Voyages en Égypte et en Nubie/Voyage à l'oasis d'Ammon

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Traduction par G. B. Depping.
Librarie française et étrangère, 1821 (tome 2).
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(pp. 142–236)
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Je quittai Rosette le 20 avril 1819, et j’arrivai neuf jours après à Beny-Souef. Notre domestique irlandais ayant profité, à Jérusalem, du départ de M. Legh pour retourner en Angleterre, j’avais pris à Alexandrie, à mon service, un Sicilien ; j’avais emmené aussi un hadgi maure, qui en revenant d’un pélerinage à la Mecque, m’avait prié, à Géné, de le prendre à bord. J’espérais que sa compagnie me serait de quelque utilité ; et, en effet, cet homme me fut très-utile. À Beny-Souef nous nous procurâmes quelques ânes pour nous transporter, avec nos petits bagages, jusqu’au lac Mœris.

Le même jour nous nous remîmes en route, dirigeant notre course par une vaste plaine de terre cultivée en grains et autres productions. Dans le temps de l’inondation, cette plaine est entièrement submergée, à l’exception de quelques villages qui y sont disséminés, et qui, occupant une position élevée, paraissent alors comme autant d’îles au-dessus de la nappe d’eau. A environ quinze milles du Nil, nous atteignîmes la chaîne de collines qui forment l’enlrée de la vallée du Faïoum. Le Bahr-Yousef traverse cette vallée dans son cours sinueux. Nous nous établîmes sur le bord de l’eau, sous quelques dattiers, à environ deux milles de la première pyramide de ce pays. Après un léger repas, je m’y couchai sur la natte qui, pendant le jour, me servait de selle, et qui fournissait un coucher aussi bon qu’un voyageur peut le désirer dans un pays semblable. Mon domestique, le hadgi maure, et les âniers, se relevaient à tour de rôle pour veiller ; j’eus soin de faire observer cet ordre pendant tout notre voyage.

Le lendemain, nous nous remîmes en route avant le lever du soleil, et bientôt nous arrivâmes à la pyramide construite en briques cuites au soleil. Ce monument occupe un terrain élevé, au pied de la colline, à l’occident de la vallée. Il s’élève, entre les décombres et les sables, jusqu’à la hauteur de soixante pieds. Mais il a dû avoir originairement au moins dix pieds de plus, avec le sommet qui est tombé ; la base, au-dessus du sable, a quatre-vingts pieds de circonférence. Je remarquai quelques gros blocs de pierre, mêlés de briqueterie, et disposés de manière à soutenir et fortifier toute la masse. Les briques avaient douze, quatorze à seize pouces de long, sur cinq à six de large. Étant monté au haut de la pyramide, je pus voir de là toute la vallée et l’entrée du Faïoum. À l’ouest et à une distance de deux heures seulement, s’élevait l’autre pyramide ; située dans un terrain plus bas, elle paraissait aussi plus petite. Plus loin, à l’ouest, j’aperçus Medinet-el-Faïoum, bâtie sur les ruines de l’ancienne Arsinoé, et présentant de loin un aspect imposant. Je descendis de la pyramide vers le canal, et traversai un pont solidement bâti à l’ouest de la vallée.

Nous continuâmes ensuite de longer le pied de ces collines jusqu’à l’autre pyramide. Nous passâmes la rivière à gué, sur nos ânes, pour nous rendre sur le bord occidental, et traverser un autre bras de la rivière, mais qui dans cette saison était presque entièrement à sec. Nous entrâmesjdans une place de six cents pieds carrés, entourée de hautes digues en terre, qui paraissent avoir été construites pour mettre à l’abri de l’inondation-du canal, ce terrain, qui sans doute a servi d’emplacement à quelque ville ancienne ; mais il n’en reste que des blocsde pierre et des traces d’ouvrages en briquetterie. Après avoir traversé encore un petit canal qui a été creusé sous le gouvernement moderne de l’Égypte, nous arrivâmes au pied de la seconde pyramide. Je trouvai sa base élevée seulement de trente pieds au-dessus du niveau du canal. Cette pyramide est, au reste, aussi grande que la première. Elle est entourée de tombeaux plus petits ; et, du côté du midi, on voit les restes d’un temple égyptien qui a dû être d’une grande magnificence, à en juger par les fragmens de colonnes qui restent. Ces colonnes, les seules que j’aie jamais vues en granit, n’ont pas d’égales en grandeur dans toute la vallée du Nil. Plusieurs tombes sont creusées sous terre, dans le style égyptien.

Après avoir quitté cet endroit, nous arrivâmes dans la soirée à Medinet-el-Faïoum. Toute cette contrée est d’une grande fertilité, et couverte de vergers et de champs de roses. La ville est fameuse par l’eau de roses qu’on y distille, et qui se débite au Caire et dans toute l’Égypte, à l’usage des grands qui en font asperger leurs divans et d’autres places de leurs demeures, et qui en présentent à toutes les visites. En entrant dans la ville, je me rendis à la maison de Housouff-Bey, gouverneur de la province de Faïoum ; mais il était parti pour le Caire. Cependant en m’adressant à son kakia-bey, j’obtins un firman et la promesse d’un guide ; c’était tout ce que je demandais. On me céda aussi un logement dans la maison.

Le lendemain, 30, on me donna un soldat pour me guider au lac Mœris. Je partis le même jour, en prenant une route qui se dirigeait au nord. Nous passâmes auprès des vastes ruines d’Arsinoé, que je me proposai de visiter à mon retour, puisque mon intention était de revenir par le même chemin. La contrée continuait de présenter un aspect florissant. À midi nous arrivâmes à El-Cassar, où l’on trouve les ruines d’un ancien temple, et l’emplacement d’une ville antique, dont il ne reste que des pans de murs. Le temple n’a pas dû être bien grand, à en juger par les fondemens. Les murs en sont formés de gros blocs de pierre, sans hiéroglyphes. Vers la nuit, nous arrivâmes à Senures, village situé à environ dix milles du lac de Mœris.

Nous continuâmes notre voyage, dans la matinée du 1er . mai. Après avoir traversé plusieurs bosquets de palmiers et d’autres plantations, nous vîmes tout à coup devant nous une contrée sauvage et ouverte, dont le sol s’abaissait graduellement vers le lac, qui s’étendait du nord-est au sud-ouest, et dont l’autre bord était hérissé de montagnes arides. À midi, nous fûmes au bord du lac, où nous n’aperçûmes pas une trace d’être vivant. Le guide nous conduisit le long de la côte, à une petite habitation ; c’était une pauvre hutte de pêcheurs, située auprès de l’endroit où le canal de Bahr-Yousef débouche dans le lac ; on n’y voyait qu’un petit bateau pourri.

Un soldat logé chez ces pêcheurs percevait autrefois un droit sur les poissons qu’ils prenaient ; mais actuellement ils n’ont plus qu’une part de la pêche qui se vend à Medinet-el-Faïoum au profit du pacha. Notre guide ayant demandé un bateau, on alla en prendre un à quelque distance de là, sur le canal. Quand il arriva, je crus voir la barque de Caron ou une de ces anciennes baris sur lesquelles les Égyptiens transportaient leurs morts au tombeau. À peine cette misérable embarcation avait-elle la forme d’un bateau. La carcasse se composait de pièces de bois grossièrement coupées et lâchement jointes par quatre autres morceaux ; autant de pièces formaient une espèce de pont : ni le goudron, ni la poix n’avaient touché cette barque informe, dont l’intérieur n’était garanti de l’eau que par les mauvaises herbes qui avaient rempli les jointures des pièces de bois. Après nous être arrangés pour le nolis avec le batelier qui ne ressemblait pas mal lui-même à Caron, nous chargeâmes l’esquif de nos provisions, et nous nous embarquâmes pour nous faire conduire vers l’ouest où était situé, à ce que l’on suppose, le fameux labyrinthe.

L’eau du lac était assez potable, mais un peu saumâtre ; encore n’est-ce que par un hasard que l’on pouvait la boire cette année ; c’est que l’inondation du Nil avait été si forte qu’elle avait non-seulement submergé tous les terrains élevés, mais qu’elle avait porté aussi, par le canal de Bahr-Yousef, une immense quantité d’eau dans le lac, qui s’était élevé à douze pieds au-delà de son niveau ordinaire. Les plus vieux pêcheurs ne se souvenaient pas d’un débordement semblable. Après avoir navigué tout l’après-midi dans la direction de l’ouest, et non loin d’une côte déserte, nous nous arrêtâmes le soir auprès du rivage. Notre vieux batelier alluma du feu, tandis que ses compagnons allèrent jeter leur filet, et nous prirent bientôt des poissons pour notre souper.

Le rivage où nous allions passer la nuit offrait des traces d’une ancienne culture ; on y voyait des souches de palmiers et d’autres arbres, à peu près pétrifiées ; la vigne y abondait. Au clair de la lune ce paysage était d’un effet ravissant. Le silence solennel qui régnait dans cette solitude ; la vaste nappe d’eau qui reflétait le disque argenté de l’astre de la nuit, les ruines d’un vieux temple égyptien, l’extérieur étrange de nos bateliers, tout ce mélange d’objets agissait d’une manière douce et agréable sur mon âme, et transportait mon imagination dans les temps où ce lac était au nombre des merveilles de l’Égypte. M’abandonnant à mes rêveries, je me promenais le long de la côte, et me trouvais heureux au sein d’une solitude où l’envie, la jalousie et toutes les passions haineuses des hommes ne pouvaient m’atteindre. J’oubliais presque le monde entier, et j’aurais voulu passer ma vie sur ces bords enchantés. Le lendemain nous voguions sur l’eau avant le lever du soleil, et nous arrivâmes à l’extrémité occidentale du lac qui, cette année, selon l’assertion des bateliers, s’étendait plus loin que jamais par suite du dernier débordement.

Après avoir mis pied à terre, j’emmenai deux des bateliers avec moi pour visiter le temple appelé maintenant Cassar-el-Haron, et situé à environ trois milles du lac, au milieu d’une ancienne ville dont il reste des pans de murs, des fondemens de maisons et des débris de petits temples, tels que des fragmens de colonnes et des blocs de pierre d’une grosseur moyenne. Le temple, assez bien conservé excepté dans le haut, est d’une construction un peu singulière et différente du style ordinaire des Égyptiens. Je crois que le plan primitif de cet édifice a été altéré dans des temps subséquens, et que c’est alors qu’on a pratiqué dans l’intérieur les petites salles qu’on y voit maintenant[1]. Il n’y a point d’hiéroglyphes ni en dedans, ni en dehors ; et les seules figures qu’on y remarque, ce sont des divinités sculptées sur le mur du côté occidental de la salle supérieure ; elles m’ont paru représenter Osiris et Jupiter Ammon. À la façade du temple il y a un pilastre demi-circulaire de chaque côté de la porte ; deux autres pilastres tiennent au mur ; mais le travail de l’extérieur est évidemment d’une époque postérieure à la construction du temple. Une partie des ruines de la ville est ensevelie sous le sable. À l’est s’élève une espèce de porte d’une forme octogone, et à quelque distance un petit temple grec occupe une plate-forme, au-dessous de laquelle il y a des caveaux.

Accompagné des deux bateliers, j’allai visiter cette sorte de chapelle ancienne. J’avais laissé mon fusil et mes pistolets dans le temple, ne présumant pas que je courrais le moindre danger ; mais cette imprudence faillit me coûter cher ; car au moment où je montai les marches qui conduisaient à la plate-forme, une grosse hyène s’élança hors des caveaux au-dessous du petit temple. Si je m’étais trouvé sur la marche la plus élevée, elle n’aurait pu faire autrement que de se jeter sur moi, puisque je lui aurais barré le chemin ; mais elle put passer à côté de moi : à une couple de toises elle se tourna comme pour m’attaquer, mais paraissant faire ses réflexions, elle me montra ses belles dents, poussa un hurlement effrayant, et s’enfuit. Je regrettai de n’avoir pas d’armes sur moi pour me venger de la frayeur qu’elle m’avait causée ; mais je dus m’estimer heureux qu’elle fût partie. J’attribuais sa fuite aux cris effroyables des bateliers qui, à la vue de la bête féroce, se crurent tous perdus.

Le petit temple a été bâti évidemment dans un âge postérieur à celui des autres constructions dont il reste très-peu. À l’ouest du temple on voit des fragmens d’autres portes liées au mur d’enceinte. Je trouvai plusieurs morceaux de marbre et de granit blanc. Ce granit étranger aux bords du lac me fait croire qu’il y a eu ici un édifice d’une haute importance, puisque les matériaux ont été apportés de si loin. Au reste, quelques beaux que soient les débris de la ville antique qui occupait cet emplacement-ci, il ne paraît pas qu’elle ait ressemblé en rien au fameux labyrinthe que Hérodote et Pline, et d’autres auteurs anciens, ont décrits comme un des monumens les plus étonnans de l’Égypte ; il contenait trois mille chambres dont la moitié était en dessus et l’autre moitié en dessous. La construction d’un édifice aussi immense, et la quantité énorme de matériaux qu’il a fallu y employer, auraient laissé au moins des traces sur le lieu où le labyrinthe était situé ; mais on n’en trouve pas la moindre. La ville n’a qu’environ un mille de circonférence, et le temple en occupe le milieu ; ainsi je ne vois pas comment cet emplacement aurait pu être celui du labyrinthe. Après avoir quitté ces ruines, je retournai au lac, en passant sur un terrain qui, autrefois, avait été cultivé, et où l’on voyait encore une grande quantité de souches d’arbres entièrement brûlées. Quand je fus de retour au bord du lac, le vent de sud-ouest qui s’était levé, soufflait avec force, gonflait les eaux, chassait le sable, et jetait notre bateau à la côte. En traversant le terrain dont je viens de parler, les bateliers avaient amassé assez de bois pour faire du feu ; et nous passâmes la nuit sous une tente, faite à l’aide d’une natte qu’on avait jetée sur deux bâtons plantés en terre.

Dans la matinée du 3, le vent s’étant apaisé, et le lac étant devenu calme comme auparavant, nous nous embarquâmes, et nous côtoyâmes toute la journée la rive en nous dirigeant au nord. Au pied de la montagne qui baignait le lac de ce côté, je ne vis rien de remarquable. En quelques endroits de la côte il croît sous l’eau une grande quantité de jonc, séjour d’une foule d’oiseaux aquatiques ; le pélican se voit sur ce lac aussi fréquemment que sur le Nil ; on y trouve également beaucoup de canards sauvages et une sorte de grosses bécassines. Vers le soir nous abordâmes la côte opposée à celle où nous nous étions embarqués. Les bateliers proposaient de traverser le lac le lendemain matin pour nous ramener au point de notre départ ; mais comme je me rappelais avoir vu marquée dans quelques cartes une ville non loin de l’endroit où nous nous trouvions alors, je pris dans la matinée du 4 mai la route des montagnes. Le soldat et les bateliers coururent après moi pour m’engager à revenir, prétendant que je ne verrais rien. Je leurs répondis que je ne voulais que gravir les montagnes, pour jeter un coup-d’œil sur le lac et la contrée d’alentour. L’un d’eux, pour m’en dissuader, dit, par mégarde, que je ne trouverais que quelques maisons délabrees et un haut mur. Il ne m’en fallut pas davantage. À force de promesses et de menaces j’obtins de cet homme qu’il me montrât ces maisons délabrées. Je partis donc avec tout l’équipage du bateau ; à peine eûmes-nous gravi les collines les plus basses que j’eus devant moi les ruines d’une ville. Quand nous les eûmes atteintes, je vis que c’était une ville grecque[2]: ce ne pouvait être que la ville de Bacchus, indiquée dans les anciennes cartes. On y voit un grand nombre de maisons à moitié écroulées, et un haut mur de briques cuites au soleil, qui sert d’enceinte aux ruines d’un temple. Les maisons construites en briques comme le mur ne sont pas jointes, ni rangées le long de rues ; elles ne sont séparées que par des ruelles de trois à quatre pieds de large ; un chemin, pavé de grosses pierres, conduit à travers la ville au temple dont la façade est tournée au midi. Au centre de la ville, je trouvai des maisons ou plutôt des celliers dont le plafond était de niveau avec le sol, en sorte qu’on ne se serait pas douté que l’on marchât sur des maisons souterraines. Comme les bateliers avaient apporté leurs haches, je fis ouvrir deux ou trois de ces celliers. Après avoir enlevé une couche de briques, nous trouvâmes en dessous une couche d’argile, puis une de roseaux presque brûlés, et enfin sous les roseaux les poutres qui formaient le plafond ; le bois en était bien conservé, et d’une qualité compacte. L’intérieur de ces celliers était encombré ; mais une preuve de ce qu’ils avaient servi d’habitations, c’est que nous trouvâmes dans chacun un foyer. Ils n’avaient pas plus de dix à douze pieds carrés ; on y entrait par une ruelle qui n’avait que trois pieds de large, et qui était également couverte. Je ne puis concevoir pourquoi on a pratiqué ces demeures souterraines ; on n’a pu avoir l’intention de se mettre à l’abri des chaleurs, puis qu’au contraire le soleil darde ses rayons en plein sur ces souterrains privés d’air.

Les maisons élevées sur terre différaient par leur construction de celles que j’avais vues jusqu’alors. Quelques unes avaient un second étage ; et celles qui étaient plus hautes que les autres, étaient si étroites qu’elles ressemblaient à des tours plutôt qu’à des maisons ordinaires ; mais on n’en trouve presque pas une conservée en entier. Le temple qui s’est écroulé a dû être très-vaste, les blocs de pierre dont il était bâti étant de la plus grande dimension ; il y en a qui ont huit à neuf pieds de long ; mais les ruines de cet édifice sont tellement bouleversées, qu’il est impossible de reconnaître son plan. Ce n’est pas la dégradation causée par le temps qui a pu produire un bouleversement semblable ; il faut que ce temple ait été renversé par la main violente des hommes. Parmi ses débris je reconnus des fragmens de statues en brèche et en d’autres pierres employées par les sculpteurs grecs ; mais il n’y avait point de granit. Un de ces fragmens a pu provenir d’une statue d’Apollon. D’autres fragmens, d’une pierre grise étrangère aux montagnes du pays, ont fait partie de figures de lions. D’après un calcul approximatif, la ville a pu contenir cinq cents maisons, dont la plus grande n’avait pas plus de quarante pieds carrés ; l’enceinte du temple en a cent cinquante ; le mur est haut de trente pieds, et en a huit d’épaisseur. Au nord de la ville s’étend une vallée qui a dû être cultivée autrefois, mais qui est maintenant couverte de sable. J’appris que cette ville est connue des Arabes du lac sous le nom de Denay.

Revenus au bord du lac, nous nous embarquâmes pour l’île d’El-Hear qui est entièrement aride, et n’offre aucune trace d’habitation. Nous traversâmes ensuite le lac en nous dirigeant à l’est ; dans la traversée je vis des fragmens de piliers et d’autres ruines presque submergées ; le soir nous revînmes à la côte d’où nous étions partis. Je me choisis un lieu pour mon coucher, auprès de la cabane des pêcheurs ; je fis un excellent souper de poissons frais et d’un morceau de pélican. Le soldat qui habitait la cabane avait tué un de ces oiseaux qui pesait au moins quarante livres ; les bateliers le dévorèrent dès qu’il fut bouilli ; sa chair avait l’apparence et le goût de viande de mouton, mais avec le fumet de la venaison ; elle était au reste tendre et très-agréable à manger ; la graisse de l’oiseau était rance, et d’un jaune de safran.

Dans la matinée du 5, je fis une excursion sur le bord occidental du lac ; j’y trouvai l’emplacement d’une autre ville, nommée El-Haman, dont il ne reste que des fragmens de briques, éparpillés sur le sol, et une portion de bain. Ce lieu était situé au moins à quarante pieds au-dessus du niveau du lac, et le terrain d’alentour était jonché de petits coquillages, tels que pétoncles et autres. Je retournai ensuite à l’est du lac, en passant par plusieurs villages anciens bâtis en briques cuites au soleil. À un endroit nommé Terza, j’observai des blocs de pierre blanche et de granit rouge qui ont dû être pris d’édifices plus grands que ceux qu’il y avait en ce lieu. J’avais encore cherché dans cette excursion l’emplacement du labyrinthe, puisque Pline assure positivement qu’il était situé à l’ouest du lac ; mais je n’avais vu nulle part, ni sur le sol ni au-dessous, les traces d’un grand édifice ; seulement j’avais trouvé dispersés dans toute la contrée des pierres et des fragmens de colonnes de belles couleurs, de marbre blanc et de granit. Le sol était jonché de ces débris sur un espace de quelques milles ; les uns étaient jetés sur la route ; d’autres se trouvaient dans les maisons des Arabes, ou avaient été employés à la construction des cabanes.

Je ne doute pas qu’en allant à la recherche de l’établissement ancien qui a pu fournir ces matériaux, on ne fût parvenu à trouver l’emplacement du labyrinthe qui doit être encore d’une grande magnificence dans son état de ruine ; mais peut-être serait-ce trop tard de faire ces recherches avec succès. Comme ce monument n’était pas élevé, et avait un étage sous terre, il peut avoir été enseveli sous le limon que l’eau du Nil charrie tous les ans ; ou bien le labyrinthe a pu être placé de manière à être maintenant submergé, comme on voit sur la rive orientale des antiquités qui sont presque entièrement sous les eaux. Ce qu’il y a de certain, c’est que les eaux du Nil jettent annuellement tant de terre et d’argile dans le lac, que le bassin doit en être fort exhaussé, et que ses eaux ont dû se répandre beaucoup au-delà de leurs anciennes limites. Le lac Mœris n’était probablement qu’un réservoir qui servait à retenir l’eau pendant la crue du Nil, et produire une sorte de seconde inondation ; il est évident du moins que c’est la nature, et non l’art qui l’a creusé ; ce qui n’empêcherait pas que les hommes n’eussent profité ensuite d’un réservoir qui se présentait tout formé. Il pouvait servir spécialement à l’irrigation du Faïoum ; il suffisait pour cela de fermer l’embouchure du canal, lorsque la crue du Nil avait rempli le lac par cette voie, et de le faire épancher, après la retraite de l’inondation, sur le territoire du Faïoum, qui, étant borné au nord par des montagnes, et de l’autre côté par des terrains élevés, se prêtait à ce genre d’irrigation ; mais il fallait tenir le canal fermé à l’entrée du Faïoum, parce qu’autrement les eaux se seraient écoulées en refluant par le Bahr-Yousef vers le Nil[3].

Nous continuâmes notre voyage dans une direction parallèle au lac, en traversant plusieurs villages, des bois de palmiers et d’autres arbres fruitiers, ainsi que des terres bien cultivées. Vers le coucher du soleil nous arrivâmes à Fedmin-el-Kounois, qui veut dire place des Églises. C’est une ville bâtie sur un plateau de terre et de décombres avec les ruines de quelque ville plus ancienne. Un petit canal, tiré du Bahr-Yousef, le divise en deux parties, dont l’une est habitée par des Coptes chrétiens, et l’autre par des Musulmans. Quoique les sectaires des deux religions pratiquent leur culte les uns à côté des autres, ils n’ont jamais de querelles. Trop pauvres pour se procurer des livres religieux, les Coptes ne possèdent qu’une copie manuscrite d’une partie de la Bible, qu’ils conservent comme une relique. Si j’avais pu leur présenter une Bible entière ou un Nouveau Testament en arabe, j’aurais été reçu comme un bienfaiteur. J’ai déjà exprimé mes regrets de ce que l’agent de la société biblique, qui a récemment parcouru l’Égypte, n’a pas visité ce lieu. Le premier agent, M. Burckhardt, cousin de mon ami, le célèbre voyageur de ce nom, était venu sans protection en Égypte pour y distribuer des bibles. Persécuté et obligé de s’enfuir, il s’était rendu en Syrie ; mais la fatigue, et peut-être l’effet du climat, l’empêchèrent d’aller au-delà d’Alep, et il mourut dans cette ville. Ceux qui lui ont succédé dans sa mission, et qui ont remonté le Nil avec de la protection, et tout à loisir, n’ont pourtant eu qu’un très-faible succès.

On conserve dans la ville de Fedmin-el-Kounois une tradition d’après laquelle il y avait autrefois dans ce lieu trois cents églises ; les habitans du pays les laissèrent tomber en ruines ; lorsque les musulmans devinrent les maîtres de l’Égypte, ils bâtirent la ville avec les pierres de ces édifices chrétiens, et c’est pour cela qu’on appela ce lieu la place des églises. On pourrait être tenté de supposer à cette tradition un fond vrai, en admettant que les prétendues trois cents églises étaient les trois cents chambres de l’ancien labyrinthe. Hérodote parle à la vérité de trois mille ; mais il peut s’être trompé ou avoir adopté une exagération des indigènes. Cependant cette supposition tombe lorsqu’on apprend que le canal de Bahr-Yousef qui traverse maintenant la ville, a été creusé il n’y a que deux siècles, et que pendant cette opération on n’a trouvé ni fondemens d’églises, ni restes des chambres du labyrinthe. Je n’en persiste pas moins à présumer que l’emplacement de l’ancien labyrinthe ne doit pas être bien éloigné du lac, puisque les matériaux disséminés en abondance dans toute la contrée, proviennent nécessairement de quelque monument vaste et magnifique.

Nous quittâmes Fedmin le 6 ; après avoir traversé une très-belle campagne, nous revînmes le soir à Medinet-el-Faïoum.

Le lendemain matin, j’allai visiter les ruines de l’ancienne Arsinoé. Cette ville a été très-étendue ; mais il n’en reste que de grands amas de décombres de toute espèce : les briques paraissent en constituer la principale partie. Il y a eu aussi un bon nombre d’édifices en pierres, et on voit beaucoup de granit taillé. Dans la ville actuelle de Medinet je trouvai des fragmens de colonnes et d’autres morceaux sculptés dans un grand style. Il est assez singulier que ce ne soit qu’ici et aux pyramides du voisinage que l’on trouve des colonnes de granit. Je découvris aussi dans les ruines d’Arsinoé des portions de statues bien exécutées, mais très-dégradées. Il faut que cette ville ait été détruite par le fer et le feu ; il y a dans les décombres des morceaux de pierre et de verre qui ont subi une sorte de fusion. Dans la ville moderne de Medinet on retrouve de nombreux fragmens des édifices de l’antique Arsinoé ; les blocs ont été coupés, et on voit aisément qu’ils ont servi à de plus beaux monumens. Ayant fait une excavation dans un ancien réservoir situé au milieu des ruines, je le trouvai aussi profond que le lit du Bahr-Yousef : on le remplissait sans doute de l’eau du Nil, à l’époque des crues, pour les besoins de la ville. Dans d’autres endroits des ruines on voit percés des puits semblables ; ce qui prouve que ce n’était que par le moyen de ces citernes que les habitans se procuraient constamment de l’eau. En effet, le bras du fleuve coule à quelque distance de la ville.

Les échantillons de verre que je trouvai dans les amas de décombres, étaient les uns de la fabrique des Grecs, et les autres d’un travail égyptien. Il me paraît en général qu’Arsinoé a été une des principales villes de l’Égypte.

Après avoir examiné à loisir ce lieu, je visitai l’obélisque, qui est trop connu pourqu’il soit nécessaire d’en parler en détail. Je me préparai ensuite à mon voyage à l’Oasis occidentale. En conséquence j’allai trouver Houssouf-bey qui était de retour du Caire. C’estun circassien qui a été conduit comme esclave en Égypte, et acheté au marché par le pacha ; après un long esclavage il a été élevé par son maître au rang de bey ou gouverneur d’une des plus belles provinces de l’Égypte. Il était extraordinairement poli, et témoignait un grand désir de s’instruire. Quand je lui eus demandé un guide bédouin pour me conduire par le désert, il me répondit que les Bédouins étaient tous campés sur le territoire qui était de la juridiction de Khalil-bey à Beny-Souef. Je fus charmé d’apprendre que c’était à mon vieux ami Khalil-bey que j’avais à m’adresser. Je m’informai aussitôt du lieu où les Bédouins étaient campés ; et ayant appris qu’ils se trouvaient à une distance de dix milles, je m’y rendis dans la matinée du 10. J’arrivai dans leur camp avant midi ; mais aucun d’eux ne put me procurer des renseignemens sur l’Oasis de l’ouest. Ils montraient tous du doigt le midi, en prétendant que l’Oasis était de ce côté. Je vis qu’ils voulaient parler des Oasis de Siout et de Maloni, connues sous le nom de la grande Oasis. À la fin, après de longues explications, un vieil Arabe dit qu’il y avait un Elloah à l’ouest du lac Mœris, précisément à l’endroit où je voulais aller, mais qu’aucun Bédouin ne voudrait m’y accompagner. Je lui demandai si quelqu’un d’entre eux connaissait le chemin. Il me répondit qu’un de leurs cheiks, habitant un camp éloigné de huit milles, avait une fille mariée à un des cheiks de l’Elloah. Cette nouvelle me fit grand plaisir, parce que j’espérais engager ce cheik à m’accompagner dans le pays de son gendre. Nous passâmes la nuit dans le camp, et le lendemain matin nous reprîmes le chemin du Nil. Nous traversâmes des plantations d’arbres fruitiers et des champs de roses. Le cotonier abonde dans ce pays, et le figuier y est si commun, qu’on peut sécher les figues en quantité au soleil pour les envoyer dans cet état au Caire. Il faisait déjà nuit quand nous atteignîmes les bords du Nil ; comme il était trop tard pour s’occuper d’affaire, je fis étendre sur le sable la couverture qui me servait de selle, et me couchai. Je ne sais à quoi l’attribuer, mais il est de fait que je dormais mieux sur le bord du fleuve, ou sur les sables du désert, que dans aucun lieu, et notamment sous un toit.

Le lendemain matin je fus réveillé de bonne heure par le hadgi maure qui me dit avec un air de surprise qu’un homme d’une figure étrange s’avançait vers nous, me donnant à entendre qu’il croyait que c’était un voleur. Je pris mes armes ; mais je fus bientôt rassuré quand je vis que c’était un Européen. Il se fit connaître comme le réverend M. Slowman, homme de soixante-deux ans, qui parcourait l’Egypte et la Syrie sans avoir un interprète et sans savoir un mot d’arabe. Cet homme respectable bravait toutes les fatigues, tous les obstacles avec un courage étonnant, et marchait sur les traces des voyageurs célèbres, mais sans faire le bruit que plusieurs d’entre eux ont fait de leurs exploits, et sans se soucier que quelqu’un fût instruit de ses voyages. Malgré cette grande modestie, il était mal vu par certain Européen en Égypte, et il essuya même de mauvais procédés de sa part. Mais je réserve pour un autre ouvrage, l’exposition de la conduite de cet Européen haineux qui aurait voulu tout seul visiter l’Égypte. M. Slowman était descendu de sa cange du Nil, pour venir me trouver ; puis il continua son voyage à la seconde cataracte, d’où je le vis revenir plus tard sain et sauf. J’allai faire ensuite une visite à mon bon ami Khalil-bey d’Esné, qui alors commandait, comme je l’ai dit, dans la province de Beny-Souef. II venait de dîner ; il fut bien aise de me voir et se félicita d’être à même de me servir. Dès que je lui eus dit que je désirais pénétrer dans l’Oasis de l’ouest, il envoya, d’après ma demande, chercher le cheik des Bédouins. Il s’informa de bien des choses, particulièrement des mines de soufre et d’émeraudes qu’on avait découvertes, et qu’il croyait très-profitables pour villes d’Égypte. Les hommes portent une tunique de lin, et un grand schall de laine qui les couvre de la tête aux pieds. Leurs tentes sont tellement infestées de mouches qu’on ne peut y entrer sans en être molesté. Je crois que ce sont les gros draps mal-propres de ces nomades qui attirent les insectes. Pendant mon séjour parmi eux je n’ai pu dormir un instant. Le premier jour de notre arrivée, les Bédouins étaient trop farouches pour entrer en conversation avec nous ; mais une fois familiarisés, ils ne cessèrent plus de nous questionner sur notre pays, et de nous demander des objets de peu de valeur.

Après nous être procuré du pain pour nous et du fourrage pour les chameaux, nous nous mîmes enfin en route le 19, et nous entrâmes au désert dans la direction de l’ouest, et en longeant le côté méridional du Faïoum. Après deux heures de marche, nous arrivâmes auprès des ruines d’un ancien village ; et, une heure et demie après, nous atteignîmes une place nommée Rawéje-Toton, qui a servi d’emplacement à une ancienne ville très-vaste. Je vis un grand nombre de blocs dé pierre calcaire, ornés d’hiéroglyphes et de figures égyptiennes très-bien exécutées, et quelques piédestaux de colonnes. Les briques cuites abondaient parmi ces débris ; j’y observai aussi quelques morceaux de granit.

Une heure après avoir passé ce village ruiné, nous arrivâmes à un autre, appelé Talet-el-Hagar. On ne voit pas sans surprise ce village rempli de piédestaux de colonnes. Il est évident qu’ils proviennent de l’ancienne ville, et qu’on les a enlevés afin d’en faire des meules pour broyer le grain. Vers le coucher du soleil nous arrivâmes à un lieu appelé El-Kharak, situé dans une contrée entièrement détachée du Faïoum, et arrosée par une branche du canal ou Bahr-Yousef. Le village est entouré de champs bien cultivés qui produisent du dourrah et du trèfle. Le petit nombre de villageois qui l’habitent sont presque tous de la classe agricole ; ils louent leurs terres du bey du Faïoum. Nous nous pourvîmes dans ce lieu de fourrage pour les chameaux, et nous remplîmes les outres d’eau fraîche.

Le 20 nous nous portâmes en avant vers l’ouest ; en avançant nous trouvâmes une contrée toute différente, et bientôt nous fûmes entourés de rochers peu élevés, de collines de sable, et de vallées stériles. À la distance de quelques milles du dernier village, j’observai le haut d’un mur très-épais, qui paraissait avoir formé l’enceinte d’une grande ville ; mais il était enseveli sous le le trésor du pacha. Je passai la soirée avec lui, et en partant je lui promis de le revoir le lendemain, quand le cheik des Bédouins arriverait.

Je me rendis en effet chez lui le 14 ; mais le cheik n’arrivant point, je fus obligé de rester toute la journée oisif. Comme le bey entrait tous les jours à une heure fixe dans son harem, je me rendis au café du bazar de la ville, le seul lieu de divertissement public qu’on y trouve. Encore ce café n’est-il guère fréquenté que par la soldatesque turque ; car, bien qu’une tasse de café ne coûte que cinq paras, c’est-à-dire à peu près un sou, c’est pourtant plus qu’un Arabe ne peut dépenser pour son plaisir, puisqu’il ne gagne effectivement qu’environ quatre sous par jour. Il est curieux de voir l’air d’importance que les soldats turcs prennent dans ces cafés. Un binbachi qui n’a que le rang de sergent y transmet au caporal ses ordres dans le même ton avec lequel le cacheff les lui a adressés, et le caporal les annonce toujours dans le même ton au soldat, qui les transmet dans l’occasion de la même manière à quelque Arabe.

Le 15 le cheik arriva, mais il prétendit qu’il était incapable de me montrer la route du lieu où je voulais me rendre. Le bey exigea qu’il trouvât dans son camp quelqu’un qui connût la chemin ; le cheik promit d’engager un certain cheik Groumar, et il fut convenu que je le prendrais à un village à l’entrée du désert. Je dis au cheik que j’allais me pourvoir d’un firman du bey pour les cheiks de l’Oasis ; mais il prétendit que cela n’était point nécessaire, et qu’il vaudrait mieux que j’allasse sans firman, puisque je serais accompagné de quelqu’un envoyé par le bey même.

En conséquence nous nous mîmes en route, dans la matinée du 16, pour notre rendez-vous au village de Sedmin-el-Djabel, situé à l’entrée du désert, où les Bedouins étaient campés. La plaine que nous traversâmes, ressemblait à celle du Faïoum. En arrivant au village, j’allai voir le cacheff qui y commandait ; je trouvai chez lui le cheik des Bédouins, et le cheikGroumar qui nous attendaient. J’eus quelque peine à les engager à n’emmener que six chameaux ; ils voulaient en emmener davantage, afin de pouvoir emporter plus d’eau pour notre provision. Le cheik Groumar qui devait nous servir de guide, ne se chargeait pas sans difficulté de cette commission ; il me fit observer qu’aucun Européen n’avait encore été dans cette Oasis, et que les Bédouins ne s’y rendaient que pour acheter du riz et des dattes. Cependant je lui fis surmonter ces craintes, et il fut convenu qu’après avoir employé trois jours aux préparatifs du voyage, nous nous mettrions en route.

Le camp des Bédouins était situé au pied de la chaîne de collines qui borde le désert[4]; le chef avait une tente plus grande et plus haute que les autres ; il jouissait de l’autorité d’un roi sur ces nomades. Je m’établis précisément devant sa demeure ; mon hadgi maure m’y fit une tente avec deux couvertures de laine. La manière de vivres de ces Arabes a été si souvent décrite que je crois inutile de m’y arrêter ; je dirai seulement ce que j’ai remarqué de particulier chez le cheik Groumar. C’était un homme vigoureux, de la taille de six pieds trois pouces ; sa physionomie annonçait un caractère prononcé, et il était très-avide de gain. Il jouissait d’une grande autorité sur ses sujets, et ce qu’il commandait, s’exécutait sur-le-champ. Il avait deux femmes qui s’accordaient parfaitement, et une vieille esclave noire, dont il avait deux beaux en fans, et qui par cette raison avait autant de pouvoir que les deux femmes légitimes ; celles-ci n’étaient au reste guère plus belles que la négresse. Leur principale occupation consistait à moudre du grain, et faire du beurre. Leurs moulins à bras sont bien plus grands que ceux des Arabes d’Égypte ; ce qui prouve la supériorité des forces physiques de ces nomades. Quand les femmes ont moulu le grain, elles jettent la farine dans de l’eau bouillante ; et, en la tournant sans cesse avec un bâton, elles font une bouillie épaisse, qu’elles retournent ensuite sur un plateau fait en paille. Au milieu du pouding elles font un trou et le remplissent de beurre : voilà leur principal mets, qu’ils appellent ascid. Ces nomades sont. maintenant plus heureux qu’autrefois, ayant obtenu, il y a quelques années, de Mahomet-Ali la faculté de louer des terres sur les confins du désert. Cependant ils ne s’adonnent guère à l’agriculture, trouvant plus de profit à élever des chameaux. Leur seule opération agricole consiste à arracher le chaume dont ils nourrissent ces animaux quand ils ne trouvent pas de pâturages. À cet effet ils se servent d’une machine composée de cinq ou six fers, qui enlèvent le chaume des champs. Leurs chevaux sans être d’une bonne condition, sontpourtant très-forts. Ils déplacent souvent leur camp, pour être mieux ; mais ils se tiennent toujours éloignés des habitations, du moins des villes et des grands villages. Les femmes sont vêtues d’une étoffe épaisse de laine qui se fabrique sur la côte de Barbarie, et qu’on débite au Caire et dans d’autres sable. J’aurais pu le prendre pour un mur destiné à clore des terres labourées, si je n’avais aperçu dans l’enceinte le haut de quelques bâtimens, et des murs très-épais en briques cuites au soleil. En dehors de l’enceinte, je remarquai une quantité de souches d’arbres et de vignes presque réduites en cendres ; elles tombaient en poussière dès qu’on les touchait. Ce lieu porte le nom d’El-Kharak comme le village où nous avions passé la nuit.

Nous continuâmes de marcher par des vallées hérissées de rochers et de buttes de sable. Vers le soir nous arrivâmes à un endroit parallèle à l’extrémité orientale du lac Mœris ; nous passâmes la nuit au pied d’une berge, et le lendemain matin à quatre heures nous nous remîmes en route. La vallée commençait à s’élargir, et, quelques heures après, nous vîmes à une grande distance devant nous un rocher très-élevé ; nous marchâmes presque toute la journée entre les rochers et les buttes de sable, et vers le soir nous arrivâmes à Rejen-el-Cassar, lieu jadis peuplé, où il y avait quelques bonnes pièces de terre, qui ont été cultivées autrefois, mais que le sable recouvre maintenant. Entouré de hauts rochers, ce district peut avoir trois milles carrés de surface. Les sounts et les dattiers y croissent en profusion, mais ceux-ci ne portent pas fruit ; les sources abondent au point, qu’il suffit d’ouvrir la terre avec un bâton, pour en faire jaillir de l’eau. On y voit les restes des fondemens d’un petit temple égyptien, qui a servi de cimetière à des générations d’une autre époque. Nous passâmes la nuit agréablement sous des palmiers ; si l’eau de ce lieu n’était pas saumâtre, un solitaire pourrait être tenté d’y passer le reste de ses jours.

Le 22 nous poursuivîmes notre voyage vers l’ouest ; pour sortir du district de Rejen-el-Cassar, nous eûmes à traverser un banc de sable fort élevé ; après l’avoir franchi, nous nous trouvâmes dans une vallée qui nous conduisit dans une vaste plaine, et nous ouvrit une perspective agréable. Je vis dans le lointain une grande plaine couverte de sable et de pierres, et entrecoupée de mamelons. En approchant, nous trouvâmes que ces mamelons étaient des tertres ou tombelles à peu près de la forme de parallélogrammes, longues de vingt à trente pieds, et formées de monceaux d’ossemens recouverts de terre. Il y en avait, je crois, une trentaine ; quelques-unes étaient assez grandes pour contenir une centaine de corps : ainsi la totalité des tombelles pouvait servir de sépulture à un grand nombre d’hommes. J’ai formé au sujet de ces tumuli une conjecture qui, je l’espère, paraîtra assez plausible aux savans. Il faut se rappeler par l’histoire que Cambyse, après avoir conquis l’Égypte, envoya une partie de son armée dans les déserts de la Lybie pour soumettre les Ammonites ; mais ce corps d’armée, trahi par ses guides qui étaient des Égyptiens, périt dans les déserts, et on n’en entendit plus parler. On suppose généralement que les Ammonites habitaient l’ouest du Nil ; et l’on sait qu’Alexandre n’employa que neuf jours pour se rendre de chez ce peuple à Alexandrie. Il est donc évident que les Ammonites n’habitaient point l’Oasis du midi, comme on le croit en se fondant sur l’autorité d’Hérodote, qui assure que Cambyse y envoya son armée de Thèbes. Toutes les autres données s’accordent au contraire à prouver que le peuple ammonite ne pouvait pas être fort éloigné de la mer. Il est plus probable que l’armée partit de Memphis au lieu de Thèbes, ce qui s’accorde d’ailleurs avec divers points historiques ; par exemple, avec l’indication de la distance, et avec la description de l’Oasis occidentale et de son temple. En effet, l’Elloah, tant de Siwah que de El-Cassar est à l’ouest de Memphis. L’armée de Cambyse périt dans les déserts de la Lybie, sans doute de soif. Or comme les tombelles sont situées justement dans ces déserts entre Memphis et l’Elloah, où le voyageur est perdu sans son guide, et où aucune ombre ne le met à l’abri du soleil, je n’hésite pas à présumer qu’elles ont été élevées pour couvrir les restes de ces troupes infortunées.

Un savant m’a objecté que les hommes ensevelis sous ces tombelles ne peuvent avoir été des Perses, puisque ce peuple, au lieu d’ensevelir ses morts, avait la coutume religieuse de les abandonner aux oiseaux de proie. Mais je ferai observer, en réponse à cette objection, que les Perses de l’armée de Cambyse, qui périrent dans les déserts, n’ont sûrement pas reçu les derniers devoirs de leurs compatriotes ; car, pour que cela eût pu être, il aurait fallu que l’on eût connu leur fin : or Hérodote dit très-clairement qu’on n’en savait rien, si ce n’est qu’ils avaient péri dans les déserts. Il est donc plus raisonnable de supposer qu’ils reçurent les derniers honneurs de quelque autre peuple, peut-être des Ammonites eux-mêmes, quoique ceux-ci assurassent n’avoir point entendu parler de ces troupes, ni vu entrer aucune armée sur leur territoire. Si néanmoins on refusait d’admettre que les tombelles du désert couvrent les corps de l’armée de Cambyse, je désirerais savoir à quel peuple elles ont servi, et comment ce peuple a trouvé sa mort dans les sables.

On ne saurait calculer avec précision le nombre d’hommes que ces tombelles peuvent renfermer, attendu qu’elles sont de longueur différente ; d’ailleurs si l’on n’y a enseveli que les ossemens, elles ont pu contenir bien plus de restes mortels, que si les cadavres entiers y ont été déposés. Je crois pouvoir porter néanmoins à trois mille le nombre de ceux qui ont dû trouver une sépulture sous ces tertres. Les Bédouins m’apprirent que ce n’étaient pas les seuls qu’on trouvait dans le pays, et qu’à quelque distance de ceux-ci il y en avait encore un grand nombre ; je les engageai à m’y conduire, mais ils s’y refusèrent dans la crainte que ce retard n’épuisât trop tôt notre provision d’eau.

Le 23 nous continuâmes notre voyage à l’ouest, en passant sur une plaine couverte de cailloux de nuances foncées, et si unie, que sa surface ressemblait à celle de l’Océan. Nous voyageâmes toute la journée dans cette plaine caillouteuse.

Dans la soirée du 24, nous atteignîmes Bahr-Bela-Ma, où nous vîmes de hauts rochers vers l’ouest. C’est la vallée du fleuve sans eau ; le fond de la vallée ressemble en effet au lit d’un fleuve, étant couvert de pierres et de sable ; il s’y élève quelques îles, et ce qui est la preuve la plus forte, sur les bords ou reconnaît aisément les traces de l’ancien niveau des eaux. Les pierres et sables au-dessus de ce niveau ont une teinte beaucoup plus claire que celles qui ont dû être jadis dans le fleuve ; et ce qui n’est pas moins décisif, c’est que cette trace de l’ancien niveau se voit également sur les îles du lit de l’ancien fleuve, où les mêmes teintes s’observent en dessous et en dessus de la ligne de démarcation. Je suis étonné que le cours de ce fleuve sans eau soit si peu connu ; je ne l’ai trouvé indiqué sur les cartes qu’auprès des lacs de Natroun, dans la direction du nord-ouest au sud-est, ce qui né s’accorde pas avec la réalité, puisque le fond de la vallée se dirige du sud au nord, aussi loin que du haut des rochers j’ai pu le suivre des yeux. Les Arabes m’assurèrent que cette direction continue sur un long espace, et que ce fleuve est le même qui passe auprès des lacs de Natroun. Si cela est, il faut qu’il passe tout droit devant l’extrémité du lac Mœris, à la distance de deux à trois journées vers l’ouest[5]. On trouve dans cette vallée des souches d’arbres pétrifiés, et des cailloux renfermant des gouttes d’eau ; j’en remarquai une demi-douzaine de la qualité de la pierre à fusil, mais sans aucune veine.

Dans la matinée du 25, nous nous portâmes encore plus vers l’ouest, en passant auprès de rochers isolés et de bancs de sable. Vers midi nous vîmes à quelque distance une haute colline, et bientôt après le guide montra du doigt les rochers de l’Elloah ; quelques minutes après, nous aperçûmes deux corneilles qui semblaient venir au-devant de nous, comme pour nous annoncer le voisinage de l’eau ; car, dans ces déserts, les corneilles se tiennent ordinairement auprès des sources.

Après midi nous touchâmes la lisière de l’Elloah ou Oasis d’El-Cassar ; c’est une vallée ceinte de rochers élevés, et formant une plaine de douze à quatorze milles de long sur environ six de large. Il n’y en a qu’une portion de cultivée du côté opposé à celui par lequel nous entrâmes ; on la distingue par les bois de palmiers qui l’ombragent. Le reste de la vallée est entièrement couvert de sable ; cependant on voit qu’elle a été anciennement cultivée dans toute son étendue. En plusieurs endroits le terrain étant d’une qualité argileuse pourrait être défriché avec succès ; des mamelons disséminés dans la vallée sont pourvus, en partie, à leur sommet, de sources naturelles, et couverts de joncs et d’autres plantes.

Nous nous dirigeâmes sur une forêt de dattiers, et avant le soir nous arrivâmes à un mille en deçà d’un village appelé Zabou, où nous vîmes quelque culture, des champs de riz, des arbres de sount, etc. Nous étions tous très-altérés ; nos chameaux, qui n’avaient pas bu depuis Réjen, sentirent l’eau de loin, se mirent à courir à plein galop, et ne s’arrêtèrent qu’au bord d’un ruisseau, dont l’eau était tout-à-fait douce, quoique le terrain où il coulait fût imprégné de sel. J’observai ici plus d’oiseaux sauvages, surtout de canards, que je n’en avais vu ailleurs.

Nous descendîmes pour laisser boire nos chameaux ; je remarquai alors dans les manières du cheik Groumar, notre guide, une certaine inquiétude que je ne pouvais m’expliquer. Il m’avait demandé plusieurs fois si je désirais passer pour mahométan ou pour chrétien ; je lui avais toujours répondu que je n’avais pas de motif pour me déguiser. Je m’éloignais un peu des chameaux pour boire aussi ; et, après avoir abreuvé ces animaux, nous nous disposâmes à avancer lentement vers le village ; mais, à peine fûmes-nous remontés sur nos bêtes de somme, que nous entendîmes quelqu’un nous appeler : au même moment un homme sortit d’entre les buissons avec un fusil, et parut nous coucher en joue. Son extérieur n’était guère effrayant, et son costume n’annonçait pas une personne de marque ; c’était un petit homme de quatre pieds, très-mal fait, avec un teint couleur de chocolat, et couvert d’une étoffe de laine noire. Le cheik Groumar descendit aussitôt de son chameau, s’avanca vers le petit Bédouin, et lui parla dans un dialecte arabe que je trouvai être celui de cette contrée. Le Bédouin reconnut alors le cheik, et ils s’abordèrent d’une manière amicale, ce qui me fît espérer que tout se passerait bien. Le petit Bédouin étant très-empressé de savoir qui nous étions, le cheik lui dit que nous étions des gens qui allaient à la recherche des vieilles pierres, et que l’un de nous était un hadgi qui revenait d’un pélerinage fait à la Mecque. Cette dernière assertion parut satisfaire le Bédouin trapu. Cependant il fit observer que jamais personne n’était venu chez eux pour chercher de vieilles pierres, et qu’il ne savait pas ce que les cheiks de Zabou, son village, penseraient de notre arrivée. Chemin faisant, il avoua qu’il avait été sur le point de tirer sur moi pendant que je buvais. Notre guide, montrant mon domestique sicilien et moi, lui assura que nous étions des Francs pacifiques. Le petit nomade répliqua qu’il ignorait de quelle tribu étaient les Francs, mais que son cadi, qui avait été une fois au Caire, devait le savoir. La conversation s’engagea entre les deux Arabes pendant que nous approchions du village. Le cheik demanda des nouvelles des personnes de sa connaissance, surtout du cheik Ibrahim, son gendre. Le Bédouin marchait devant nous ; quand nous fûmes près du village, il se mit tout à coup à courir, et disparut dans un bois de palmiers. Nous le suivîmes par une petite allée dans ce bois ; nous nous trouvâmes ensuite dans un beau verger planté de dattiers, d’abricotiers, de figuiers, amandiers, pruniers et quelques vignes. Une partie de ces arbres étaient couverts de fleurs, d’autres étaient chargés de fruits. Il y avait plus d’abricots que d’autres fruits ; les figues se distinguaient par leur grosseur : le sol était couvert de gazon et de riz. Cette belle végétation eut d’autant plus de charmes à nos yeux, que nous sortions d’un désert nu et stérile. Au moment d’entrer dans ce verger, le guide s’arrêta et nous pria d’attendre en ce lieu son retour ; il partit, et je le vis entrer à quelque distance dans une espèce d’habitation. Nous l’attendîmes quelque temps ; mais il se passa une demi-heure sans que nous le vissions revenir. Je demandai aux chameliers où notre guide était allé ; ils répondirent qu’ils n’en savaient rien. Ennuyé enfin d’attendre, je pris mon fusil et me dirigeai sur l’endroit où j’avais vu entrer le cheik ; avant d’y arriver, j’entendis des voix d’hommes, de femmes et d’enfans ; et quand je me fus approché, je vis un enclos renfermant un grand nombre de cabanes. Immédiatement après la porte il y avait une cour où étaient assemblés les chefs et beaucoup d’habitans du village. Assis par terre, ils délibéraient pour savoir s’ils devaient m’admettre chez eux ou non. Mon guide était fort occupé à les haranguer pour leur persuader que nous étions des gens très-pacifiques, et que nous ne venions que pour chercher de vieilles pierres.

Quand j’entrai sous la porte, toute l’attention de l’assemblée se porta sur moi, et il se fit un grand silence. J’allai droit sur eux. Aussitôt tous se levèrent et me regardèrent avec un air de surprise. Je lisais dans leurs regards qu’ils ne savaient que dire. M’étant avancé au milieu d’eux, je demandai quel était leur chef. Mon guide me répondit que trois ou quatre hommes âgés et un jeune homme qu’il me désigna, étaient les cheiks de l’endroit. Aussitôt je les saluai librement, leur pris la main à la manière anglaise, qui était aussi la leur, et leur souhaitai toute sorte de prospérité. Je vis par l’accueil qu’ils firent à mes avances qu’ils étaient partagés d’avis. Quelques uns me recurent amicalement, d’autres se retirèrent en grommelant entre les dents des mots que je ne pouvais entendre. Ils demandèrent ce que je voulais. Je leur répondis que j’étais un étranger venu pour visiter ce lieu, parce que je m’attendais à y trouver quelques pierres appartenant à la sainte mosquée de mes ancêtres ; et que j’espérais que nous serions amis. J’envoyai en même temps mon guide pour amener les chameaux ; et quand tous mes bagages furent arrivés, j’ordonnai de faire du café. J’avais une bonne natte et un tapis neuf qui ne fit pas un mauvais effet. Je les fis étendre auprès d’un mur, je m’assis dessus, en invitant les cheiks à s’approcher et s’asseoir auprès de moi. Je demandai en même temps si je pouvais me procurer une brebis à bon compte. Quelques uns vinrent de bon cœur s’asseoir sur ma natte ; mais d’autres se tinrent à l’écart, me regardant de travers ; je fis semblant de ne pas le remarquer. Le gendre de mon guide approcha et me dit qu’il me vendrait une brebis pour un dollar. J’acceptai son offre à condition qu’il ferait bouillir dans le jus de l’animal deux grands bassins de riz. Je savais que le riz était très-commun chez eux, et je crus devoir marchander pour leur faire voir que, sans avoir beaucoup d’argent, je désirais néanmoins me régaler avec eux.

Sur ces entrefaites mon domestique sicilien et le Maure avaient préparé un grand pot de café, et s’étaient déjà familiarisés avec quelques indigènes. En faisant servir le café à la ronde, j’en présentai les premières tasses aux cheiks. À la vue de ce breuvage, ceux qui boudaient s’assirent pour prendre part au régal comme les autres ; leur mauvaise humeur ne put tenir contre l’attrait d’une tasse de café : c’est pour ces Bédouins un objet de luxe dont ils ne jouissent qu’une seule fois par an, savoir le premier jour de l’arrivée de la caravane arabe qui vient à l’Oasis pour acheter des dattes, et les transporter à Alexandrie et au Caire. Aussi les plus farouches s’apprivoisèrent, voyant qu’ils ne gagnaient rien à bouder, et que je ne faisais point attention à leur mine. Tout le village s’était assemblé, hommes, femmes et enfans ; avec leurs chameaux, ânes, vaches et brebis : formant un demi-cercle autour de moi, tout le monde me regardait avec des yeux fixes, comme si je venais de tomber de la lune. Quelques uns avaient bien vu des Turcs et des Arabes d’autres tribus ; mais jamais un Franc ou un chrétien ne s’était présenté à leurs regards. Je produisis un peu de bon tabac, et en ayant présenté une pipe à chaque cheik, nous commençâmes à fumer et à causer de ce que je pourrais voir le lendemain. Ils me dirent que je ne verrais rien ici ; mais qu’il fallait aller à l’Elloah prochain, qui était à quatre journées vers le sud-ouest, où je trouverais quelque chose de ce que je cherchais. Il n’y a pas de doute qu’ils ne voulussent parler de Siwah qui est compté aussi parmi les Oasis des Ammonites. On y trouve un temple qui a été visité par MM. Brown, Horneman et Boutin[6].

Mon guide leur raconta à ce sujet plusieurs histoires merveilleuses, entre autres celle d’une excursion qu’il prétendait avoir faite avec des camarades du côté du sud, où il avait rencontré, à ce qu’il disait, une tribu d’hommes tout différens de nous, puisqu’ils marchaient comme les chiens, tandis que leurs femmes se battaient contre les autres tribus. Ce peuple, ajouta le guide, est si loin que leur bellad ou village, est près des nues, et qu’en gravissant le sommet d’une haute colline, on pourrait le toucher des mains. Les Bédouins croient en général que le ciel et la terre se touchent à l’horizon.

Pendant que cette conversation se tenait autour de moi, les autres cheiks formaient un cercle où l’on était en consultation ; l’intention que j’avais manifestée de visiter tout le pays d’alentour pour voir si j’y trouverais de vieilles pierres, les avait consternés. Trois hommes apportèrent plusieurs grandes écuelles remplies de riz ; après en avoir mis une devant moi, ils placèrent les autres devant leurs compatriotes. Tout le monde se groupa autour de ces écuelles, me laissant seul avec la mienne. Je déclarai aussitôt que si tous les cheiks ne mangeaient pas avec moi, je ne toucherais à rien. Cette invitation leur fit plaisir ; ils vinrent s’asseoir autour de mon ecuelle ; les plus sournois y trempèrent la main avec moi. Bientôt après un homme parut avec un panier, et le jeta par terre, en sorte que la poussière en s’élevant couvrit tout notre riz. Je ne pouvais concevoir ce qu’il y avait dans ce panier ; mais un des cheiks me tira de mon incertitude, en y enfonçant la main et en retirant un morceau de mouton cuit. Je n’avais pas encore vu servir la viande de cette manière ; les morceaux furent ensuite distribués et dévorés. Il n’y eut plus de sournois après le repas ; tout le monde devint familier. Chez les Arabes ceux qui ont mangé ensemble, déposent toute leur inimitié, et quelquefois ils deviennent amis. Ce changement n’est pas toujours sincère ; mais du moins il faut qu’ils conservent les apparences de l’amitié. Je fis encore apporter du café et des pipes, et je manifestai de nouveau mon intention de visiter la contrée le lendemain matin. Le gendre de mon guide me promit de me conduire partout où il me plairait. Notre entretien se faisait en mauvais arabe ; mais entre eux ils parlèrent un autre dialecte qui est aussi en usage à Siwah.

Comme le jour venait de tomber, je fis allumer une bougie ; ce fut un spectacle nouveau pour eux. Quoique ces Arabes ne soient éloignés que de quelques journées des villes des bords du Nil, ils n’avaient pourtant jamais vu une lumière artificielle ; la bougie passa de main en main, et fut examinée avec une grande curiosité. Quand le café fut fini, un des cheiks se leva ; aussitôt tout le monde en fit autant : sans dire un mot, le cheik prit la bougie et s’en alla, suivi de tous les autres, et me laissant dans l’obscurité sur ma natte et mon tapis, qui me servirent de lit. Les chameliers avaient déposé auprès de moi tous nos bagages et vivres ; et ils veillèrent, suivant l’usage, chacun deux heures pendant toute la nuit.

Le lendemain 26, quelques indigènes vinrent avant le lever du soleil nous voir ; mais le souvenir du régal de la veille paraissait déjà effacé de leur esprit ; car ils furent cette fois très-grossiers. Quand le soleil eut paru, les cheiks vinrent pour tenir une délibération sur la question de savoir s’il fallait me permettre de voir les ruines, ou s’il fallait m’envoyer à l’autre village au-delà de la montagne. J’avais déjà été informé qu’il y avait à l’ouest de l’Elloah d’autres villages plus grands que celui-ci, et qu’on y trouvait diverses ruines ; mais puisque j’avais fait connaissance avec les gens de cet Elloah, je voulais d’abord tout examiner ici, avant d’aller plus loin. En conséquence, pendant que tous les cheiks tinrent conseil, je me rendis dans leur cercle, et leur dis que j’étais venu non comme leur ennemi, mais comme leur ami, et que je désirais connaître l’objection qu’ils faisaient contre mon projet de visiter le pays. Ils répliquèrent qu’ils savaient que c’étaient des trésors et non des pierres que je cherchais, puisque personne ne serait assez simple de traverser un désert, pour chercher des pierres dans un Elloah. J’eus beau leur assurer le contraire, ils persistèrent à soutenir que je cherchais des trésors. J’eus recours alors au moyen de persuasion qui m’avait réussi ailleurs ; je leur déclarai donc, que si je trouvais de l’or, je le leur donnerais. Cette proposition fut agréée unanimement, et ils dirent que c’était une chose arrangée.

Nous nous mîmes enfin en route vers l’est ; après avoir traversé un bois épais de palmiers comme la veille, nous arrivâmes à un terrain ouvert, dont le sol était en quelques endroits tellement revêtu de sel qu’il semblait être couvert de neige. Ce qu’il y avait de plus singulier, c’est que cette plaine de sel était traversée par des ruisseaux déposant un sédiment, qui, loin de s’incorporer le sel, conservait au goût toute sa douceur.

En allant plus loin, nous atteignîmes un endroit qui a dû servir anciennement d’emplacement à une ville. Un peu au-delà de cette place ancienne il y avait des cavités assez semblables aux tombes d’Égypte. J’entrai dans l’un de ces souterrains, au grand étonnement des indigènes, qui jamais de la vie n’avaient osé y pénétrer, dans la crainte d’y rencontrer le diable. Je trouvai que c’était une tombe creusée dans le roc, de la même manière que celles d’Égypte, et allant en descendant par diverses directions. Lorsque j’en sortis, je subis une visite sévère de la part des cheiks qui voulaient s’assurer si je n’avais pas trouvé de trésors. Il était heureux pour moi, de n’avoir pas en ce moment de l’argent dans mes poches ; car ils me l’auraient pris sous prétexte que c’était une trouvaille. Je ferai remarquer à ce sujet que la monnaie la plus connue de ces Bédouins, c’est le dollar d’Espagne. La raison en est que le peu de marchands arabes qui viennent dans cette oasis pour acheter des dattes et du riz, y apportent quelques unes de ces pièces pour servir de paiement, indépendamment des échanges qu’ils font. Il arrive aussi quelquefois que la caravane qui se rend de la Mecque à Fezzan ou à Tripoli, passe par cette oasis, et y laisse des dollars pour des achats de riz.

Nous allâmes encore plus loin, et enfin on me fit voir les ruines d’un ancien édifice bâti seulement en briques cuites au soleil. A en juger par la forme, c’était peut-être une église, quoique aucun autre indice ne prouve cette destination. Nous reprîmes ensuite la route du village, mais sans revenir sur nos pas. Nous traversâmes des terres qui ont dû être cultivées autrefois ; si elles ne le sont plus aujourd’hui, c’est probablement parce que les habitans ont assez de terrain défriché pour leurs besoins : ce terrain a l’avantage d’être arrosé par des sources vives. Chemin faisant, on nous fit voir ce qu’on appelait la demeure du diable, qu’il s’était faite en une nuit pour son usage. C’était un rocher peu élevé, dans lequel étaient pratiquées, sur un des côtés, des tombes creusées également à la manière des Égyptiens. Cependant comme l’entrée était un peu différente de celle des autres tombes, la superstition des indigènes en avait fait une demeure du diable, et les avait toujours empêchés d’y pénétrer. Quand nous fûmes arrivés à cette entrée, ils se tinrent tous à une grande distance ; le hadgi maure qui avait pourtant vu les tombes auprès de la pyramide du Faïoum, commença lui-même à s’effrayer de la prétendue présence du diable. Je pris mon domestique sicilien avec moi, et munis de chandelles allumées, nous entrâmes par une fente du rocher qui nous conduisit à plusieurs cellules et petites chambres, taillées comme les sépulcres égyptiens, mais sans hiéroglyphes. Dans une de ces chambres nous trouvâmes quelques sarcophages en argile cuite, faite dans la forme d’un homme, ou du moins de la taille humaine. Ces cercueils, d’une cuisson très-forte, avaient deux pouces d’épaisseur ; les couvercles étaient plats, et avaient la face d’un homme, d’une femme ou d’un animal, représentée précisément au-dessus de la figure de la momie qui y était ensevelie. Comme les sarcophages étaient trop lourds pour pouvoir être emportés à dos de chameaux à travers les déserts, je pris seulement quelques masques d’hommes figurés sur les cercueils et un masque de bélier : ils sont faits très-grossièrement.

En sortant du souterrain, nous apprîmes que les cheiks et les autres avaient déjà eu peur que nous ne reparussions plus au grand jour. Cependant ils n’en persistèrent pas moins à croire que nous cherchions des trésors. Nous revînmes au village ; et, après un léger repas, nous allâmes voir une fontaine curieuse. C’est un ruisseau dont les eaux ont la qualité de teindre en noir, dans l’espace de vingt-quatre heures, la laine blanche qu’on y trempe. Elles sont d’une grande utilité aux habitans qui y teignent toutes les étoffes qu’ils portent habituellement. Les cheiks seuls, et les autres personnes distinguées se vêtissent de blanc.

Les Bédouins de cette oasis sont de la religion mahométane, mais ils ne la pratiquent guère. Un jeune homme du village, qui, ayant été en Égypte, savait un peu épeler, passait chez eux pour un oracle : il possédait quelques feuilles de papier sur lesquelles étaient écrits des passages du texte de l’alcoran : il les récitait souvent. Une Bible arabe eût été encore dans cette oasis un objet très-précieux. Leur manière de vivre est très-simple : le riz qui abonde chez eux, constitue le fond de leur nourriture ; il est d’une qualité trop inférieure, pour qu’ils puissent en exporter ; aussi n’en vendent-ils qu’aux marchands arabes qui viennent prendre des dattes chez eux : celles-ci sont excellentes. Ils ont quelques chameaux et ânes, des vaches, buffles, chèvres et brebis. En général, ils sont pourvus de tous les articles nécessaires, et ils pourraient vivre heureux dans ce territoire fertile, si ; malgré les déserts qui ceignent leur village, ils n’avaient aussi leurs ennemis et leurs guerres. Leurs principaux rivaux et adversaires ce sont les habitans d’un autre village appelé El-Cassar, situé au revers d’un rocher très-élevé, à la. distance de trois lieues ; il y en a quatre depuis cette oasis jusqu’à celle de Siwah. Ces villages sont continuellement en dispute, et ils s’attaquent quelquefois pour des bagatelles.

Après midi, on me conduisit aux environs du village pour voir une autre antiquité. Nous traversâmes de hautes collines de sable ; nous entrâmes ensuite dans une vaste plaine qui s’étendait au pied du rocher situé entre les deux villages. Une butte qui s’élève au milieu de la plaine, porte les ruines d’un petit temple bâti en grosses briques d’une terre sableuse, semblables à celles d’Égypte ; maison n’y trouve pas un seul hiéroglyphe. En quelques endroits on y voit des traces de lettres grecques tellement effacées que je n’en ai pu reconnaître qu’une ou deux. Des maisons de briques cuites ont entouré ce temple.

Pendant que j’étais à la recherche des antiquités de l’oasis, le village d’El-Cassar avait entendu parler de mon arrivée : on lui avait rapporté qu’un étranger était venu à Zabou pour chercher des trésors qui devaient se trouver dans les ruines en-dessous du village, et qu’il était entré sans crainte dans la maison du diable. Cette grande nouvelle avait mis tout le village en rumeur ; et les habitans avaient juré de ne laisser jamais entrer cet étranger dans El-Cassar, ni même de le laisser approcher. Pendant que je visitais les ruines du temple sur la butte, un homme, qui demeurait à la moitié du chemin entre les deux villages, et qui rapportait toujours aux habitans de l’un ce qui se disait ou se passait chez les habitans de l’autre, vint me trouver, et m’apprit la résolution prise par les Arabes d’Él-Cassar, en ajoutant qu’il y avait chez ceux-ci un temple bien plus grand, et des cavernes remplies de trésors qui s’étendaient sous le village. Je m’informai des noms du grand cheik et du cadi ; et, après les avoir mis par écrit, je lui demandai s’il voulait se charger d’un message pour ces chefs. Il hésita d’abord ; mais quand je lui eus assuré que je ne leur dirais point que c’était lui qui m’avait révélé l’existence des trésors sous le village, il consentit à porterle message le lendemain matin.

En conséquence je fis faire mes saluts au grand cheik Salem, et au cadi cheik Ibrahim, et je leur lis dire que je venais dans l’Elloah pour les visiter ; que je n’étais point un soldat, et que s’ils voulaient m’assigner un endroit où je pusse les voir le lendemain, je serais bien aise de m’entretenir avec eux.

Je revins ensuite au village, et l’Arabe retourna chez lui. La soirée se passa comme la précédente. La compagnie s’entretint du danger que j’avais couru en me hasardant jusque dans la maison du diable pour trouver de l’or ou de l’argent. Les cheiks qui avaient approché de la caverne firent valoir cet acte de bravoure.

Dans la matinée du 27 on me mena voir l’emplacement d’une ancienne ville au midi. Les cheiks étaient sûrs que si je regardais bien, j’y trouverais le trésor ; j’avais beau protester contre leur opinion, je passai constamment dans leur esprit pour un chercheur de métaux précieux. Quand nous arrivâmes à ce lieu qui n’est qu’à un mille et demi du village, j’y trouvai plusieurs amas de débris, et des tombes creusées dans le roc comme les autres ; quelques unes étaient encombrées, je proposai d’en ouvrir et déblayer une ; les. Bédouins agréèrent cette proposition, dans l’espoir de faire quelque riche découverte ; mais à peine eurent-ils commencé, qu’ils se lassèrent de la besogne, et renoncèrent au trésor.

En revenant au village nous fûmes informés que le grand cheik et le cadi de l’autre village s’avançaient vers Zabou. Je remarquai que cette nouvelle ne fit pas plaisir à quelques uns de nos cheiks ; cependant nous nous hâtâmes d’aller au-devant d’eux. Quand nous atteignîmes le village, le groupe s’approchait de nous. Le premier était un homme à cheval, d’une bonne mine ; il était vêtu de toile de fin rayée en bleu, coiffé d’un turban rouge, et armé de pistolets et d’un fusil. J’appris que c’était le grand cheik de l’Elloah. L’autre avait l’air du plus grand rustre que j’aie jamais vu. Vêtu en toile verte, et armé, comme son compagnon, de pistolets et d’un fusil, il se faisait remarquer par son turban de schall de cachemire qu’il s’était procuré pendant son séjour au Caire : c’était le cadi et cheik, ou le juge et desservant du culte. Ces deux personnages étaient suivis d’une vingtaine de cavaliers et d’autant de piétons, tous munis de fusils, sabres et pistolets. Mon guide, qui s’était retiré tout près de moi, m’apprit que c’étaient les deux principaux chefs de l’Elloah.

Arrivé aux murs qui servaient d’enclos au village, cheik Salem s’arrêta, descendit de cheval, et regarda autour de lui, pour voir s’il trouvait des personnes de connaissance. Le cadi en fit autant ; leur suite se groupa autour d’eux. On apporta quelques nattes, et on les étendit par terre à l’ombre d’un mur de dix pieds de haut. Les chefs s’y assirent, et invitèrent quelques uns de leur suite à s’asseoir auprès d’eux. Je remarquai pendant ce temps que les chefs de Zabou se retiraient à l’écart. Je me tins à quelque distance jusqu’à ce que je visse tout le monde placé. Je m’avançai ensuite vers eux, et leur fis le salut ou salamé ordinaire. Ils m’invitèrent à m’asseoir entre les deux chefs. Je le fis, quoique je ne fusse pas trop en sûreté dans cette position ; il n’y avait que la figure de cheik Salem qui me rassurât. J’entamai ensuite une conversation avec les deux cheiks ; ils brûlaient d’envie de connaître le but de mon voyage dans l’oasis, mais ils ne voulaient pas faire les premières questions. Cependant, à la fin, le cadi me demande sans détour en arabe : « Où allez-vous, et pourquoi venez-vous ici ? » Je lui répondis que j’étais un étranger qui voyageais pour chercher de vieilles pierres, et que je ne venais ici que pour voir si on n’y trouvait pas quelques anciens édifices capables de me donner des éclaircissemens sur la religion et l’écriture de mes ancêtres, qui s’étaient perdues.

Non moins ignorant que Daoud-Cacheff en Nubie, le cadi me répliqua, comme celui-ci, mais d’un ton plus brusque : « C’est pour des trésors, et non pour des pierres que vous venez ici. Qu’avez-vous à faire de pierres ? » Je lui répondis que je n’avais pas besoin de trésors, et que je ne cherchais que des pierres ; que je ne désirais même pas en emporter à moins qu’ils n’y consentissent ; et que, pour preuve de ma bonne foi, je promettais de leur donner tous les trésors que je trouverais.

Cette proposition donna à réfléchir au cadi ; et cheik Salem fit observer que si je trouvais quelque trésor chez eux, le pacha d’Égypte viendrait envahir leur pays, pour s’en emparer. Cette observation était très-juste ; cependant je lui dis que mes découvertes ne les exposeraient à aucun danger puisque je ne songeais point à chercher des richesses. « Mais pourquoi, reprit le cadi, venez-vous donc dans ce pays ? » Je lui expliquai de nouveau mon but ; j’ajoutai que je ne voulais que regarder, s’ils y consentaient ; sinon, je m’en retournerais dès demain au Nil, puisqu’ils mettaient tant d’obstacles au voyage d’un étranger qui ne désirait que voir quelques pierres. Cette insouciance simulée eut un bon effet. Les deux cheiks commencèrent à se relâcher de leur rigueur. Le café et le tabac vinrent fort à propos à mon secours. Tout le monde se mit à fumer et à boire. Cependant le cadi eut un entretien secret avec les cavaliers qui s’étaient assis auprès de lui ; tout à coup l’un d’eux se leva, et jura, par Mahomet, que l’étranger n’entrerait point dans leur village, puisque, en le laissant entrer, ils seraient tous attaqués de maladie, et tomberaient morts. C’était une insinuation du cadi, qui avait voulu m’empêcher par ce moyen de poursuivre ma route. Mais je répondis que si mon voyage à leur bellad leur causait la moindre inquiétude, j’aimerais mieux y renoncer qu’indisposer contre moi quelqu’un d’entre eux. Cheik Salem me dit alors que ses gens craignaient que je ne répandisse quelque maléfice dans le village. Je leur fis observer que si j’avais la faculté d’en commettre, je n’en avais pas usé du moins envers le peuple de Zabou qui se portait encore très-bien, quoique je fusse chez lui depuis trois jours. Ils n’étaient pas encore persuadés, et il fallut parler deux heures pour lever tous leurs doutes. Enfin, il fut arrêté que je pourrais entrer le soir dans le village, mais seulement à condition de ne pas écrire un seul mot, de ne rien toucher ou enlever, et de me tenir à une grande distance des ruines. Je consentis à toutes ces restrictions ; et un dîner consistant en une brebis que j’avais fait tuer, couronna l’arrangement.

Les hommes armés furent régalés par les cheiks du village de Zabou, qui, voyant que j’allais avoir les bonnes grâces des gens de l’autre village, me firent aussi plus d’amitiés ; cependant invité par moi à venir dîner avec nous, ils s’y refusèrent ; le cadi les en pria lui-même : alors ils vinrent, et et nous nous assîmes tous autour d’une grande écuelle de bois, à l’exception de cheik Salem qui ne mangeait avec personne. Je lui en demandai plusieurs fois la raison ; il ne me répondit que par un sourire. Je crois m’être aperçu que les deux villages ne vivant jamais en bonne intelligence, le grand cheik ne voulait pas manger avec le peuple de Zabou, pour n’être pas tenu, après ce repas commun, selon leurs usages, à conclure une paix éternelle avec lui. Cependant je peux m’être trompé dans ma conjecture, et comme cette affaire était trop délicate pour que je pusse m’y mêler en ma qualité d’étranger, je n’insistai pas davantage. Dès que le groupe eut fini de dîner, on apporta au cheik la part qu’on lui avait réservée. Il m’invita à dîner avec lui ; et, comme mon premier dîner n’avait pas été très-copieux, j’acceptai son invitation.

Après avoir pris le café, ils se levèrent tous. Quelque temps après nous nous apprêtâmes à les suivre. Avant notre départ les cheiks de Zabou me firent promettre de passer par leur village à mon retour. Nous partîmes trois heures avant le coucher du soleil ; nous passâmes par les sables de l’ouest du village, et par la plaine, pour gravir les rochers qui séparent les deux villages. Vu du haut de cette crête l’Elloah présentait un paysage charmant ; la campagne n’était pas moins belle du côté du’village d’El-Cassar. Une forêt de palmiers entourait ce hameau, et ombrageait une vaste étendue de terres bien cultivées : au-delà de l’Elloah une chaîne de rochers en formait la ceinture à l’ouest ; elle laissait entrevoir une vallée qui se prolongeait dans une direction occidentale.

Nous descendîmes graduellement de la crête vers le village. En approchant nous trouvâmes remplie de monde une place que nous avions à traverser ; les habitans savaient que l’étranger allait venir pour chercher des trésors, et cette intention de sa part les contrariait. Il était heureux pour moi d’avoir eu une entrevue avec leur cheik et leur cadi qui leur avaient déjà assuré qu’ils auraient soin que nous ne leur fissions aucun mal. Le premier que nous rencontrâmes, se mit devant les chameaux, en nous empêchant d’avancer. Nous fûmes donc obligés de nous arrêter à un quart de mille du village ; car le villageois prétendit que nous étions assez avancés. Je dis à mon guide d’aller leur parler et d’envoyer chez le cheik ou le cadi ; mais il faisait déjà nuit ; ainsi nous fûmes obligés de rester à l’endroit où nous étions. Les villageois veillèrent toute la nuit, pour nous empêcher de pénétrer dans le village.

Le lendemain matin beaucoup d’habitans vinrent pour nous voir, en se tenant à une grande distance. Nous voulûmes envoyer quelqu’un chez le cheik ; mais personne ne nous écouta. Le guide leur dit que nos chameaux ne pouvaient se passer de fourrage, et qu’ils allaient mourir. Le peuple répliqua que nous pouvions mourir avec nos bêtes quand nous voudrions. Toute la matinée se passa de cette manière. L’endroit où nous nous trouvions était un endroit aride, sans abri contre le soleil, et éloigné des sources d’eau. Nous n’avions d’ailleurs point apporté de vivres, puisque nous ne nous étions pas attendus à un accueil semblable. Mon guide et les chameliers étaient résolus de retourner à Zabou dès que le soleil baisserait, et je ne pouvais les en empêcher. Auprès du lieu de notre station j’observai une carrière d’où l’on avait extrait de gros blocs de pierre, ce qui me fit présumer, que dans le village ou aux environs on avait construit quelque grand édifice.

Enfin, vers le soir, le cadi vint nous trouver, et nous dit que nous n’avions pu entrer la veille, parce que le peuple n’ayant pas été consulté, n’avait pu s’accorder sur la permission de nous laisser approcher. Cependant j’appris ensuite que cette difficulté n’était provenue que du cadi même ; car, quoique le peuple n’aimât point nous voir entrer dans le village, il n’avait pourtant pas fait plus d’objections le second jour que le premier.

Nous nous portâmes donc à la fin lentement sur le hameau ; avant d’y entrer, nous descendîmes de nos montures. Nous passâmes sous une grande porte dans une vaste place ; c’était le marché des villageois pour la vente des chameaux et bestiaux. Nous nous établîmes au milieu de cette place. Il s’agit avant tout de nous procurer des fourrages pour nos chameaux. Les habitans nous en refusèrent d’abord tout net ; cependant voyant que des Arabes, des Musulmans allaient perdre leurs bêtes de somme s’ils ne les secouraient, ils apportèrent un peu de paille de riz. Nous fîmes du feu, et apprêtâmes nos ustensiles pour faire du café. Nos bagages furent déposés en un tas, et nous nous assîmes autour de nos effets. L’arôme du café chatouilla agréablement le nez des habitans ; ils approchèrent et entrèrent en conversation avec nous. Je leur demandai s’ils voulaient prendre du café ; ils acceptèrent de bon cœur. Quand les uns eurent commencé à boire avec nous, les autres vinrent tous sans être invités. La conversation devint plus générale ; et bientôt le cadi arriva, et fit déployer une grande natte par terre auprès de moi : à ma grande surprise on nous appointa deux jattes pleines de riz ; c’était en revanche du régal que je leur avais fait la veille. Après ce repas on servit de nouveau du café, et le grand cheik lui-même vint pour en prendre sa part. Ainsi j’éprouvais encore la vertu magique du café sur les Arabes.

Nous causâmes de tout, excepté de mon désir de visiter les ruines. Quand la nuit tomba, le cheik m’invita à coucher dans sa maison. J’aurais mieux aimé coucher là où j’étais ; mais je ne crus pas devoir lui faire un refus. Je me transportai donc chez lui avec ma natte. La maison du cheik était comme les autres, faite en boue ; quelques poutres en bois de palmiers, mises en travers, formaient le plancher ; on avait jeté par-dessus ces poutres une grande quantité de paille avec de vieilles nattes. Il ne pleut que rarement dans cette contrée.

Quand nous fûmes seuls, le cheik me dit qu’il était disposé à faire pour moi tout ce qu’il pouvait ; mais que le père du cadi, étant marchand de dattes, et recevant beaucoup de dollars des Bédouins qui venaient une fois par an faire des achats, paraissait avoir caché son argent dans les ruines, et que par cette raison il était alarmé, craignant que, par la magie, je n’enlevasse son trésor du fond de sa cachette. Je répondis au cheik que l’on pouvait se rassurer, attendu que je n’étais point magicien, et que je ne cherchais point de trésor. Le vieux cheik alla enfin se coucher, et j’en fis autant de mon côté.

Dans la matinée du 29, il y eut entre les Arabes une grande consultation, dans laquelle on chercha d’engager le père du cadi à me laisser aller aux ruines. Les débats furent longs et vifs. Il fut convenu enfin que le vieux marchand de dattes m’accompagnerait tout seul, que je n’irais pas plus loin qu’il ne me conduirait, que je ne mettrais rien par écrit, et que je n’emporterais pas la moindre chose. Je consentis à toutes ces conditions en considérant que s’il y avait des choses curieuses à voir, je pourrais les observer suffisamment pour les transcrire la nuit dans mon journal de voyage ; et que si les objets étaient en trop grand nombre, je trouverais peut-être moyen de les examiner une seconde fois.

Le vieux avare et moi nous nous mîmes donc en route ; il me conduisit par une ruelle dont les maisons étaient bâties sur les ruines d’un grand édifice. On voit les anciens blocs de pierre sortir en plusieurs endroits, et dans le chemin même de la ruelle ; mais je ne pus faire cette remarque qu’en marchant. Nous descendîmes ensuite d’une butte, formée sans doute de décombres de ruines. Nous fîmes en partie le tour du village ; du côté du nord je trouvai les débris d’un temple grec consistant en un haut mur avec deux murs latéraux, et une arche au centre. Leur situation me fait présumer que cet édifice a été élevé sur les fondemens d’un autre plus vaste. Les ruines n’ont guère plus de soixante pieds de large ; elles doivent en avoir eu autant en longueur. Le peuple nous suivait en foule, mais en se tenant à quelque distance ; le vieux Arabe paraissait jouir d’une grande autorité dans le village. A environ cent cinquante pas de ces ruines il m’arrêta, et m’empêcha d’avancer. J’eus beau lui représenter que la distance était trop grande pour que je pusse rien distinguer, il persista dans son refus. Le mur des ruines était rempli de monde, curieux de voir ce que j’allais faire.

Dans l’espoir de découvrir quelque inscription, je tirai de ma poche un petit télescope, qui étant ouvert n’avait pas plus de deux pieds. L’ayant dirigé sur le haut du mur, tous ceux que la curiosité y avait attirés, se retirèrent en toute hâte, et les autres, qui étaient auprès de nous, se disposèrent à suivre leur exemple. Le vieux marchand fixait les yeux alternativement sur moi et sur-le télescope, et voulut savoir ce que j’allais faire de cet instrument. Je pensai que ce que je pouvais faire de mieux, c’était de le laisser regarder par ma lunette. Il n’osait pas d’abord ; mais ensuite il prit du courage ; j’eus beaucoup de peine à placer le tube convenablement devant son œil. Il regarda enfin, et fut tout étonné de voir que les pierres du vieux mur s’étaient rapprochées de lui. Il me fit entendre que je manquais à la parole que j’avais donnée de n’exercer aucune magie. Je lui expliquai qu’il n’y avait point de magie dans ce tube, et que les Européens en faisaient habituellement usage. J’examinai longuement les ruines par cette lunette ; mais je n’y découvris aucune inscription, si ce n’est les quatre lettres E. P. H. S., inscrites sur le mur latéral de l’est, au-dessus de la corniche.

Nous remontâmes ensuite au village, et nous arrivâmes par une des cabanes dans les ruines auprès desquelles nous avions passé auparavant. Je ne pus distinguer qu’une aire qui paraît avoir été le sanctuaire d’un temple. Il me paraît qu’un vaste édifice a, dans l’antiquité, occupé l’emplacement du village actuel, mais que, dans des temps postérieurs, les matériaux gigantesques de ce monument ont été sciés, et employés à la construction du temple dont il reste encore des murs debout.

Nous passâmes la soirée chez le cheik : je cherchai à persuader ce chef ainsi que les autres, par l’expérience qu’ils avaient faite dans la journée, que je n’avais point de vues inquiétantes pour leur sûreté. L’affaire du télescope ne sortait pas de l’imagination du vieux marchand. Il raconta aux autres que, n’ayant pu approcher des ruines, j’avais trouvé moyen d’attirer les ruines vers moi, en sorte que je les avais vues comme si j’y étais allé. Cependant il raconta cela en riant, et son récit fit rire toute la compagnie.

Pendant ce temps, deux nègres, qui vivaient dans l’Elloah, apportèrent deux calebasses remplies d’une liqueur spiritueuse qu’ils tirent du palmier. Après avoir coupé toutes les branches de l’arbre, ils en percent le sommet, et y enfoncent un tuyau au bout duquel ils attachent une calebasse ; la liqueur découle alors de l’arbre par le tuyau, et. se ramasse dans le vase. Elle a un peu le goût de la bière forte ; les indigènes ne peuvent en boire beaucoup sans s’enivrer. Elle ne fit pas le même effet sur moi, et après en avoir bu, j’en fis encore apporter.

Presque tout le village s’était assemblé autour de moi ; comme les habitans avaient vu que je n’avais point enlevé de trésors du temple, ils commençaient à croire que je ne venais pas pour chercher de l’or. Cependant ils ne pouvaient comprendre comment un homme faisait un si long voyage, uniquement pour voir les pierres de leur village. Mon télescope les intriguait extraordinairement ; il passa de main en main. Le premier qui s’en servit s’écria que les branches d’un palmier qui était à quelque distance, se rapprochaient au point qu’elles touchaient son nez. Aussitôt tout le monde voulut s’emparer de la lunette, pour voir ce miracle. Le tube fut dérangé à tout moment, et il fallut l’ajustera chacune des expériences qui durèrent deux heures. Par bonhenr l’instrument me fut rendu en bon état : Les voyant contens de ce qu’ils avaient observé et appris, je leur proposai de faire en dehors le tour du village. Ils consentirent tous à m’accompagner partout où je voudrais aller. Je me levai aussitôt, et nous partîmes pour la promenade, suivis au moins de la moitié de toute la population. Depuis qu’on avait vu que je ne faisais de mal à personne, on avait pris plus de confiance en moi. Je demandai à quelques uns de ceux qui paraissaient disposés à me tout dire, s’il y avait quelque part des cavités souterraines ; ils parurent surpris de la demande, et ils répondirent qu’il y en avait un grand nombre autour du village. Je m’y rendis, et j’aperçus bientôt plusieurs tombes creusées dans le roc comme celles de Zabou, et comme la plupart des tombes égyptiennes. Y étant entré avec des lumières, je trouvai trois ou quatre chambres, dont chacune renfermait quelques sarcophages d’argile cuite, avec des momies : les maillots de celles-ci n’étaient pas si beaux que ceux des momies d’Égypte ; la toile était d’une qualité plus grosse, et les corps n’étaient pas embaumés avec de l’asphalte ; aussi étaient-ils moins conservés. Mais plusieurs sarcophages étaient encore tout entiers ; malheureusement ils étaient trop embarrassans pour le transport.

Après avoir examiné ces tombes très en détail, je retournai avec les Arabes au village. Ce que je désirais voir ensuite, c’était le puits d’eau chaude et d’eau froide dont j’avais entendu parler à mon guide. Si j’avais fait des questions directes sur cette fontaine, on aurait peut-être fait des difficultés pour me la laisser voir ; j’eus donc la précaution d’exprimer seulement le désir de me baigner : on me désigna alors la fontaine que je voulais voir. Je retournai à la maison du cheik, et quand la foule se fut dispersée, j’attendis le moment de faire mon excursion sans être accompagné d’une suite de trois cents individus. J’emmenai mon domestique sicilien, et le Maure qui, étant moins observé, avait eu la faculté de visiter la fontaine ; ce fut lui qui m’y conduisit. Je trouvai un puits de huit pieds carrés de surface, et environ soixante pieds de profondeur, situé auprès des ruines et au milieu d’un beau bois de palmiers et d’autres arbres. En y enfonçant la main pour la première fois, je trouvai l’eau chaude ; c’était après le coucher du soleil. Je vis l’eau sourdre dans le fond du puits, et s’épancher dans une rigole qui traversait des terres cultivées ; elle est noirâtre ; peut-être est-ce le sol qui lui communique cette teinte. Je me proposai de retourner à la source vers minuit pour voir si la température en était changée.

En revenant à la maison du cheik, j’y trouvai les cheiks du village de Zabou, qui étaient venus, à ce qu’ils disaient, pour me voir ; mais je présume qu’ils cherchaient une occasion de se raccommoder avec les habitans du village d’El-Cassar. On servit, comme à l’ordinaire, du riz, mais point de mouton. Je remarquai que le grand cheik de Zabou ne mangeait pas plus cette fois avec les autres, que celui d’El-Cassar n’avait voulu manger auparavant avec les gens de Zabou, et on avait réservé sa portion comme à l’autre grand cheik. Il m’invita à son repas, qui consistait en riz et œufs frits. Après le souper, les gens de Zâbou se levèrent pour retourner chez eux, quoiqu’il fût déjà tard.

Nous nous retirâmes ; mais, au lieu de dormir, j’attendis minuit, pour visiter la fontaine de nouveau. Pendant que tout le monde dormait, j’écrivis a la lueur de ma petite lampe ce que j’avais vu dans la journée. À minuit j’emmenai mon domestique et le Maure, pour nous rendre ensemble à la fontaine. Dans notre route nous passâmes auprès de quelques villageois couchés dans la ruelle qui conduit hors du village ; comme la porte était fermée il fallut escalader le mur. Nous arrivâmes pourtant sans accident à la fontaine. L’eau m’en parut à cette heure beaucoup plus chaude que le soir : malheureusement ayant cassé mon thermomètre, je ne pus déterminer le degré de la chaleur. Étant revenus sains et saufs chez nous, nous allâmes nous coucher. Le lendemain matin, avant le lever du soleil, je me rendis encore une fois à la source, sous prétexte de prendre un bain ; je trouvai cette fois là température de l’eau comme à minuit ; peut-être était-elle un peu moins chaude, sans être aussi tempérée que le soir. En supposant que l’eau avait après le coucher du soleil soixante degrés de chaleur, nous en aurions trouvé à peu près cent à minuit, et quatre-vingts dans la matinée. Mais quand j’y retournai à midi, elle était froide ; et relativement aux observations précédentes, sa température pouvait être de quarante degrés.

Voilà les différences que j’ai cru remarquer dans l’état de la source : à mon avis elles proviennent uniquement de l’influence de la température atmosphérique ; car l’eau est, dureste, pure et libre de tout mélange hétérogène, ainsi qu’il résulte de l’analyse faite d’une phiole de cette eau que j’ai apportée à Londres. L’eau sortant d’un abîme de soixante pieds doit conserver à peu près la même température à toutes les heures du jour, c’est-à-dire, être également fraîche, et c’est probablement la différence que le cours du soleil produit successivement dans l’atmosphère qui fait croire, par illusion, que c’est la température de la source qui change[7].

Plusieurs auteurs anciens, Hérodote, Diodore, Quinte-Curce parlent de la Fontaine du Soleil. Selon le père de l’histoire (livre de Melpomène) une source qui coule auprès du temple de Jupiter Ammon, change régulièrement de température, étant froide à midi et à minuit, et chaude le matin et le soir. Ceci ne s’accorde pas tout-à-fait avec mes observations, puisque j’ai trouvé la source chaude à minuit ; mais il faut savoir qu’Hérodote n’a point été lui-même dans les déserts de la Libye, et qu’il ne connaissait la fontaine que par les assertions des indigènes, dont la crédulité a pu aisément ajouter au prétendu miracle.

Mais ce qui est plus important dans les détails donnés par Hérodote, c’est qu’il dit que cette source était située auprès du temple de Jupiter Ammon. En combinant cette assertion avec la position des ruines d’El-Cassar, on pourrait en conclure, ce me semble, que ce lieu a été l’emplacement du temple célèbre, dont on cherche les traces depuis si long-temps. Toutefois je ne décide rien, et je ne nie point que Siwah, autre oasis des anciens Ammonites, n’ait autant de titres qu’El-Cassar à l’honneur d’avoir été le siége du culte de Jupiter Ammon, quoique plusieurs voyageurs savans, entre autres MM. Brown et Horneman qui ont visité les ruines de Siwah, assurent positivement que ce ne peuvent être celles du temple de Jupiter Ammon. Quant aux distances indiquées par les anciens, elles s’accordent pourtant avec la position de Siwah et d’El-Cassar. En effet, chacun des deux Elloah est à neuf journées d’Alexandrie, et forme un angle avec ce port : ainsi l’une de ces oasis a autant de preuves en sa faveur que l’autre ; et je crois pouvoir soutenir qu’il n’y a que ces deux Elloahs où les anciens auteurs placent la demeure des Ammonites, et que, par conséquent, le temple a dû être situé dans l’un d’eux, ou à peu de distance. La seule objection qu’on pourrait faire à l’égard de Siwah, c’est que les ruines de cette oasis sont entourées d’eau, circonstance dont les anciens ne font aucune mention ; mais il se peut que depuis l’antiquité les eaux se soient amassées dans cette oasis et aient formé un lac.

Ayant vu tout ce que je désirais examiner dans ce lieu, je proposai de faire une excursion à l’autre Elloah, celui de Siwah ; mais toutes mes instances et promesses ne purent engager mon guide, cheik Groumar, à m’y conduire. Je lui proposai ensuite de nous rendre à l’Elloah de El-Haix, éloignée de trois journées et située au sud-ouest. Cette proposition éprouva encore de la contradiction de sa part ; mais de petits présens donnés au cheik et au cadi levèrent les difficultés, et le 31 mai nous nous mîmes en route, en entrant dans la vallée à l’ouest de l’Elloah. Nous avançâmes toute la journée dans la direction du sud-ouest ; je ne vis rien de particulier si ce n’est quelques rochers qui s’élevaient au-dessus de ceux de la vallée. Les chameaux étant frais et dispos, nous fîmes une longue journée ; et le lendemain premier juin, nous vîmes l’autre Elloah à une grande distance. Nous l’atteignîmes le 2 ; c’était un territoire allongé en forme de croissant, de plus de vingt milles d’une extrémité à l’autre. Nous vîmes plusieurs pièces de bonne terre labourable, et diverses sources d’eau fraîche et bonne. Nous entrâmes dans cette espèce de croissant par une des pointes ; nous y trouvâmes quelques arbres, quelques terres couvertes de riz, et le tombeau d’un saint musulman ; mais nulle part nous ne vîmes un être humain. Nous avançâmes pour chercher de l’eau ; nous trouvâmes une source sous un grand sycomore qui offrait un ombrage fort agréable. Auprès de ce gros arbre, quatre nattes attachées ensemble formaient une hutte ; en y entrant nous vîmes une jatte de lait frais, et dans un sac suspendu à la hutte il y avait des dattes. Nous envoyâmes un des chameliers à la recherche des habitans ; ce ne fut qu’après avoir cherché quelque temps qu’il trouva enfin un homme de l’aspect le plus misérable. Il nous l’amena ; mais le malheureux avait été saisi d’une telle frayeur à la vue inopinée des étrangers, que, malgré toutes les avances que nous lui finies, il ne put se rassurer. Au reste, il paraissait être bon, et le sort de ce solitaire me fit presque envie. Nous préparâmes notre mets ordinaire, l’ascid, que nous mangeâmes avec le lait du paysan, et celui-ci partagea notre repas ; nous lui donnâmes du dourrah et de la farine, et quelques grains de café brûlés qu’il goûta avec délices. Après le dîner il partit, et bientôt après il revint avec un autre paysan dont l’extérieur était encore plus misérable que le sien. Ce compagnon de sa vie solitaire était un modèle de laideur, ayant le nez relevé, de longues dents, qui sortaient de la bouche, des lèvres d’une grosseur énorme, et des mêches de cheveux qui ressemblaient aux serpens de Méduse. Il paraissait en outre d’un caractère sournois, et tout ce que nous fîmes pour captiver sa bienveillance fut de la peine perdue. Les deux Arabes étaient loin de se ressembler, et je ne pouvais concevoir cette différence entre deux hommes, seuls habitans de cette solitude. Mais j’appris bientôt pourquoi l’homme si laid nous boudait avec tant d’opiniâtreté ; c’est qu’il avait reconnu dans mon guide un de ceux qui avaient attaqué quelque temps auparavant une partie de sa tribu auprès de l’Elloah méridional, et qui avaient failli tuer notre solitaire. Son compagnon raconta cela en arabe au hadgi maure, et celui-ci me le répéta. Je le dis à mon guide ; il regarda le solitaire, et le reconnut aussitôt. Il s’avança vers lui, et lui parla d’une manière amicale : mais il ne put réussir à dissiper la sombre humeur du paysan.

Je lui fis demander par le Maure combien de monde il y avait dans l’Elloah ; il répondit qu’il y en avait beaucoup, mais il refusa d’en désigner le nombre. Je pensai qu’ils n’étaient que peu ; mais qu’en nous faisant croire qu’il y en avait beaucoup, il voulait nous éloigner. Toutefois je fus d’avis qu’il fallait veiller cette nuit très-attentivement. Le paysan laid s’évada furtivement ; nous ne nous en aperçûmes qu’une demi-heure après, lorsqu’il faisait déjà nuit. Je remarquai beaucoup d’inquiétude chez notre guide, quoiqu’il cherchât à la cacher devant tout le monde. Quelque temps après, l’autre habitant, sous prétexte de puiser de l’eau, partit aussi, en sorte que nous fûmes abandonnés à nous-mêmes. L’inquiétude de notre guide croissait de plus en plus. Je voulus enfin en connaître la cause. Il avoua alors qu’il craignait que nous ne fussions attaqués par les indigènes cette nuit, et que nous ne fussions pas capables de leur résister : il était donc d’avis que nous chargeassions nos chameaux afin de décamper le plus tôt possible.

Je crus, comme lui, qu’il n’y avait pas de temps à perdre ; cependant ne voulant pas me laisser déloger par de simples suppositions, je pris le parti de charger les chameaux, et de changer seulement de place pour voir ce qui arriverait. Nous avions été bien inspirés ; car, dès que nous nous mîmes en marche, nous vîmes arriver un grand nombre d’indigènes de divers côtés. Après avoir envoyé les chameaux avec les bagages vers l’autre extrémité de l’oasis, je restai auprès de l’endroit que nous venions de quitter. Quoiqu’il fit déjà sombre, je remarquai encore assez de leurs actions et de leurs mouvemens pour voir qu’ils étaient surpris de ne plus nous trouver ; ils étaient trop nombreux pour que nous eussions pu leur résister. Par une marche forcée, ou plutôt par une retraite précipitée que nous continuâmes toute la nuit, nous atteignîmes l’autre extrémité de l’Elloah. Cette marche nous éloignait davantage de la grande oasis à laquelle il fallait retourner ; mais nous avions besoin d’eau pour rafraîchir nos chameaux. Ces bêtes étaient harassées, et le matin elles ne purent plus avancer. La partie de l’oasis où nous arrivâmes et qui formait l’autre pointe du croissant, était mieux cultivée et offrait plus de verdure que la première. Nous y trouvâmes des dattiers, des pommiers qui produisaient de petites pommes douces comme on en trouve aussi en Égypte ; diverses plantes, et de la pâture pour les chameaux. Un haut mur que j’aperçus à quelque distance, attira mon attention. En y arrivant je trouvai l’emplacement d’une petite ville ancienne bâtie en briques cuites ; les bains étaient les seuls édifices bien conservés. Les matériaux étaient unis par un ciment rougeâtre, composé de briques pilées et de chaux, comme les Grecs et les Romains en faisaient. Il reste encore debout des pans de murs des maisons ; je fus curieux surtout d’examiner un bout de mur situé tout près de la ville. Il a évidemment servi à enclore un édifice dont on ne voit plus que de faibles débris. Il n’y a pas de doute que les matériaux n’en aient été enlevés pour ériger d’autres édifices : je vis en effet à peu de distance de ce mur un autre ; en approchant je trouvai que c’était une église grecque bien conservée. L’intérieur en est bâti en forme de croix ; de chaque côté il y a plusieurs petites salles ; deux places pour des autels latéraux marquent les deux côtés de la croix, et au bout il y a une chapelle suivant l’usage. L’église a environ cinquante pieds de long sur vingt de large ; elle est bâtie en briques cuites et crues.

Un peu plus loin, je trouvai une autre construction très-massive : c’est un enclos carré fermé de murs sans entrée. Après les avoir escaladés, je vis dans l’intérieur quelques cellules isolées, et au centre il y avait un puits très-profond qui a dû dispenser les habitans de l’enclos de chercher de l’eau au dehors. Cet édifice est vraisemblablement un ancien couvent copte.

Après avoir laissé paître nos chameaux, nous nous enfonçâmes dans l’Elloah, pour revenir sur notre route. En avançant nous rencontrâmes un homme, qui, dès nous qu’il eut aperçu, se mit à fuir avec la vitesse de l’antelope. Notre guide courut après lui, et réussit à en approcher de la portée du fusil. Il lui ordonna alors, en criant, de s’arrêter. L’homme obéit ; car chez les Arabes un homme qui refuse de s’arrêter à la portée du fusil de celui qui l’appelle, risque de recevoir un coup de balle. Notre guide revint, suivi de l’indigène. Quand celui-ci se fut approché assez pour que je pusse lui parler, je trouvai que la peur lui ôtait presque la respiration. Pour expliquer la frayeur extraordinaire dont tous les gens de l’Elloah furent saisis en nous voyant, il faut savoir que mon guide était le cheik d’une des tribus bédouines qui font des excursions dans ces oasis quand leurs provisions de riz ou d’orge sont consommées, et qu’ils enlèvent tout ce qu’ils trouvent. Dépouillant les pauvres habitans de tout le fruit de leur travail, on les expose quelquefois par les pillages à une mort lente dans ces déserts qui ne leur offrent aucune ressource ; s’ils veulent défendre leur propriété, on va jusqu’à les massacrer. Groumar s’était signalé dans cet Elloah par ses brigandages ; fait que je n’appris que par mon hadgi maure à qui les indigènes en avaient fait confidence. Aussi aurions-nous payé la veille ses forfaits, si nous fussions restés plus long-temps à l’endroit où nous nous étions arrêtés. Il n’avait pas voulu nous conduire à Siwah, parce qu’il y était trop connu ; et, à la suite d’un tel homme, nous y serions devenus les victimes de la vengeance des habitans.

Nous engageâmes l’Arabe effrayé à nous montrer quelque source ; il nous y conduisit en peu de minutes. Nous nous arrêtâmes un peu pour rafraîchir nos chameaux, et faire notre ascid ou bouillie, à l’ombre d’un grand sount. Nous étions dans un vallon circulaire arrosé par un ruisseau dont l’eau était très-douce ; le sol produisait du bon riz et de l’orge. Ce district n’était habité que par six individus, quatre hommes et deux femmes, qui vivent entièrement du fruit de leurs travaux agricoles et de l’eau de leur ruisseau. Nous n’en vîmes que deux ; les autres étaient loin dans la campagne, et ne devaient revenir que le soir. Après nous être remis en route, nous arrivâmes ce jour à la distance d’une journée de l’Elloah d’El-Cassar ; et dans la soirée du 4 nous fûmes de retour dans cette oasis.

Sur cette route notre hadgi avait perdu sa bourse, renfermant trois ou quatre dollars. Il voulut prendre un âne pour revenir sur ses pas ; mais aucun habitant de l’Elloah ne voulut lui en prêter un. Cependant ils se mirent eux-mêmes en route, pour chercher la bourse, et l’ayant trouvée, ils en partagèrent le contenu comme étant leur propriété.

Nous passâmes l’après midi du 5 dans le village. Je demandai si quelques uns d’entre eux avaient des antiquités, en promettant de les leur payer en argent. On m’en apporta, mais il n’y avait rien qui fût digne de remarque, si ce n’est un fragment de vase grec en bronze, d’environ huit pouces de haut, et d’une forme très-curieuse, ainsi qu’un petit génie grec, qui n’avait pas plus de trois pouces de haut.

Le cadi se montra cette fois extrêmement prévenant à mon égard ; je ne pus en deviner la raison. Il me prit enfin à part, et me dit en confidence que le cheik, son père et lui, étaient convenus de m’engager à rester chez eux, et à me faire mahométan ; qu’une grande fête signalerait la cérémonie de mon abjuration ; que j’entrerais dans le partage de leurs terres, et que si je savais introduire chez eux quelque production nouvelle, le résultat en tournerait à mon profit ; que je pourrais choisir quatre femmes parmi leurs filles, et que je serais heureux dans leur pays, sans faire tant de courses pour trouver des pierres. J’eus assez de peine à me débarrasser de leurs offres et propositions : je fis entendre au cadi que, pour le moment, j’étais obligé de retourner au Caire, pour y terminer mes affaires, et que je verrais ensuite, si je pouvais revenir, me marier et m’établir chez eux. Ils firent des propositions semblables à mon domestique sicilien ; celui-ci leur promit tout de suite que, dès qu’il m’aurait ramené au Caire, il reviendrait pour passer chez eux le reste de ses jours.

En partant après midi pour le village de Zabou, nous nous quittâmes bons amis ; je fis à cheik Salem présent d’un cordon de coraux très-communs qu’il reçut avec beaucoup de plaisir, de quelques morceaux de savon, et d’une portion de café ; j’en donnai autant au cadi. Quand nous quittâmes le village, le peuple prit congé de nous avec beaucoup de cordialité, et nous dit qu’il attendait notre retour, pour que nous vinssions nous établir chez eux.

Le voyage commença agréablement ; mais il ne se termina pas de même. En gravissant la crête de rochers qui séparait le village d’El-Cassar de celui de Zabou, le pied de mon chameau vint à glisser, et je tombai avec l’animal de la hauteur d’une vingtaine de pieds le long du roc. Cette chute ne me causa heureusement que quelques meurtrissures et une douleur dans le côté. On me mit sur un âne appartenant à un paysan de l’autre village, qui nous suivait, et on me transporta de cette manière à Zabou chez le cheik Ibrahim, gendre de notre guide. Nous avions par bonheur quelques gouttes d’eau-de-vie parmi nos provisions, on en frottâmes meurtrissures ; mais mon côté me faisait tant de mal, que je ne pouvais me lever sans beaucoup de douleur. Ma natte ou selle me servit de lit comme de coutume ; l’endroit où on l’avait étendue par terre, était un passage qui conduisait de la rue dans une cour. Quand j’y fus couché, il ne resta pas plus de deux pieds de large, pour laisser passer les hommes, femmes et enfans qui allaient et venaient, ainsi que les buffles, vaches, ânes, chèvres, brebis et chiens, qui me marchaient à tout moment sur les pieds, ou me heurtaient la tête. Pour surcroît de désagrémens, le propriétaire de la maison où je fus déposé, et parent de Cheik-Ibrahim, venait de mourir. Le jour de mon arrivée il y eut un grand régal de riz : aussi la maison était remplie de monde. Après le repas funéraire, des cris perçans se firent entendre hors de la maison. La veuve du défunt, suivie de toutes les femmes du village, rentra par le passage où j’étais couché, faisant retentir l’air de ses lamentations qui furent répétées en dehors de la maison à chaque demi-heure. Ce fracas n’était pas propre à rétablir un malade ; je voulus me lever, mais je ne pus, et mon côté était devenu noir.

Dans la matinée du 6 je reçus les visites des cheiks : ils me félicitèrent de ne m’être pas cassé le cou dans la chute dangereuse que j’avais faite. J’employai le reste de la journée à prendre des notes pour mon journal de voyage. Le soir, après le coucher du soleil, mon domestique et le hadgi maure qui me soignaient, étaient auprès de moi ; je me sentais un peu mieux, et j’exprimais mon espoir d’être le lendemain en état de supporter le mouvement du chameau, quand la veuve, qui avait enterré son mari la veille, vint me faire une visite, et s’assit auprès de moi. Ses soupirs me firent compatir à son sort, et mon domestique, que ses gémissemens touchaient autant que moi, essaya de la consoler. Cependant elle continua de gémir et, tout en se lamentant, elle dit qu’il n’y avait que moi qui pût lui rendre le bonheur, et qu’elle espérait que je ne lui refuserais pas ce service. Je ne savais ce qu’elle voulait dire ; elle gémit encore pendant que le domestique et le Maure se réunissaient pour la distraire ; puis elle répéta que personne que moi ne pouvait faire cesser son affliction. Je lui demandai enfin en quoi je pouvais lui être utile. Elle me dit alors qu’elle m’avait vu tracer des caractères magiques, et qu’elle espérait de ma complaisance que je lui ferais deux écrits de ce genre, l’un pour lui procurer promptement un second mari, et l’autre pour lui en avoir un troisième en cas que celui-ci eût le sort du défunt. La bonne femme qui ignorait que si j’avais le pouvoir de procurer des maris aux veuves, j’aurais trouvé assez d’emploi en Europe, sans avoir besoin de venir en Égypte, ne voulut jamais se laisser persuader que je n’étais point un magicien. Croyant que mon refus provenait de ma mauvaise volonté, elle s’en alla très-mécontente.

Je ne pus me tenir sur le chameau que le sur lendemain. Ce jour nous continuâmes notre roule après midi. Je ressentis encore de vives douleurs les deux premiers jours ; mais ensuite elles diminuèrent peu à peu. Le troisième jour de notre voyage dans le désert nous revînmes aux tombelles ; et le 11 nous fûmes de retour à Réjen. N’ayant plus d’eau, nous fumes réduits à remplir nos outres de l’eau salée que nous trouvâmes dans ce lieu. Le 12 nous nous dirigeâmes vers l’est-sud-est, parce que je voulais visiter un endroit appelé El-Moële. Nous traversâmes un grand nombre de collines de sable, et sur l’une d’elles nous choisîmes notre coucher pour la nuit.

Nous arrivâmes à El-Moële le 15 après midi, avec l’espoir d’y trouver de l’eau fraîche ; mais notre attente fut trompée, et nos chameliers furent obligés de faire notre ascid ou bouillie avec l’eau salée. El-Moële est situé à l’extrémité d’un long district, qui jadis a été cultivé, mais qui est maintenant abandonné faute d’eau ; il s’étend à plus de dix milles de l’ouest à l’est vers le Nil. J’y trouvai un petit village ancien, et les restes d’une église et d’un couvent chrétiens. Quelques peintures sur les murs de cet édifice sont parfaitement bien conservées ; au haut d’une niche au-dessus de l’autel on voit les figures des douze apôtres, dont les têtes n’ont presque rien perdu de leur expression ; leurs vêtemens brillent d’or.

Après notre repas accommodé à l’eau salée, nous n’avions d’autre ressource que de gagner le Nil, ou au moins un de ses canaux. Nous voyageâmes toute la nuit, et nous nous rapprochâmes du fleuve jusqu’à la distance de douze milles. Ce voisinage de l’eau ne nous empêcha pas de souffrir beaucoup de la soif ; j’avais mon palais enduit de sel, à peine pouvais-je articuler un mot ; et nous éprouvâmes tous de véritables tourmens. À la fin, un des chameliers nous dit que nous pouvions nous arrêter, attendu qu’il y avait de l’eau auprès de nous. Ces mots répandirent la joie dans nos cœurs ; cependant je ne pouvais concevoir comment il pouvait y avoir de l’eau dans une plaine caillouteuse comme celle où nous nous trouvions. Mais l’Arabe s’étant attendu à la disette, avait caché depuis l’Elloah une petite outre remplie d’eau, dans un sac que portait son chameau. Je ne me rappelle pas avoir jamais goûté quelque chose de plus doux et de plus agréable que cette eau, qui pourtant était renfermée depuis une huitaine de jours dans une peau.

Enfin, dans la matinée du 14, avant le lever du soleil, nous touchâmes au Bahr-Yousef, dans la vallée du Nil ; dans la soirée nous revînmes à Sedmin, où j’avais pris mon guide, et le 15 je fus de retour à Beny-Souef, où je m’embarquai pour le Caire.

Le consul M. Salt était revenu de la Haute-Égypte dans la capitale, où la peste faisait alors de grands ravages. J’allai le voir la nuit au consulat, et puis je retournai à Rosette, où j’arrivai le 23. Je n’attendais plus que la fin de la procédure instruite au sujet des outrages de Garnak, pour mettre à la voile et revenir en Europe. Mais cette procédure ne me promettait pas une issue bien favorable. J’avais prévu, dès le commencement, que mes plaintes seraient inutiles ; mais, puisque l’affaire était entamée, je fis une déclamation formelle sur les outrages reçus des deux agens de M. Drovetti ; celui-ci avait déjà cherché à prévenir le nouveau consul de France, M. Roussel, contre nous, en lui faisant croire que j’avais voulu empêcher, sous ses yeux, ses ouvriers de travailler, et qu’il ne s’agissait que d’une simple dispute, et non pas d’une attaque préméditée. Il voulut compliquer l’affaire, en prétendant qu’il était compromis dans nos plaintes ; mais je déclarai expressément que je ne demandais satisfaction que de ses deux agens. Pendant ce temps, ma chute sur le rocher de l’Elloah, qui avait eu des suites très-sensibles, en me laissant le côté noir et enflé, me força de garder un mois le lit. Le consul de France étant obligé de se rendre en France, avait remis au vice-consul la poursuite du procès. Cet homme qui n’avait jamais été plus loin que le Caire, et qui aurait bien voulu profiter de l’occasion pour faire gratis un voyage sur le Nil, déclara que, pour décider en connaissance de cause, il avait besoin de se transporter avec des greffiers, procureurs, témoins, etc., à Thèbes, expédition qui tomberait entièrement à ma charge, et qu’au préalable j’avais à déposer au greffe la somme de douze cents dollars.

Cependant Lebulo et Rosignano avaient été assignés à comparaître à Alexandrie. Ils vinrent ; mais fiers de la protection de leur patron, loin d’infirmer mes plaintes, ils se vantèrent de leur conduite outrageante. Après beaucoup d’instances, j’obtins enfin une entrevue avec M. Drovetti pour nous expliquer. Je voulais que cette explication fut aussi publique que possible ; mais M. Drovetti mit, pour condition, qu’il n’y aurait présens à cette entrevue que les vice-consuls d’Angleterre et de France, lui et moi. Je ne veux pas omettre qu’en débarquant la première fois à Alexandrie, en venant de l’Europe, j’eus l’obligation à M. Drovetti, d’être logé dans son occale pour éviter le danger de la peste. Cette prévenance contrastait avec la conduite hostile qu’il avait toujours tenue dans la suite contre moi : me trouvant face à face avec lui, je ne pus m’empêcher de lui demander par quelle action je m’étais attiré cette animosité de sa part. La réponse qui lui échappa ce fut de dire que je l’avais irrité en faisant enlever l’obélisque de Philæ. Il avoua donc, presque malgré lui, que la jalousie avait été le seul mobile de sa conduite. Je conviens qu’il ne devait pas voir de bon œil qu’un homme, qui n’était en Égypte que depuis peu d’années, y eût recueilli une masse d’antiquités qui empêchait M. Drovetti de placer avantageusement celle qu’il faisait lui-même depuis quinze ans, moins par amour de l’art, que dans l’espoir de la vendre au musée de Londres ou de Paris.

Le vice-consul de France, faisant les fonctions de juge, coupa enfin court, par quelques mots, dans une affaire qui traînait depuis neuf mois ; sa décision fut que, puisque les accusés étaient Piémontais et non Français, il fallait aller à Turin pour obtenir justice. Je ne m’étais pas attendu, j’en conviens, à une autre issue[8].

Malheureusement M. Drovetti ne borna pas encore là sa persécution. Lorsqu’à mon retour en Europe, je vins à Paris, j’y trouvai son gendre fort occupé à répandre les bruits les plus injurieux contre moi, et à se servir, à cet effet, des feuilles publiques. Quand je voulus répondre à ces insinuations odieuses, ma replique, au lieu de paraître dans les mêmes journaux, fut envoyée à M. Drovetti à Alexandrie.

Après avoir arrangé toutes mes affaires, je quittai enfin, vers le milieu de septembre 1819, l’Égypte, où j’avais trouvé plus à me plaindre de certains Européens que des Turcs et des Arabes.

Je me rendis d’abord dans mon pays natal, où je revis ma famille après une absence de vingt ans ; et de l’Italie je partis pour l’Angleterre.


  1. Voyez l’Atlas, planche 32.
  2. Voyez l’Atlas, planche 23.
  3. Le général Andréossy pense que le lac Mœris n’était peut-être autre chose que la tête de la longue vallée du fleuve sans eau, qui avait été diguée naturellement par les sables ou par la main des hommes ; en sorte que le lac, au lieu d’être creusé, aurait été formé. Voyez dans la Description de l’Égypte, le Mémoire de ce savant, sur la vallée des lacs de Natroun, et sur celle du fleuve sans eau. (Le Trad.)
  4. Voyez l’Atlas, planche 25.
  5. Il résulte du Mémoire du général Andréossy, cité plus haut, que le Bahr-el-Jarihd, ou fleuve sans eau, a la même direction que la vallée des lacs de Natroun, qui n’en est séparée que par une crête de rochers ; et que le Nil, avant de prendre sa direction actuelle, coulait, en tout ou en partie, par le lac Mœris et deux vallées dans les déserts de la Lybie. Outre les bois pétrifiés et en partie agatisés, le général Andréossy y a trouvé du quartz roulé, du silex et des pierres siliceuses, du gypse, des cristallisations quartzeuses, des fragmens de jaspe roulé ; minéraux qui appartiennent en partie aux montagnes primitives de la Haute-Égypte, et qui par conséquent ont dû être charriés par le fleuve. (Le Trad.)
  6. L’auteur écrit de Buden ; ce ne peut être que le colonel français Boutin, dont le voyage périlleux à Siwah est connu. À la fin de 1819, M. Cailliaud a fait un voyage à la même Oasis ; il y a mesuré et dessiné trois temples ; mais les indigènes l’ont empêché de pénétrer dans un lieu mystérieux, appelé île d’Araschie. M. Drovetti a fait ensuite le tour de l’île, sans y apercevoir des monumens anciens. (Le Trad.)
  7. Ne pourrait-on pas admettre que la chaleur de la terre n’atteint le réservoir ou le foyer de la source que lorsque le soleil est déjà sous l’horizon, et qu’ainsi la source, qui vient peut-être d’une grande profondeur ou de très-loin, n’est échauffée que la nuit ? C’est un phénomène qu’on a remarqué du moins dans plusieurs sources d’Europe. (Le Trad.)
  8. Les étrangers ne sont pas les seuls qui se plaignent de l’arbitraire qui règne dans le consulat de France en Égypte ; des Français même ont cru devoir en avertir le gouvernement. Voici ce qu’on lit dans la Réclamation contre l’administration du consulat français en Égypte, par M. Noyane, négociant français à Alexandrie, Paris, 1820, in-4o. : « Pendant que toute la France est gouvernée uniformément par des lois pénales positives, que chacun peut connaître, les Français qui font tant de nobles efforts pour ranimer notre commerce dans le Levant, y sont encore jugés, ou plutôt condamnés en vertu de quelques ordonnances, dont presque toutes les dispositions sont abolies par les lois nouvelles. Naguère (en 1819, à la fête de S. Louis), le consul de France à Alexandrie, en Égypte, a essayé de mettre à exécution une ordonnance de 1593, qui condamne à une amende de trente livres, tout Français qui refuserait d’accompagner le consul à la messe. Voilà la bizarre législation, digne de la barbarie qui la vit naître, qu’on a voulu exécuter sous la charte qui protège avec tant de sagesse la liberté de toutes les consciences. » (Le Trad.)