Voyages en Suisse et en Italie/Du Brenner à Vérone

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Œuvres de Goethe
Traduction par Jacques Porchat.
Librairie de L. Hachette et Cie (IX. Voyages en Suisse et en Italiep. 84-99).

DU BRENNER A VÉRONE.


Trente, 11 septembre 1786, le matin.

Après cinquante heures de vie et d’occupation continuelles, je suis arrivé ici hier au soir à huit heures ; je me suis couché bientôt après, et maintenant je me retrouve en état de poursuivre mon récit, A neuf heures du soir, lorsque j’eus achevé le premier article de mon journal, je voulus encore dessiner l’auberge, la maison de poste du Brermer ; mais je ne réussis pas à en saisir le caractère, et je rentrai un peu chagrin au logis. Le maître de poste me demanda si je ne voulais point partir, puisqu’il faisait clair de lune et que la route était belle. Je savais bian qu’il avait besoin de ses chevaux le lendemain matin pour rentrer le regain ; qu’il serait charmé de les voir de retour pour ce moment, et qu’ainsi son conseil était intéressé : cependant je le suivis, parce qu’il était d’accord avec mon inclination. Le soleil se remontra, l’air était assez doux ; je fis mon paquet, et je partis vers sept heures. L’atmosphère s’était dégagée de nuages et la soirée était des plus belles.

Le postillon s’endormit, et les chevaux descendirent au grand trot la route connue : arrivaient-ils en plaine, ils allaient plus lentement, le postillon s’éveillait et les pressait de nouveau. Et c’est ainsi que j’arrivai très-vite, à travers de hauts rochers, au bord de l’impétueux Adige [1]. La lune se leva pour éclairer des objets étranges. Quelques moulins, entourés de pins antiques, sur le fleuve écumant, étaient de véritables Everdingen. ’Quand j’arrivai à Sterzing, sur les neuf heures, on me fit aussi entendre qu’on serait charmé de me voir poursuivre ma route sur-le-champ. A Mittenwald, au coup de minuit, je trouvai tout dans un profond sommeil, excepté le postillon, et il e» fut ainsi jusqu’à Brixen, où l’on m’expédia de même, en sorte que j’arrivai avec le jour à Collmann. Les postillons couraient à m’ôter la vue et l’ouïe, et je regrettais de traverser comme au vol et de nuit, avec une effroyable vitesse, ces magnifiques contrées ; toutefois j’étais charmé au fond du cœur d’être poussé par un bon vent vers le terme de mes vœux. Au point du jour, je vis les premiers coteaux plantés de vignes. Une femme vint m’offrir des poires et des pèches. Puis nous courûmes sur Deutschen, où j’arrivai à sept heures, pour être aussitôt envoyé plus loin. Alors enlin, le soleil étant déjà haut, après avoir couru encore quelque temps vers le nord, je pus contempler la vallée où Botzen est situé. Entourée de montagnes escarpées, cultivées jusqu’à une certaine hauteur, elle est ouverte au sud et fermée au nord par les montagnes du Tyrol. Un air doux et tiède remplissait la contrée. Ici l’Adige tourne de nouveau vers le sud. Au pied des monts, les collines sont plantées de vignes. Les souches s’étendent sur de longues perches basses ; les raisins bleus y sont gracieusement suspendus et mûrissent à la chaleur du sol voisin. Jusque dans la plaine de la vallée, où l’on ne voit d’ailleurs que des prairies, la vigne est ainsi plantée en files serrées les unes contre les autres, et, entre deux, le blé de Turquie, qui pousse des tiges toujours plus hautes. Je l’ai vu souvent atteindre jusqu’à dix pieds. La fleur radie, filandreuse, n’est pas coupée encore, comme on le fait quelque temps après la fécondation.

J’arrivai à Botzen par un beau soleil. J’eus du plaisir à voir toutes ces figures de marchands. Elles exprimaient vivement la joie et l’activité. Sur la place étaient établies des fruitières, avec des corbeilles plates et rondes, qui avaient plus de quatre pieds de diamètre, et où les pêches étaient posées les unes à côté des autres, de manière à n’être pas pressées. Et ainsi dos poires. Alors je me rappelai ce que j’avais vu écrit à Ratisbonne, contre la fenêtre de l’auberge :

Comme "les pêches et les melons
Sont pour la bouche d’un baron,
Ainsi les verges et les bâtons
Sont pour les fous, dit Salomon ’.

Il est évident que cela fut écrit par un baron du Nord, et il est aussi naturel de croire que ses idées changeraient dans ce pays.

A la foire de Botzen, il se fait un grand commerce de soie ; on y apporte aussi des tissus et tous les cuirs fabriqués dans les montagnes. Mais beaucoup de marchands viennent surtout pour encaisser des fonds, pour recevoir des commandes et faire de nouveaux crédits. J’avais grande envie de passer en revue tous ces produits qui se trouvaient là rassemblés ; mais la presse, l’inquiétude, qui me talonnent, ne me laissent pas de reMche, et je me hâte de repartir. D’ailleurs, ce qui me rassure, c’est que, dans notre âge statistique, tout cela est sans doute déjà imprimé, et qu’on peut s’en instruire à son aise dans les livres. Je ne cherche maintenant que des impressions sensibles, qu’aucun livre, aucun dessin, ne procure. Il s’agit de reprendre intérêt au monde extérieur, d’essayer et d’éprouver mon esprit d’observation ; de constater jusqu’où s’étendent mon savoir et mes connaissances, si mon œil est clairvoyant, pur et vif, le nombre d’objets que je puis saisir à la volée, et si les plis qui se sont formés et imprimés dans mon esprit se peuvent encore effacer. A présent, que je me sers moi-même, que je dois être toujours attentif, toujours alerte, ce peu de jours m’ont déjà donné une tout autre élasticité d’esprit ; il faut que je m’informe du cours de l’argent, il me faut changer, compter, noter, écrire, tandis qu’auparavant je me bornais à penser, à vouloir, à réfléchir, à commander et à dicter.

Il y a neuf milles de Botzen à Trente, dans une vallée de plus en plus fertile. Tout ce qui essaye de végéter sur les hautes montagnes a déjà ici plus de force et de vie. Le soleil est brûlant, et l’on recommence à croire en Dieu. Une pauvre femme


1. Ces rimes sont en français dans l’original» m’a appelé pour me prier de prendre son enfant dans ma voiture, « parce que la chaleur du sol lui brûle les pieds. » J’ai accompli cet acte d’humanité en l’honneur de la puissante lumière du ciel. L’enfant était vêtu et paré d’une étrange façon, mais je n’ai pu en tirer un seul mot en aucune langue.

Le cours de l’Adige devient plus doux, et forme en beaucoup d’endroits de larges bancs de gravier. A terre, près du fleuve, et sur la pente des collines, tout est planté si serré, si entremêlé, qu’il semble qu’une chose doive étouffer l’autre ; treilles de vignes, maïs, mûriers, pommes, poires, coings et noix ; l’hièble s’élance vivement sur les murs ; le lierre s’élève en fortes tiges contre les rochers, et les couvre sur une grande étendue ; le lézard se glisse dans les intervalles ; tout ce qui passe de ça et de là rappelle les plus charmants tableaux ; les tresses des femmes, les poitrines nues et les légères jaquettes des hommes, les bœufs magnifiques qu’ils ramènent du marché, les ânes chargés, tout représente un Henri Roos animé et vivant. Et quand vient le soir, que, par une douce brise, quelques nuages reposent sur les montagnes, s’arrêtent dans le ciel plutôt qu’ils ne passent, et qu’aussitôt après le coucher du soleil, le froufrou des sauterelles commence à devenir bruyant, on se sent chez soi dans le monde et non comme étranger ou exilé. Je me plais ici comme si j’y étais né, que j’y eusse été élevé et que je revinsse d’une expédition au Groenland ou de la pêche de la baleine. Je salue jusqu’à la poussière natale, qui tourbillonne quelquefois autour de la voiture, et qui m’avait été si longtemps étrangère. Le carillon des sauterelles me charme ; il est pénétrant et n’est point désagréable. C’est amusant d’entendre de joyeux bambins rivaliser par leurs sifflements avec une armée de ces chanteuses. On se figure une joute réelle. La soirée même est douce comme le jour.

Si quelque personne qui habiterait le Midi ou qui reviendrait du Midi, apprenait mon ravissement, elle me trouverait bien enfant. Ah ! ce que j’exprime ici, je l’ai connu longtemps, aussi longtemps que j’ai souffert sous un ciel inclément. Et maintenant j’aime ;\ sentir, comme exception, cette joie, que l’on devrait goûter sans cesse, comme une éternelle nécessité de la nature.

Trente, 10 septembre 1786, le soir.

J’ai parcouru la ville ; elle est fort vieille, mais, dans quelques rues, elle a des maisons neuves, bien bâties. On voit dans l’église un table.iu représentant le concile assemblé qui entend un sermon du général des jésuites. Je voudrais bien savoir ce qu’il leur a donné à garder. L’église de ces pères se signale d’abord par les pilastres en marbre rouge de sa façade ; un pesant rideau couvre la porte pour arrêter la poussière. Je l’ai levé et je suis entré dans un petit porche : l’église elle-même est fermée par une grille en fer, mais de telle sorte qu’on peut la voir tout entière. Tout était mort et silencieux, car on n’y célèbre plus le service divin. Si la première porte était ouverle, c’est que, le soir, toutes les églises doivent l’être.

Comme j’étais là à méditer sur l’architecture, que je trouvais semblable aux autres églises de l’ordre, entra un vieillard, qui ôta aussitôt sa cape noire. Son vieil habit noir grisonnant annonçait un pauvre ecclésiastique. Il s’agenouille devant la grille, et, après une courte prière, il se relève. En se retournant, il se dit à demi-voix : « Fort bien, ils ont chassé les jésuites : ils auraient dû leur payer aussi ce que l’ùglise leur a coulé. Je le sais moi, ce qu’elle leur a coûté et le séminaire. Que de milliers d’écus ! » Cependant il était sorli, et derrière lui était tombé le rideau, que je soulevai un peu, puis je demeurai immobile. L’homme s’était arrêté au-dessus des degrés et il dit : « Ce n’est pas l’empereur qui a fait cela : c’est le pape. » Le visage tourné vers la rue, et sans prendre garde à moi, il poursuivit : « D’abord les Espagnols, puis nous, puis les Français. Le sang d’Abel crie contre son frère Caïn ! » Après cela, il descendit l’escalier, en continuant de se parler à lui-même. C’est probablement un homme que les jésuites soutenaient, à qui la chute prodigieuse de l’ordre a fait perdre la raison, et qui vient tous les jours chercher dans l’église vide ses anciens habitants, et, après une courte prière, maudire leurs ennemis.

Un jeune homme, que j’interrogeai sur les curiosités de la ville, me montra une maison, qu’on appelle la maison du diable, et que le malin esprit, d’ailleurs si prompt à détruire, doit avoir bAtio en une nuit, de pierres diligemment apportées. Mais le bon garçon ne remarquait pas ce qui élait proprement digne de remarque, c’est que cette maison était la seule de Trente qui fût de bon goût ; construite sans doute dans le vieux temps par un bon maître italien. Je suis parti à cinq heures du soir. Même spectacle que la veille, et les sauterelles, qui recommencent ù grésillonner dès le coucher du soleil. On roule environ un mille entre des murs sur lesquels des treilles se font voir. D’autres murs, qui ne sont pas assez hauts, ont été relevés, comme on a pu, avec des pierres, des épines et d’autres choses, pour rendre aux passants le vol des raisins plus difficile. Beaucoup de propriétaires aspergent de chaux les premiers ceps, ce qui rend les raisins immangeables, sans nuire au vin, parce que la fermentation rejette tout dehors.

Roveredo, 11 septembre 178G, au soir.

Me voici à Roveredo, où le langage prend une forme décidée : plus haut, il flotte encore entre l’allemand et l’italien. Ici, pour la première fois, j’ai eu un postillon pur Italien ; l’hôte ne parle pas l’allemand, et je dois essayer mes talents de linguiste. Quel plaisir de trouver vivante, de trouver usuelle, la langue que j’aime !

Torbole, 12 septembre 1786, après dîner.

Que je voudrais voir un moment mes amis à mes côtés, pour jouir de la vue qui se déploie devant moi ! J’aurais pu être ce soir à Vérone, mais il se trouvait auprès de moi une œuvre admirable de la nature, un merveilleux spectacle, le lac de Garde. Je n’ai pas voulu négliger de le voir, et je suis magnifiquement récompensé de ce détour. Je suis parti de Roveredo après cinq heures, et j’ai remonté une vallée latérale, qui verse encore ses eaux dans l’Adige. Quand on arrive au haut, il se présente dans le fond un immense banc de rochers, qu’il faut franchir encore pour descendre au lac. Là se montraient les plus belles études de rochers calcaires. Arrivé en bas, on trouve un petit endroit, à l’extrémité septentrionale du lac, avec un petit port ou plutôt un abord. On l’appelle Torbole. Les figuiers m’avaient accompagné en chemin, et, quand je descendis dans l’amphithéâtre de rochers, je trouvai les premiers oliviers, couverts d’olives. C’est là aussi que je vis pour la première fois, comme fruit commun, les petites figues blanches que la comtesse Larithieri m’avait promises.

De la chambre où je suis assis, une porte s’ouvre sur la cour : j’ai avancé ma petite table, et dessiné en quelques traits la perspective. On voit le lac, peu s’en faut, dans toute sa longueur ; l’extrémité se dérobe seule au regard vers la gauche. Le rivage, encadré des deux côtés de collines et de montagnes, brille d’innombrables petits villages. Après minuit, le vent souffle du nord au sud. Qui veut descendre le lac doit s’embarquer à cette heure, car la brise tourne quelques heures avant le lever du soleil, et passe au sud. Maintenant, après midi, elle souffle avec force contre moi, et tempère délicieusement l’ardeur du soleil. En même temps Volkmann m’apprend que ce lac s’appelait autrefois Benacus, et il cite un vers de Virgile qui en fait mention :

Fluctibus et fremilu resonans, Benace, marino.

C’est le premier vers latin dont l’objet est vivant devant moi, et qui, dans ce moment, où le vent souffle toujours plus fort, et où le lac pousse contre l’abord des vagues toujours plus hautes, est aussi vrai qu’il l’était il y a dix-huit siècles. Bien des choses ont changé, mais le vent gronde toujours sur le lac, dont l’aspect est encore ennobli par un vers de Virgile.

Écrit sous le quarante-cinquième degré et cinquante minutes

Je suis allé me promener pendant la fraîcheur du soir, et c’est à présent que je me trouve réellement dans un pays nouveau, dans une contrée tout à fait étrangère. Les hommes mènent une vie d’indolence et de fainéantise. D’abord les portes n’ont point de serrures ; mais mon hôte m’a assuré que je pouvais être tout à fait tranquille, quand tout ce que j’avais d’effets seraient des diamants ; deuxièmement, les fenêtres sont munies de papier huilé en guise de vitres ; troisièmement, une dépendance des plus nécessaires fait défaut, en sorte qu’on se trouve assez voisin de l’état de nature. A une certaine question, que j’adressai à un valet, il me désigne la cour. Qui abbasso puàscrvirsi. Je lui demandai Dove ? — Da pcr tutlo,dovevucl, réponditil gracieusement. On remarque en tout la plus grande insouciance, mais astez de vie et d’activité. Les voisines bavardent, crient tout le jour, et, en même temps, elles ont toutes quelque chose à faire. Je n’ai vu encore aucune femme oisive.

L’hôte m’annonça, avec une emphase italienne, qu’il se trouvait heureux de pouvoir me servir la truite la plus exquise. On les prend près de Torbole, à l’endroit où le ruisseau descend de la montagne, et où les poissons cherchent à remonter. On paye dix mille florins cette ferme à l’empereur. Ce ne sont pas de véritables truites ; elles sont grandes, pèsent quelquefois jusqu’à cinquante livres, et sont tachetées sur tout le corps jusqu’à la tête ; le goût en est délicieux, et tient de la truite et du saumon. Mais mon véritable régal, ce sont les fruits, les figues et aussi les poires, qui doivent, cela s’entend, être exquises dans un lieu où les citrons mûrissent.

Malsesine, 13 septembre 1786, le soir.

Je suis parti ce matin à trois heures de Torbole avec deux rameurs. Le vent a été d’abord favorable, et nous avons pu déployer la voile. La matinée était magnifique, nuageuse, il est vrai, mais calme au point du jour. Nous avons passé devant Limona, dont les jardins montueux, disposés en terrasses et plantés de citronniers, ont un air d’ordre et de richesse. Tout le jardin est garni de piliers blancs et carrés, rangés en files, placés à une certaine distance les uns des autres, et qui s’élèvent par degrés contre la montagne. Sur ces piliers sont posées de fortes perches, afin de couvrir pendant l’hiver les arbres plantés dans les intervalles. Comme nous avancions lentement, je pus observer et contempler à mon aise ces objets agréables. Nous avions dépassé Malsesine, quand le vent changea complètement de direction, prit son cours ordinaire pendant le jour et souffla vers le nord. Les rames étaient de peu de secours contre cette force supérieure, et nous dûmes aborder dans le port de Malsesine. C’est la première place vénitienne sur la rive orientale du lac. Quand on a affaire avec l’eau, on ne peut pas dire : « Aujourd’hui, je serai là. » J’emploierai cette halte de mon mieux, et surtout à dessiner le château, qui est au bord du lac et qui offre un bel aspect. J’en ai déjà pris l’esquisse en passant devant.

Vérone, 14 septembre 1786.

Le vent contraire, qui me poussa hier dans le port de Malsesine, me préparait une dangereuse aventure, que j’ai affrontée gaiement et dont le souvenir me semble drôle. Comme je me l’étais proposé, je me rendis le matin, de bonne heure, au vieux, château, qui, n’ayant ni porte ni garde, est ouvert à tout le monde. Je nie plaçai dans la cour, vis-à-vis de la vieille tour, bâtie sur le rocher et dans le rocher. J’avais trouvé là une petite place très-commode pour dessiner, à côté d’une porte fermée, élevée de trois ou quatre marches, un petit siège de pierre orné dans le pied-droit de la porte, comme on en voit encore chez nous dans de vieux édifices. Je fus à peine établi, que diverses personnes entrèrent dans la cour. Elles m’observent, elles vont et viennent ; la foule augmente, puis elle demeure et finit par m’entourer. Je voyais bien que mon travail avait éveillé leur attention, mais je ne me laissai pas troubler, et je continuai tranquillement. Enfin un homme d’assez mauvaise mine s’avance vers moi et me demande ce que je fais là. Je lui réponds que je dessine la vieille tour, pour conserver un souvenir de Malsesine. Là-dessus, il me dit que cela n’est pas permis et que je dois cesser. Comme il me disait cela dans la langue populaire de Venise, que j’entendais à peine, je lui répondis que je ne le comprenais pas. Sur quoi, avec un véritable flegme italien, il prit ma feuille et la déchira, en la laissant toutefois sur le carton. Je pus remarquer aussitôt parmi les assistants un murmure de mécontentement ; une vieille femme dit que ce n’était pas bien, qu’il fallait appeler le podestat, qui savait juger ces sortes de choses. J’étais debout sur mes degrés, le dos appuyé contre la porte, et je dominais la foule, qui augmentait sans cesse. Ces regards curieux et fixes, l’air de bonhomie de la plupart des figures, et tout ce qui peut caractériser une multitude étrangère, me faisaient l’impression la plus gaie. Je croyais voir devant moi le chœur des oiseaux ’ que j’avais souvent mystifié familièrement sur le théâtre d’Ettersbourg. Cela me mit de l’humeur la plus joviale ; aussi quand le podestat survint avec son greffier, je le saluai cordialement, et, lorsqu’il m’eut demandé pourquoi je dessinais leur forteresse, je lui répondis d’un ton modeste que je ne pouvais prendre ces murailles pour une forteresse. Je lui fis observer, ainsi qu’au peuple, la décadence des tours et des murs, l’absence de portes, le manque de tout moyen de défense, et je lui assurai que je n’avais cru voir et dessiner là qu’une ruine.

1. Allusion à une pelite pièce que (joethe avait donnée pour l’amusement de Weimar.

On me répliqua : « Si ce n’était qu’une ruine, que pouvaitelle offrir de remarquable ? » Comme je désirais gagner du temps et de la faveur, je répondis avec beaucoup de détail qu’ils devaient savoir combien de voyageurs se rendaient en Italie uniquement pour les ruines ; Rome, la capitale du monde, ravagée par les barbares, était remplie de ruines qu’on avait dessinées cent et cent fois ; tous les monuments de l’antiquité n’étaient pas aussi bien conservés que l’amphilhéâtre de Vérone, que j’espérais aussi voir bientôt.

Le podestat, qui était debout devant moi, mais plus bas, était un homme d’une taille allongée sans être fort maigre. Il pouvait avoir trente ans. Les traits émoussés de son visage sans expression répondaient tout à fait à la manière lente et confuse avec laquelle il m’interrogeait. Le greffier, moins grand et plus habile, parut néanmoins, au premier moment, aussi embarrassé d’un cas si nouveau et si étrange. Je dis encore bien des choses dans le même sens. On paraissait m’écouter avec plaisir, et, m’étant tourné vers quelques visages de femmes bienveillants, je crus y découvrir l’assentiment et l’approbation. Mais, quand je mentionnai l’amphithéâtre de Vérone, connu sous le nom d’Arène dans le pays, le greffier, qui avait eu le temps de se recueillir, dit que c’était fort bien, parce que c’était un édifice romain, célèbre dans tout le monde, mais que ces tours n’avaient rien de remarquable, si ce n’est qu’elles indiquaient la limite entre le territoire de Venise et l’empire d’Autriche. Je répondis avec détail qu’après les antiquités grecques et romaines, celles du moyen âge méritaient aussi l’attention. Je ne pouvais faire un reproche aux habitants de Malsesine, accoutumés dès l’enfance à cet édifice, de ne savoir pas y découvrir autant que moi de beautés pittoresques. Le soleil levant vint très à propos éclairer de la plus belle lumière la tour, les rochers et les murailles, et je me mis à leur décrire ce tableau avec enthousiasme. Mais, comme mon public avait à dos ces objets vantés, et qu’il ne voulait pas s’éloigner, de moi,.toutes les têtes se tournèrent soudain, comme font ces oiseaux qu’on nomme torcols, afin de contempler de leurs yeux ce que l’on vantait à leurs oreilles ; le podestat lui-même se tourna, quoique avec plus de dignité, vers l’objet décrit. Cette scène nous parut tellement risible, que ma bonne humeur s’en accrut, et que je ne leur fis grâce de rien, et surtout du lierre qui, depuis des siècles, avait eu le temps de couvrir le rocher et les murs de la plus riche décoration.

Le greffier répliqua que cela était bel et bon, mais que l’empereur Joseph était un prince remuant, qui avait sans doute encore quelques mauvais desseins contre la république de Venise, et que je pourrais bien être son sujet, un émissaire chargé d’observer les frontières. * Bien loin d’appartenir à l’empereur, m’écriai-je, je puis me vanter aussi bien que vous d’être citoyen d’une république, qui, sans pouvoir être comparée, pour la puissance et la grandeur, à l’illustre État de Venise, se gouverne pourtant elle-même, et ne le cède en Allemagne à aucune ville pour l’activité commerciale, pour la richesse et pour la sagesse de ses magistrats. Je suis en effet de Francfort-surle-Mein, et sans doute le nom et la renommée de cette ville sont parvenus jusqu’à vous. — De Francfort-sur-le-Mein ! s’écria une jeune et jolie femme. Monsieur le podestat, vous pourrez savoir d’abord quel est cet étranger, que je tiens, quant à moi, pour un honnête homme. Faites appeler Gregorio, qui a été longtemps en service dans cette ville : il décidera la question mieux que personne. »

Déjà les visages bienveillants m’entouraient en plus grand nombre ; mon premier adversaire avait disparu, et, lorsque Gregorio arriva, l’affaire tourna entièrement à mon avantage. Gregorio pouvait avoir cinquante ans ; c’était une bonne figure italienne. Il parla et se comporta en homme pour qui l’étranger n’est pas étrange ; il me conta d’abord qu’il avait été domestique chez M. Bolongaro, et qu’il serait charmé d’avoir par moi des nouvelles de cette famille et de la ville, dont il avait conservé un agréable souvenir. Heureusement son séjour à Francfort répondait à mes années d’enfance, et j’eus le double avantage de pouvoir lui dire ce qu’était la ville de son temps et ce qu’elle était devenue depuis. Je lui parlai de toutes les familles italiennes, dont aucune ne m’avait été étrangère. Il fut très-heureux d’apprendre certains détails, par exemple, que M. Alessina avait célébré ses noces d’or en 1774, et qu’on avait frappé, à cette occasion, une médaille que je possède encore.- Il se rappela fort bien que la femme de ce riche négociant était née Brentano. Je pus lui parler aussi des fils et des petits-fils de ces familles, comme ils avaient grandi, s’étaient établis, mariés et multipliés.

Lorsque je l’eus ponctuellement satisfait sur presque tous les détails qu’il m’avait demandés, je vis sa figure prendre tour à tour une expression grave et sereine. Il était joyeux, mais ému. Le peuple se rassura de plus en plus ; il ne pouvait se rassasier de notre dialogue, dont il fallait du reste lui traduire une partie en son dialecte. Gregorio dit enfin : «Monsieur le podestat, je suis convaincu que Monsieur est un brave homme, ami des arts, bien élevé, qui voyage pour s’instruire. Laissons-le nous quitter en ami, afin qu’il dise du bien de nous à ses compatriotes, et qu’il les engage à visiter Malsesine, dont la belle situation est bien digne d’être admirée par les étrangers. » Je fortifiai ces paroles amicales en faisant l’éloge de la contrée, de la situation et des habitants, sans oublier les magistrats, dont je vantai la prudence et la sagesse.

Tout cela fut jugé satisfaisant, et j’eus la permission de visiter à mon gré avec maître Gregorio la ville et les environs. L’hôte chez qui j’avais logé se joignit à nous, et se réjouissait déjà, à la pensée des étrangers qui afflueraient chez lui, quand les avantages de Malsesine auraient été mis dans un beau jour. 11 observait avec une vive curiosité mon habillement, mais il m’enviait surtout les petits pistolets qu’on pouvait si commodément cacher dans sa poche. Il estimait heureux ceux qui osaient porter de si belles armes, ce qui était défendu chez eux sous les peines les plus sévères. J’interrompais quelquefois ces amicales importunités pour exprimer rmi reconnaissance à mon libérateur. « Ne me remerciez-pas, répondit le brave homme, vous ne m’avez aucune obligation. Si le podestat savait son métier, et si le greffier n’était pas l’homme du monde le plus inlércssé, vous n’en seriez pas sorti comme cela. Mais le premier était plus embarrassé que vous, et l’autre n’aurait pas reçu même un denier pour votre arrestation, pour ses écritures et pour votre transport à Vérone. C’est la réflexion qu’il a faite du premier coup, et vous étiez déjà délivré avant que nous eussions fini notre conversation. »

Vers le soir, le bon homme me conduisit dans sa vigne, qui était fort bien située sur le penchant du rivage. Son fils, ûgé de quinze ans, nous accompagnait, et le père le faisait grimper sur les arbres pour me cueillir les meilleurs fruits, tandis que Gregorio lui-même choisissait les raisins les plus mûrs. Entre ces deux hommes bienveillants, étrangers au monde, complètement isolé dans la retraite profonde de ce coin de la terre, je sentais pourtant de la manière la plus vive, en réfléchissant aux aventures de ce jour, que l’homme est une créature bien étrange • les choses dont il pourrait jouir à son aise et sans risque en bonne compagnie, il se les rend incommodes et dangereuses, uniquement par la fantaisie de s’approprier d’une façon particulière l’univers et ce qu’il renferme. Vers minuit, mon hôte m’accompagna à la barque, portant la petite corbeille de fruits dont Gregorio m’avait fait présent, et je quittai avec un bon vent le rivage qui avait failli devenir pour njoi un pays de Lestrj gons.

Parlons maintenant de ma navigation. Elle fut heureuse, et je mis pied à terre, enchanté de la magnificence de ce miroir liquide et du rivage lombard. Au couchant, où la montagne cesse d’être escarpée, et où les campagnes s’abaissent plus doucement vers le lac, on voit à la file, sur unejongueur d’une liuue et demie environ, Garignano, Boiaco, Ceciria, Toscolan, Maderno, Verdorn, Salo, la plupart étalés eux-mêmes le long de la rive. Il n’y a point de termes pour exprimer la grélce de cette contrée riche et populeuse. J’abordai à Bartolino à dix htures du matin ; je fis charger mon bagage sur un mulet, et * je montai sur un autre. La route franchit une croupe qui sépare de la vallée du lac celle de l’Adige. Les eaux primitives semblent avoir lutté des deux parts l’une contre l’autre en courants énormes, et avoir élevé cette colossale digue de cailloux. A une époque plus tranquille, de la terre fertile fut déposée pardessus, mais l’agriculteur ne cesse pas d’être tourmenté par les galets, qui reviennent toujours. On cherche à s’en débarrasser autant que possible ; on les entasse par couches et l’on forme ainsi le long du chemin comme des murs très-épais. Les mûriers ne prospèrent pas sur ces hauteurs, faute d’humidité. Des sources, il ne faut pas y penser. De temps en temps on rencontre des flaques, où l’on a recueilli l’eau de pluie, et où les mulets et même leurs guides se désaltèrent. En bas, le long du fleuve, on a établi des roues à puiser, pour arroser à volonté les plantations inférieures.

La magnificence du pays qu’on voit en descendant est inexprimable. C’est un jardin long et large de plusieurs milles, formant une plaine tout unie, parfaitement cultivée, au pied de hautes montagnes et de rochers escarpés. C’est ainsi que j’arrivai le 14 septembre, vers une heure, à Vérone, où je commence par écrire ces lignes, et je termine le second cahier de mon journal, en me promettant pour ce soir le plaisir de visiter l’amphithéâtre.

Voici les nouvelles de la température de ces derniers jours. La nuit du neuf au dix fut tour à tour sereine et couverte ; la lune resta toujours entourée d’un cercle de vapeurs. Le matin, vers cinq heures, tout le ciel se couvrit de légers nuages gris, qui disparurent avec le progrès du jour. Plus je descendais, plus le temps élait beau. Enfin, à Botzen, quand j’eus laissé au nord la grande chaîne de montagnes, l’air prit un caractère tout nouveau : on voyait dans les divers enfoncements de la contrée, qui se distinguaient agréablement les uns des autres par un bleu plus ou moins foncé, que l’atmosphère était remplie de vapeurs, également distribuées, qu’elle suffisait à porter, et qui, pnr conséquent, ne tombaient pas en rosée ou en pluie, et ne se rassemblaient pas non plus en nuages. Quand j’arrivai plus bas, je pus observer clairement que toutes les vapeurs qui montent de la vallée de Botzen, toutes les traînées de nuages qui s’élèvent des montagnes du sud, s’acheminaient au nord, vers les contrées supérieures, ne les couvraient pas, mais les enveloppaient dans une sorte de brouillard sec. Dans le dernier lointain, par-dessus les montagnes, je pus remarquer un bout d’arc-en-ciel. De Botzen, en tirant vers le sud, on a eu tout l’été un temps superbe, seulement, de temps à autre, un peu d’eau (ils disent acqua, pour exprimer la pluie douce), et puis, de nouveau, le soleil. Hier encore, il est tombé par moments quelques gouttes de pluie, et le soleil reparaissait toujours après. Il y a longtemps qu’ils n’ont eu une si bonne année ; tout réussit • ils nous ont envoyé le mauvais.

Je ne dirai qu’un mot des montagnes et des sortes de pierres, car le voyage en Italie de Ferber et celui de Hacquet à travers les Alpes nous ont assez fait connaître cette route. A un quart de lieue du Brenner, est une carrière de marbre, près de laquelle j’ai passé dans le crépuscule. Elle doit, comme celle qui se trouve de l’autre côté, reposer sur.le schiste micacé. J’ai trouvé celle-ci près de Collmann, à la naissance du jour. Plus loin et plus bas, se montrèrent les porphyres ; les roches étaient si magnifiques, et les amas si convenablement brisés au bord de la chaussée, qu’on aurait pu d’abord en faire et en empaqueter de petits cabinets à la manière de Voigt. Je puis aussi, sans fatigue, emporter un morceau de chaque espèce, si je sais accoutumer mes yeux et mes désirs à une petite mesure. Je trouvai bientôt au-dessous de Collmann un porphyre qui se sépare en plaques régulières, et entre Brandzoll et Neumarkt un porphyre pareil, mais dont les plaques se divisent à leur tour en colonnes. Ferber les tenait pour des produits volcaniques ; mais il y a de cela quatorze ans, alors que les têtes ne voyaient qu’embrasement dans l’univers entier. Hacquet s’égaye déjà sur cette folie.

J’ai peu d’observations à faire sur la population, et peu d’observations favorables. Aussitôt que je vis le jour, à ma descente du Brenner, je remarquai dans les figures un changement décidé ; je fus particulièrement choqué du teint pâle et brun des femmes. Leurs traits annonçaient la misère, les enfants étaient aussi misérables à voir, les hommes étaient un peu mieux. Je crois trouver la cause de cet état maladif dans l’usage fréquent du maïs et du blé noir. On les moud, on cuit la farine à l’eau, jusqu’à ce qu’elle soit réduite en une bouillie épaisse, et on la mange ainsi. Les Allemands de l’autre versant divisent de nouveau cette pâte, et la fricassent dans le beurre ; le Tyrolien italien la mange telle quelle ; quelquefois •’ y râpe du fromage ; de toute l’année, point de viande, i .a doit nécessairement obstruer les premières voies, surtout chez les enfants et les femmes, et leur teint cachectique est l’indice de ce dépérissement. Ils mangent aussi des fruits et des haricots verts bouillis à l’eau et assaisonnés d’ail et d’huile.

Je demandai s’il n’y avait pas aussi des paysans riches. ••• Oui, sans doute. — Ne se traitent-ils pas mieux ? Ne prennent-ils pas une meilleure nourriture ? — Non, ils sont accoutumés à celle-là. — Et que font-ils de leur argent ? Quelle dépense fontils î— Oh ! ils ont leurs seigneurs, qui le leur prennent. » Telle fut la somme de ma conversation avec la fille de mon hôte à Botzen. J’appris en outre d’elle que les vignerons, qui semblent le plus à leur aise, sont les plus malheureux, car ils sont dans les mains des marchands des villes, qui leur avancent de quoi s’entretenir dans les mauvaises années, et, dans les bonnes, prennent le vin à vil prix. Mais il en est partout de même.

Ce qui confirme mon opinion sur la nourriture, c’est que les femmes des villes se présentent de plus en plus avec avantage. Déjeunes visages, jolis et potelés, le corps un peu trop petit pour sa force et pour la grandeur de la tête ; mais ça et là des figures bien avenantes. Nous connaissons les hommes par les Tyroliens voyageurs. Dans le pays, ils ont l’air moins vifs que les femmes, probablement parce qu’elles ont à faire plus de travaux corporels, à prendre plus de mouvement : Les hommes, en revanche, comme marchands et comme artisans-, sont assis. Au bord du lac de Garde, j’ai trouvé la population très-brune, sans le moindre vermillon sur les joues, non pas malsaine pourtant, mais offrant, au contraire, toutes les apparences de la vigueur et du bien-être. C’est sans doute un effet des rayons ardents du soleil, auxquels ils sont exposés au pied de leurs rochers.


  1. Non pas l’Adige, mais l’Eisach.