Voyages en Égypte et en Nubie/Troisième voyage

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Traduction par G. B. Depping.
Librarie française et étrangère, 1821 (tome 2).
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Je ne m’arrêterai pas dans ce voyage à décrire les lieux dont j’ai déjà parlé, et sur lesquels je n’aurais rien de nouveau à dire. Nous ne mîmes cette fois que deux jours et demi pour faire le trajet du Caire à Melawi, auquel, dans notre second voyage, nous avions employé dix-huit jours. Je m’arrêtai deux jours, à cause du calme, chez M. Brine, raffineur de sucre du pacha, et deux jours après nous arrivâmes à Siout. Le lendemain matin j’allai trouver le bey. Il était à un mille de la ville, exercant ses soldats et les jeunes mamelouks au feu et aux manœuvres de cavalerie ; les artilleurs tiraient au but contre les rochers. J’avoue que je les trouvai plus habiles au tir que je ne l’attendais de soldats indisciplinés. Après l’exercice du canon, les troupes commencèrent celui de la mousqueterie. Cette fois le but était un pot de terre placé sur une espèce de piédestal, haut d’environ six pieds. Les cavaliers prennent leur élan à deux cents pas de ce but. On court à plein galop ; arrivés à la distance de cinquante pas du but, ils prennent leur carabine, et tirent sans s’arrêter. Les chevaux sont tellement habitués à cette manœuvre, qu’ils tournent d’eux-mêmes sur la droite, dès que le cavalier a tiré, pour faire place à ceux qui viennent après eux. Ce n’est pas une bagatelle de toucher au plein galop un vase qui n’a que la hauteur d’un pied. Sur environ deux cents coups il n’y en eut que six qui touchèrent au but ; le jeune favori du bey, mamelouk de douze ans, y toucha trois fois : il est vrai qu’il s’approcha à la distance de quelques pieds. Ce jeune homme montait le plus beau cheval de son maître ; deux autres mamelouks touchèrent, et le bey lui-même tira un de ces six coups heureux : aussi son adresse lui valut-elle les complimens de tousses soldats. En chargeant de deux balles un fusil de fabrique anglaise dont quelqu’un du Caire lui avait fait présent et auquel il était très-attaché, il me dît : « Ces fusils pourront devenir tôt ou tard dangereux pour ceux qui les ont fabriqués. » Je lui répondis que si jamais cela arrivait, les Anglais n’en conserveraient pas moins la supériorité sous le rapport des armes, puisque leur génie d’invention aurait trouvé des perfectionnemens qui rendraient leurs fusils encore meilleurs que ceux-ci. Je vis que cette réponse ne lui faisait pas plaisir ; mais j’avais parlé selon ma conviction. L’or et l’argent qui brillaient sur le costume bigarré de cette cavalerie orientale lui donnait un air théâtral. Après les exercices le bey alla s’asseoir sous un arbre, et témoigna beaucoup de curiosité de connaître les détails de l’ouverture de la seconde pyramide dont il avait entendu parler ; il désira aussi en voir le plan. Devant lui faire une visite après midi, je promis de le lui apporter.

À quatre heures je me rendis à son palais. Il était assis dans un fauteuil très-élevé, contre l’usage des Turcs ; cependant il ne dérogeait point à la manière nationale de s’asseoir, car il avait les jambes croisées sous lui. Dans cette audience je fus témoin d’un procès criminel. Voici de quoi il s’agissait. Un soldat faisant partie des troupes du bey, et revenant de la Mecque où il était allé en pélerinage, avait été trouvé mort sur la route auprès du village d’Akmin, ayant la gorge coupée et portant sur son corps des marques de violence. On présumait qu’il avait eu beaucoup d’argent ; son chameau avait été trouvé mort auprès de la chaumière d’un paysan, chez lequel il avait été vu avec sept autres individus dont un Bédouin. Les soldats du village les avaient ensuite tous arrêtés, à l’exception du Bédouin qui s’était sauvé à l’aide des autres, à ce qu’on prétendait. Une preuve qu’ils le connaissaient bien, c’est que le cheik du village avait entendu dire à l’un d’eux qu’il saurait trouver ce Bédouin quand il voudrait. Cependant les prévenus niaient tout, et les témoins qu’on avait entendus ne faisaient pas des dépositions capables de mettre leur crime en évidence. Mais l’un des accusés avait le malheur de porter une figure de pendard, et ce fut la seule raison pour laquelle le bey le jugeait séparément dans cette audience. « Oh ! s’écria-t-il en jetant les yeux sur ce misérable, il n’y a pas de doute ; c’est lui qui est l’assassin. Mais voyez donc ce coquin ! peut-on hésiter un instant de déclarer que c’est lui qui a commis le crime ? Allons, conviens que c’est toi ; il ne te servirait à rien de nier ; je vois ton crime dans ta figure.» — J’avoue que ce misérable avait la physionomie la plus malheureuse qu’on puisse voir ; mais, bon Dieu ! où en serait la justice si elle voulait toujours juger sur la mine ? Plusieurs témoins parurent pour prouver que le paysan ne pouvait avoir commis l’assassinat, puisqu’il avait été absent du village au moment où le soldat avait été égorge. Malgré le despotisme qui règne dans les provinces turques, ou plutôt à cause de ce despotisme même, il y a beaucoup d’impartialité dans les témoignages rendus en justice ; c’est que le faux témoin risque de recevoir la bâtonnade sous la plante des pieds si la fausseté de sa dépotion est avérée. Un millier de coups n’est que le taux ordinaire de la punition en pareil cas. L’audence finit par une décision du bey, portant que le drôle serait battu et renvoyé en prison. J’ai appris dans la suite que quelques uns des prévenus ont été décapités ; mais je n’ai pour garant de ce fait que mon interprète.

Après l’audience, le bey me fit appeler pour s’entretenir avec moi. Quoiqu’il sache d’autres langues, il ne veut pourtant parler que turc ; ainsi je pris l’interprète avec moi, et j’allai m’asseoir sur un banc auprès du fauteuil du bey. Il commença par me parler encore des pyramides ; il témoigna son étonnement de ce que nous ne pouvions pas dire par qui ces monumens avaient été bâtis. Tout en m’adressant des questions, il voulait pourtant avoir l’air de ne rien ignorer. Je lui montrai le plan de la seconde pyramide ; il dit tout de suite qu’il comprenait la distribution de l’intérieur ; mais quand je lui montrai avec un compas les proportions sur une échelle de pieds anglais, dressée au bas du plan, il prit le mot d’échelle à la lettre, et demanda très-sérieusement si quelqu’un y montait. Le bey passait pourtant chez les Turcs pour un grand connaisseur en architecture. L’interprète était aussi simple que lui, et voulait savoir si on montait sur cette échelle-là.

Je lui parlai ensuite du faux passage que j’avais trouvé d’abord ; à cet égard il observa avec raison que ceux qui avaient percé ce passage, allaient sans doute à la recherche de l’or, puisque autrement ils ne se seraient pas donné la peine de percer un massif énorme. Après qu’il eut fait encore d’autres remarques, je le quittai pour ce soir, car il était déjà une heure après le coucher du soleil. Le lendemain matin je pris congé de lui, et le priai de renouveler son firman. À ma surprise, il ne fit pas la moindre difficulté de m’accorder ma demande. Il parut apprendre avec plaisir que j’allais faire une collection pour mon propre compte, et il me dit que pour cette raison il m’expédiait un firman contenant des pleins-pouvoirs de fouiller le sol partout où il me conviendrait, tant sur la droite que sur la gauche du Nil. Je lui répondis que je lui en avais beaucoup d’obligation, mais que je pensais qu’il n’oublierait pas sans doute que ce que je faisais pour moi, serait encore pour le parti anglais. Il ne me répondit rien à ce sujet ; mais je vis facilement dans sa physionomie qu’il apprenait avec déplaisir que mes nouvelles recherches tourneraient encore à l’avantage de l’Angleterre. Si M. Salt eût pu se trouver là, il se serait convaincu que ce chef n’était pas dans le lointain ce qu’il avait affecté d’être en présence du consul.

Il mit sur le tapis la petite anecdote de la pipe fabriquée par M. Cailliaud, et vendue comme antique à M. Salt ; il en rit beaucoup, et exprima son étonnement de ce qu’un homme aussi instruit avait pu se laisser abuser jusqu’à ce point. Je lui répondis qu’il n’y avait rien d’étonnant en cela, puisque nous achetions des paysans beaucoup d’objets, bons et mauvais, en lots, que nous n’examinions en détail qu’en les partant chez nous ; et qu’ainsi la pipe avait pu se trouver et être achetée dans un de ces lots[1]. Il me fit beaucoup de questions pour satisfaire sa curiosité ; entre autres choses il me demanda si je couperais ma barbe, lors de mon retour en Europe. J’avais alors la barbe plus épaisse qu’aucun de ceux qui m’entouraient, sans excepter même le bey. Je lui répondis franchement que, dès que j’aurais mis le pied dans mon pays chéri, je me débarrasserais de ce fardeau. Il me dit qu’il avait pourtant entendu dire à des Français que beaucoup de monde en France portait de la barbe, et il voulut savoir s’il n’en était pas de même en Angleterre. Je lui répliquai qu’on ne portait de la barbe ni en France, ni en Angleterre, ni en aucun pays de l’Europe, à l’exception de la Russie, où quelques classes la conservaient. L’assemblée n’entendit pas sans déplaisir que nous autres Européens nous fissions si peu de cas du plus grand ornement naturel des orientaux, et le bey se hâta de faire tomber la conversation sur d’autres sujets.

Ayant reçu mon firman, je quittai Siout le même jour, et le lendemain j’arrivai à Tahta. Je me rappelai que c’était la résidence de Soliman, cacheff d’Erment, qui nous avait contrarié dans nos recherches autant qu’il avait pu. Cependant, comme dans le dernier temps de son commandement il était devenu notre ami, du moins en apparence, je crus devoir lui faire ma visite pour ne pas lui faire un affront que les Turcs n’oublient jamais, et dont ils se vengent quelquefois au moment où l’offenseur a besoin de secours. Il m’accueillit avec autant de cordialité qu’on peut en attendre d’un Turc. Il me fit entendre que le déficit qui avait été trouvé dans ses comptes, était à peu près comblé par sa paye mensuelle ; que son emploi allait finir, qu’alors il serait libre d’aller où il lui plairait, et que s’il ne s’arrangeait pas avec le pacha, il se retirerait à un lieu au-dessus d’Ibrim. C’était probablement de Dongola, retraite actuelle des mamelouks, qu’il voulait parler. Je lui répondis que le pacha était un homme raisonnable, et que si lui, le bey, faisait parler au vice-roi par quelques amis du Caire, tout s’arrangerait à l’amiable. Il dit qu’il s’était attendu à ce que le consul français lui rendit ce service d’après les promesses que celui-ci lui avait faites ; mais qu’il s’était trompé. Il parla ensuite de choses insignifiantes. Cependant quand nous fûmes seuls, et même sans interprète, il me dit en arabe qu’il aurait beaucoup d’obligation à notre consul s’il voulait bien parler au pacha en sa faveur ; et que lui, le bey, ne doutait pas qu’il ne s’entendît promptement avec le pacha ; puisque loin de faire tort à son supérieur, il en avait soigné les intérêts en améliorant considérablement ses terres, et que le déficit qu’on lui reprochait se réparait par son khasna ou trésor.

Je lui promis de faire ce que je pourrais. En effet, je mandai quelque temps après tous ces détails à M. Salt, en ajoutant que s’il pouvait faire en sorte que ce Turc fût réintégré dans sa place à Erment, il pourrait être sûr d’avoir pour ami le commandant de Thèbes. Le bey eut de la peine à me laisser partir. Il envoya ses chevaux et ses soldats pour m’escorter jusqu’au bord du fleuve ; et, entré dans ma cange, j’y trouvai les présens d’usage, tels que du pain, une brebis, etc.

M’étant mis en route, j’eus le lendemain, 5 mai 1818, à une lieu en deçà d’Akmin, le spectacle de la plus belle éclipse de soleil que j’aie jamais vue ; la lune passa sur le milieu du disque du soleil, et n’en laissa paraître qu’un bord ou anneau : sa grandeur me parut être la moitié de celle de l’astre du jour. Cette éclipse dura environ trois quarts d’heure.

Le 10 mai j’arrivai à Thèbes, et je me disposai sur-le-champ à prendre des dessins et des empreintes de la tombe de Psammétique. Avant de remonter le Nil, j’étais convenu avec M. Salt que je ferais cette fois les recherches et fouilles pour mon propre compte ; mais, à mon arrivée à Thèbes, je trouvai tout le terrain sur les deux rives du Nil occupé en partie par les agens de M. Drovetti, et en partie par M. Salt même qui, dans un dernier voyage à ces ruines, avait marqué les lieux qu’il se réservait pour ses fouilles. Je vis donc que je ne pourrais rien entreprendre dans ces lieux sans entrer en contestation, soit avec le parti français, soit avec celui des anglais. Un étranger qui serait venu à Thèbes pour la première fois aurait eu plus de bonheur que moi ; car il aurait fouillé partout où il aurait voulu, tandis que moi j’étais sûr d’éveiller les prétentions de l’un ou de l’autre parti toutes les fois que je choisirais un terrain pour le creuser, parce que tous les deux présumaient que j’y ferais quelque découverte. Je crois que si j’avais annoncé le projet d’ouvrir les berges ou les rochers, l’un des deux partis m’aurait prouvé qu’il avait déjà fait ses dispositions pour la même entreprise. Il me restait, à la vérité, un terrain qui était bien à moi, puisque je Pavais ouvert le premier ; mais il était tellement épuisé, qu’il n’y avait pas de récolte d’antiquités à en attendre.

Cependant demeurant au milieu des ruines de Thèbes, où je connaissais jusqu’aux plus petites localités, je ne pouvais m’empêcher d’y faire des recherches. Entre le Memnonium et Medinet-Abou on trouve des fragmens de quelques statues colossales, surtout derrière les deux figures gigantesques. Depuis long-temps j’avais marqué cet endroit, et M. Drovetti avait le premier fait des fouilles dans le voisinage ; mais ne trouvant que des morceaux de statues à tête de lion, il y avait renoncé. Quelque temps après, et pendant que j’étais au Caire, M. Salt avait commencé à son tour à fouiller le terrain, et y avait trouvé les vestiges d’un temple très-vaste. On y voit les bases d’un grand nombre de colonnes d’un diamètre considérable. J’en ai compté une trentaine ; mais il paraît qu’il y en a plus de la moitié enfouies encore sous terre. M. Salt y a trouvé des fragmens de statues colossales en brèche et en pierre calcaire ; mais ils sont trop frustes pour valoir les frais du transport. Après avoir continué les fouilles pendant assez long-temps, le consul les suspendit enfin, persuadé sans doute qu’il ne trouverait plus rien d’important. Ce fut sur ce terrain abandonné que je désirai reprendre les recherches. Lorsque j’en parlai à M. Beechey, il me répondit que cela ne se pouvait pas, puisque le consul s’était réservé ce terrain. Cependant j’avais trop d’espoir d’y faire quelque découverte précieuse, pour ne pas m’y livrer aux recherches soit pour mon propre compte, soit pour celui du consul.

Je commençai donc mes travaux, et ayant remarqué qu’on n’avait pas fouillé l’emplacement du sekos et de l’intérieur du temple, je désignai cette place aux ouvriers. Le sort me favorisa tellement que, dès le second jour des fouilles, nous trouvâmes une grande statue que l’on peut mettre au rang des plus belles statues des anciens Égyptiens ; elle représente un homme assis, et ressemble, sous tous les rapports, au grand colosse de Memnon ; elle porte, comme celle-ci, des hiéroglyphes sculptés sur le siége ; haute d’environ dix pieds, elle est du plus beau travail, et faite en granit gris qui a cette particularité qu’il est farci de parcelles de la couleur du similor. Je n’ai vu que deux morceaux de sculpture exécutée dans cette espèce de pierre, savoir cette statue, et une autre à tête de lion. Une partie du menton et de la barbe a été abattue ; mais tout le reste est parfaitement conservé. Je trouvai encore dans le même terrain quelques statues à tête de lion, comme celles de Carnak, les unes assises, les autres debout.

Je ne prétends rien décider au sujet du temple dont ces statues ont fait l’ornement ; mais, puisque tout le monde peut hasarder son opinion, je ferai quelques remarques, ou plutôt je proposerai mes doutes. Ne pourrait-on pas croire que le temple en question a été le vrai temple de Memnon, au lieu de celui qu’on désigne communément sous le nom de Memnonium ? Ce nom n’avait été donné aux ruines que parce qu’on supposait que la grande statue colossale, couchée à terre dans l’enceinte des ruines, était celle de Memnon ; mais on convient actuellement que la véritable statue de Memnon est celle qu’on trouve au nord des deux colosses, dans la plaine entre Medinet-Abou et le prétendu Memnonium ; ainsi on appellerait avec plus de justesse, ce me semble, Memnonium ou temple de Memnon, celui qui se trouve sur la même ligne que les deux colosses. Toutes les circonstances s’accordent à prouver que, parmi les deux statues de la plaine de Gournah, celle qui est le plus rapprochée du nord, est la même à laquelle les anciens attribuent la qualité de rendre des sons ; le grand nombre d’inscriptions gravées par les voyageurs au bas de la statue, attestent qu’ils en ont tous fait l’essai, et qu’ils sont persuadés que c’est là cette fameuse statue sonnante[2].

La magnificence du temple récemment découvert est peu connue, puisque le temple même l’est à peine. On ne connaît pas davantage un colosse énorme, renversé et enseveli entre les deux statues colossales et le portique du temple. On en voit cependant une partie ; c’est le dos du siége sur lequel la figure est assise, et qui s’est cassé en deux morceaux. Je ne sais pourquoi les voyageurs n’ont pas fait plus d’attention à ce monument. J’avais l’intention de le déterrer, mais l’occasion m’en a toujours manqué. Cependant je ne doute pas qu’en retirant ce morceau, on ne parvînt à éclaircir quelques points obscurs de l’antiquité ; peut-être trouverait-on au-dessous de la statue encore d’autres objets antiques. Je désirerais que ces conjectures engageassent quelque antiquaire voyageant en Égypte, à entreprendre des fouilles autour d’un colosse aussi inconnu.

Parmi les colonnes du portique on trouve un grand nombre de fragmens de statues colossales de granit, de brèche, et de pierre calcaire, ainsi qu’une foule de fragmens plus petits de statues représentant des figures à tête de lion, droites ou assises. Le nombre en est tel que j’en conclus que ce temple a été un des plus beaux édifices sacrés qui aient orné l’ouest de Thèbes. S’il m’est permis d’énoncer mon opinion sur le plan de ce temple, je dirai que les deux colosses, dont l’un est supposé représenter le grand Memnon, s’élevaient à l’entrée, et qu’en avançant, on trouvait deux statues colossales qui décoraient probablement des cours intérieures ; on en voit encore les fragmens, comme je l’ai dit, dans l’alignement du temple et des deux premiers colosses. D’autres statues moins hautes ont dû s’élever devant le portique, où l’on trouve leurs restes. La base des colonnes du temple est plus élevée que celle des deux statues gigantesques ; d’où l’on peut conclure qu’il y avait une montée pour arriver au temple. En examinant celui qu’on appelle le Memnonium, on trouve qu’il avait également des marches par lesquelles on montait pour arriver à l’intérieur. Quant à l’étendue du temple, elle n’est pas encore connue, et il faudrait employer un temps considérable pour en déblayer l’enceinte ; d’autant plus que les débordemens périodiques du Nil ont couvert ce lieu d’une couche épaisse de terre ; mais ce serait une entreprise digne d’un voyageur et antiquaire zélé, et le résultat de ses recherches compenserait vraisemblablement toutes ses peines. Pour moi, je ne pus malheureusement pousser plus loin mes fouilles, étant obligé de me livrer à mes travaux dans la tombe de Psammétique, qui étaient le but de ce voyage. Mais je me proposai de parler à M. Salt, dans la première entrevue, de l’importance des fouilles que l’on pourrait entreprendre sur ce terrain qu’il avait marqué comme étant le sien.

Je ne m’occupai donc plus que des empreintes des bas-reliefs de la tombe ; ce travail eut un plein succès ; la cire seule n’offrait pas sous ce climat chaud assez de consistance pour faire ces empreintes ; mais en la mêlant avec de la résine et de la poudre fine, j’obtins une pâte très-susceptible d’être modelée. Le plus difficile était de prendre des empreintes des figures sans endommager les couleurs dont elles étaient revêtues. En comptant les figures de grandeur naturelle, j’en trouvai en tout cent quatre-vingt-deux ; quant aux figures de un à trois pieds de haut, je ne les ai pas comptées ; mais il ne pouvait guère y en avoir moins de huit cent. Il se trouvait dans cette tombe à peu près deux mille figures hiéroglyphiques dont la grandeur variait de un à six pouces ; je les copiai toutes fidèlement avec leurs couleurs ; ne pouvant me procurer assez de cire pour cette opération dans les petites villes d’alentour, je fus obligé d’en faire venir par le Nil de Kéneh, Farchiout, et Girgeh.

Vers la fin de juin je reçus une visite de M. Briggs qui venait de retourner de l’Inde. Il apporta de ce pays l’ananas et le mango ; il fit planter quelques uns de ces fruits dans le jardin de l’aga de Kéneh, et il essaya d’en cultiver d’autres à Thèbes. Je crois que le mangotier a prospéré à Kéneh ; mais les fruits que nous avions plantés à Thèbes, périrent, probablement faute des soins convenables ; car nous n’avions point de jardinier.

Ne pouvant me livrer aux fouilles, j’achetai du moins beaucoup d’antiquités des paysans de Gournah ; comme j’étais très-connu d’eux, ils m’apportèrent assez de choses curieuses, et je puis me flatter d’avoir formé, par ce moyen, une collection qui renferme quelques objets remarquables, surtout des papyrus. Cependant j’entrepris aussi des fouilles dans les ruines d’Erment ; mais m’étant aperçu bientôt qu’elles seraient infructueuses, je les cessai. Le temple d’Erment est remarquable en ce qu’il diffère de presque tous les autres dans son plan et dans sa construction[3]. Sur le mur, derrière cet édifice, on observe la figure d’une giraffe[4]; animal que je n’ai vu figurer parmi les hiéroglyphes qu’en deux endroits, ici, et dans le sekos du Memnonium.


  1. Le comte de Forbin parle de cette pipe ; mais, Selon le voyageur français, ce fut un homme du pays qui la vendit. Voici ses expressions : « On abusait parfois du goût que professait, pour tous les objets d’antiquité, un voyageur fort éclairé, qui se trouvait alors à Thèbes. Un Arabe gagné par le mamelouk Yousef, alla présenter avec mystère, à l’amateur de raretés, une pipe sur laquelle on avait gravé avec art des hiéroglyphes et des caractères compliqués. Le savant ne reconnut pas la forme des pipes bycharites, en usage en Abyssinie. L’odeur du tabac ne put jamais le détromper ; elle était modifiée par un parfum de bitume qu’on avait habilement fait couler dans l’intérieur du tuyau. Le voyageur remercia beaucoup le Bédouin, et se hâta de payer trente-cinq gourdes, une pipe antique sur laquelle il se proposait d’écrire un long mémoire. » (Le Trad.)
  2. Quant à cette statue de Memnon, qui, selon Pline (Hist. Nat., liv. 36, ch. 7), rendait des sons tous les jours, quand les rayons du soleil venaient la frapper, et sur laquelle on lit des inscriptions anciennes, de personnes qui attestent avoir entendu ce son ; Jablonsky, dans la Dissert. De Memnone Grœcorum et Ægyptiorum ; et d’après lui, M. Langlès dans sa Dissertation sur la statue parlante de Memnon, à la fin du vol. 2 de la trad. du Voyage de Norden, rapportent des passages de Strabon et d’un scoliaste de Juvénal, à l’appui de leur conjecture, d’après laquelle un mécanisme pratiqué dans l’intérieur de la statue, et mû par les prêtres égyptiens, a dû produire cette espèce de prodige. (Le Trad.)
  3. La planche 37 de l’atlas représente ce temple, aussi exactement que j’ai pu le dessiner.
  4. Cette figure a été observée en premier lieu par M. Jomard. Voyez la description d’Erment, faite par ce savant, dans la première livraison de la Description de l’Égypte. (Le Trad.)