fausse direction. Lui-même me traita avec une bonté infinie et une extrême délicatesse, combattant mes idées fausses et erronées avec la patience la plus persévérante. Comme j’avais beaucoup plus appris à craindre mes parents qu’à les aimer, et qu’il était, pour ainsi dire, le premier être qui se montrât bon et affable pour moi, je m’attachai à lui avec une sorte de passion. Je cherchais à prévenir tous ses désirs, et je ne me sentais jamais plus heureuse que quand il paraissait satisfait de mes efforts. Il dirigea toute mon éducation, et quoiqu’il m’en coûtât bien des larmes pour renoncer à mes chimères enfantines et pour m’occuper de choses que je n’avais autrefois considérées qu’avec le plus profond dédain, je le fis cependant par amour pour lui. Je m’appliquai même à tous les travaux de femme : j’appris à coudre, à tricoter et à faire la cuisine. Grâce à ses soins, j’arrivai en trois ou quatre ans à connaître parfaitement tous les devoirs de mon sexe et, de garçon turbulent, je devins modeste jeune fille. »

C’est à l’époque où Ida dut renoncer à vivre en garçon qu’elle sentit germer en elle le premier désir de voir le monde. La guerre et la vie de soldat cessèrent d’occuper son esprit, pour faire place aux grands voyages, dont elle lisait les relations avec une extrême ardeur. Cette lecture remplaça chez elle le goût de la toilette, des bals, des théâtres et de tous les autres plaisirs, si chers d’ordinaire aux jeunes filles. Elle ne pouvait entendre parler d’une personne qui avait fait de grands voyages, sans s’affliger de se voir interdit à jamais par son sexe le bonheur de traverser l’océan et de visiter les pays lointains.

Elle eut souvent la pensée de s’occuper des sciences naturelles ; mais elle l’étouffait toujours, comme un retour à ses fausses idées d’autrefois. Il ne faut pas perdre de vue qu’au commencement de notre siècle une jeune fille de la bourgeoisie, même appartenant à une famille aisée et considérée, recevait une éducation beaucoup plus simple que de nos jours.

Quelques lignes consacrées par elle à cette partie de sa vie trouvent ici leur place naturelle ; elles témoignent autant de la fermeté de son caractère que de la rectitude de son cœur et de son esprit :

« J’avais dix-sept ans, dit-elle, quand un Grec, qui était riche, demanda ma main. Ma mère rejeta sa demande, parce que le prétendant n’était pas catholique et que je lui semblais encore trop jeune pour me marier. Elle ne trouvait pas convenable qu’une jeune fille se mariât avant vingt ans.

« À cette occasion, il s’opéra en moi un grand changement. Je n’avais eu jusqu’alors aucun pressentiment de cette violente passion qui peut faire de l’homme l’être le plus heureux ou le plus malheureux. Quand ma mère m’informa de la proposition du Grec et que j’appris que j’étais destinée à aimer un homme et à lui appartenir pour toujours, les sentiments que j’avais éprouvés jusqu’alors à mon insu prirent une forme précise, et je reconnus que je ne pourrais aimer personne autre que T…, le guide de ma jeunesse.

« J’ignorais que T… m’était aussi attaché de toute son âme. Je connaissais à peine mes propres sentiments ; comment aurais-je pu deviner ceux d’une autre personne ? Cependant quand T… apprit qu’on m’avait demandée en mariage et qu’il reconnut la possibilité de me perdre, il résolut de s’adresser directement à ma mère.

« Qui pourrait peindre notre douloureuse surprise quand ma mère, non contente de refuser d’une façon absolue son consentement, se prit à avoir dès lors pour T… autant d’aversion qu’elle avait eu d’abord de sympathie. La seule chose qu’elle put alléguer contre T…, c’est que j’avais à attendre une fortune assez considérable, tandis que T… n’avait encore qu’un modeste traitement. Si ma mère avait pu deviner ce que deviendrait plus tard ma fortune, et combien mon sort serait différent de ses belles combinaisons, elle m’aurait épargné le plus profond chagrin et des regrets infinis. »

Le père d’Ida ayant laissé une fortune considérable, il ne manqua pas de prétendants à sa main. Mais Ida, qui nourrissait au fond du cœur une sérieuse affection pour l’ami de son enfance, repoussa toutes les demandes, et ses rapports avec sa mère en devinrent de plus en plus pénibles, celle-ci exigeant chaque jour d’une manière plus pressante que sa fille fît un choix.

Ces dissentiments domestiques brisèrent enfin la volonté d’Ida, et tout autre sort lui parut préférable au malheur de vivre plus longtemps dans la même situation. Elle déclara qu’elle accepterait le premier prétendant, pourvu que ce fût un homme d’un certain âge. Elle voulait prouver par là à celui qu’elle aimait que ce n’était pas l’amour, mais une contrainte morale qui l’avait poussée à se marier.

L’an 1819, Ida venait d’avoir vingt-deux ans, quand le docteur Pfeiffer, un des avocats les plus distingués de Lemberg, veuf et père d’un fils déjà âgé, fut introduit dans la maison Reyer. Environ un mois après il demandait formellement la main d’Ida. Comme il n’avait échangé avec Ida que peu de mots sur les choses les plus indifférentes, elle n’avait pas le moins du monde songé à la possibilité d’une demande de ce côté. On lui rappela alors sa promesse d’accepter le premier prétendant qui se présenterait.

« Je promis de réfléchir, dit-elle dans son journal. Le docteur Pfeiffer me paraissait un homme très-raisonnable et très-bien élevé, mais ce qui lui donnait les plus grands avantages à mes yeux, c’est qu’il demeurait à cent milles de Vienne et qu’il avait vingt-quatre ans de plus que moi. »

Le mariage d’Ida et du docteur Pfeiffer fut célébré le Ier mai 1820, et huit jours après les nouveaux mariés partirent pour Lemberg.

Ida trouva dans son mari de la droiture, de la franchise et de l’intelligence, et, à défaut d’un sentiment plus vif, elle ne put lui refuser son estime et son affection, en retour de son amour et de sa délicatesse. Elle prit la résolution de remplir consciencieusement ses devoirs, et regarda l’avenir avec plus de calme et de tranquillité.

Le docteur Pfeiffer était un homme droit et intègre, qui dévoilait et attaquait sans ménagement l’injustice partout où il la rencontrait, sans jamais rien cacher de sa conviction. Il s’était alors glissé beaucoup d’abus dans la marche routinière des administrations de la Galicie, et il n’y manquait pas d’employés infidèles. Dans un grand procès qu’il gagna, le docteur Pfeiffer eut occasion de découvrir les prévarications les plus audacieuses, qu’il dénonça sans crainte à l’autorité supérieure à Vienne. Une instruction sérieuse ayant démontré la vérité des dénonciations du docteur Pfeiffer, plusieurs employés furent ou congédiés ou déplacés.

Cependant sa démarche eut bientôt pour le docteur Pfeiffer de fâcheuses conséquences. Elle lui avait attiré l’inimitié de la plupart des employés, et leur haine éclata avec tant de force, qu’il se vit obligé d’abandonner ses fonctions d’avocat ; car, loin d’être utile à ses clients, il n’aurait pu que leur nuire.

Dès lors il vit tous ses travaux et tous ses efforts entravés, et ce qu’il faisait autrefois avec zèle et avec plaisir, ne lui fut plus qu’une cause d’ennui et de contrariété. Toute son activité ne lui rapporta plus que peu ou point de profit. La position du docteur Pfeiffer et de sa femme devint ainsi de jour en jour plus critique. Le talent d’avocat lui avait valu une clientèle considérable ; mais il aimait à vivre sur un grand pied, il avait voiture et chevaux, tenait table ouverte et ne songeait pas à se préoccuper de l’avenir. Beaucoup de gens, connaissant sa générosité, l’exploitaient pour lui emprunter de l’argent. Ce fut ainsi que la dot d’Ida devint la proie d’un ami de Pfeiffer à qui l’on voulut venir en aide, et qui n’en fit pas moins faillite.

« Dieu seul sait, a écrit Ida Pfeiffer, ce que j’ai eu à souffrir pendant dix-huit ans de mariage, non par de mauvais traitements de mon mari, mais par les difficultés d’une situation des plus pénibles, par le besoin et par la gêne ! J’étais née dans une famille où il y avait de la fortune. J’avais été habituée dès mon enfance à l’aisance et au confortable, et maintenant je ne savais plus qu’à peine où poser ma tête et où prendre l’argent pour me procurer le plus strict nécessaire. Je devais m’occuper de tous les soins du ménage, je souffrais du froid et de la faim, je travaillais en secret pour un salaire, je donnais des leçons de dessin et de musique, et cependant, malgré tous mes efforts, il y avait souvent des jours où je n’avais guère autre chose que du pain sec pour le dîner de mes pauvres enfants ! »

Ida Pfeiffer eut deux fils ; plus une fille, qui ne vécut que quelques jours. L’éducation de ses enfants fut laissée presque entièrement à la mère, et comme le plus jeune montra beaucoup de goût pour la musique, elle s’attacha principalement à développer en lui ces heureuses dispositions.

Dans un voyage d’Ida Pfeiffer avec ce fils à Trieste pour lui faire prendre des bains, elle vit pour la première fois la mer. L’impression que cette vue fit sur elle fut extraordinaire. Les rêves de sa jeunesse se réveillèrent avec les images les plus imposantes de pays lointains et inconnus, pleins d’une riche et merveilleuse végétation. Elle sentit un désir invincible de voyage, et elle aurait voulu monter sur le premier vaisseau venu pour s’élancer sur l’immense et mystérieux Océan. Le sentiment seul de son devoir envers ses enfants la retint ; mais elle se trouva heureuse de quitter Trieste et de revoir les montagnes entre elle et la mer, tant l’envie de visiter le vaste monde l’avait obsédée et torturée dans la ville maritime.


Premiers voyages d’Ida Pfeiffer. — Jérusalem. — L’Islande.

Quand elle eut repris à Vienne sa vie calme et paisible, elle ne fut continuellement occupée que du désir de conserver ses forces jusqu’à ce que ses fils pussent se suffire et vivre seuls. Ce désir fut exaucé ; ses fils surent s’ouvrir, l’un et l’autre, assez promptement, une carrière honorable.

Leur position assurée, Ida Pfeiffer revint à ses idées de voyages. L’ancien projet de voir le monde l’envahit tout entière, sans plus trouver d’opposition ni dans la raison ni dans le devoir. Ce qui la préoccupait seulement, c’était de savoir comment elle exécuterait un grand voyage ; car elle était obligée de voyager seule, son mari étant déjà trop vieux pour supporter les fatigues d’une pareille entreprise, et ses fils ne pouvant pas être enlevés pour si longtemps à leurs occupations. La question d’argent lui donnait aussi beaucoup à réfléchir. Les pays qu’elle se proposait de visiter n’avaient ni hôtels ni chemins de fer, et les dépenses devaient être d’autant plus considérables que le voyageur serait forcé d’emporter avec lui tout ce dont il aurait besoin. Or les ressources d’Ida Pfeiffer étaient très-limitées, surtout depuis qu’elle avait dépensé pour l’éducation de ses fils une partie de l’héritage de sa mère, morte en 1831.

« Cependant, dit-elle dans son journal, je ne délibérai pas longtemps avec moi-même sur ces points importants. Pour le premier, que j’étais femme et devais voyager seule, je m’en fiai à mon âge (j’avais quarante-cinq ans), à mon courage et à la forte indépendance que j’avais acquise à la dure école de la vie, quand il ne me fallait pas m’occuper seulement de moi et de mes enfants, mais quelquefois aussi de mon mari. Pour l’argent, j’étais décidée à la plus grande économie. Les incommodités et les privations ne m’effrayaient pas ; j’en avais déjà supporté beaucoup et par force : combien celles que je recherchais volontairement avec un but agréable devant les yeux devaient-elles être plus faciles à supporter ! »

Il y avait deux projets qu’elle caressait depuis sa première jeunesse : le voyage au pôle Nord et celui de la terre sainte. Le pôle Nord, malgré sa puissance d’attraction, présentait, à la réflexion, des difficultés insurmontables. Il ne restait donc que la terre sainte. Mais quand Ida Pfeiffer parla de son intention de visiter Jérusalem, elle fut traitée simplement de folle et d’extravagante, et personne ne sembla prendre son projet au sérieux.

Elle n’en persista pas moins dans sa résolution. Toutefois elle cacha le véritable but de son voyage et parla seulement d’aller visiter, à Constantinople, une amie avec laquelle elle était depuis longtemps en correspondance. Elle ne montra son passe-port à personne, et nul de ceux à qui elle dit adieu ne se douta de son projet véritable. Ce qui lui coûta le plus fut de se séparer de ses fils qui avaient pour elle la plus grande affection et qui ne voulaient pas la laisser s’arracher de leurs bras. Elle eut la force de surmonter son attendrissement, consola les siens par la promesse d’un prompt retour, et monta, le 22 mars 1842, sur le bateau à vapeur qui la fit descendre par le Danube vers la mer Noire et la ville du Croissant. Elle visita Brousse, Beyrouth, Jaffa, la mer Noire, Damas, Balbek, le Liban, les lieux saints, Alexandrie, le Caire, et traversa le désert de l’isthme de Suez jusqu’à la mer Rouge.

Jérusalem, remparts du sud. — Dessin de Lancelot d’après une photographie de feu Gérardy-Saintine.

Elle revint d’Égypte par la Sicile et par toute l’Italie et arriva à Vienne, en 1842, au mois de décembre. Comme, chemin faisant, elle avait souvent raconté ses aventures à des amis et à des connaissances, d’après un journal tenu avec beaucoup de soin, on l’engagea à plusieurs reprises à faire imprimer tout son pèlerinage. La pensée de devenir auteur répugnait pourtant à sa modestie, et ce ne furent que les propositions directes d’un éditeur qui la décidèrent à livrer sa première œuvre à la publicité. L’ouvrage parut sous ce titre : Reise einer Winerin in das heilige Land. (Voyage d’une Viennoise dans la terre sainte.) Sans renfermer des choses bien neuves, et sans être écrit dans le style poétique et recherché des voyageurs célèbres alors à la mode, le livre réussit, comme l’attestent quatre éditions. Il semble que ce furent justement la simplicité de la relation et le naturel vrai du récit qui lui conquirent promptement un nombreux public.

Le succès de ce premier voyage qui assurait à Ida Pfeiffer de nouvelles ressources, lui fit bientôt concevoir d’autres projets, et cette fois ce fut le Nord, où elle alla chercher les images grandioses et les phénomènes extraordinaires de la nature.

Après diverses préparations, parmi lesquelles il faut compter l’étude de l’anglais et du danois, ainsi que la pratique du daguerréotype, et après s’être exactement renseignée sur les pays qu’elle allait visiter, elle partit le 10 avril 1845. Le 16 mai elle débarqua sur la côte d’Islande, parcourut dans tous les sens cette île intéressante ; visita le Geyser et les autres sources thermales et fit l’ascension de l’Hécla, qui semblait attendre son départ pour recommencer, après un repos de soixante-dix ans, à vomir du feu. À la fin de juillet elle retourna à Copenhague, d’où elle se rendit par Christiania, le Thélemark et les lacs de Suède à Stockholm, puis à Upsal et aux forges de Danemora. Elle revint par Travemunde, Hambourg et Berlin dans sa ville natale, où elle arriva le 4 octobre 1845, après six mois d’absence.

Le journal de ce second voyage parut sous le titre suivant : Reise nach dem Skandinavischen norden und der Insel Island. (Voyage au nord de la Scandinavie et en Islande. Pesth, 1846, deux vol.) Cet ouvrage, qui trouva également beaucoup de lecteurs, fut réédité en 1855. La vente des curiosités qu’elle avait rapportées et ce qu’elle reçut de son éditeur mirent Ida Pfeiffer à même de songer à des entreprises nouvelles plus vastes et plus considérables. L’idée d’un voyage autour du monde entra alors dans son esprit et ne lui laissa plus aucun repos.

« Les peines et les privations, dit-elle, ne pouvaient être nulle part plus grandes qu’en Syrie et en Islande. Les frais ne m’effrayaient pas non plus, car je savais par expérience combien on a peu de besoins quand on sait se restreindre au strict nécessaire, et que l’on est disposé à renoncer à toutes les commodités et à toutes les choses superflues. Grâce à mes économies je me trouvais en possession d’un fonds, qui pour un voyageur comme le prince Puckler-Muskau, ou comme Chateaubriand et Lamartine, aurait à peine suffi à un voyage de quinze jours aux eaux, mais qui pour une modeste voyageuse comme moi semblait devoir suffire à des voyages de deux et trois ans, et qui, j’en eus la preuve par la suite, était réellement suffisant. »


Premier voyage d’Ida Pfeiffer autour du monde (1846-1848).

Elle ne dit rien de ses projets gigantesques à sa famille, ni surtout à ses fils, et se borna à indiquer le Brésil comme son but. Elle quitta Vienne le 1er février 1846 et se rendit à Hambourg, où elle ne trouva que le 28 juin une occasion pour aller au Brésil sur un brick danois.

Retardé par les vents contraires, puis par un calme plat, le brick mit un mois entier à sortir de la Manche, juste le temps qu’il lui fallut pour aller ensuite de l’extrémité du canal à l’équateur. Le 16 septembre il jeta l’ancre à Rio-de-Janeiro. De là Ida Pfeiffer fit plusieurs excursions dans le pays. C’est dans une de ces courses qu’elle fut attaquée par un nègre marron qui était armé d’un couteau et lui fit plusieurs blessures. Elle ne dut d’échapper à la mort qu’à un secours tout inattendu.

Au commencement de décembre 1846, elle quitta Rio-de-Janeiro, doubla le 3 février 1847 le cap Horn et débarqua le 2 mars à Valparaiso. Plus la nature des tropiques, surtout au Brésil, lui avait fait éprouver d’impressions grandioses, plus elle fut péniblement affectée de l’état de l’ancienne Amérique espagnole. Elle se rembarqua bientôt après, traversa le grand Océan et arriva à la fin d’avril dans l’île de Tahiti. Elle fut présentée à la reine Pomaré, de la cour de laquelle elle fit plus tard une description assez vive et qu’on a lue avec beaucoup d’intérêt.

Tahiti, vue de la mer (canton de Puhavia). — Dessin de E. de Bérard.

La situation de l’Europe était alors si tranquille, que faute d’autres sujets on s’occupait dans les journaux pendant des semaines entières de la reine Pomaré. Sa Majesté Tahitienne est aujourd’hui passablement passée de mode ; et en général l’Europe a actuellement beaucoup trop à faire chez elle pour avoir le temps et le loisir de s’occuper longtemps des heureuses îles de l’océan Pacifique. Mme Pfeiffer parle ainsi de Tahiti dans sa relation :

« L’île est coupée de tous côtés par de belles montagnes, dont la cime la plus élevée, l’Orœna, a plus de deux mille mètres de haut. Au milieu de l’ile, les montagnes se séparent, et de leur sein surgit un rocher tout à fait singulier. Il a la forme d’un diadème garni de plusieurs pointes, ce qui lui fait donner le nom de Diadème. Toutes ces montagnes sont entourées d’une ceinture de quatre à six cents pas de large, qui est habitée et produit, dans de belles forêts, les fruits les plus délicieux. Nulle part je ne mangeai d’oranges, de goyaves ni de fruits de l’arbre à pain aussi bons qu’ici. Quant à la noix de coco, on en use avec tant de prodigalité, qu’on ne boit d’ordinaire que l’eau douce qu’elle renferme, et qu’on jette le noyau avec l’écorce. Dans les montagnes et dans les gorges, il y a aussi une grande quantité de pisangs (espèce de grandes bananes ou fehis), mais qu’on ne mange d’ordinaire que rôtis. Les huttes des indigènes sont disséminées sur les bords de la mer ; il est rare d’en voir une douzaine réunies.

Vue prise dans l’intérieur de Tahiti. — Dessin de E. de Bérard d’après Wilkes.

« Le fruit du rima ou arbre à pain, d’un goût exquis, a à peu près la forme d’un melon d’eau et pèse de quatre à six livres. L’écorce est verte, un peu rude et mince. Les Indiens la raclent et l’enlèvent avec des coquillages. aigus ; ils fendent le fruit par la moitié et le font griller entre deux pierres rougies au feu. Il est d’un goût fin et délicat, et ressemble tellement au pain, qu’il le remplace facilement. »

Malgré la sévérité un peu crue avec laquelle Mme Pfeiffer juge les Tahitiens et les Français leurs protecteurs, elle avoue n’avoir quitté qu’à regret cette île ravissante où l’homme n’a pas besoin de gagner son pain à la sueur de son front.

De Tahiti, Ida Pfeiffer se rendit en Chine, où elle arriva au commencement de juillet à Macao. Elle visita ensuite Hong-Kong et la ville de Canton avec laquelle elle aurait aimé faire plus ample connaissance si l’apparition extraordinaire d’une Européenne n’avait pas été un spectacle trop excitant pour les cervelles des enfants du Céleste-Empire. Exposée au danger d’être insultée par la population, elle tourna bientôt le dos à cet étrange pays et, après une courte station à Sincapour, fit voile vers Ceylan, où elle aborda au milieu d’octobre. Elle explora cette belle île dans diverses directions et visita Colombo, Kandy et le célèbre temple de Dagoha. À la fin d’octobre elle toucha à Madras l’Inde continentale, séjourna assez longtemps à Calcutta et remonta le Gange jusqu’à Bénarès, la ville sacrée de l’Inde.

Vue prise de la ville de Kandy, dans l’île de Ceylan. — Dessin de A. de Bar d’après l’ouvrage d’Emerson Tennent sur Ceylan.

« Celui qui ne connaît l’Inde que pour être allé à Calcutta, ne peut pas se faire une juste idée de ce pays. Calcutta a presque le caractère d’une ville européenne. Les palais et les équipages y ressemblent à ceux de l’Europe. On y voit des promenades, des réunions, des bals, des concerts, qui peuvent presque rivaliser avec ceux de Paris et de Londres, et si on ne rencontrait pas dans la rue l’indigène au teint jaune foncé, et dans les maisons l’Hindou qui fait le service, on pourrait bien oublier qu’on se trouve dans une autre partie du monde.

« Il en est tout autrement de Bénarès. L’Européen s’y trouve isolé. Des coutumes et des usages étrangers lui rappellent à chaque pas qu’il n’est qu’un intrus toléré. Bénarès compte trois cent mille habitants, parmi lesquels il y a à peine cent cinquante Européens.

« La ville est belle, surtout vue du côté de l’eau, où l’on n’aperçoit pas, ses défauts. De superbes escaliers en pierres colossales conduisent du rivage aux maisons, aux palais et aux magnifiques portes de la ville. Dans la belle partie de la ville, ces escaliers forment une chaîne non interrompue de deux milles de longueur. Ils ont coûté des sommes énormes, et, avec les pierres employées à leur construction, on aurait pu bâtir une grande ville.

Les quais de Bénarès. — Dessin de A. de Bar d’après l’album lithographié de James Prinsep.

« Le beau quartier de Bénarès renferme un grand nombre d’anciens palais de style mauresque, gothique ou hindou. Les portails sont grandioses, les façades sont couvertes de superbes arabesques, de bas-reliefs et de sculptures ; les divers étages sont ornés de belles colonnes, de piliers en saillie, de vérandas, de balcons, de frises et de corniches. Les fenêtres seules ne me plurent pas ; elles sont basses, étroites et presque toujours irrégulières. » (Premier voyage autour du monde, chap. xii.)

Après la ville sainte, Cawnpore, Delhi, Indore et Bombay reçurent l’infatigable voyageuse. Les célèbres temples de rochers d’Adjunta et d’Ellora, ainsi que les îles Éléphanta et Salsette, furent aussi pour elle l’objet d’un examen tout particulier. Elle fut reçue dans les maisons de beaucoup d’Indiens distingués et observa partout les mœurs, les coutumes dans leurs particularités. Elle assista aussi bien aux chasses des tigres qu’au sutty ou auto-da-fé d’une veuve indienne. Elle pénétra même assez avant dans l’étude de la vie des missionnaires anglais.

À la fin d’avril 1848, nous retrouvons Ida Pfeiffer sur mer en route pour la Perse. De Bouschir elle voulait aller à Schiras, à Ispahan et à Téhéran ; mais des troubles dans l’intérieur du pays la détournèrent de ce projet et elle se dirigea vers la Mésopotamie. Par la voie du Schat-el-Arab elle se rendit à Bassora et ensuite à Bagdad. Après une excursion aux ruines de Ctésiphon et de Babylone, elle alla à travers le désert jusqu’à Mossoul avec une caravane, et aux ruines voisines de Ninive ; puis de là à Ourmia et à Tauris. Ce voyage de Mésopotamie et de Perse est une des entreprises les plus audacieuses et les plus considérables de l’intrépide voyageuse. Il fallait une intrépidité rare et une grande force physique pour supporter sans y succomber les fatigues de tout genre, le jour la chaleur du soleil, la nuit les incommodités de toute espèce, une misérable nourriture, un gîte malpropre et la crainte constante de se voir attaquée par des bandes de pillards. Aussi quand elle se présenta à Tauris devant le consul anglais, celui-ci ne voulait pas croire qu’une femme eût pu faire un tel voyage.

À Tauris elle fut introduite chez le vice-roi Vali-Ahd et obtint la permission de visiter son harem. Le 11 août 1848, elle se remit en route, traversa la Géorgie, l’Arménie, la Mingrélie, et alla par Érivan, Tiflis et Kotaiès à Redoutkalé. Elle toucha à Anapa, à Kertch, à Sébastopol, débarqua à Odessa ; et passant par Constantinople, la Grèce, les îles Ioniennes et Trieste, elle arriva à Vienne le 4 novembre 1848, peu après la prise de la ville par l’armée du prince de Windischgraez. Ainsi son propre pays déchiré par des luttes intestines ne devait pas lui offrir un lieu de repos !

Cependant ce voyage autour du monde agrandit beaucoup la réputation d’Ida Pfeiffer. Une femme qui, sans autre appui que ses seules forces, a fait douze cents lieues par terre et près de douze mille par mer, doit bien être considérée comme un phénomène extraordinaire. Son troisième ouvrage publié sous ce titre : Eirie die Frauerfahrturn die Welt (Voyage d’une femme autour du monde), Vienne, trois volumes, 1850, eut un très-grand succès. Il fut traduit deux fois en anglais, et plus tard aussi en français[1].


Deuxième voyage autour du monde (1851-1855).

Si pendant quelque temps Ida Pfeiffer eut la pensée de se livrer au repos et de ne pas recommencer ses grands voyages, elle ne demeura pas longtemps dans ces dispositions. Après avoir vendu ses collections, mis en ordre et publié son journal, ne sentant nullement décliner ses forces, elle conçut l’idée d’un second voyage autour du monde. Cette fois, le gouvernement autrichien lui vint en aide, en lui allouant la somme de quinze cents florins. Le 18 mars 1851, elle quitta Vienne pour se rendre à Londres, d’où elle fit voile, le 11 août, pour le cap de Bonne-Espérance.

La situation du Cap rappela à Ida Pfeiffer celle de Valparaiso. Comme cette dernière ville, la métropole de l’Afrique australe est encadrée dans des montagnes arides et sans arbres. Tout le monde connaît la montagne de la Table, celle du Lion, celle du Diable. Il n’est pas de voyageur qui n’en ait parlé. Les rues de la cité, qui conduisent toutes à la grève, sont très-larges et bien aérées, mais ne sont plus guère bordées d’arbres. Du temps de la domination hollandaise, chaque rue, dit-on, était garnie d’une belle allée. Les maisons, d’ailleurs toutes construites à l’européenne, n’ont que des terrasses en guise de toits. Le fort est muni de beaucoup de canons, la caserne est assez grande ; la bourse, sur la place d’Armes, édifice long et de peu d’apparence, se compose seulement d’un rez-de-chaussée. Les maisons particulières, toutes à un étage, ont d’ordinaire quatre à six fenêtres de front et contiennent de belles chambres fort élevées. Le jardin botanique, si vanté par Parny, est loin d’avoir tous les arbustes, toutes les plantes et les fleurs qu’on serait en droit de s’attendre à trouver dans ces régions. La population totale du Cap s’élève à trente-neuf mille âmes.

Cap de Bonne-Espérance, vue de la ville. — Dessin de A. de Bar d’après le voyage de la Novara.

De cette ville, Mme Pfeiffer hésita longtemps entre l’intérieur de l’Afrique et l’Australie ; enfin elle partit pour Sincapour et se décida à visiter les îles de la Sonde. Elle aborda d’abord sur la côte occidentale de Bornéo, à Sarawak, et elle y trouva chez l’Anglais sir James Brooke, devenu chef bornéen indépendant, un bon accueil et une puissante protection. Elle en parle en ces termes :

« James Brooke, issu de la famille du baronnet sir Robert Vyner, qui, sous Charles II, fut lord-maire de Londres, est né en 1803. Il alla comme enseigne aux Indes, se distingua par sa bravoure, et, assez grièvement blessé dans un combat contre les Birmans, il fut forcé de retourner en Angleterre pour se faire soigner. Plus tard, il reprit du service ; mais sa santé affaiblie ne lui permit pas de suivre longtemps la carrière militaire. En 1830, il alla de Calcutta en Chine pour changer d’air et pour se désennuyer. Ce fut dans ce voyage qu’il connut l’archipel des Indes, qui lui plut infiniment, et qu’il parvint à la conviction que les îles orientales, et surtout Bornéo, offraient un vaste champ à de nouvelles explorations et à de nouvelles entreprises. Il se proposait particulièrement d’abolir la traite des esclaves, de mettre un terme aux pirateries et de civiliser les indigènes. S’il y eut jamais un homme fait pour cette entreprise, c’était James Brooke. Doué d’une intelligence rare, décidé et prompt à exécuter ce qu’il avait une fois résolu, il était noble, généreux, et à toutes les qualités de l’esprit et du cœur il joignait les manières les plus franches et les plus aimables.

« Quand James Brooke arriva à Sarawak, il trouva le rajah Muda-Hassim en grande dissension avec son peuple. Brooke prêta au rajah aide et conseil, et, au bout de deux ans, il parvint à rétablir l’ordre et la tranquillité dans tout le pays. Il porta ensuite son attention sur les pirates et en purgea entièrement toute la côte. Muda-Hassim lui témoigna sa reconnaissance en lui cédant le district de Sarawak et en l’élevant au rang de rajah.

« Il prit possession du pays en 1841, et fut reconnu comme prince et souverain, non-seulement par le sultan bornéen de Bronni, mais aussi par les Anglais.

« Les résultats de son administration, aussi juste qu’énergique, se firent bientôt sentir dans le pays soumis à son pouvoir. La population de la ville monta, en dix ans (de 1841 à 1851), de quinze cents à dix mille âmes, et le nombre des habitants de la campagne augmenta aussi dans les mêmes proportions, grâce aux émigrants des États voisins. Jusqu’aux Dayaks libres et sauvages établis dans l’intérieur du pays, tous connaissent son nom et le révèrent comme le libérateur de leurs compatriotes, qui vivaient jadis en esclaves sous le joug des Malais, tandis qu’aujourd’hui ils marchent de pair avec eux. Chacun trouve en sûreté et en paix les moyens de gagner sa vie. Le marchand peut se livrer sans crainte à son commerce ; le paysan reçoit gratuitement autant de terre qu’il peut en cultiver, et en outre on lui avance le riz nécessaire pour les semailles et de quoi vivre jusqu’au temps de la récolte ; l’ouvrier trouve de l’occupation dans les mines d’or, de diamants et d’antimoine. Les impôts sont peu élevés : le marchand paye une bagatelle sur son magasin, le paysan donne un picoul de riz par an, et l’ouvrier est exempt de toute charge.

Habitation du rajah Brooke, à Sarawak. — Dessin de A. de Bar d’après Hugh Low.

Les environs de Sarawak sont charmants, et encore embellis par quelques maisons européennes qui, avec une jolie église, une maison de missionnaires, un petit fort et un tribunal, couvrent les collines d’alentour. Tous ces édifices sont en bois, sans excepter la résidence du rajah Brooke. À la maison des missionnaires est jointe une école pour les indigènes ; vingt-quatre enfants, la plupart orphelins, y étaient nourris et élevés. Le fort, peu important, a quelques canons, mais pas de garnison. Le rajah Brooke est tellement révéré et aimé de ses sujets, aussi bien que des peuples voisins, que tout armement lui est inutile.

« Je visitai les maisons de quelques-uns des principaux Malais, la plupart anciens chefs de pirates, qui depuis se sont transformés en citoyens paisibles, et souvent même en employés utiles du rajah.

« Conduite à quelques kilomètres dans la forêt par le neveu du rajah Brooke, je trouvai, à une hauteur de plus de trois cent cinquante mètres, la première habitation des Dayaks, c’est-à-dire une cabane de quinze mètres carrés, composée de plusieurs pièces à coucher pratiquées tout autour dans les cloisons ; car parmi quelques unes des tribus dayakes il est d’usage que les jeunes gens couchent à quelques centaines de pas du village où demeurent leurs parents, dans une cabane commune, sous la surveillance du chef. Cette cabane sert en même temps pour les exercices et les festins ; c’est là aussi que l’on garde les trophées de guerre, qui ne sont autres que les têtes coupées des ennemis. J’éprouvai une véritable horreur à voir trente-six crânes rangés les uns contre les autres, et suspendus en l’air en forme de guirlande. On avait rempli les orbites des yeux de longs coquillages blancs. Sous le gouvernement du rajah Brooke, l’usage de couper les têtes a été aboli dans le district de Sarawak ; mais les indigènes ont toujours une grande vénération pour ces cruels et mémorables souvenirs d’un passé sanglant et d’une époque de gloire. »

Un Dayak ou indigène de Bornéo. — Dessin de G. Boulanger d’après l’atlas ethnographique des possessions néerlandaises.

Le 8 juillet, Mme Pfeiffer commença son exploration de Sumatra, qu’elle regarde elle-même comme le plus intéressant de tous ses voyages. De Padang, elle se rendit chez les Battaks, anthropophages qui n’avaient encore jamais souffert d’Européen chez eux. Malgré les sauvages qui s’opposaient à la continuation de son voyage, elle ne s’avança pas moins à travers des forêts vierges et une population de cannibales, presque jusqu’au lac d’Eier-Taw ; mais ici les sauvages lui barrèrent le passage avec leurs piques, et la forcèrent à rétrograder, après l’avoir menacée plusieurs fois de la tuer et de la manger.

Mais il faut lui laisser décrire elle-même cette scène, la plus émouvante de ces longs voyages.

« J’avais peur, la scène était par trop épouvantable ; mais je ne perdis pas ma présence d’esprit, et je m’assis, calme et sans crainte apparente, sur une pierre qui se trouvait sur le chemin. Plusieurs Battaks s’avancèrent vers moi en me menaçant par parole et par gestes, si je ne m’en retournais pas, de me tuer et de me manger. Je ne comprenais pas leurs paroles, mais leurs signes ne me laissaient aucun doute, car ils désignaient ma gorge avec leurs couteaux, mes bras avec leurs dents, et ils faisaient aller leurs mâchoires comme s’ils avaient déjà la bouche pleine de ma chair. Je m’étais préparée depuis mon entrée dans le pays à de pareilles scènes, et j’avais appris à cet effet quelques petites phrases dans leur langue. Je pensais que si je pouvais dire quelque chose qui leur plût et qui les fît rire, j’aurais un grand avantage sur eux ; car les sauvages sont comme les enfants, la moindre bagatelle suffit souvent pour en faire des amis. Je me levai donc et je frappai amicalement sur l’épaule du rajah qui s’était le plus approché de moi, en lui disant d’un air gai et souriant, moitié en malais, moitié en battak : « Vous n’allez pas tuer et manger une femme, surtout une vieille femme comme moi, dont la chair est déjà dure et coriace. » Puis je leur fis comprendre par gestes et par paroles que je n’avais pas du tout peur d’eux, et que j’étais toute prête à renvoyer mon guide et à m’en aller seule avec eux.

« Par bonheur, ils trouvèrent mon baragouin et ma pantomime risibles. Mon calme et mon audace leur plurent… : j’avais réussi. Ils me tendirent les mains : les rangs des hommes armés s’ouvrirent, et, gaie et contente, avec le sentiment d’avoir échappé au péril, je me remis en route avec mon escorte. »

En retournant à l’île de Java, elle fit des excursions dans les principautés de Djokdjokarta et de Surakarta, au temple bouddhiste de Boro-Boudo qu’on suppose dater du huitième siècle de notre ère.

« Il consiste en huit galeries superposées en retrait l’une de l’autre et formant par conséquent autant de terrasses. Au faîte de l’édifice se trouve le sanctuaire, vaste cloche, malheureusement écroulée en grande partie, sous laquelle est assis le bouddha qui est resté exprès inachevé, car les Hindous disent que le Très-Saint ne peut pas être achevé par la main des hommes.

« La hauteur des cinq premières terrasses est de vingt-sept mètres ; celle de tout le temple, avec les trois dernières terrasses et la cloche supérieure, de trente-six mètres. Sur la terrasse la plus élevée sont placées vingt-quatre cloches à jour, sur la seconde vingt-huit, sur la troisième trente-deux, chacune avec un bouddha assis. En tout, le temple contient cinq cent cinq grandes statues du Bouddha et quatre cents bas-reliefs sculptés à l’intérieur et à l’extérieur des galeries. Il n’y a pas la plus petite place vide sur les murs ; tout est couvert de figures humaines, d’arabesques et de sculptures.

« Les bas-reliefs représentent la première histoire des Indiens, la création de l’homme, la sainteté toujours croissante de Bouddha, etc. Cette histoire de la création a beaucoup de ressemblance avec la nôtre.

« Les figures et les groupes des bas-reliefs me parurent faits et disposés avec beaucoup plus d’exactitude, de goût et d’art que ceux des temples d’Ellora, d’Adjunta, et autres que j’avais vus dans l’Inde anglaise ; mais je trouvai les arabesques beaucoup moins élégantes, les cloches et les figures beaucoup plus petites. Pour la construction du temple, on ne peut naturellement pas établir de comparaison avec les temples grandioses de l’Hindoustan, puisque, comme nous l’avons déjà dit, il ne se compose que de murs parallèles. On y retrouve, comme dans l’Hindoustan, la construction sans mortier et les cintres formés par l’avancement des pierres superposées. »

Le portique du temple de Boro-Boudo. — Dessin de A. de Bar d’après l’atlas archéologique des possessions néerlandaises.

Mme Pfeiffer visita ensuite plusieurs des petites îles de la Sonde, et, dans l’archipel des Moluques, Banda, Amboine, Ternate ; elle séjourna quelque temps chez les Alfourous, sauvages de Céram, et termina à Célèbes ses excursions dans la mer de la Sonde.

De Célèbes, elle traversa le grand Océan (dix mille cent cinquante milles) pour aller en Californie. Pendant deux mois elle ne vit que le ciel et l’eau. Le 27 septembre 1853, elle aborda à San Francisco, visita les lavages d’or du Sacramento et du fleuve Yuba, et dormit plus d’une fois dans les wigwams des Peaux-Rouges, près de Rogue-River.

À la fin de l’année 1853, Ida Pfeiffer fit voile vers Panama, et de là vers les côtes du Pérou. De Callao elle se rendit à Lima, avec l’intention de traverser les Cordillères pour gagner Lorette, près du fleuve des Amazones, et ensuite gagner la côte orientale de l’Amérique du Sud.

Mais la révolution qui venait d’éclater dans le Pérou força notre voyageuse à chercher un autre endroit pour y passer les Cordillères. Elle rétrograda jusqu’à l’équateur, et au mois de mars 1854 elle commença, à Guayaquil, sa pénible ascension de montagnes. Elle passa les Cordillères près du Chimborazo, parvint au haut plateau d’Ambuto et de Tacunga et eut le bonheur d’y voir le rare phénomène d’une éruption du volcan Cotopaxi, spectacle que lui envia plus tard Alexandre de Humboldt. À son arrivée, le 4 avril, à Quito, elle n’y trouva malheureusement pas l’assistance qu’elle espérait, c’est-à-dire une escorte d’hommes sûrs pour la mener jusqu’au fleuve des Amazones et l’y faire naviguer. Elle renonça donc à son projet primitif et dut repasser par les Cordillères. Près de Guayaquil, elle courut deux fois risque de perdre la vie : d’abord par une chute de mulet, puis en tombant dans le fleuve, peuplé d’un grand nombre de caïmans. Ses compagnons semblaient vouloir la laisser périr, car ils ne lui prêtèrent pas le moindre secours. Aussi fut-ce avec de profonds ressentiments qu’elle tourna le dos à l’Amérique espagnole du Sud. Elle se rendit par mer à Panama et traversa l’isthme à la fin du mois de mai.

D’Aspinwall elle fit voile vers la Nouvelle-Orléans et y resta jusqu’au 30 juin ; puis elle remonta le Mississipi jusqu’à Napoléon, et l’Arkansas jusqu’au fort Smith. Une nouvelle attaque de la fièvre de Sumatra la força à renoncer à une visite projetée chez les Indiens Cherokées. Elle revint au Mississipi et arriva le 14 juillet à Saint-Louis. Elle visita près de Liban le démocrate badois Hecker, qui y a établi sa résidence.

Elle alla ensuite vers le Nord, à Saint-Paul et aux chutes de Saint-Antoine, se dirigea alors vers Chicago et arriva aux grands lacs et aux chutes du Niagara. Après une excursion dans le Canada, elle resta quelque temps à Nev-York, à Boston et ailleurs, puis elle s’embarqua, et le 21 novembre 1854, après une traversée de dix jours, elle toucha le sol d’Europe à Liverpool.

Elle rattacha à ce grand voyage autour du monde un petit voyage supplémentaire : elle alla faire une visite à son fils établi à San Miguel, dans les Açores, et ce ne fut qu’au mois de mai 1855 qu’elle revint à Vienne par Lisbonne, Southampton et Londres.

Les collections d’objets intéressants pour l’histoire naturelle et pour l’ethnographie, réunis par Ida Pfeiffer, ont passé en grande partie dans les musées britanniques et dans les cabinets impériaux de Vienne. Alexandre de Humboldt et Charles Ritter s’intéressèrent beaucoup aux travaux d’Ida Pfeiffer, et Humboldt surtout lui donna les plus grands éloges pour son ardeur et son courage. Sur la motion des deux savants, la Société de géographie de Berlin nomma Ida Pfeiffer membre honoraire, et le roi lui conféra la médaille d’or pour les arts et les sciences. Vienne a été bien moins pressée de reconnaître les mérites d’une compatriote, sans doute à cause du vieux principe qu’on n’est pas prophète dans son pays.

Le journal d’Ida Pfeiffer sur ce voyage parut à Vienne sous ce titre : Meine zweite Weltreise (Mon second voyage autour du monde), 4 vol., 1856.


Dernier voyage d’Ida Pfeiffer. — Appréciation de ses travaux et de sa personne.

Après chacun de ses premiers voyages, Ida Pfeiffer avait eu pendant quelque temps l’idée de se reposer et de ne vivre que de souvenirs. Mais après son second voyage autour du monde, dont le succès avait dépassé toute attente, elle ne songea plus du tout à prendre du repos. Tout en s’occupant de mettre en ordre ses collections et ses notes et à publier son voyage, elle forma le projet de visiter Madagascar, et les propositions mêmes d’Alexandre de Humboldt, qui lui soumettait d’autres plans de voyage, ne purent la détourner du but qu’elle s’était placé devant les yeux.

La relation que nous allons donner de son voyage à Madagascar et les confidences de son fils, M. Oscar Pfeiffer, sur les souffrances et sur la mort de sa mère, feront connaître plus en détail les destinées ultérieures d’Ida Pfeiffer. Mais avant de retracer ce dernier acte d’une vie si laborieuse et si active, nous croyons devoir peindre en quelques traits la célèbre voyageuse.

Ida Pfeiffer ne faisait en rien l’effet d’une femme extraordinaire ni d’une femme émancipée ou qui fût plus homme que femme. Au contraire, elle avait dans les pensées et dans les paroles tant de simplicité, de modestie et de naturel, que, si on ne l’avait point connue, on aurait eu de la peine à soupçonner qu’elle eût tant vu et tant appris. Il y avait dans tout son être un calme et une tranquillité qui rappelaient plutôt la ménagère uniquement occupée de son intérieur et étrangère à toute exaltation. Beaucoup de personnes aussi, trop promptes à juger Ida Pfeiffer, croyaient ne devoir attribuer son goût des voyages qu’à une curiosité excessive. Mais cette opinion est inconciliable avec un fait qui se manifeste dans tout le caractère d’Ida Pfeiffer, et qui est l’absence complète de toute curiosité banale. Autant sa vie avait été agitée, autant tout dans sa personne était mesuré et paisible. L’observateur le plus attentif n’aurait pu découvrir en elle le désir de se mettre en évidence ou de s’occuper d’objets lointains si peu connus. Sérieuse, très-réservée et avare de paroles, elle n’aurait pu offrir à un étranger qui ne l’aurait pas connue que très-peu de côtés aimables.

Mais quand on parvenait à la considérer de plus près, on voyait, en réunissant différents traits isolés, que, sous des dehors peu apparents, se cachait une femme extraordinaire. La force de la volonté et l’énergie du caractère perçaient bientôt dans certaines expressions. Qu’on y joigne un courage personnel rare chez une femme, une grande indifférence pour la douleur physique et les commodités de la vie, enfin une ardeur infatigable de contribuer au progrès des connaissances humaines, on devra convenir que ce sont là des qualités avec lesquelles ou fait quelque chose dans le monde. Ce qui rehaussait encore le prix de ces qualités, c’était l’amour d’Ida Pfeiffer pour la vérité et son respect sévère pour les principes d’honneur et de justice. Elle ne racontait jamais rien qui ne fût pas effectivement arrivé, et jamais elle n’a fait une promesse qu’elle ne l’ait tenue. C’était, dans le sens le plus étendu du mot, un noble caractère.

Il est évident que sa véracité reconnue donne un très-grand prix à ses récits, et, comme elle n’était point accessible aux préjugés, son jugement repose toujours sur une base solide et juste. Si, dans sa jeunesse, elle s’était un peu plus occupée des sciences naturelles et si elle avait eu des connaissances positives sur les objets de ces sciences, ses voyages auraient été certainement encore d’une plus grande utilité ; mais, au commencement de notre siècle, c’était une chose rare de voir les hommes en dehors de leur état, s’occuper des sciences naturelles, et a plus forte raison les femmes ! Ida sentit bien cette lacune, et, plus avancée en âge, elle songea plusieurs fois à la combler ; mais elle n’eut ni le temps ni la patience nécessaires.

Cependant il serait injuste de vouloir pour cela prétendre qu’elle n’a rendu aucun service à la science. Les hommes les plus compétents ne se sont pas rendus coupables de cette injustice. Elle a pénétré dans plusieurs contrées qui n’avaient jamais été foulées par le pied d’un Européen. Protégée par son sexe, même dans les entreprises les plus périlleuses, elle a pu s’avancer tranquillement plus loin qu’il n’eût été permis à un homme de le faire. Ses récits ont donc souvent le mérite de la nouveauté pour la géographie et l’ethnographie, et ils peuvent servir à ramener à leur juste mesure bien des idées fausses ou exagérées. La science a profité également des riches collections qu’elle a rapportées en Europe. Sans doute, elle ne sut pas toujours fixer exactement la valeur des objets qu’elle recueillait ; mais beaucoup de ces objets ont une importance réelle, et l’entomologie ainsi que la botanique lui doivent la découverte de nouvelles espèces.

Si l’on compare les résultats de ses entreprises avec sa position et ses ressources, on doit convenir qu’elle a fait des choses surprenantes. Elle a parcouru plus de cent cinquante mille milles par mer et environ vingt mille milles anglais par terre, sans autres moyens pécuniaires que ceux qu’elle se procura par une sage économie et par l’énergie avec laquelle elle sut poursuivre toujours son but. Quelque grand que fût son goût des voyages, on peut dire qu’elle possédait plus encore l’art des voyages. Sans rien sacrifier de sa dignité et sans se rendre importune, elle sut habilement profiter, dans toutes les parties du monde, de l’intérêt qu’elle inspirait. À la fin, elle s’était si bien habituée à voir ses projets rencontrer toute l’assistance possible, que, tout en exprimant toujours sa reconnaissance, elle acceptait les services d’hommes qui lui étaient tout à fait étrangers, comme la chose la plus naturelle. Elle avait même de la peine à étouffer un petit dépit quand elle trouvait qu’on ne témoignait pas assez d’intérêt à sa personne et à ses entreprises. En général, dans les dernières années, elle eut assez de conscience de son mérite pour en faire souvenir quand on la recevait avec des airs de protection ou de condescendance. Les personnes d’un rang élevé ne pouvaient la traiter avec trop de ménagements et d’égards, tandis que dans la société des gens de sa condition, elle n’aurait jamais laissé échapper une parole rude ni fière. Elle détestait les grands airs ; partout où elle les rencontrait elle se montrait aussi roide que froide. Aussi prompte à faire éclater sa sympathie que son antipathie, elle ne revenait pas facilement de l’opinion qu’elle s’était une fois formée ; même quand elle semblait céder, il se trouvait la plupart du temps qu’elle revenait, par un détour plus ou moins long, à sa première idée.

Elle respectait partout la science, mais surtout chez les personnes versées dans les sciences naturelles. Elle avait un culte enthousiaste pour Alexandre de Humboldt, dont elle ne prononçait jamais le nom sans exprimer sa vénération. La plus grande joie de ses dernières années a peut-être été de voir ses efforts approuvés et encouragés par Alexandre de Humboldt.

Voici la lettre que cet homme éminent sous tant de rapports remit à Mme Pfeiffer au moment où elle se proposait de partir pour Madagascar. Cette lettre forme certes le passe-port le plus honorable qui ait jamais été délivré à aucun voyageur :

Je prie ardemment tous ceux qui, en différentes régions de la terre, ont conservé quelque souvenir de mon moi et de la bienveillance pour mes travaux, d’accueillir avec un vif intérêt et d’aider de leurs conseils le porteur de ces lignes

Madame Ida Pfeiffer,

célèbre non-seulement par la noble et courageuse confiance qui l’a conduite, au milieu de tant de dangers et de privations, deux fois autour du globe, mais surtout par l’aimable simplicité et la modestie qui règne dans ses ouvrages, par la rectitude et la philanthropie de ses jugements, par l’indépendance et la délicatesse de ses sentiments. Jouissant de la confiance et de l’amitié de cette dame respectable, j’admire et je blâme à la fois cette force de caractère qu’elle a déployée partout où l’appelle, je devrais dire où l’entraîne, son invincible goût d’exploration de la nature et des mœurs dans les différentes races humaines. Voyageur le plus chargé d’années, j’ai désiré donner à Mme Ida Pfeiffer ce faible témoignage de ma haute et respectueuse estime.

Signé : Alexandre de Humboldt.

Potsdam, au château de la ville, le 8 juin 1856.

Ida Pfeiffer était petite, maigre et un peu courbée. Ses mouvements étaient mesurés ; seulement elle marchait excessivement vite pour son âge. Quand elle revenait d’un voyage, son teint portait fortement la marque des ardeurs du soleil des tropiques ; autrement, rien dans ses traits ne faisait soupçonner une existence si extraordinaire. On ne pouvait guère voir de physionomie plus calme ; mais, quand elle s’engageait dans une conversation un peu vive et qu’elle parlait de choses qui l’intéressaient, sa figure s’animait et avait quelque chose d’excessivement attachant.

Quant au chapitre si important, pour les femmes, de la toilette, il se réduisait, pour Ida Pfeiffer, aux plus modestes proportions. Jamais ou ne la voyait porter de parure ni de bijoux, et il n’est pas une des aimables lectrices de ces lignes qui puisse se piquer d’avoir plus de simplicité dans sa mise et plus d’indifférence pour les exigences de la mode que n’en avait notre illustre voyageuse. Simple et ferme, pleine d’ardeur pour vouloir et pour agir, ayant tout vu et tout connu, sondé plus d’horizons qu’aucune personne de son sexe, Ida Pfeiffer était du nombre de ces caractères qui compensent le manque des dons extérieurs et brillants par la force, l’énergie et le merveilleux équilibre de leur être intérieur.

Traduit par M. W. de Suckau.

(La suite à la prochaine livraison.)



  1. La traduction française des deux voyages autour du monde de Mme Ida Pfeiffer a déjà eu deux éditions en France.

    (Note du traducteur.)