Voyages en Suisse et en Italie/Second séjour à Rome

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Œuvres de Goethe
Traduction par Jacques Porchat.
Librairie de L. Hachette et Cie (IX. Voyages en Suisse et en Italiep. 385-504).

SECOND SÉJOUR A ROME


Longa sit huic ætas dominæque potentia terræ,
Sitque sub hac oriens occiduusque dies.


Rome, 8 juin 1787.

J’étais de retour ici avant-hier après un heureux voyage, et, dès le lendemain, la Fête-Dieu m’a réinstallé dans la cité romaine. J’avouerai que j’étais parti de Naples avec quelque chagrin : ce n’était pas seulement l’admirable contrée que je laissais derrière moi, c’était une lave puissante, qui, du sommet de la montagne, s’acheminait vers la mer, et que j’aurais voulu observer de près, étudier par moi-même dans sa marche, dont j’avais lu et ouï dire tant de choses. Aujourd’hui cependant mes regrets de cette grande scène de la nature sont apaisés ; et ce n’est pas la pieuse cohue de la fête, car, avec un ensemble imposant, elle offre ça et là des détails qui blessent le goût, c’est la vue des tapis brodés d’après les cartons de Raphaël qui m’a ramené dans la sphère des hautes méditations. Les plus excellents, dont l’authenticité est la plus certaine, sont étalés ensemble ; les autres, qui sont probablement des élèves de Raphaël, ou de ses contemporains et de ses émules, ne figurent pas indignement auprès des premiers et couvrent des espaces immenses.

Rome, 16 juin 1787.

Laissez-moi vous dire encore, mes chers amis, que je me sens très-bien, que je me retrouve toujours davantage et que j’apprends à distinguer ce qui m’est propre et ce qui m’est étranger. Je travaille assidûment, je recueille de tous côtés, et mon développement s’avance. J’ai été ces jours derniers à Tivoli, et j’ai vu un des plus beaux spectacles de la nature. Les Gascatelles, avec les ruines et tout l’ensemble du paysage, sont de ces choses dont la connaissance féconde nos plus intimes sentiments. J’ai négligé d’écrire par le dernier courrier. Je m’étais beaucoup fatigué à Tivoli, à me promener et à dessiner par une chaleur ardente. J’ai fait cette excursion avec M. Hackert, qui possède un incroyable talent pour copier la nature et pour donner d’abord au dessin une tournure. Dans ce peu de jours, j’ai beaucoup appris de lui. Je n’en dirai pas davantage. C’est là encore une merveille de ce monde. La contrée, accidentée au plus haut point, présente des effets magnifiques.

Encore une observation. C’est à présent seulement que les arbres, les rochers et Rome elle-même commencent à me devenir chers. Jusqu’à ce jour, je les ai toujours sentis comme étrangers ; en revanche, je prenais plaisir aux petits objets, qui avaient de la ressemblance avec ceux que j’ai vus dans mon premier âge. Maintenant il faut enfin que je m’acclimate ici, et pourtant je ne pourrai jamais être aussi familier qu’avec les premiers objets qui ont frappé ma vue. A cette occasion, il m’est venu diverses pensées, principalement sur l’art et l’imitation.

Pendant mon absence, Tischbein avait découvert dans le couvent voisin de la porte du Peuple un tableau par Daniel de Volterre. Les religieux en demandaient mille écus, que l’artiste ne pouvait fournir. Il en fit parler par Meyer à Angélique. Elle consentit à payer la somme, retira le tableau chez elle, et plus tard Tischbein vendit pour un prix considérable la moitié qu’il s’était réservée. C’est un excellent tableau, qui représente la sépulture du Christ. Il y a beaucoup de figures. Meyer en a fait un dessin très-soigné.

Rome, 20 juin 1787.

J’ai vu de nouveau beaucoup d’œuvres d’art excellentes ; mon jugement s’épure et s’affermit ; mais il me faudrait passer ici encore une année au moins pour profiter de mon séjour à ma manière, et vous savez qu’autrement je ne puis rien. Si je pars maintenant, je saurai seulement quel sens ne s’est pas encore développé chez moi.

L’Hercule Farnèse est parti ; je l’ai vu encore sur ses véritables jambes, qu’on lui a rendues après un long intervalle. On ne comprend pas à présent qu’on ait pu si longtemps trouver bonnes celles de Porta. C’est aujourd’hui un des plus parfaits ouvrages de l’antiquité. Le roi de Naples fera bâtir un musée où l’on réunira tout ce qu’il possède d’objets d’art, le musée d’Herculanum, les tableaux de Pompeï, les tableaux de Capo di Monte, tout l’héritage Farnèse. C’est une grande et belle entreprise. Notre compatriote Hackert en est le promoteur. Le Toro Farnèse lui-même doit émigrer à Naples, où il sera érigé dans la promenade. S’ils pouvaient emporter du palais la galerie Carrache, ils l’emporteraient aussi.

Rome, 27 juin 1787.

J’ai visité avec Hackert la galerie Colonne, où sont réunis des ouvrages du Poussin, de Claude, de Salvator Rosa. Il m’a dit beaucoup de bonnes choses et profondément pensées sur ces tableaux. Il en a copié quelques-uns et a fait des autres une étude solide. Je me félicitais d’avoir eu, en général, les mêmes pensées dans mes premières visites. Ce qu’il m’a dit n’a pas changé mes idées, mais les a étendues et déterminées. Si l’on peut revoir aussitôt après la nature et retrouver et lire ce que ces artistes ont trouvé et plus ou moins imité, cela doit étendre l’esprit, l’épurer et lui donner enfin la plus sublime intuition de la nature et de l’art. Pour moi, je veux travailler sans reliïche jusqu’à ce que rien ne soit plus pour moi parole vaine et tradition, mais idée vivante. Ce fut dès ma jeunesse ma tendance et mon tourment ; maintenant que l’âge s’avance, je veux du moins atteindre à ce qui est accessible et faire ce qui est faisable, après avoir si longtemps, à tort ou à droit, éprouvé le sort de Sisyphe et de Tantale.

Gardez-moi votre amour et votre foi. Je suis assez bien maintenant avec les hommes et sur le pied d’une heureuse franchise. Je suis bien et satisfait de la vie que je mène. Tischbein est un artiste de grand mérite, mais je crains qu’il ne soit jamais en état de pouvoir travailler avec joie et liberté. Je vous en dirai davantage de bouche sur cet homme admirable. Mon portrait réussit, il est fort ressemblant et l’idée en plaît à chacun. Angélique a voulu aussi me peindre, mais sans succès. Elle est trèsfâchée que la ressemblance ne vienne pas. C’est toujours un joli compagnon, mais il n’y a pas trace de moi.

Rome, 30 juin 1787.

La grande fête de saint Pierre et saint Paul est enfin venue. Nous avons vu hier l’illumination de la coupole et le feu d’artifice du château. L’illumination est un spectacle fabuleux, étrange ; on n’en croit pas ses yeux. Comme je vois désormais les choses et non, comme autrefois, avec les choses et à leur occasion, ce qui n’y est pas, il me faut de ces grands spectacles pour me réjouir. J’en ai compté dans mon voyage une demi-douzaine, et ce !ui-li peut se ranger parmi les premiers. La belle forme de la colonnade, de l’église, et surtout de la coupole, présentant d’abord un cadre de feu, et, quand l’heure est passée, une masse enflammée, est unique et magnifique. Si l’on réfléchit que l’immense édifice ne sert dans ce moment que d’échafaudage, on comprendra aisément qu’il ne puisse exister rien de pareil dans le monde.

Le ciel était pur et serein, la lune brillait, et réduisait le feu des lampions à une agréable clarté ; mais enfin, tout s’étant embrasé par la seconde illumination, la clarté de la lune en fut éteinte. Le feu d’artifice est beau à cause de l’emplacement, mais il ne peut se comparer à l’illumination. Ce soir, nous verrons encore une fois l’un et l’autre.

Nous l’avons vu ; tout est fini. Le ciel était brillant et beau, la lune était pleine. La clarté de l’illumination en a été plus douce ; elle avait quelque chose de magique. C’est un grand et ravissant spectacle de voir comme dans un cadre de feu la belle forme de l’église et de la coupole.

Rome, fin de juin 1787.

Je me suis rendu dans une trop grande école pour que je puisse en sortir de sitôt. Il faut ici que je cultive à fond, que je mûrisse mes connaissances dans les arts, mes faibles talents ; autrement, je vous ramènerai un ami incomplet, et les désirs, les efforts, les démangeaisons, les langueurs, recommenceront sur nouveaux frais. Je n’aurais ja liais fini, s’il me fallait vous raconter comme tout m’a encore réussi dans ce mois, comme on a mis à ma portée tout ce que j’avais désiré. Je suis bien logé et chez de bonnes gens. Tisclibein se rend à Naples, et j’occupe son atelier, grande salle fraîche. Si vous pensez à moi, représentez-vous un homme heureux. J’écrirai souvent, et, comme cela, nous serons, nous resterons ensemble.

Il me vient assez de pensées et d’inspirations nouvelles. Je Retrouve ma première jeunesse jusque dans les bagatelles, livré à moi-même comme je le suis, et puis la grandeur et la dignité des objets me portent aussi haut et aussi loin que ma dernière manière d’être peut atteindre.

Mon œil se forme étonnamment, et ma main ne restera pas tout à fait en arrière. Il n’y a qu’une Rome dans le monde, et je me trouve ici comme le poisson dans l’eau ; je surnage, comme on voit surnager dans le mercure un boulet, qui enfonce dans tout autre liquide. Rien ne trouble le cours de mes pensées, sauf que je ne puis partager mon bonheur avec mes amis. Le ciel est maintenant d’une admirable sérénité, et nous n’avons à Rome un peu de brouillard que le matin et le soir ; mais, sur les hauteurs, Albano, Castello, Frascati, où j’ai passé trois jours la semaine dernière, l’air est toujours pur et serein. C’est là une nature à étudier !

Rome, 5 juillet 1787.

Ma vie actuelle ressemble tout à fait à un songe de jeunesse : nous verrons si ma destinée sera d’en jouir, ou s’il me faudra reconnaître que ceci, comme tant d’aulres choses, n’est que vanité. Tischbein est parti ; son atelier est déblayé, épousseté, lavé, et je m’y trouve fort bien. Il est bien nécessaire dans cette saison d’avoir un asile agréable : la chaleur est violente. Je suis debout au lever du soleil, et je vais à Acqua acctosa, source minérale à une demi-lieue de la porte voisine ; je bois de cette eau, qu’on pourrait dire un Schwalbach affaibli, mais qui, dans ce climat, est déjà fort agissante. Je suis de retour chez moi vers huit heures, et je travaille assidûment, autant que le permettent les dispositions où je me trouve. Je me porte fort bien. La chaleur dissipe toute humeur rhumatismale et pousse à la peau toutes les âcretés : or il vaut mieux qu’un mal démange que de ronger et traîner.

Je continue à dessiner pour exercer mon goût et ma main. J’ai commencé à m’occuper plus sérieusement d’architecture ; tout me devient d’une facilité étonnante ; je parle de la conception, car l’exécution demande une vie tout entière.

Ce qu’il y a eu de plus heureux, c’est que je n’avais aucune vanité et aucune prétention, je n’avais rien à demander, quand je vins ici. Et maintenant, je n’aspire qu’à une seule chose, c’est à ne me payer jamais de mots et d’apparences. Ce qu’on tient pour beau, admirable et grand, je veux le voir et le reconnaître de mes propres yeux. Cela est impossible sans imitation. Je vais me mettre à dessiner d’après la bosse. La bonne méthode m’est indiquée par des artistes.

Je me recueille le plus possible. Au commencement de la semaine, je n’ai pu refuser de dîner ici et là. Maintenant on veut m’avoir de côté et d’autre : je laisse passer la chose, et je demeure dans ma retraite. Moritz, quelques compatriotes qui habitent la maison, un Suisse, homme de mérite, voilà ma société habituelle. Je vais aussi chez Angélique et le conseiller Reiffestein ; partout avec mon air réfléchi, sans m’ouvrir à personne. Lucchesini est revenu ; il voit tout le monde et on le voit comme tout le monde. C’est un homme qui fait bien son métier, ou je me trompe fort. Je t’écrirai prochainement sur quelques personnes dont j’espère faire bientôt la connaissance.

Je travaille hEgmont, et j’espère qu’il réussira. Du moins, j’ai eu toujours, en poursuivant ce travail, des symptômes qui ne m’ont pas trompé. Il est singulier que j’aie été si souvent empêché de terminer cet ouvrage et que ce soit à Rome qu’il s’achève. J’ai mis la dernière main au premier acte. Il y a dans la pièce des scènes entières auxquelles je n’ai pas besoin de . toucher.

J’ai tant d’occasions de réfléchir sur les arts de toute sorte, que mon Wilhelm Mcùlcr s’enfle notablement. Mais il faut que je me débarrasse d’abord des vieilles choses ; je me fais vieux, et, si je veux produire encore quelques ouvrages, il ne faut pas que je tarde. Comme tu peux l’imaginer aisément, j’ai cent choses nouvelles dans la tête, et le difficile n’est pas de penser, le difficile est de faire. C’est un étrange embarras que d’assigner aux objets leur place, en sorte qu’ils soient là désormais de telle façon et non autrement. J’aurais maintenant beaucoup à dire sur l’art, mais, si l’on n’a pas les ouvrages sous les yeux, que peut-on dire ? J’espère m’élever au-dessus de maintes petitesses. C’est pourquoi, veuillez me laisser mon temps, que je passe ici d’une manière si merveilleuse et si singulière ; laissez-le-moi par l’approbation de votre amitié. Cette fois, je suis contraint deh’nir,et je vous envoie à regret une page blanche. La chaleur a été grande aujourd’hui, et vers le soir je me suis endormi.

Rome, 9 juillet 1787.

A l’avenir, je veux écrire quelque chose pendant la semaine, de peur que la chaleur du jour de la poste ou quelque autre accident ne m’empêche de vous adresser quelques paroles raisonnables. Hier j’ai beaucoup vu et revu. J’ai visité peut-être douze églises, où se trouvent les plus beaux tableaux de retable. Puis je suis allé avec Angélique chez l’Anglais Moore, peintre de paysage, dont les tableaux sont, en général, très-bien conçus. Il a peint entre autres un déluge, qui est quelque chose d’unique. Tandis que d’autres nous présentent une mer ouverte, ce qui ne donne toujours que l’idée d’eaux étendues et non de hautes eaux, il a présenté une haute vallée, une vallée fermée, dans laquelle les eaux, qui montent sans cesse, unissent par se précipiter aussi.

On voit, à la forme des rochers, que la hauteur de l’eau approche des sommets, et, comme la vallée est fermée par derrière, que tous les rochers sont à pic, cela produit un effet terrible. Le tableau est peint comme gris sur gris ; l’eau bourbeuse, bouillonnante, et la pluie continue se confondent ; l’eau seprécipite et ruisselle des rochers, comme si ces masses énormes voulaient ellesmêmes se résoudre dans l’élément général ; le soleil perce à travers ce crêpe humide, comme une triste lune, sans éclairer, et pourtant il ne fait pas nuit. Au milieu du premier plan est une roche plate, isolée, sur laquelle quelques hommes en déJjeesse se sauvent au moment où le flot s’élève et menace de les couvrir. Je ne dirai rien des autres tableaux, d’un matin magnifique, d’une nuit admirable.

Il y a eu trois jours de fête à Ara-Cœli pour la béatification de deux saints de l’ordre de saint François. La décoration de l’église, la musique, l’illumination et le feu d’artifice ont attiré une grande foule de peuple. Le Capitule, qui est voisin, était aussi illuminé, et l’on a tiré le feu d’artifice sur la place du Capitule. Le tout ensemble était fort beau, quoique ce ne fût autre chose qu’une imitation de Saint-Pierre.

A cette occasion, les Romaines, accompagnées de leurs maris ou de leurs amis, se montrent, la nuit, habillées de blanc avec une ceinture noire, et sont belles et charmantes. Maintenant le Corso est aussi plus fréquenté la nuit par les promeneurs à pied et en voiture, parce qu’on ne sort pas de chez soi pendant le jour. La chaleur est très-supportable, et, ces jours-ci, il a régné continuellement un petit vent frais. Je me tiens dans ma salle fraîche, où je suis tranquille et content. Je travaille assidûment ; mon Egmont avance beaucoup. Il est singulier qu’on joue maintenant la scène à Bruxelles ’ telle que je l’ai écrite il y a douze ans. Uien des détails vont paraître séditieux.

Rome, 16 juillet 1787

La nuit est déjà très-avancée, et l’on ne s’en douterait pas : la rue est pleine de gens qui chantent, qui jouent de la guitare et du violon, alternant les uns avec les autres, allant et venant. Les nuits sont fraîches et vivifiantes, les jours ne sont pas d’une chaleur insupportable.

Hier j’allai avec Angélique à la Farnesina, où se trouve peinte la fable de l’syché. Que de fois, et dans combien de situations, n’ai-je pas vu avec vous dans mon appartement les copies bigarrées de ces tableaux ! Ils m’ont vivement frappé, justement parce que je les sais presque par cœur, grâce à ces copies. Cette salle, ou plutôt cette galerie, est la plus belle décoration que je connaisse, quelque endommagée et restaurée qu’elle soit maintenant.

Il y avait aujourd’hui un combat de bêtes dans le tombeau d’Auguste. Ce grand édifice, vide à l’intérieur, ouvert par en haut, tout à fait rond, est devenu une arène pour les combats de taureaux, une sorte d’amphithéâtre. Il peut contenir de quatre à cinq mille personnes. Le spectacle ne m’a pas fait grand plaisir.


1. Allusiyn au\ troublos .ju Bradant sous le rfigne de Joseph II.

Rome, mardi 17 juillet.

J’ai été, le soir, chez Albacini, le restaurateur de statues antiques, pour voir un torse, trouvé dans la collection Parnèse, qu’on envoie à Naples. C’est le torse d’un Apollon assis. Il est d’une beauté peut-être sans égale. On peut du moins le ranger parmi les plus précieux restes de l’antiquité.

J’ai dîné chez le comte Friess ; l’abbé Casti, qui voyage avec lui, nous a lu une de ses nouvelles, l’Archevêque de Prague, écrite en ottave rime. Elle n’est pas fort décente, mais extraordinairement jolie. J’estimais déjà l’abbé Casti comme auteur du Re Teodoro in Venezia. Il a écrit depuis un Re Teodoro in Corsica, d.ontj’ai lu le premier acte. C’est aussi un délicieux ouvrage.

Le comte Friess achète beaucoup. Il a entre autres fait emplelle d’une madone d’André del Sarto pour six cents sequins. Au mois de mars dernier, Angélique en avait offert quatre cent cinquante, et elle aurait donné le surplus, si son mari, fort économe, n’avait eu quelques objections à faire. Maintenant ils ont des regrets tous les deux. Ce tableau est d’une beauté inimaginable. Voilà comme il se présente journellement quelque chose nouvelle, qui s’ajoute aux anciennes et durables, et procure un grand plaisir. Mon œil se forme : avec le temps, je pourrai devenir connaisseur.

Tischbein se plaint dans une lettre de l’effroyable chaleur de Naples. A Rome elle est aussi assez forte. Elle a été si violente mardi, que des étrangers assuraient n’en avoir pas senli de pareille en Espagne et en Portugal. Egmont est déjà heureusement arrivé au quatrième acte. J’espère qu’il vous fera plaisir. Je pense avoir fini dans trois semaines ! Je l’enverrai à Herder aussitôt après. Je dessine et j’enlumine aussi assidûment. On ne peut sortir de chez soi, on ne peut faire la plus petite promenade, sans rencontrer des choses du plus grand caractère. Mon imagination, ma mémoire, s’enrichissent d’objets d’une beauté infinie.

Rome, 20juillcl 1787.

J’ai fort bien démêlé depuis quelque temps deux de mes défauls capitaux, qui m’ont poursuivi et tourmenté toute ma vie. L’un est que je n’ai jamais voulu apprendre le métier d’une chose que je voulais ou devais pratiquer. De là vient qu’avec tant de dispositions naturelles, j’ai fait si peu de chose. Tantôt une production bien ou mal réussie, selon que le voulaient le hasard et la fortune, m’était arrachée par la force de l’esprit ; tantôt je m’appliquais à faire bien et avec réflexion, et j’étais timide, je ne pouvais achever. Mon autre défaut, qui a beaucoup d’aflinité avec le premier^ c’est que je n’ai jamais voulu consacrer à. une affaire ou un travail tout le temps nécessaire. Ayant le bonheur de pouvoir penser et combiner beaucoup en peu de temps, une exécution qui marche pas à pas m’est ennuyeuse et insupportable. Or il me semble que le moment serait venu de me corriger. Je suis dans le pays des arts : je veux en approfondir l’étude, afin d’y trouver de la joie et du repos pour le reste de ma vie et de pouvoir passer à autre chose. Rome est pour cela un lieu admirable. On y trouve, non-seulement des objets, mais aussi des hommes de toute sorte, qui s’y intéressent, qui suivent la bonne voie, avec lesquels on peut faire aisément, par la conversation, des progrès rapides. Dieu merci, je commence à pouvoir apprendre et recevoir des autres hommes. Je me trouve donc ainsi, de corps et d’âme, mieux que jamais. Puissiez-vous le reconnaître à mes productions et apprécier mon absence. Ce que je fais, ce que je pense, m’enchaîne à vous ; du reste je suis vraiment très-seul, et il faut que je modifie mes conversations : mais cela est plus facile ici que partout ailleurs, parce qu’on a avec chacun quelque chose d’intéressant à dire.

Mcngs dit quelque part de l’Apollon du Belvédère, qu’une statue qui, avec la même grandeur de style, aurait dans les chairs plus de vérité, serait tout ce que l’homme peut concevoir de plus grand. Et ce torse d’un Apollon ou d’un Bacchus, dont j’ai parlé, semble avoir accompli son vœu, sa prophétie. Je n’ai pas l’œil assez exercé pour décider dans une matière si délicate, mais j’incline à considérer ce reste comme la plus belle chose que j’aie jamais vue. Par malheur, ce n’est qu’un torse ; encore l’épiderme est-il emporté en plusieurs endroits. Ce débris doit avoir été sous un égout.

Dimanche, 22 juillet.

J’ai dîné chez Angélique. Il est passé en coutume que je suis son hôte le dimanche. Avant dîner nous sommes allés au palais Barberini pour voir l’excellent Léonard de Vinci et la maîtresse de Raphaël peinte par lui-même. 11 est fort agréable de voir les tableaux avec Angélique, parce que son œil est très-exercé et sa connaissance du métier très-grande. Avec cela, elle est très-sensible à tout ce qui est beau, vrai et tendre, et d’une incroyable modestie.

Après midi je suis allé chez le chevalier d’Agincourt, riche Français, qui emploie son temps et son argent à écrire une histoire de l’art depuis son déclin jusqu’à sa renaissance. Les collections qu’il a faites sont extrêmement intéressantes. On voit comme l’esprit humain n’a pas cessé d’être actif pendant les temps de ténèbres. Si l’ouvrage s’achève, il sera très-remarquable.

Rome, lundi 23 juillet.

Je suis monté ce soir sur la colonne Trajane pour jouir d’une vue inestimable. Delà, au coucher du soleil, le Golisée produit un effet magnifique avec le Capitule, qui est tout près, le Palatin, derrière, et la ville, qui s’y rattache. Je ne suis rentré que tard et lentement en parcourant la ville. Un objet remarquable est la place du Monte Cavallo avec l’obélisque.

Rome, mardi 24 juillet 1787.

Je suis allé à la villa Patrizzi pour voir coucher le soleil, jouir de la fraîcheur, graver dans mon esprit l’image de la grande cité, étendre et simplifier mon horizon par les longues lignes du paysage, enfin l’enrichir par une multitude d’objets beaux et divers. Ce soir, j’ai vu la place de la colonne Antonine, le palais Chigi, éclairés parla lune, et la colonne, noire de vétusté, se détachant sur le fond plus clair du ciel nocturne, avec son blanc piédestal étincelant. Et quelle foule innombrable de belles choses ne rencontre-t-on pas encore dans une pareille promenade ! Mais qu’il est difficile de s’approprier seulement une faible portion de tout cela ! Il y faut une vie d’homme, et même la vie de beaucoup d’hommes, qui s’instruisent graduellement les uns par les autres.

Rome, mercredi 25 juillet 1787.

J’ai visité aujourd’hui avec le comte Friess la galerie du prince de Piombino.

Rome, vendredi 27 juillet 1787.

Au reste, tous les artistes, jeunes et vieux, viennent à mon aide pour former et développer mon petit talent. J’ai fait des progrès dans la perspective et l’architecture, ainsi que dans la composition du paysage. Quant aux êtres vivants, cela ne va pas encore ; c’est un abîme : cependant, avec des efforts et de l’application, je pourrai y faire aussi des progrès.

Je ne sais pas si je vous ai dit un mot du concert que je donnai à la fin de la semaine dernière. J’avais invité les personnes qui m’ont procuré ici quelques plaisirs, et j’ai fait exécuter par les chanteurs de l’Opéra-Comique les meilleurs morceaux dèsderniers intermèdes. Chacun a paru content et satisfait. Maintenant ma salle est Lien arrangée et nettoyée. On s’y trouve très-agréablement par la grande chaleur. Nous avons eu un jour nébuleux, un jour de pluie, un orage, puis quelques jours sereins pas très-chauds.

Dimanche, 29 juillet. t

J’ai visité avec Angélique le palais Rondanini.Vous vous souvenez que je parlais, dans mes premières lettres de Rome, d’une Méduse qui était déjà fort de mon goût et qui me fait maintenant le plus grand plaisir. La seule idée qu’il existe dans le monde quelque chose de pareil, qu’une chose pareille a pu se faire, double déjà notre existence. J’en dirais volontiers quelque chose, si tout ce qu’on peut dire sur un tel ouvrage n’était pas un vain bruit. L’œuvre d’art est là pour qu’on la voie et non pour qu’on en parle, si ce n’est tout au plus en sa présence. Que j’ai honte de tout le bavardage esthétique auquel je m’associais autrefois ! S’il est possible d’avoir un bon plâtre de cette Méduse, je remporterai, mais il en faudrait mouler un nouveau. Il y en a ici quelques-uns à vendre, dont je ne voudrais pas, car ils gâtent l’idée, plutôt qu’ils n’en donnent et n’en conservent quelques traits. Il y a surtout dans la bouche une dignité inexprimable, qu’on ne saurait imiter.

Lundi, 30 juillet.

Je suis resté tout le jour chez moi, et j’ai travaillé. Egmont touche à sa fin ; le quatrième acte est comme achevé. Dès qu’il sera copié, je vous l’expédierai par la poste achevai. Quelle joie pour moi, si j’apprends de vous que vous donnez à cette œuvre quelque approbation ! Je retrouve toute ma jeunesse en écrivant ce drame. Puisse-t-il faire aussi sur le lecteur une impression nouvelle !

Hier au soir, il y avait dans le jardin derrière la maison un petit bal auquel nous étions aussi invités. Quoique cette saison ne soit pas celle de la danse, on était tout à fait joyeux. Les minois italiens ont leurs particularités. Il y a dix ans, quelquesuns nous auraient semblé passables : aujourd’hui cette veine est tarie, et cette petite fête m’a paru à peine assez intéressante pour me retenir jusqu’à la fin.

Les clairs de lune sont d’une incroyable beauté. D’abord, avant que la lune se soit dégagée des vapeurs, tout est jaune et chaud corne il sole (Tlnghilterra ; le reste de la nuit est calme et charmant. Un vent frais se lève et tout commence à vivre. Jusque vers le malin, il y a dans les rues des sociétés qui chantent et qui jouent. On entend quelquefois des duetti aussi beaux et plus beaux que dans un opéra ou un concert.

Mardi, 31 juillet.

J’ai jeté sur le papier quelques clairs de lune, puis je me suis livré à toutes sortes de bons exercices. Le soir, je me suis promené avec un compatriote, et nous avons disputé sur la prééminence de Michel-Ange et de Raphaël. Je tenais pour le premier et lui pour le second. Nous avons fini par célébrer tous deux les louanges de Léonard de Vinci. Combien je suis heureux que tous ces noms aient cessé d’être des noms pour moi 1 Combien je me félicite d’acquérir peu à peu des idées vivantes et complètes du mérite de ces hommes éminents ! Ce soir, j’ai été à l’Opéra-Comique. On joue un nouvel intermède l’Imprésario in angustie, qui est excellent et qui nous divertira plus d’un soir, si forte que soit la chaleur de la salle. Dans un quintette fort heureux, le poète lit sa pièce, l’imprésario et la prima donna l’approuvent, le compositeur et la seconda donna le critiquent, et il en résulte à la fin une dispute générale. Les castrats déguisés en femmes remplissent toujours mieux leurs rôles et plaisent toujours davantage. Véritablement, pour une troupe d’été, qui s’est rassemblée au hasard, elle est fort satisfaisante. Les acteurs jouent avec beaucoup de naturel et de bonne humeur. La chaleur fait souffrir cruellement ces pauvres diables.

Souvenir* «lu mois de juillet.

Après avoir vécu assez longtemps dans la retraite, loin du grand monde et de ses distractions, nous avons commis une faute qui a fixé sur nous l’attention de tout le quartier et des personnes qui sont à l’affût des événements nouveaux et singuliers. Voici ce qui est arrivé. Angélique n’fMait jamais au spectacle. Nous ne lui en demandions pas la raison ; mais comme, en amis passionnés du théâtre, nous ne pouvions assez vanter en sa présence la grâce et l’habileté des chanteurs, l’effet de la musique de notre Cimarosa, et que nous désirions ardemment associer notre amie à ces jouissances, peu à peu nos jeunes gens, et surtout Bury, qui est au mieux avec les chanteurs et les musiciens, amenèrent les choses au point que, dans un moment de gaieté, les artistes offrirent de faire un jour de la musique et de chanter dans notre salle devant nous, qui étions leurs amis passionnés et leurs zélés applaudisseurs. Ce. projet, souvent débattu, proposé et difléré, finit par être mis joyeusement à exécution, selon le désir des jeunes amateurs. Kranz, l’excellent violoniste, le directeur de musique au service des ducs de Weimar, qui a obtenu un congé pour se former en Italie, donna bientôt à la chose une conclusion par son arrivée imprévue. Son talent vint à l’appui du désir des amateurs de musique, et nous nous sommes vus dans le cas de pouvoir inviter à une fête de bon goût Mme Angélique, son mari, le conseiller Reiffenstein, MM. Jenkins, Volpato, et toutes les personnes à qui nous devions quelque politesse. Des juifs et des tapissiers avaient décoré la salle ; le cafetier voisin s’était chargé des rafraîchissements, et, comme cela, nous avons pu donner, dans la plus belle nuit d’été, un brillant concert, qui a rassemblé une grande foule de gens sous les fenêtres ouvertes ; et de même que s’ils eussent été au théâtre, ils ont applaudi les chants comme il faut.

Mais ce qu’il y eut de plus étrange, c’est qu’une grande voiture, qui portait un orchestre d’amateurs, auquel il avait plu de faire pendant la nuit leur ronde joyeuse par la ville, s’arrêta sous nos fenêtres et, après qu’ils eurent applaudi vivement aux chants qui partaient d’en haut, une excellente basse-taille, accompagnée de tous les instruments, entonna un des airs les plus agréables de l’opéra dont notre société exécutait des morceaux détachés. Nous applaudîmes à notre tour de toutes nos forces, le public se joignit à nous, et chacun assura qu’il avait pris part à bien des fêtes nocturnes de ce genre, mais qu’il n’avait jamais goûté, par aventure, un plaisir aussi complet.

Dès lors notre demeure, de belle apparence, il est vrai, mais tranquille, située vis-à-vis du palais Rondanini, attira tout à coup sur elle l’attention du Corso. Un riche milord, disait-on, s’y était sans doute établi, mais personne ne sut le reconnaître et le démêler parmi les étrangers connus. Assurément, si une pareille fête avait dû être payée à beaux deniers comptants, ce que des artistes avaient fait ici pour l’amour d’autres artistes, et qui s’était accompli à peu de frais, aurait occasionné une dépense considérable. Nous reprîmes aussitôt après notre vie tranquille, mais nous ne pûmes empêcher les gens de nous croire des personnes d’une grande richesse et d’une noble naissance.

Cependant l’arrivée du comte Friess vint donner une nouvelle vie aux plaisirs de la société. Il était accompagné de l’abbé Casti, qui nous divertissait par la lecture de ses Nouvelles valantes, encore inédites. Son débit aisé et joyeux animait au plus haut point ces peintures ingénieuses où l’originalité abonde. On trouvait aussi chez le comte Priess quelques-uns de ces littérateurs qui se produisent ici dans les cercles en costume d’abbés. Il était impossible d’avoir avec eux une conversation agréable. A peine avait-on commencé à parler de poésie nationale et cherché à s’éclairer sur quelque point, qu’on nous demandait brusquement lequel nous estimions le plus grand poète, du Tasse ou de l’Arioste. Si vous répondiez qu’il fallait rendre grâce à Dieu et à la nature d’avoir accordé à une nation deux hommes si excellents, qui, selon les temps et les circonstances, selon les situations et la manière de sentir, nous font passer tour à tour les plus heureux moments, nous apaisent, nous ravissent, cette parole sage ne satisfaisait personne. On se mettait à relever de plus en plus celui pour lequel on s’était prononcé, et à rabaisser l’autre à proportion. La première fois, j’essayai de prendre sa défense et de faire valoir ses mérites, mais cela resta sans effet : on avait pris parti et l’on demeura dans son sentiment. Comme cela se répétait sans cesse, et que j’avais ces choses trop à cœur pour en faire un exercice de controverse, j’évitai ces entretiens, surtout quand j’eus remarqué que c’étaient là de pures phrases, qu’on avançait et qu’on soutenait sans prendre aux choses un véritable intérêt.

C’était bien pis encore quand il était question de Dante. Un jeune homme de qualité, qui avait de l’esprit et un goût réel pour cet homme extraordinaire, ne reçut pas trop bien mon suffrage et mon approbation, assurant sans détour que tout étranger devait renoncer à entendre un génie si extraordinaire, puisque les Italiens eux-mêmes ne pouvaient pas toujours le suivre. Après quelques répliques de part et d’autre, je finis par me sentir piqué, et je m’avouai disposé à lui donner raison, car je n’avais jamais pu comprendre qu’on s’occupât de ses poèmes. L’Enfer me paraissait abominable, le Purgatoire équivoque, le Paradis ennuyeux. Le jeune homme en fut charmé, parce qu’il en tira un argument pour sa thèse. Cela même prouvait, disait-il, que je n’avais pu comprendre la profondeur et la sublimité de ces poèmes. Nous nous quittâmes très-bons amis, et même il me promit de me montrer et de m’expliquer quelques endroits difficiles, sur lesquels il avait longtemps . réfléchi et dont il avait enfin démêlé le sens.

La conversation des artistes et des amateurs n’était malheureusement pas plus instructive. Cependant on finissait par excuser chez les autres le défaut qu’on devait se trouver à soimême. C’était tantôt à Raphaël, tantôt à Michel-Ange, qu’on donnait la préférence, d’où il fallait conclure que l’homme est un être si borné, qu’avec un esprit ouvert à ce qui est grand, il ne parvient jamais à apprécier et à reconnaître également les grandeurs d’espèces différentes.

Si nous regrettions la présence et l’influence de Tischbein, il nous dédommageait autant que possible par ses lettres pleines de vie, d’esprit et de vues originales. Il complétait ses réflexions par des esquisses d’.un tableau dont il s’occupait. On voyait, en demi-figures, Oreste reconnu par Iphigénie à l’autel du sacrifice, et les Furies, qui l’ont poursuivi jusque-là, s’éloignant aussitôt. Iphigénie était le portrait fidèle de miss Harte, alors dans tout l’éclat de sa beauté et de sa renommée. Une des Furies était aussi ennoblie par sa ressemblance avec cette jeune femme, qui pouvait servir de type pour toutes les héroïnes, les muses et les déesses. Un artiste capable de pareilles choses était fort bien accueilli dans la noble société d’un chevalier Hamilton.

Rome, le 1" août.

Je suis resté tout le jour assidu à mon ouvrage, à cause de la chaleur. Ce qui me plaît surtout dans cette haute température, c’est l’idée où je suis que vous aurez aussi un bel été en Allemagne. C’est un grand plaisir ici de voir faire la récolte du foin, parce qu’il ne pleut jamais dans cette saison, et que ces travaux de l’agriculture peuvent se faire à volonté…. Si seulement ils avaient une agriculture ! Le soir, j’ai été me baigner dans le Tibre, dans de petites maisons de bains, sûres et commodes. Ensuite je me suis promené à la Trinité-des-Monts, et j’ai joui de la fraîcheur au clair de la lune. Ici les clairs de lune sont comme on les imagine ou comme on les rêve.

Le quatrième acte à’Egmont est terminé. J’espère pouvoir t’annoncer dans ma prochaine lettre l’achèvement de la pièce.

Sans date.

A mon retour par la Suisse, je m’occuperai du magnétisme. La chose n’est ni pure vanité ni pure tromperie. Seulement, les hommes qui s’en sont occupés jusqu’à présent me sont suspects. Charlatans, grands seigneurs et prophètes, toutes gens qui aiment à faire beaucoup de peu, qui se plaisent à dominer, etc., etc. Nous avons dans l’histoire la fameuse époque des sorcières, dont je suis loin encore d’avoir trouvé une explication psychologique. Cette époque a fixé mon attention et m’a rendu suspect tout merveilleux…. Comment les sorcières me reviennent-elles à l’esprit à propos de magnétisme ? C’est par une association d’idées tirée d’assez loin, que je ne puis développer dans cette feuille.

Hier, après le coucher du soleil (la chaleur ne permet pas de sortir auparavant), je me rendis à la villa Borghèse. Que je t’ai souhaité auprès de moi ! J’ai trouvé d’abord quatre tableaux magnifiques, qu’il suffirait de copier, si l’on pouvait. Je veux à tout prix m’avancer dans le paysage et le dessin. Dans cette promenade, j’ai préparé l’achèvement d’Egmont. Quand je m’y mettrai, cela ira vite. Adieu ! pense à moi !

Rome, 11 août 1787.

Je resterai jusqu’à Pâques en Italie. Je ne puis maintenant m’échapper de l’école. Si je reste, j’irai sans doute assez loin pour faire plaisir à mes amis et à moi. Je ne cesserai pas de vous écrire ; mes ouvrages vous arriveront peu à peu : comme cela, je serai pour vous un absent vivant, tandis que vous vous êtes plaint souvent d’avoir en moi un présent mort. Egmont est achevé et pourra partir à la fin de ce mois. Après cela, j’attendrai avec angoisse votre jugement.

Pas un jour où je ne fasse des progrès dans la connaissance et la pratique de l’art. Comme une bouteille s’emplit aisément quand on la plonge ouverte dans l’eau, à Rome, il est facile de s’emplir, pourvu qu’on soit réceptif et préparé. L’élément artiste nous presse de toutes parts.

Je pouvais vous prédire ici le bel été que vous avez. Nous avons un ciel toujours le même, toujours pur, et, dans le milieu du jour, une chaleur effroyable, à laquelle j’échappe assez bien dans une salle fraîche. Je veux passer septembre et octobre à la campagne, et dessiner d’après nature. Peut-être retournerai-je à Naples, pour recevoir les leçons d’Hackert. J’ai plus profité en quinze jours passés avec lui à la campagne, que je n’aurais fait par moi-même pendant des années. Je ne t’envoie rien encore, et je tiens en réserve une douzaine de petites esquisses, afin de t’adresser d’un seul coup quelque chose de bon. Cette semaine s’est passée dans la retraite et le travail. J’ai appris surtout bien des choses dans la perspective. Berschaffeldt, .fils du directeur du Musée de Mannheim, a bien approfondi cette partie et me communique ses secrets. J’ai mis sur la planche et ombré à l’encre de Chine quelques clairs de lune, avec d’autres idées, presque trop folles pour être communiquées.

J’ai écrit à la duchesse une longue lettre et lui ai conseillé de différer d’une année son voyage en Italie. Si elle part en octobre, elle arrivera justement dans ce beau pays au moment où la température change, et elle s’en trouvera mal. Si elle veut m’en croire sur ce point et sur d’autres, elle s’en félicitera, pourvu qu’elle ait bonne chance. Je lui souhaite de tout mon cœur ce voyage.

•Je ne suis pas plus déshérité que les autres, et j’attendrai l’avenir avec confiance. Nul ne peut se réformer, et nul ne peut échapper à son sort. Par cette lettre même, tu connaîtras mon plan et tu l’approuveras, j’espère. Je m’abstiens ici de rien répéter.

Je vous écrirai souvent, et, durant l’hiver, je serai toujours parmi vous en esprit. Vous recevrez le Tasse après le nouvel an. Faust, prenant le vol avec son manteau, sera le courrier qui annoncera mon arrivée. Alors j’aurai parcouru et nettement achevé une époque essentielle de ma vie, et je pourrai me remettre au travail selon qu’il sera nécessaire. Je sens mon esprit allégé, et, depuis une année, je suis presque un autre homme. Je vis dans la richesse et l’abondance de tout ce qui m’est particulièrement cher et précieux, et, pendant ces deux mois, j’ai enfin su faire ici un bon usage de mon temps : tout se déploie maintenant, et l’art devient pour moi une seconde nature, qui s’élance de la tête des grands hommes, comme Minerve de la tête de Jupiter. Plus tard, je vous entretiendrai de ces choses pendant des jours entiers, des années entières. Je vous souhaite un beau mois de septembre. A la fin d’août où se rencontrent tous nos jours de naissance, je penserai bien à vous. La grande chaleur une fois passée, j’irai à la campagne pour dessiner. En attendant, je fais ce qu’on peut faire dans la chambre, et je dois chômer souvent ; le soir surtout, il faut craindre de se refroidir.

Rome, 18 août 1787.

Cette semaine, j’ai dû me relâcher un peu de mon activité septentrionale ; les premiers jours, la chaleur a été excessive. J’ai donc fait moins d’ouvrage que je ne désirais. Nous avons depuis deux jours la plus belle tramontane et un ciel parfaitement pur. Septembre et octobre seront, je pense, deux mois divins. Hier, avant le lever du soleil, j’allai à Acqua Acetosa. Il y a de quoi perdre l’esprit de voir l’éclat, la variété, la vaporeuse transparence et les couleurs divines du paysage, surtout des lointains.

Moritz étudie à présent les antiquités. Pour les mettre à l’usage de la jeunesse et de tous les hommes qui pensent, il les humanisera, il les purifiera de la moisissure des bouquins et de la poussière des écoles. Il a une heureuse et juste manière de considérer les choses. J’espère qu’il prendra aussi le temps d’être solide. Nous nous promenons ensemble le soir, et il me conte quelle partie il a méditée pendant le jour, ce qu’il a lu dans les auteurs ; ainsi se comble aussi cette lacune, que j’avais dû laisser à cause de mes autres occupations, et que je n’aurais pu remplir que tardivement et avec peine. Cependant j’observe les édifices, les rues, le paysage, les monuments, et, revenu le soir à la maison, je m’amuse à jeter sur le papier, tout en causant, une vue qui m’a particulièrement frappé. Tu trouveras ici incluse une esquisse de ce genre : elle est d’hier au soir. C’est à peu près la vue que présente le Capitole, quand on y monte par derrière.

J’allai voir dimanche, avec la bonne Angélique, les tableaux du prince Aldobrandini, et surtout un excellent ouvrage de Léonard de Vinci. Elle n’est pas heureuse comme elle mériterait de l’être, avec son grand talent et sa fortune qui s’accroît tous les jours. Elle est fatiguée de peindre pour la vente, mais son vieux mari trouve fort agréable de voir arriver de si lourdes sommes pour un travail souvent léger. Elle voudrait, elle pourrait maintenant travailler pour sa propre satisfaction, avec plus de loisir, d’étude et de soin. Ils n’ont point d’enfants, ils ne peuvent manger leurs revenus, et, avec un travail modéré, elle les augmente encore chaque jour. Mais cela n’est pas et ne sera pas. Elle me parle avec beaucoup de franchise. Je lui ai dit mon avis, je lui ai donné mon conseil, et je l’encourage, quand je suis près d’elle. Qu’on parle d’indigence et de malheur, quand ceux qui ont assez de biens ne peuvent en user et en jouir ! Elle a un incroyable talent, et véritablement immense pour une femme. 11 faut voir et apprécier ses mérites effectifs et non ce qu’elle laisse à désirer. Est-il beaucoup d’artistes dont les ouvrages résistent à la critique, si l’on veut compter ce qui manque ?

C’est ainsi, mes bien-aimés, que Rome, le monde romain, l’art et les artistes, me sont tpujours mieux connus ; je vois à fond les rapports ; ils me deviennent plus familiers par le commerce de la vie et le mouvement que je me donne. Une simple visite donne des idées fausses. On voudrait bien aussi, à Rome, me tirer de ma retraite, de mes occupations réglées, et m’entraîner dans le monde. Je me préserve le mieux que je puis ; je promets, je diffère, j’esquive, je promets encore et je joue l’Italien avec les Italiens. Le cardinal secrétaire d’État Buoncompagni m’a fait les dernières instances, mais je me déroberai jusqu’au milieu de septembre, que j’irai à la campagne. J’ai peur de ces messieurs et de ces dames comme d’une maladie dangereuse ; je me sens déjà malade, à les voir seulement passer en voiture.

Rome, 23 août 1787.

J’ai reçu avant-hier votre chère lettre, n° 24, au moment où je me rendais au Vatican, et je l’ai lue et relue en chemin et dans la chapelle Sixtine, chaque fois que je me reposais de voir et d’observer. Je ne puis vous dire combien je vous ai désirés auprès de moi, pour que vous eussiez du moins une idée de ce qu’un homme unique et complet peut faire et achever. Sans avoir vu la chapelle Sixtine, on ne saurait se faire une idée intuitive de ce qu’un homme peut accomplir. On nous rapporte et nous lisons beaucoup de choses de grands et dignes personnages, mais ici nous avons l’œuvre toute vivante sur la tête et devant les yeux. Je me suis beaucoup entretenu avec vous et je voudrais que tout cela fût sur le papier. Vous voulez savoir de mes nouvelles ? Que de choses ne pourrais-je pas vous dire ! Car je suis réellement un autre homme, renouvelé, complété. Je sens se grouper la somme de mes forces, et j’espère faire encore quelque chose. J’ai médité sérieusement, ces temps-ci, sur le paysage et l’architecture ; j’ai fait aussi quelques essais, et je vois maintenant où il en faut venir et jusqu’où il faudrait aller.

Enfln l’alpha et l’oméga de tout ce que nous connaissons, la figure humaine, s’est saisie de moi et moi d’elle, et je dis : « Seigneur, je ne vous laisserai point aller que vous ne m’ayez béni, quand je devrais lutter jusqu’à devenir perclus. » Le dessin ne va pas du tout ; j’ai pris le parti de modeler, et cela paraît vouloir réussir. Je suis du moins arrivé à une idée qui me facilite beaucoup de choses. Il serait trop long d’en faire le détail, et il vaut mieux agir que parler. Bref, tout revient à ceci, que mon étude opiniâtre de la nature, le soin avec lequel je me suis appliqué à l’anatomie comparée, me mettent en état d’embrasser d’un coup d’œil, dans la nature’ et dans les antiques, bien des choses que les artistes se fatiguent à rechercher en détail, et qu’une fois découvertes, ils sont réduits à posséder pour eux, sans pouvoir les communiquer à d’autres.

J’ai remis en usage tous mes petits secrets physiognomoniques, que. j’avais jetés à l’écart par dépit contre le prophète1, et je m’en trouve fort bien. J’ai commencé une tête d’Hercule : si elle réussit, nous irons plus avant.

Éloigné comme je le suis du monde et des choses mondaines, j’éprouve une sensation singulière quand je lis une gazelte. La figure de ce monde passe : je voudrais ne m’occuper que des relations permanentes, et, de la sorte, selon la doctrine de ***, mettre enfin mon esprit en possession de l’éternité.

Je vis hier beaucoup de dessins chez M.-Ch. de Worthley, qui a voyagé en Grèce, en Egypte, etc. Ce qui m’a le plus intéressé, ce sont les bas-reliefs de la frise du Parthénon, œuvre de Phidias. On ne peut rien imaginer de plus beau que ce petit nombre de simples figures. Le reste offrait peu d’intérêt : les paysages n’étaient pas heureux, l’architecture valait mieux.

Adieu pour aujourd’hui. On fait mon buste, et cela m’a pris rois matinées cette semaine.


1. Lavater.

Rome, 28 août.

J’ai eu, ces jours-ci, plusieurs bonnes aubaines, et, aujourd’hui, j’ai reçu pour ma fête le petit livre de Herder, plein de nobles pensées sur la Divinité. J’ai été consolé et édifié de lire dans cette Babel, mère de tant d’erreurs et de tromperies, des choses si pures et si belles, et de penser que nous sommes dans un temps où de tels sentiments, de telles opinions, peuvent et osent se répandre. Je lirai et je méditerai souvent encore ce petit livre dans ma solitude ; j’y ferai aussi des remarques, qui pourront servir de thèmes à de futurs entretiens.

L’académie française a exposé ses travaux. Il s’y trouve des choses intéressantes. Pindare, qui prie les dieux de lui accorder une heureuse lin, tombe et meurt dans les bras d’un jeune garçon qu’il aime. Ce tableau est d’un grand mérite. Un architecte a exécuté une heureuse idée : il a dessiné Rome moderne d’un lieu où elle se présente bien avec toutes ses parties ; puis il a représenté sur une autre feuille Rome antique, qu’il suppose vue du même point. On sait où s’élevaient les anciens monuments ; on connaît aussi la forme de la plupart ; les ruines d’un grand nombre subsistent encore : l’artiste a élagué tout le moderne et a reproduit l’antique, tel qu’il devait paraître vers le temps de Dioclétien ; il a fait ce travail avec autant de goût que d’étude et l’a délicieusement colorié.

T’ai-je dit queTrippel fait mon buste ? C’est le prince de Waldeck qui le lui a commandé. Il est presque achevé et fait un bon ensemble. Il est travaillé dans un style très-ferme. Quand le modèle sera terminé, Trippel le moulera en plâtre, et il commencera aussitôt après le marbre, qu’il désire finir d’après nature, car, ce qu’on peut faire avec le marbre, on ne peut y atteindre avec aucune autre matière.

Angélique travaille maintenant à un tableau qui réussira fort bien. La mère des Gracques, devant qui une amie étalait des bijoux, lui montre ses enfants comme les meilleurs trésors. C’est une composition naturelle et très-heureuse.

Qu’il est beau de semer afin de moissonner ! Je n’ai dit ici à personne mon jour de naissance, et je me disais en m’éveillant : « Ne me viendra-t-il rien de chez nous pour ma fête ? » et voilà votre paquet qui m’arrive et me comble de joie. Je me suis mis bien vite à lire, et j’achève et je me hâte de vous exprimer ma vive reconnaissance.

Je t’apporterai sur l’histoire naturelle des choses auxquelles tu ne t’attends pas. Je crois toucher de fort près au comment de l’organisation. Tu contempleras avec joie ces manifestations, je ne dis pas ces « fulgurations » de notre Dieu, et tu me diras qui d’entre les anciens et les modernes a trouvé, a pensé la même chose, l’a considérée du même côté ou d’un point de vue peu différent.

SouYenir» du mois d’août»

C’est au commencement de ce mois que mûrit chez moi le projet de passer l’hiver suivant à Rome, et dès que j’en eus informé mes amis, une nouvelle époque commença pour moi. La chaleur toujours croissante modéra mon activité et lui donna une direction particulière. Elle nous faisait rechercher les grandes salles dans lesquelles on pouvait passer le temps d’une manière utile en goûtant le repos et la fraîcheur. La chapelle Sixtinenous en offrait la plus belle occasion. L’admiration pour Michel-Ange venait de se réveiller chez les artistes, et c’était la mode de disputer lequel, de lui ou de Raphaël, avait le plus de génie. La préférence pour l’illustre Florentin passa des artistes aux amateurs, et ce fut justement alors que Bury et Lips furent chargés de faire pour le comte Friess des copies à l’aquarelle dans la chapelle Sixtine. Le concierge fut bien payé ; il nous laissait entrer par la porte de derrière à côté de l’autel, et nous restions là autant qu’il nous plaisait. Nous ne manquions pas d’apporter quelques vivres, et je me souviens qu’un jour, accablé par la chaleur, je fis la méridienne dans le fauteuil du pape. Les têtes et les figures intérieures du tableau d’autel auxquelles on pouvait atteindre avec une échelle furent soigneusement calquées, d’abord avec de la craie blanche sur crêpe noir, puis avec de la craie rouge sur de grandes feuilles de papier.

Comme l’attention s’était reportée sur les anciens maîtres, on glorifia également Léonard de Vinci, et j’allai voir avec Angélique dans la galerie Aldobrandini son célèbre tableau du Christ au milieu des Pharisiens.

L’exposition de l’académie française produisit, à la fin du mois, une grande sensation. Les Horaces de David avaient fait pencher la balance du côté des Français. Tischbein fut engagé par là à entreprendre son Hector, qui appelle Paris au combat en présence d’Hélène. Drouais, Gagnereaux, des Mares, SaintOurs, soutiennent la renommée des Français, et Boguet se fait une bonne réputation comme peintre de paysage dans le genre. du Poussin.

Tandis que le sculpteur Trippel modelait mon buste, j’engageai avec lui dans son atelier des conversations fort agréables et instructives, qui répondaient directement à mes désirs et à mon but. Je ne pouvais guère parvenir autrement à l’étude de la figure humaine et à la connaissance de ses proportions, soit comme canon, soit comme caractère anomal. Ce moment fut doublement intéressant, parce que Trippel eut connaissance d’une tête d’Apollon, qui était restée jusqu’alors inaperçue dans le musée du palais Giustiniani. Il la tenait pour un des plus nobles ouvrages de l’art, et se flattait de pouvoir l’acheter, ce qui n’eut pourtant pas lieu. Cet antique est devenu célèbre depuis, et il a passé plus tard à NeufcMtel dans les mains de M. de Pourtalès.

Mais celui qui s’est une fois risqué sur la mer est déterminé par les vents et les flots à diriger sa course tantôt d’un côté tantôt de l’autre, et c’est aussi ce qui m’arriva. Berschaffeldt ouvrit un cours de perspective où l’on se rassemblait le soir ; une nombreuse société suivait ses leçons et les mettait aussitôt en pratique. C’était pour le mieux, parce qu’on apprenait le nécessaire et rien de trop.

On aurait bien voulu m’arrachera cette contemplation paisible, active, occupée ; notre malheureux concert avait fait beaucoup causer dans cette Rome, ou les commérages du jour sont chose coutumière comme dans une petite ville. L’attention s’était portée sur ma personne et mes ouvrages. J’avais lu à quelques amis Iphigènw et d’autres choses encore. On en avait aussi parlé. Le cardinal Buoncompagni désirait me voir ; mais je persistais à me renfermer dans ma solitude bien connue, et cela m’était d’autant plus facile, que le comte Reiffenstein soutenait obstinément que, puisque je ne m’étais pas fait présenter par lui, aucun autre ne pouvait le faire. Cela m’arrangeait fort bien, et j’invoquais son autorité pour me tenir dans la retraite, comme je l’avais résolu et déclaré.

Rome, 1" septembre 1787.

Aujourd’hui je puis dire qu’Egarant est achevé. Jusqu’à présent j’y avais toujours travaillé ça et là." Je l’envoie par Zurich, parce que je désire que Rayser consente à composer des entr’actes et toute la musique qui peut être nécessaire.

J’avance dans l’étude des arts ; mon principe cadre partout et me donne la clef de tout. Tout ce que les artistes ne découvrent qu’avec peine et en détail se révèle à moi librement et d’un seul coup. Je vois maintenant combien de choses j’ignore, et la voie est ouverte de tout savoir et de tout comprendre.

La doctrine de Herder sur Dieu a fait à Moritz beaucoup de bien. Elle a fait, dit-il, époque dans sa vie. Elle a gagné son cœur. Mes conversations l’avaient préparé, et il s’est tout d’abord embrasé comme du bois sec.

Rome, 3 septembre 1787.

Il y a aujourd’hui une année que j’ai quitté Carlsbad. Quelle année ! Et quelle époque date pour moi de ce jour, anniversaire de la naissance du duc, et, pour moi, premier jour d’une vie nouvelle ! Je ne puis maintenant calculer ni pour moi ni pour les autres le parti que j’ai tiré de cette année. Le temps viendra, j’espère, elle viendra, l’heure favorable, où je pourrai faire avec vous la somme de tout cela.

Je suis revenu à l’Egypte. J’ai visité quelquefois, ces derniers jours, le grand obélisque, qui est encore gisant dans une cour, brisé, au milieu des décombres et de la boue. C’était l’obélisque de Sésostris, érigé à Rome en l’honneur d’Auguste ; il servait de style au grand cadran solaire tracé sur le sol du champ de Mars. Ce monument, plus ancien et plus admirable que beaucoup d’autres, est maintenant couché et mutilé, dégradé en quelques parties, vraisemblablement par le feu. Il est là cependant, et les parties saines sont aussi bien conservées que si elles étaient d’hier ; elles sont, dans leur genre, du plus beau travail. Je fais mouler en plâtre un sphinx de la pointe et des figures de sphinx, d’hommes et d’oiseaux. Il faut posséder ces trésors inestimables, d’autant plus que le pape veut, dit-on, faire ériger l’obélisque, et que les hiéroglyphes se trouveront ainsi hors d’atteinte. J’en ferai autant des plus beaux ouvrages étrusques. Je modèle maintenant ces objets en argile, pour me les approprier parfaitement.

Rome, 5 septembre 1787.

Je ne passerai pas ce jour sans écrire, car c’est un jour de fête pour moi. Egmont est décidément achevé. J’ai écrit le titre et les personnages ; j’ai comblé quelques lacunes que j’avais laissées. Je^onge d’avance avec joie au moment où vous le recevrez et où vous le lirez. J’ajoute à mon envoi quelques dessins.

Rome, 6 septembre 1787.

J’avais résolu de vous écrire longuement et de vous dire mille choses dans ma dernière lettre, mais j’ai été interrompu et je vais demain à Frascati. Cette lettre partira samedi. Voici cependant quelques mots d’adieux. Vous jouissez probablement du beau temps que nous avons sous ce ciel plus pur. J’ai toujours de nouvelles pensées, et, comme les objets qui m’environnent sont d’une variété infinie, ils éveillent chez moi tantôt une idée, tantôt une autre. Tout converge par plusieurs voies vers le même point, et je puis dire que je vois désormais clairement où tendent mon esprit et mes facultés. Faut-il devenir si vieux pour avoir seulement une idée un peu claire de ce qu’on est ? Ce n’est donc pas uniquement aux Souabes qu’il faut quarante ans pour devenir sages !

J’apprends que Herder n’est pas bien, et cela m’inquièle ; j’espère recevoir bientôt de meilleures nouvelles. Pour moi, je suis toujours bien d’esprit et de corps, et je crois pouvoir me flatter d’une guérison radicale. Tout m’est facile, et je me sens quelquefois animé d’un souffle de jeunesse. Egmont part avec cette lettre, mais il arrivera plus tard, parce que je l’envoie par les messageries. Il me tarde beaucoup de savoir ce que vous en direz. Il serait bon peut-être de commencer bientôt l’impression. J’aimerais que cette pièce arrivât tout d’abord au public. Voyez comment vous pourrez arranger cela. Je ne ferai pas attendre le reste du volume.

Je verrai dans quelques jours les travaux d’un habile architecte qui a visité Palmyre, et qui a dessiné les objets avec beaucoup d’intelligence et de goût. Réjouissez-vous avec moi de ce que je suis heureux. Oui, je puis le dire, je ne le fus jamais à ce point. Pouvoir satisfaire avec le plus grand loisir et la plus grande liberté une passion native, oser se promettre d’un plaisir continuel une utilité durable, ce n’est pas peu de chose. Oue ne puis-je seulement communiquer à ceux que j’aime une. partie de mes impressions et de mes jouissances !

J’espère que les nuages de l’horizon politique se dissiperont. Nos guerres modernes font beaucoup de malheureux tandis qu’elles» durent, et ne rendent personne heureux quand elles

sont finies.

Rome, 12 septembre 1187.

C’est une chose entendue, mes chers amis, que je suis un homme qui vit du travail. Ces derniers jours, j’ai plus travaillé que joui. Voici la fin de la semaine, et je vous dois une lettre.

C’est dommage que l’aloès du Belvédère ait choisi pour fleurir l’année de mon absence. En Sicile, je suis arrivé trop tôt ; ici, il n’y en a qu’un pied qui fleurisse cette année, et il n’est pas grand ; il est d’ailleurs placé si haut qu’on ne peut y arriver. Décidément, c’est une plante des Indes, qui se trouve dépaysée même dans ces climats.

Les descriptions du voyageur anglais me font peu de plaisir. Les ecclésiastiques doivent être fort sur leurs gardes en Angleterre, et ils s’en dédommagent en faisant la chasse au reste du public. Le libre Anglais doit s’observer de près dans les écrits qui touchent aux mœurs.

Les hommes à queue ne m’étonnent point. D’après la description, c’est quelque chose de fort naturel. Il s’offre chaque jour à nos yeux des choses bien plus merveilleuses, auxquelles nous ne prenons pas garde, parce qu’elles nous touchent de moins près.

Que B., comme beaucoup de gens qui n’ont eu pendant leur vie aucun sentiment de véritable piété, soit devenu, à ce qu’on dit, dévot dans sa vieillesse, c’est aussi très-bien, pourvu que ces messieurs ne prétendent pas nous édifier.

J’ai passé quelques jours à Frascati avec le conseiller Reiffenstein. Angélique vint nous rejoindre dimanche. C’est un paradis.

Erwin et Elmire est à moitié refondu. Je me suis efforcé de donner à cette petite pièce plus d’intérêt et de vie, et j’ai rejeté entièrement le dialogue, qui était d’une extrême platitude, un travail d’écolier ou plutôt un barbouillage. Les jolis chants, sur lesquels tout roule, sont, naturellement, tous conservés. Je continue de m’appliquer aux arts, c’est une fureur, une lièvre. Mon buste est très-bien réussi ; chacun en est satisfait. Assurément, il est travaillé dans un beau et noble style, et je ne suis point fâché que le monde garde l’idée que j’avais cet air-là. Si l’objet était moins pesant, je vous enverrais sans délai un plâtre ; une fois, peut-être, par un navire de transport ; car j’aurai enfin quelques caisses à expédier.

Kranz, que j’avais chargé d’une boîte pour les enfants, n’est-il donc pas arrivé ? •

On joue maintenant au théâtre in Valle, un très-gracieux opéra, après deux autres qui sont tombés misérablement. Les acteurs jouent avec beaucoup d’entrain, et tout se trouve en harmonie.

Nous irons bientôt à la campagne. Il a plu quelquefois ; le temps est rafraîchi, et les champs reverdissent.

Les gazettes vous auront parlé ou vous parleront de la grande éruption de l’Etna.

Rome, 15 septembre 1787.

J’ai lu à mon tour la Vie de Trenck. Elle est assez intéressante et provoque bien des réflexions.

Ci-joint une feuille que j’ai copiée, et que je-vous prie de communiquer à nos amis. Ce qui contribue à rendre le séjour de Rome si intéressant, c’est que cette ville est un centre auquel mille choses aboutissent. Les dessins de Cassas ’ sont d’une beauté extraordinaire. Je lui ai dérobé par la pensée bien des choses, dont je vous ferai part.

Je suis toujours plein d’ardeur ; j’ai dessiné une tête d’après la bosse, pour voir si mon principe est toujours applicable. Je trouve qu’il l’est parfaitement et qu’il facilite étonnamment le


1. L’architecte français dont il est parlé pages 412 et 416. faire. On ne voulait pas croire que j’eusse fait ce dessin, et pourtant ce n’est rien encore. Je vois très-bien maintenant jusqu où l’application peut s’étendre.

Lundi on retourne à Frascati, puis je pousserai peut-être jusqu’à Albano. Nous dessinerons assidûment d’après nature.

Rome, 22 septembre 1787.

Hier a eu lieu une procession dans laquelle on promenait le sang de saint François. J’observais les têtes et les visages tandis que les religieux de l’ordre défilaient.

J’ai acheté une collection de deux cents empreintes des meilleures gemmes antiques. C’est ce qu’il y a de plus beau dans ce genre ; et j’en ai choisi plusieurs à cause de leurs jolies pensées. On ne peut rien emporter d’ici de plus précieux, d’autant plus que les empreintes sont d’une netteté et d’une beauté extraordinaires. Que de trésors je rapporterai dans ma nacelle ! Mais, avant tout, un cœur joyeux, plus capable de goûter le bonheur que me réservent l’amour et l’amitié. Seulement je n’entreprendrai plus rien de ce qui dépasse le cercle de ma capacité, et où je m’épuise de travail sans aucun succès.

Je me Mte, mes chers amis, de vous envoyer encore une feuille par cette poste. La journée a été bien remarquable pour moi. Des lettres de la duchesse mère et de plusieurs amis, la nouvelle qu’on a fêté mon jour de naissance et enfin mes ouvrages ! J’éprouve une singulière impression à voir ces tendres volumes, résultat de la moitié de ma vie, me rejoindre à Rome. Je puis dire qu’il ne s’y trouve pas une lettre qui n’ait vécu, senti, joui, souffert, pensé : ils ne m’en parlent que plus vivement. Puissent les quatre volumes suivants ne pas rester inférieurs à ceux-ci 1 C’est mon souci et mon espérance. Je vous rends grâces pour tout ce que vous avez fait en faveur de ces feuilles, et je désire pouvoir vous obligera mon tour. Que votre fidèle amitié veuille aussi prendre soin des volumes suivants 1

Vous me taquinez au sujet des provinces, et j’avoue que l’expression est très-impropre ; mais on peut voir par là comme on prend à Rome l’habitude de tout concevoir en grand. Véritablement, il semble que je me nationalise, car on accuse les Romains de n’avoir l’idée et de ne savoir parler que de cose grosse.

Je suis frappé de cette idée que, dans une grande ville, dans un vaste cercle, le plus pauvre, le plus chétif, se sent, et que, dans un petit endroit, le meilleur, le plus riche, ne se sent pas, ne peut respirer.

Frascati, 28 septembre 1787.

Je suis ici très-heureux : tout le jour, et jusqu’à la nuit, on dessine, on peint, on colle, on exerce ex professa l’art et le métier. Le conseiller Reiffenstein, mon hôte, me tient compagnie, et nous sommes gais et joyeux. Le soir, nous visitons les villas au clair de lune, et, même dans l’obscurité, nous dessinons les effets les plus frappants. Nous en avons découvert quelques-uns que je voudrais seulement exécuter un jour. J’espère que le temps de l’achèvement viendra aussi. Mais l’achèvement est éloigné lorsqu’on voit loin.

J’aurai probablement le plaisir de voir Kayser à Rome, et la musique viendra me joindre encore, pour compléter le cercle que les arts forment autour de moi, comme s’ils voulaient m’empêcher de tourner les yeux vers mes amis. Et cependant j’ose à peine toucher à ce chapitre, vous dire combien de fois je me sens très-isolé et quelle impatience me prend d’être auprès de vous. Au fond, je vis dans une véritable ivresse : je ne veux ni ne puis porter plus loin mes pensées.

Je passe avec Moritz de belles heures. J’ai entrepris de lui expliquer mon système des plantes, et j’écris chaque fois en sa présence jusqu’où nous sommes arrivés. C’est seulement ainsi que je pouvais rédiger une part de mes pensées. A quel point devient saisissable l’idée la plus abstraite, quand elle est présentée avec la bonne méthode et qu’elle trouve une intelligence préparée, c’est ce que je vois dans mon nouvel écolier. Il prend à la chose un grand plaisir, et il anticipe toujours lui-même sur les conclusions. Néanmoins cela est difficile à écrire, et il est impossible de le comprendre sur une simple lecture, si précise et si nette que fût l’exposition. Je me trouve donc heureux parce que « je suis dans ce qui est de mon Père. *> Saluez de ma part tous ceux qui se réjouissent de mon bonheur, et qui, directement ou indirectement, m’aident, m’encouragent et me soutiennent.

Souvenirs du mois de septembre.

Le 3 septembre a été, cette année, à plus d’un titre un jour mémorable pour moi. C’était le jour natal de mon prince, qui a su répondre par tant de faveurs diverses à mon dévouement fidèle ; c’était aussi l’anniversaire de mon hégire de Carlsbad….

J’ai pu voir à loisir les beaux dessins à la plume et les aquarelles que M. Cassas, l’architecte français, a rapportés de son voyage en Orient. Le soir, nous allâmes dans les jardins du Mont-Palatin, qui ont rendu fertiles et agréables les espaces entre les ruines du palais des Césars. Là, sous des arbres magnifiques, dans une salle de verdure, autour de laquelle on avait disposé des fragments de chapiteaux ornés, de colonnes lisses et cannelées, des bas-reliefs brisés et d’autres objets pareils, qui formaient un vaste cercle, comme ces tables, ces chaises, ces bancs, qu’on a coutume de placer en plein air pour une joyeuse réunion, nous jouîmes à plaisir d’une soirée ravissante ; et en contemplant, au coucher du soleil, avec des yeux bien préparés, une vue si variée, nous dûmes avouer que ce tableau était encore bon à voir, après tous ceux qu’on nous avait montrés ce jour-là. Dessiné et peint dans le goût de Cassas, il aurait excité l’admiration de tout le monde. C’est ainsi que les travaux de l’artiste disposent peu à peu notre œil, de sorte que la nature nous trouve toujours plus sensibles à ses beautés.

Mais, le lendemain, ce fut pour nous un sujet de plaisanteries de nous voir appelés dans un recoin vulgaire, indigne, par ce que nous avions vu si grand, si vaste, dans les dessins de l’artiste. Les magnifiques monuments de l’Egypte nous rappelèrent le puissant obélisque érigé dans le champ de Mars par Auguste, et qui, brisé maintenant, entouré d’une paroi de planches, attendait dans un-sale recoin l’audacieux architecte qui lui commanderait de ressusciter (N. B. Il est maintenant relevé sur la place du Monte Citorio, et il est redevenu le style d’un cadran solaire). Cet obélisque est du plus pur granit égyptien, semé partout d’élégantes et naïves figures, mais dans le style connu. En observant de près la pointe, autrefois dressée dans l’air, nous fûmes frappés de voir sur les biseaux sphinx sur sphinx, sculptés avec la dernière élégance, jadis hors de la portée de l’œil humain et accessibles seulement aux rayons du soleil. C’est que l’art religieux ne calcule pas l’effet qu’il produit sur le regard de l’homme. Nous nous disposâmes à prendre l’empreinte de ces images sacrées, afin de voir commodément devant nos yeux ce qui était tourné jadis vers la région des nuages.

Dans le lieu repoussant où nous nous trouvions avec le plus vénérable ouvrage, nous ne pûmes nous empêcher de considérer Rome comme un quodlibet, mais unique en son genre ; car, dans ce sens même, ce lieu imposant a les plus grands avantages. Le hasard n’y a rien produit ; il n’a fait que détruire. Toute ruine est vénérable ; si elle est informe, elle atteste une antique régularité, qui s’est reproduite dans les grandes formes modernes des églises et des palais.

Les quatre premiers volumes de mes ouvrages, édités chez Gœschen, arrivèrent, et je portai d’abord l’exemplaire de luxe chez Angélique, qui crut y trouver un sujet de vanter sur nouveaux frais sa langue maternelle.

Le 2l septembre, on célébra la mémoire de saint François, et son sang fut promené par la ville dans une longue procession de moines et de fidèles. J’observai attentivement, à leur passage, tous ces moines, dont le costume simple concentrait mon regard et mon attention sur les têtes. Je fus frappé de voir qu’il faut tenir compte des cheveux et de la barbe, si l’on veut se faire une idée de l’individu du sexe mâle. Je passai en revue, d’abord avec attention, puis avec étonnement, la troupe qui défilait devant moi, et j’étais vraiment charmé de voir qu’un visage encadré par les cheveux et la barbe se présentait tout autrement que la foule sans barbe, et je pus reconnaître que de pareils visages, représentés dans les tableaux, doivent exercer sur le spectateur un charme inexprimable.

Le conseiller Reiffenstein, qui avait étudié à fond son emploi de guide et d’amuseur des étrangers, put bientôt s’apercevoir, dans l’exercice de ses fonctions, que les personnes qui n’apportent guère à Rome que le désir de voir et de se distraire éprouvent parfois le plus cruel ennui, parce que les moyens ordinaires de remplir les heures oisives leur manquent absolument en pays étranger. Avec sa connaissance pratique du cœur humain, il savait parfaitement combien la simple contemplation fatigue, et combien il lui était nécessaire d’amuser et de tranquilliser ses amis en leur donnant de quoi s’occuper eux-mêmes. Il avait choisi pour cela deux objets sur lesquels il avait coutume de diriger leur activité, la peinture à l’encaustique et la fabrication des pierres artificielles. Il m’avait initié avec obli- . geance et avec zèle à ces exercices, mais il vit bientôt qu’une occupation continuelle du genre de celle-là ne me plaisait pas ; que mon véritable penchant me portait à exercer le plus possible mon œil et ma main en copiant la nature et les objets d’art. Aussi, la grande chaleur était à peine passée, qu’il me conduisit, en compagnie de quelques artistes, à Frascati, où l’on trouvait dans une maison particulière, bien établie, le logement et les choses les plus nécessaires ; on passait tout le jour en plein air, et l’on se réunissait avec plaisir, le soir, autour d’une grande table d’érable. Georges Schutz de Francfort, artiste habile, mais non d’un talent éminent, et plutôt, avec de bonnes manières, homme de plaisir que travailleur assidu, d’où venait que les Romains l’appelaient aussi il barone, m’accompagnait dans mes promenades et me rendit de nombreux services. Si l’on réfléchit qu’à Rome les siècles ont accumulé les plus nobles ouvrages d’architecture ; que les pensées d’artistes excellents s’élevèrent, s’offrirent aux regards sur les puissantes substructions qui restent encore, on comprendra combien l’âme et les sens doivent être enchantés, lorsque, sous quelque jour que ce soit, ces lignes horizontales, si diverses, et ces mille lignes verticales, interrompues et décorées, se déploient devant nos yeux comme une musique muette, et comment tout ce qu’il y a chez nous de petit et de borné se voit, non sans douleur, heurté et rejeté. La richesse des effets de clair de lune est surtout inimaginable, alors que tous les détails qui amusent, il faudrait dire peutêtre qui distraient, s’effacent entièrement, et que les grandes masses de lumière et d’ombre offrent à l’œil des corps gigantesques d’une grâce infinie, d’une harmonie symétrique.

Une vue magnifique, mais non pas inattendue, s’ofî’rit à nous des fenêtres de la villa du prince Aldobrandini, qui, se trouvant alors à la campagne, nous invita obligeamment, et nous fit les honneurs de sa table excellente, en compagnie de ses commensaux ecclésiastiques et laïques. On peut juger que le château a été placé de manière à ce qu’on puisse embrasserd’un coup d’œil ces collines et ces plaines admirables. On parle beaucoup de maisons de plaisance : il faudrait promener d’ici ses regards de tous côtés pour se convaincre qu’une maison ne peut guère être dans une situation qui plaise davantage.

Ici je me sens pressé de faire une réflexion sérieuse, que j’ose vous recommander. Les esprits progressifs ne se contentent pas de jouir : ils veulent connaître. Cela les pousse à agir par euxmêmes, et quel qu’en soit le succès, on finit par sentir qu’on n’est capable de bien juger que ce qu’on peut soi-même produire. Mais l’homme ne se fait pas aisément là-dessus des idées claires, et il en résulte d’aveugles efforts, d’autant plus anxieux que notre intention est plus loyale et plus pure. Je commençai dans ce temps-là à concevoir des doules et des incertitudes, qui m’inquiétèrent au milieu de cette agréable situation, car je dus bientôt sentir que mon véritable désir et l’objet de mon séjour à Rome serait difficilement satisfait.

Frascati, 2 octobre 1787.

Il faut que je me hâte de commencer une petite lettre, afin que vous puissiez la recevoir à temps. A proprement parler, j’ai beaucoup et j’ai peu de choses à dire. Je dessine sans cesse en rêvant à mes amis. J’ai recommencé à sentir vivement, ces derniers jours, le mal du pays, et peut-être précisément parce que je me trouve fort bien et que je sens néanmoins l’absence de ce qui m’est le plus cher.

Vous n’imaginez pas combien il m’a été avantageux et pénible en même temps de passer toute cette année absolument au milieu de personnes étrangères, d’autant plus que Tischbein, soit dit entre nous, n’a pas répondu à mes espérances. C’est vraiment un excellent homme, mais pas aussi net, aussi naturel, aussi ouvert que ses lettres. Je me bornerai à vous décrire son caractère de vive voix, pour ne pas lui faire tort. Et que signifient les descriptions ? Le caractère d’un homme, c’est sa vie. J’ai maintenant l’espérance de posséder Kayser. Ce sera pour moi une grande joie. Fasse le ciel que rien ne vienne à la traverse !

Vous demandez, mes amis, que je vous parle de moi : vous voyez que je n’y manque pas. Quand nous serons réunis, j’aurai bien des choses à vous dire. J’ai eu l’occasion de réfléchir beaucoup sur moi et sur les autres, sur le monde et sur l’histoire, et je vous présenterai, à ma manière, sinon des choses nouvelles, du moins de bonnes choses. Tout cela se trouvera compris et renfermé dans WUhelm Meister,

Moritz a été jusqu’à présent ma société la plus chère, et pourtant j’ai craint et je crains même encore qu’il ne devienne avec moi plus habile seulement, sans devenir plus sage, meilleur et plus heureux. Cette crainte me détourne toujours de m’ouvrir à lui tout à fait.

En général, je me trouve fort bien de vivre avec beaucoup de gens. J’observe le caractère et la conduite de chacun. L’un joue son jeu et non pas l’autre ; l’un fera son chemin, l’autre aura de la peine à le faire ; l’un recueille, l’autre disperse ; à l’un tout suffit, à l’autre rien ; l’un a du talent et ne l’exerce pas, l’autre n’en a point et travaille sans relâche. Je vois tout cela, et moi au milieu ; cela m’amuse, et, comme tout ce monde m’est étranger, que je ne lui dois compte de rien, je n’éprouve jamais de mauvaise humeur. C’est seulement, mes chers amis, quand chacun agit à sa manière, en exigeant encore que l’on forme un ensemble, qu’on le maintienne, et surtout en voulant l’exiger de moi, c’est alors qu’il ne reste plus qu’à fuir ou à devenir fou.

Castel-Gandolfo, le 8 octobre.

Ou plutôt le 12, car la semaine s’est écoulée sans que j’aie pu me mettre à écrire. Nous vivons ici comme aux eaux ; seulement je me tiens à l’écart le matin pour dessiner, puis il faut être tout le reste du jour à la société, ce qui me convient tout à fait pour ce peu de jours. Je vois du monde, et beaucoup à la fois, sans grande perte de temps. Angélique est aussi des nôtres, et demeure dans le voisinage. Puis nous avons quelques vives jeunes filles, quelques dames ; la société est joyeuse, et il se trouve toujours quelque sujet de rire.

Le soir, on va au spectacle, où Polichinelle est le principal personnage, et l’on vit tout un jour des bons mots de la veille. Tout comme chez nous, seulement c’est sous un ciel d’une admirable sérénité. Aujourd’hui il s’est levé un vent qui me retient à la maison. Si l’on pouvait me sortir de moi, ces jours l’auraient fait, mais je retombe toujours sur moi-même, et les arls sont mes uniques amours. Chaque jour s’ouvre pour moi une nouvelle lumière, etil semble que j’apprendrai du moins à voir.

Rome, 27 octobre 1787.

Je suis revenu dans ce cercle magique, et je me trouve de nouveau comme enchanté, content, poursuivant mon travail en silence, oubliant tout ce qui est extérieur, et les images de mes amis me font de paisibles et douces visites. J’ai consacré ces premiers jours à écrire des lettres ; j’ai un peu passé en revue les dessins que j’ai faits à la campagne. La semaine prochaine, je m’occuperai d’un nouveau travail. Les espérances qu’Angélique m’a données, sous certaines conditions, sur mes dessins de paysage, sont trop flatteuses pour que j’ose répéter ce qu’elle m’a dit. Je veux poursuivre du moins, afin de m’approcher du point auquel je n’atteindrai jamais. J’attends avec impatience la nouvelle de l’arrivée d’Egmonl et de la réception que vous lui avez faite. J’ai achevé de lire les Idées de Herder. Ce livre m’a’ fait un plaisir extraordinaire. La conclusion est admirable, vraie et consolante ; avec le temps, elle fera, comme l’ouvrage même, et peut-être sous des noms étrangers, du bien aux hommes. Plus cette conception prévaudra, plus l’homme méditatif sera heureux. Moi aussi, j’ai vécu cette année parmi des étrangers, et j’ai observé, j’ai trouvé, que tous les hommes vraiment sages en viennent à reconnaître plus ou moins, par un sentiment délicat ou grossier, que le moment est tout, et que le privilège d’un homme raisonnable consiste à savoir se conduire de telle sorte que sa vie, pour autant que la chose dépend de lui, comprenne la plus grande somme possible de moments sages et heureux. Il me faudrait écrire un livre entier pour dire ce que j’ai pensé à l’occasion de tel et tel livre.

Souvenirs du mois d’octobre.

Au commencement de ce mois, par un temps doux, serein, admirable, nous avons goûté en forme les plaisirs de la villégiature à Castel-Gandolfo, et nous nous sommes vus comme impatronisés au milieu de celte incomparable contrée. Un Anglais, M. Jenkins, riche marchand d’ouvrages d’art, y habitait une fort belle maison, ancienne résidence du général des jésuites, où ne manquaient, pour un certain nombre d’amis, ni logements commodes, ni salles de réunion, ni galeries pour d’agréables promenades. Cette résidence d’automne ne se peut mieux comparer qu’à un séjour aux eaux. Des personnes qui n’avaient pas entre elles les moindres rapports sont mises en contact momentanément par l’effet du hasard. Le déjeuner et le dîner, les promenades et les parties de plaisir, les conversations sérieuses et badines, produisent bientôt la familiarité. Car ce serait merveille si, dans un tel séjour, où l’on n’a pas même la diversion d’une maladie et d’un traitement, au sein d’une complète oisiveté, on ne voyait pas se produire les affinités électives les plus prononcées.

Au bout de quelque temps, je vis arriver avec sa mère une très-jolie Romaine, qui ne demeurait pas loin de chez nous au Corso. Depuis que j’étais passé milord, elles avaient répondu à mes saluls avec plus de grâce qu’auparavant, cependant je ne leur avais pas adressé la parole, quoique j’eusse passé souvent près d’elles quand elles étaient assises, le soir, devant leur porte ; car j’étais demeuré parfaitement fidèle à mon vœu de ne pas me laisser distraire de mon but principal par de semblables liaisons. Mais, cette fois, nous nous trouvâmes tout à coup comme de vieilles connaissances. Le fameux concert fournit assez de matière à la première conversation, et rien de plus charmant qu’une Romaine comme celle-là, qui se livre gaiement à une conversation naturelle, et qui exprime rapidement, mais avec netteté, dans son idiome sonore, ses observations dirigées sur la réalité pure, et sa sympathie, avec un retour agréable sur elle-même, et cela, dans un noble langage, qui élève au-dessus d’elle-même la classe moyenne, et donne une certaine distinction à ce qui est tout naturel et même commun. Ces qualités et ces particularités m’étaient connues, mais je ne les avais pas encore observées dans un enchaînement si flatteur.

Ces dames me présentèrent en même temps à une jeune Milanaise qu’elles avaient amenée avec elles. C’était la sœur d’un commis de M. Jenkins. Ces dames paraissaient intimement liées et bonnes amies. Les deux belles (c’est leur rendre justice de les qualifier ainsi) offraient un contraste non pas dur mais décidé. La Romaine avait les cheveux noirs, la Milanaise, brun clair ; la première avait le teint et les yeux bruns, la seconde avait la peau blanche et délicate, les yeux presque bleus ; la Romaine était, on pouvait dire, sérieuse, réservée ; la Milanaise était franche, témoignant ou plutôt demandant la sympathie. J’étais assis entre elles pendant une sorte de jeu de loto, et je m’étais associé avec la Romaine ; dans le cours du jeu, il m’arriva de tenter aussi la fortune avec la Milanaise par une gageure ou autrement. Bref, il en résulta aussi de ce côté une espèce d’association, et, dans mon innocence, je ne remarquai pas que cet intérêt partagé ne plaisait pas ; enfin, après que la partie fut terminée, la mère, me trouvant à l’écart, fit entendre poliment, mais avec toute la gravité d’une matrone, à l’honorable étranger, qu’ayant formé d’abord avec sa fille une association, il n’était pas convenable qu’il s’engageât avec une autre dans une liaison du même genre, l’usage voulant que, dans une villégiature, les personnes qui se sont liées jusqu’à un certain point, persistent dans ces relations, et continuent de faire un agréable échange de politesses. Je m’excusai de mon mieux, en alléguant qu’il n’était pas possible à un étranger de connaître des règles pareilles, attendu que, dans mon pays, la coutume était de se montrer courtois et poli envers toutes les dames de la société, envers l’une comme envers l’autre, soit en même temps, soit tour à tour. La chose m’avait paru ici d’autant plus convenable, qu’il s’agissait de deux amies si étroitement liées.

Mais, hélas ! tandis que je cherchais ainsi à m’excuser, je sentis de la manière la plus étrange, que déjà mon cœur s’était décidé pour la Milanaise aussi vite que l’éclair, et d’une manière assez pénétrante, comme il arrive à un cœur oisif, qui, dans une situation agréable et paisible, n’appréhende rien, ne souhaite rien, et se trouve tout à coup en présence du trésor le plus digne d’envie. Dans un pareil moment, nous n’apercevons pas le danger .qui nous menace sous ces traits séduisants.

Le lendemain, nous nous trouvâmes seuls nous trois, et la balance pencha toujours plus du côté de la Milanaise. Elle avait sur son amie ce grand avantage, qu’on remarquait dans ses discours une certaine ardeur inquiète. Elle se plaignait qu’on l’eût élevée non pas avec trop peu de soin, mais avec trop de défiance. « On ne nous apprend pas à écrire, disait-elle, de peur que nous n’employions notre plume à écrire des lettres d’amour ; on ne nous laisserait pas lire, si nous ne devions pas nous servir de livres de prières ; quant à nous apprendre les langues étrangères, personne n’y songera jamais. Je donneraistout pour savoir l’anglais. J’entends souvent, avec un sentiment qui ressemble à l’envie, M. Jenkins et mon frère, Mme Angélique, M. Zucchi, MM. Volpato et Cammocini, s’entretenir en anglais ; et les journaux, longs d’une aune, sont là devant moi sur la table ; il s’y trouve des nouvelles de toute la terre, à ce que je vois, et je ne sais ce qu’elles disent.— Cela est d’autant plus fâcheux, lui répondis-je, que l’anglais est facile à apprendre. Vous parviendriez en peu de temps à le saisir et à le comprendre. Faisons sur-le-champ une tentative, poursuivis-je, en prenant une de ces immenses feuilles anglaises, qui se trouvaient en grand nombre autour de nous. »

Je la parcourus et j’y trouvai un article qui rapportait l’accident d’une demoiselle tombée dans l’eau, mais qu’on avait heureusement sauvée et rendue à sa famille. 11 y avait dans l’événement des circonstances qui le rendaient complexe et intéressant. Il restait douteux si la jeune fille s’était précipitée dans l’eau pour chercher la mort, et lequel de ses adorateurs, le favorisé ou le dédaigné, s’était exposé pour la sauver, Je montrai l’endroit à la belle Milanaise et je la priai d’y arrêter ses regards attentivement. Je commençai par lui traduire tous les substantifs, et je l’interrogeai pour m’assurer qu’elle en avait bien retenu la signification. Elle observa bientôt la position de ces mots principaux et se familiarisa avec la place qu’ils avaient prise dans la période. Je passai ensuite aux mots qui formaient le tissu de la phrase, qui lui donnaient la forme et le mouvement, et lui fis remarquer, à sa grande joie, comme ces mots animaient le tout ; enfin je la catéchisai si bien qu’elle finit par lire d’elle-même tout le passage, comme s’il eût été écrit en italien, ce qu’elle ne put faire sans éprouver une émotion charmante. Je n’ai guère vu de joie intellectuelle aussi sincère que celle qu’elle exprima, en me remerciant avec une grâce infinie pour le coup d’œil que je lui avais fait jeter dans ce nouveau champ. Elle se possédait à peine, en reconnaissant la possibilité d’atteindre au but de son désir le plus ardent, et d’y toucher déjà par ’forme d’essai.

La société était devenue plus nombreuse ; Angélique était aussi arrivée ; on m’avait placé à sa droite, à une grande table servie ; mon écolière était debout du côté opposé, et, tandis que les autres personnes faisaient des façons pour se placer à table, elle n’hésita pas un moment à en faire le tour et à s’asseoir à côté de moi. Ma sérieuse voisine parut le remarquer avec quelque étonnement, et le coup d’reil d’une femme clairvoyante n’était pas nécessaire pour reconnaître qu’il s’élait passé là quelque chose, et qu’un ami qui avait montré jusqu’alors pour les femmes un éloignement poussé jusqu’à une sèche impolitesse, s’était vu enfin lui-même pris à l’improviste et apprivoisé.

Je fis encore assez bonne contenance ; toutefois mon émotion se trahit bientôt par un certain embarras avec lequel je partageais ma conversation entre mes voisines, cherchant à entretenir avec chaleur l’amie d’âge mûr, délicate, et, cette fois, silencieuse, et à calmer, en lui témoignant une sympathie amicale mais calme et presque évasive, la jeune fille, qui semblait toujours se complaire dans la langue étrangère, et se trouvait dans la situation d’une personne qui, éblouie tout à coup par l’apparition de la lumière désirée, ne sait pas se reconnaître d’abord dans les objets qui l’entourent.

La situation était vive, mais bientôt les choses changèrent de face l’trangement. Vers le soir, comme je cherchais les jeunes demoiselles, je trouvai les femmes âgées dans un pavillon d’où l’on jouissait d’une vue magniGque ; je promenai mon regard à la ronde, mais autre chose que le paysage pittoresque passait devant mes yeux. Il s’était répandu sur la contrée une teinte qui ne pouvait s’attribuer ni au coucher du soleil ni aux brises du soir. La splendeur des étoiles, les ombres fraîches, azurées, des profondeurs paraissaient plus admirables que jamais l’huile ou l’aquarelle ne les représentèrent ; je ne pouvais assez contempler ; cependant, je sentis que j’avais envie de quitter la place pour saluer dans un petit cercle d’amis le dernier adieu du soleil.

Mais je n’avais pu refuser l’invitation des mères et des voisines de m’asseoir auprès d’elles, d’aulant qu’elles m’avaient fait place à la fenêtre d’où l’on avait la plus belle vue. Quand je prêtai l’oreille à leurs discours, je pus entendre qu’il s’agissait d’un trousseau, sujet qui revenait sans cesse et qu’on ne pouvait épuiser. On passait en revue les objets nécessaires de tout genre. Le nombre et la nature des divers cadeaux, les dons principaux de la famille, les diverses offrandes des amis et des amies, dont une partie était encore un secret, enfin toute une minutieuse énumération, pendant laquelle s’écoulaient les belles heures, je dus tout écouter patiemment, parce que les dames m’avaient retenu pour une promenade du soir.

On finit par s’entretenir des mérites du fiancé ; on le peignit d’une manière assez favorable, mais sans vouloir dissimuler ses défauts, tout en exprimant la ferme espérance que la grâce, la sagesse, l’amabilité de sa fiancée, suffiraient à les diminuer et les corriger. A la fin, dans mon impatience, au moment où le soleil se plongeait dans la mer lointaine, et jetait un regard inexprimable à travers les ombres allongées et les échappées de lumière, obscurcies mais puissantes encore, je demandai, avec toute la discrétion possible, quelle était donc cette fiancée. On me répondit avec étonnement : « Ignorez-vous ce que tout le monde sait ? » Alors seulement on vint à réfléchir que je n’étais pas un commensal mais un étranger. Il n’est pas nécessaire que j’exprime l’horreur dont je fus saisi, quand j’appris que c’était justement l’écolière qui venait de m’inspirer un intérêt si tendre. Le soleil se coucha, et je sus trouver une excuse pour me dérober à la société, qui, sans le savoir, m’avait instruit si cruellement.

Qu’après avoir cédé quelque temps à son penchant avec imprévoyance, on finisse par se réveiller de son rêve, et se trouver dans la situation la plus douloureuse, cela est ordinaire et connu ; mais on trouvera peut-être ce cas intéressant par ce qu’il a d’étrange : une affection vive, mutuelle, est détruite en son germe, et, avec elle, le pressentiment de tout le bonheur dont une pareille inclination se fait une image sans bornes, dans son développement futur. Je revins tard à la maison, et, le lendemain matin, je fis une plus longue promenade, mon portefeuille sous le bras, après m’être excusé de ne pas paraître à table. J’avais assez d’âge et d’expérience pour me remettre sur-le-champ, quoique avec douleur. « Ce serait assez étrange, m’écriai-je, qu’un sort à la Werther te vînt chercher dans Rome pour te gâter une position si intéressante et jusqu’à ce jour bien gardée ! »

Je me hâtai de revenir à la nature champêtre, que j’avais négligée dans l’intervalle, et je cherchai à la copier aussi fidèlement que possible. Je réussis du moins à la mieux voir et je ne pus en vouloir à la douleur qui savait aiguiser à ce point chez moi le sens intérieur et extérieur.

Abrégeons. La foule des visites remplit la maison et celles du voisinage ; on pouvait s’éviter sans affectation, et une politesse bien sentie, à laquelle nous dispose une pareille inclination, est partout bien reçue dans la société. Ma conduite plut, et je n’eus aucun désagrément, aucun démêlé, sauf une fois avec notre hôte, M. Jenkins. J’avais rapporté d’une grande promenade dans les bois et les montagnes des champignons fort appétissants, et je les avais remis au cuisinier, qui, charmé de trouver un mets rare mais renommé dans le pays, les apprêta d’une manière exquise et nous les servit. Chacun les trouva excellents ; mais quand il se découvrit, à mon honneur, que je les avais rapportés d’un lieu sauvage, notre hôte témoigna, en secret toutefois, sa mauvaise humeur de ce qu’un étranger avait fourni pour le repas un mets dont le maître de la maison ne savait rien et qu’il n’avait pas commandé. Il n’était pas convenable de surprendre quelqu’un à sa propre table, de servir des aliments dont il ne pouvait rendre compte. Le conseiller Reiffenstein dut me faire après dîner ces communications diplomatiques, et moi, qui souffrais au fond du cœur d’un tout autre mal que celui que peuvent nous causer des champignons, je fis une réponse modeste : j’avais supposé que le cuisinier dirait la chose à son maître, et j’assurai que si, dans mes promenades, de pareils comestibles me tombaient encore sous la main, je les présenterais à notre digne hôte pour les examiner et les approuver.

Il me fut aisé de persister dans la résolution que j’avais prise. Je cherchai d’abord à éviter les leçons d’anglais, en m’éloignant le matin, et en prenant soin de ne m’approcher jamais de mon écolière, secrètement aimée, qu’en présence de plusieurs personnes. Bientôt, occupé comme je l’étais, je revins à dos sentiments raisonnables, et ce fut d’une manière charmante. Quand je considérai la belle Milanaise comme une fiancée, comme une future épouse, elle s’éleva à mes yeux audessus de la condition vulgaire de jeune fille, et, en lui témoignant la même affection, mais avec un caractère plus élevé et désintéressé, je me trouvai, moi qui d’ailleurs n’avais plus l’air d’un jeune évaporé, dans la familiarité la plus amicale avec elle. Mes services, si l’on peut donner ce nom à des attentions sans suite, se montraient sans importunité et en passant, avec une sorte de respect. Elle, de son côté, qui savait que je connaissais sa position, put être parfaitement contente de ma conduite. Comme je m’entretenais avec chacun, le reste de la société ne remarqua rien ou ne vit aucun mal à la chose, et les jours et les heures suivirent de la sorte un paisible cours.

Il y aurait beaucoup à dire sur nos conversations, qui étaient des plus variées. Nous eûmes aussi un théâtre, où Polichinelle, que nous avions tant de fois applaudi dans le carnaval, et qui, le reste de l’année, faisait son métier de cordonnier, qui d’ailleurs se présentait ici comme un honnête petit bourgeois, savait nous divertir au mieux avec ses absurdités laconiques, mimiques et pantomimiques, et nous entretenir dans le plus agréable désœuvrement.

Cependant des lettres de chez nous m’avaient fait observer que mon voyage en Italie, si longtemps projeté, toujours différé, et enfin entrepris si brusquement, avait provoqué chez les amis que j’avais laissés quelque inquiétude et quelque impatience, et même le désir de me suivre pour jouir du même bonheur dont mes lettres enjouées et aussi instructives donnaient l’idée la plus favorable. Il faut dire que, dans la société spirituelle et savante de notre duchesse Amélie, on avait toujours considéré l’Italie comme la nouvelle Jérusalem des personnes vraiment cultivées ; une vive aspiration vers ce pays, telle que Mignon pouvait seule l’exprimer, subsistait toujours dans les esprits et dans les cœurs. La digue était enfin rompue, et peu à peu il paraissait clairement que, d’une part, la duchesse Amélie avec son entourage, d’une autre part, Herder et le cadet des Dalberg, se disposaient sérieusement à passer les Alpes. Je leur conseillai d’attendre la fin de l’hiver, de pousser jusqu’à Roms dans la moyenne saison, et ce conseil loyal, fondé sur l’expérience, tourna aussi à mon propre avantage. J’avais passé dans un monde tout à fait étranger des jours qui faisaient époque dans ma vie : je résolus de ne pas attendre en Italie l’arrivée de mes amis. Je savais parfaitement que ma manière de voir les choses ne serait pas d’abord la leur, car j’avais travaillé moi-même depuis une année à me défaire des opinions et des idées chimériques du Nord, et je m’étais accoutumé à contempler et à respirer plus librement sous l’azur d’un beau ciel. Les voyageurs allemands survenus dans l’intervalle m’avaient toujours été extrêmement à charge ; ils cherchaient ce qu’ils devaient oublier ; et quand ce qu’ils avaient longtemps désiré était devant leurs yeux, ils ne pouvaient le reconnaître. Moi-même j’avais assez de peine à me maintenir par la méditation et la pratique dans la voie que j’étais parvenu à reconnaître pour la véritable. Je pouvais éviter des Allemands étrangers : des personnes si intimes, si chères et si respectées m’auraient troublé et gêné par leurs propres erreurs, par leur demi-intelligence des choses, et même en entrant dans mes idées.

En attendant, je me Mtai de mettre avec soin le temps à profit ; les méditations indépendantes, les conversations instructives, l’observation du travail des artistes, se succédaient sans relâche ou plutôt s’entremêlaient.

Rome, 3 novembre 1787.

Kayser est arrivé et je n’ai rien écrit de toute la semaine. Il commence par accorder son clavecin, et l’opéra avancera peu à peu. Avec son arrivée commence pour moi une époque toute nouvelle. Je vois qu’on n’a qu’à suivre son chemin : les jours amènent le bien comme le mal.

L’accueil que vous avez fait à Egmont me réjouit. J’espère qu’il ne perdra pas à une seconde lecture, car je sais ce que j’y ai mis, et que cela n’est pas de nature à être saisi du premier coup. Ce que vous en approuvez, j’ai voulu le faire : si vous dites que cela est fait, j’ai atteint mon but. C’était une tâche d’une incroyable difficulté, dont je ne serais jamais venu à bout sans une liberté absolue de vie et d’esprit. Qu’on réfléchisse à ce que c’est de reprendre un ouvrage écrit depuis douze ans, de l’achever, sans le refondre. Les circonstances m’ont rendu ce travail plus facile et plus difficile. Maintenant je vois encore deux pierres sur mon chemin, Faust et le Tasse. Puisque les dieux, dans leur miséricorde, paraissent m’avoir remis, pour l’avenir, la peine de Sisyphe, j’espère amener aussi ces roches sur le haut de la montagne. Quand j’y serai parvenu, je commencerai une carrière nouvelle et je ferai tout mon possible pour mériter votre approbation ; car, votre tendresse, vous me l’accordez et me la conservez sans que je la mérite.

Je ne comprends pas tout à fait ce que tu me dis de la petite Claire ’ et j’attendrai ta prochaine lettre.’ Je vois bien qu’à ton avis il y manque une nuance entre la fillette et la divinité : mais, comme j’ai donné à ses relations avec Egmont un caractère exclusif ; que j’ai fait reposer sa passion sur la perfection de son amant, et son ravissement sur l’inconcevable bonheur qu’un tel homme lui appartienne plutôt que sur la sensualité ; comme j’ai fait de Claire une héroïne ; que, dans l’intime sentiment de l’éternité de son amour, elle accompagne son bienaimé, et lui apparaît enfin radieuse et glorifiée dans un songe : je ne sais où je dois placer cette nuance intermédiaire, et j’avoue cependant qu’à cause des exigences matérielles de la scène, les


1. Personnage d’amont. nuances que je viens d’énumérer sont peut-être trop accusées et détachées, ou plutôt sont unies par des indications trop légères. Peut-être seras-tu plus satisfait à une seconde lecture ; peut-être ta prochaine lettre me dira-t-elle quelque chose de plus précis.

Angélique a dessiné un frontispice pour Egmont, Lips l’a gravé : voilà du moins un dessin, voilà une gravure, que nous n’aurions pas eus en Allemagne.

Rome, 10 novembre 1787.

Kayser est donc arrivé et ma vie est triplée par le concours de la musique. C’est un excellent homme, et qui nous va fort bien, à nous qui menons véritablement une vie naturelle, autant qu’il est possible ici-bas. Tischbein revient de Naples, et il faut que tout change pour nous deux, le logement et le reste ; mais, avec nos bonnes natures, tout sera remis en ordre dans huit jours.

J’ai proposé à la duchesse mère de m’autorisera dépenser peu à peu pour elle la somme de deux cents sequins en divers petits objets d’art. Appuie cette proposition telle que tu la trouveras dans ma lettre. Je n’ai pas besoin d’avoir l’argent tout de suite ni tout à la fois. C’est là une affaire importante, dont tu sentiras, sans grand développement, toute l’étendue. Tu reconnaîtrais encore plus l’utilité et la nécessité de mon conseil et de mes offres, si tu savais comment les choses se passent ici et ce que je vois sous mes yeux. Avec ces petites acquisitions, je prépare à la duchesse un grand plaisir. Quand elle trouvera ici les choses que je fais préparer peu à peu, je calmerai chez elle le désir de posséder, qui s’empare de tous les arrivants, et qu’elle n’étoufferait qu’avec une douloureuse résignation, ou qu’elle ne satisferait qu’à grands frais. On remplirait de ce sujet des feuilles entières.

Rome, 24 novembre 1787.

Tu me questionnes dans ta dernière lettre sur la couleur du paysage romain. Je puis te dire que, dans les jours sereins, particulièrement en automne, le paysage est si coloré que, dans toute imitation, il doit paraître bigarré. J’espère t’envoyer bientôt quelques dessins, ouvrage d’un Allemand qui est maintenant à Naples. Les couleurs de l’aquarelle sont bien loin d’atteindre à l’éclat de la nature, et pourtant vous croirez la chose impossible. Ce qu’il y a de plus beau, c’est que les couleurs vives, dans le moindre éloignement, sont adoucies par le ton de l’air, en sorte que l’opposition des tons froids et des tons chauds est tout à fait visible. Les ombres claires, azurées, contrastent délicieusement avec le vert, le jaune, le rougeâtre, le bleuâtre, éclairés, et se marient avec le lointain bleuâtre et va’poreux. C’est un éclat et, en même temps, une harmonie, une dégradation dans l’ensemble, dont on n’a dans le Nord aucune idée. Chez vous tout est dur ou nébuleux, bariolé ou monotone. Du moins, je n’ai vu, autant qu’il m’en souvienne, que rarement des effets isolés qui me donnassent un avant-goût de ce qui se présente ici à moi tous les jours et à toute heure. Peutêtre, aujourd’hui que mon œil est plus exercé, trouverai-je aussi dans le Nord plus de beautés.

Souvenir !» ilii mois de novembre.

Comme je songeais en silence à me détacher peu à peu, je me vis retenu par un nouveau lien, grâce à l’arrivée d’un excellent et ancien ami, Christophe Kayser, de Francfort. Doué par la nature d’un talent musical particulier, il avait entrepris longtemps auparavant de mettre en musique Badinage, Ruse et Vengeance1, et d’adapter aussi une musique convenable à Eymonl-. Je lui avais mandé de Rome que la pièce était partie et qu’une copie en était restée dans mes mains. Au lieu d’entamer là-dessus une longue correspondance, nous trouvâmes plus à propos qu’il vînt sur-le-champ. Comme il traversa aussitôt l’Italie au vol avec le courrier, il ne tarda pas à nous rejoindre, et il se vit accueilli amicalement dans le cercle d’artistes qui avait fixé son quartier général au Corso, vis-à-vis du palais Rondanini.

Mais bientôt, au lieu du recueillement et de la concentration si nécessaires, survinrent des distractions et une dissipation nouvelles. D’abord il s’écoula plusieurs jours avant qu’on se fût


1. Petite pièce de Goethe. procuré, qu’on eût essayé et accordé un clavecin, et qu’il fût arrangé selon la fantaisie du capricieux artiste, qui y trouvait toujours quelque chose à dire et à désirer. Cependant nous fûmes bientôt dédommagés de toutes ces peines et ces retardements £ar les productions d’un artiste plein de souplesse, parfaitement à la hauteur de son époque, et qui exécutait aisément la musique la plus difficile de ce temps-là. Et pour que le dilettante sache tout de suite de quoi il est question, je ferai observer que Schoubart passait alors pour incomparable, et que la pierre de touche du pianiste exercé était l’exécution de variations, dans lesquelles un thème simple, modulé artistement, reparaissait enfin dans sa forme naturelle, et permettait à l’auditeur de reprendre haleine. Kayser avait aussi apporté la symphonie d’Egmont, et cela m’excita toujours davantage à m’occuper du théâtre lyrique, vers lequel me portaient alors plus que jamais mon goût et la nécessité.

La présence de notre Kayser éleva et étendit notre amour de la musique, qui s’était borné jusque-là aux œuvres théâtrales. Kayser s’enquérait soigneusement des fêtes d’église, et nous fûmes ainsi conduits à écouter les musiques solennelles qu’on exécutait ces jours-là. Nous les trouvions assurément très-mondaines, avec orchestre au grand complet, quoique le chant dominât toujours. Je me souviens d’avoir entendu pour la première fois, à la fête de Sainte-Cécile, un air de bravoure soutenu par un chœur. Il produisit sur moi un effet extraordinaire, comme en éprouve le public, quand des airs de ce genre se rencontrent dans les opéras.

Kayser avait encore un autre mérite : comme il s’occupait beaucoup d’aneienne musique, il devait faire de sérieuses recherches sur l’histoire de cet art ; il consultait les bibliothèques, et son application soutenue lui avait fait trouver un bon accueil et des encouragements surtout dans laMinerva. Ses recherches de bibliophile eurent pour effet de nous rendre attentifs aux vieilles gravures du seizième siècle ; et, par exemple, il ne manquait pas de nous rappeler le Spéculum Romanx magnificentijs, les Architectures de Lomazzo ; ainsi que les Admiranda Romx et autres ouvrages semblables. Ces collections de livres et de gravures, qui recevaient aussi nos pieuses visites, ont surtout une grande valeur quand on les passe en revue dans de bonnes impressions. Elles font revivre ce vieux temps où l’antiquité était considérée avec respect et crainte, et ses débris imprimés en beaux caractères. C’est ainsi, par exemple, qu’on s’approchait des Colosses, qui se trouvaient encore à leur ancienne placé dans le jardin Colonne ; le Septizone, à demi ruiné, de Sévère donnait encore à peu près l’idée de cet édifice disparu ; l’église de Saint-Pierre, sans façade, le grand centre, sans coupole, le vieux Vatican, dans la cour duquel on pouvait encore donner des tournois : tout ramenait à ce vieux âge, et faisait en même temps observer de la manière la plus claire ce que les deux siècles suivants avaient amené de changements, et à quel point, malgré de puissants obstacles, ils s’étaient efforcés de rétablir les choses détruites, de réparer les choses négligées.

Henri Meyer, de Zurich, que j’avais eu souvent sujet de mentionner, malgré sa vie très-retirée et sa grande application, ne manquait guère l’occasion de voir, d’observer, d’apprendre quelque chose d’intéressant. On le recherchait et on le désirait, parce qu’il se montrait dans la société aussi modeste que savant. Il suivait paisiblement la route sûre ouverte par Winckelmann et Mengs, et, comme il excellait à reproduire avec la sépia, à la manière de Seidelmann, les bustes antiques, personne plus que lui n’avait occasion d’apprendre à juger et à connaître les nuances délicates de l’art à ses diverses époques. Or, tous les étrangers, artistes, "connaisseurs et profanes, se disposant, selon le vœu général, à visiter aux flambeaux le musée du Vatican et celui du Capitule, Meyer se joignit à nous, et je trouve encore dans mes papiers un de ses mémoires, qui donne à ces délicieuses promenades à travers lès-restes les plus magnifiques de l’art, songe ravissant qui d’ordinaire s’efface peu à peu, une importance durable par ses heureux effets sur l’instruction et l’intelligence.

« L’usage de visiter les grands musées de Rome à la clarté des torches était, nous dit-il, encore assez nouveau vers la fln du siècle passé. Il offre l’avantage de présenter isolément les œuvres d’art, de faire ressortir vivement toutes les nuances délicates du travail et de répandre un jour suffisant sur les ouvrages qui sont mal éclairés par la lumière naturelle. Mais l’éclairage aux flambeaux dégénère quelquefois en abus. Pour qu’il soit d’un heureux effet, il faut qu’on le ménage avec intelligence. Il est, en général, peu favorable aux ouvrages de l’ancien style, dont les auteurs, ne sachant rien d’om’jr-îs et de lumières, n’avaient compté pour leurs ouvrages ni sur la lumière ni sur l’ombre. »

Dans une occasion si solennelle, il est juste aussi que je fasse mention de M. Hirt, qui fut, de plus d’une manière, utile à notre cercle. Né dans le Furstenberg, en 1759, il se sentit, après avoir lu les anciens, entraîné à Rome par une pente irrésistible. Il y était arrivé quelques années avant moi ; il y avait fait une étude sérieuse des ouvrages anciens et modernes d’architecture et de sculpture, et s’était fait le guide des étrangers désireux de s’instruire. Il me montra la même complaisance, avec un affectueux dévouement.

Son étude principale était l’architecture. Ses vues théoriques sur l’art donnaient lieu souvent à de vives discussions dans cette Rome livrée aux disputes et aux partis. La diversité des vues amène, surtout dans ce lieu, où l’on parle des arts partout et sans cesse, mille contestations, rendues plus vives et favorisées par le voisinage d’objets si remarquables. Mais, comme l’art consiste dans l’action et non dans la parole, que cependant on parlera toujours plus qu’on n’agira, il est facile de comprendre que ces entretiens étaient alors interminables comme ils le sont encore aujourd’hui.

Si les dissentiments des artistes amenaient parfois des désagréments et même les éloignaient les uns des autres, ils provoquaient aussi de temps en temps des scènes plaisantes. Quelques artistes avaient passé ensemble l’après-midi au Vatican, et, comme il se faisait tard, aù’n de gagner leur logis par un chemin plus court, ils se retirèrent par la porte voisine de la colonnade et le long des vignes jusqu’au Tibre. Ils avaient disputé en chemin, ils arrivèrent disputant au bord du fleuve, et continuèrent vivement la conversation pendant la traversée. En débarquant à la Ripetta ils auraient dû se séparer, et les arguments qu’on avait encore- à présenter de part et d’autre se trouvaient étouffés à leur naissance : les artistes convinrent de rester ensemble, de repasser le fleuve et de donner cours à leur dialectique sur la barque flottante. Mais une fois ne leur suffit pas : ils étaient en train, et ils demandèrent au passeur plus d’une répétition. Il y consentit volontiers, chaque passage lui valant un baïoque par personne, profit considérable qu’il n’attendait plus à une heure si tardive. Il satisfit leur désir en silence, et son jeune fils lui ayant demandé avec étonnement ce que ces gens se voulaient : « Je ne sais pas, répondit-il fort tranquillement, mais ils sont fous. »

Vers ce temps je reçus de chez nous, dans un paquet la lettre suivante* :

« Monsieur, je ne suis pas étonné que vous ayez de mauvais lecteurs : tant de gens aiment mieux parler que sentir ! mais il faut les plaindre et se féliciter de ne pas leur ressembler.

« Oui, Monsieur, je vous dois la meilleure action de ma vie, par conséquent la racine de plusieurs autres, et, pour moi, votre livre est bon. Si j’avais le bonheur d’habiter le même pays que vous, j’irais vous embrasser et vous dire mon secret, mais malheureusement j’en habite un où personne ne croirait au motif qui vient de me déterminer à cette démarche. Soyez satisfait, Monsieur, d’avoir pu, à trois cents lieues de votre demeure, ramener le cœur d’un jeune homme à l’honnêteté et à la vertu. Toute une famille va être tranquille, et mon cœur jouit d’une bonne action. Si j’avais des talents, des lumières ou un rang qui me fit influer sur le sort des hommes, je vous dirais mon nom, mais je ne suis rien et je sais ce que je ne voudrais être. Je souhaite, Monsieur, que vous soyez jeune, que vous ayez le goût d’écrire, que vous soyez l’époux d’une Charlotte qui n’avait point vu de Werther, et vous serez le plus heureux des hommes, car je crois que vous aimez la vertu. »

Rome, 15 décembre 1787.

Je t’écris tard et seulement pour écrire quelque chose. J’ai passé très-heureusement cette semaine. La semaine précédente, rien ne voulait aller, ni un travail ni un autre ; voyant donc un si beau temps le lundi, et la connaissance que j’ai du ciel me


1. Cette lettre est en français dans l’originaL faisant espérer de beaux jours, je me mis en course avec Kayser et mon deuxième Frédéric’, et, depuis mardi jusqu’à hier au soir, j’ai parcouru les lieux que je connaissais déjà et différents côtés que je ne connaissais pas encore.

Mardi soir, nous atteignîmes Frascati ; mercredi, nous visitâmes les plus belles villas, et surtout l’admirable Antinous sur le Monte-Dragone ; jeudi, nous montâmes de Frascati au Monte-Caro, en franchissant Rocca di Papa, dont tu dois avoir les dessins, car les mots et les descriptions ne sont rien ; puis nous descendîmes à Albano. Vendredi, Kayser nous quitta ; il ne se trouvait pas fort bien, et je me rendis avec Frédéric second à Aricie, à Genzano, au lac de Némi, puis nous revînmes à Albano. Aujourd’hui, nous avons été à Castel-Gandolfo, à Marino, et, de là, nous sommes revenus à Rome. Le temps nous a favorisés d’une manière incroyable. Nous avons eu, je crois, les plus beaux jours de l’année. Outre les arbres toujours verts, quelques chênes ont encore leur feuillage, les jeunes châtaigniers l’ont aussi encore, mais il est jaune. Le paysage offre des teintes de la plus grande beauté. Et, dans l’ombre de la nuit, que les grandes formes sont belles ! J’ai eu un grand plaisir, et je t’en fais part de loin.

Rome, 21 décembre 1787. *

Dessiner, étudier lesnrts, favorise les dispositions poétiques, au lieu de leur nuire, car il faut écrire peu et dessiner beaucoup. Je désire seulement pouvoir te communiquer l’idée que j’ai maintenant de l’art plastique. Si subordonnée qu’elle soit encore, elle satisfait, parce qu’elle est vraie et d’une portée toujours plus étendue. La raison et la logique des grands maîtres est incroyable. Si, à mon arrivée en Italie, j’étais comme né de nouveau, maintenant commence pour moi une éducation nouvelle.

Ce que j’ai envoyé jusqu’à présent ne sont que de faibles essais. Je t’adresse par Thuneisen un rouleau, où le meilleur sont des ouvrages étrangers qui te feront plaisir.


1. te conseiller Frédéric Reiffenstein ?

Rome, 25 décembre 1787.

Cette fois, le Christ est né au milieu des tonnerres et des éclairs : nous avons eu juste à minuit un violent orage.

L’éclat des plus grands chefs-d’œuvre ne m’éblouit plus ; je vis maintenant dans la contemplation, dans la connaissance vraie et distincte. Je ne puis dire tout ce que je dois, à cet égard, au Suisse Meyer. Cet homme studieux, solitaire, tranquille, m’a ouvert le premier les yeux sur les détails, sur les qualités des formes considérées isolément ; il m’a initié au véritable faire. Il est content de peu et modeste. Il jouit des œuvres d’art plus que les grands qui les possèdent sans les comprendre, plus que les autres artistes qui sont trop tourmentés du désir d’imiter l’inimitable. Son esprit est d’une clarté divine, son cœur d’une angélique bonté. Il ne me parle jamais que je ne sois tenté d’écrire tout ce qu’il dit, tant ses paroles sont précises, justes, exprimant la seule ligne véritable. Son enseignement me donne ce que personne ne pourrait me donner, et son éloignement sera pour moi une perte irréparable. Avec lui, j’espère encore arriver dans le dessin, au bout de quelque temps, à un point que j’ose à peine me figurer.

Les étrangers sont revenus. Je visite quelquefois avec eux une galerie. Ils me font l’effet des guêpes que je vois dans ma chambre s’élancer contre les fenêtres, prendre les vitres pour l’air, rebondir et bourdonner contre les murs.

Je ne souhaiterais pas à un ennemi d’être réduit à se taire et à s’effacer, et il me sied moins que jamais de passer comme autrefois pour malade et borné. Ainsi donc, cher ami, fais de’ ton mieux en ma faveur, et soutiens ma vie, car, autrement, je péris sans être utile à personne. Oui, je dois le dire, j’ai été cette année, moralement parlant, un véritable enfant gâté. J’ai passé quelque temps séparé du monde et dans une complète solitude, et puis il s’est formé autour de moi un petit cercle d’amis qui sont tous bons, tous sur le droit chemin, et plus leurs méditations, leur activité, les tiennent dans cette direction, plus ils sont contents de moi, et trouvent de plaisir dans ma société. Car je suis impatient, impitoyable pour tous ceux qui perdent leur temps ou qui s’égarent, et qui veulent cependant qu’on les tienne pour messagers et voyageurs. Je les poursuis de mes railleries jusqu’à ce qu’ils changent de vie ou qu’ils s’éloignent de moi. On m’entend bien, il n’est ici question que des hommes bons et droits : tous les gens médiocres, tous les esprits mal faits, sont mis à la porte sans cérémonie. Deux hommes et même trois me doivent leur changement de vie et de sentiments, et ils m’en sauront gré jusqu’à la mort. C’est là, c’est sur le point de l’activité de mon être, que je sens la vigueur et l’étendue de ma nature ; mes pieds ne sont douloureux que dans des souliers étroits, et je ne vois rien quand on me place devant un mur.

Souvenir* do moi» de décembre*

Le mois de décembre avait commencé avec une température sereine assez égale, et cela nous suggéra une idée qui devait procurer des jours bien agréables à une joyeuse société. Supposons, avons-nous dit, que nous venons d’arriver à Rome et que nous sommes des voyageurs pressés, qui doivent voir à la hâte les objets les plus remarquables. Commençons une revue dans cette idée, afin que les choses déjà connues fassent sur notre esprit et sur nos sens une impression nouvelle. Cette idée fut mise aussitôt a exécution et suivie avec assez de persévérance. En voici quelques souvenirs.

Au-dessous de Rome et à quelque distance du Tibre, s’élève une église de moyenne grandeur dans le lieu dit Aux trois Fontaines. Quand saint Paul fut décapité, ces fontaines jaillirent, dit-on, de son sang et elles coulent encore aujourd’hui. L’église se trouve d’ailleurs dans un endroit bas, et les tuyaux qui jettent l’eau dans l’intérieur augmentent l’humidité. Elle est peu ornée et presque délaissée ; on se borne à la tenir propre, malgré la moisissure, pour le service divin, qu’on y célèbre rarement. Mais son grand ornement est un Christ avec ses Apôtres, peints de grandeur naturelle, d’après les dessins de Raphaël, à la suite les uns des autres, sur les piliers de la nef. Ce génie extraordinaire, qui avait déjà présenté où il le fallait ces saints hommes groupés ensemble et vêtus de même sorte, ici, où chacun figure séparément, a produit aussi chacun avec une physionomie particulière, non comme s’il se trouvait à la suite du Seigneur, mais comme si, laissé à lui-même après l’ascension, il avait à traverser la vie, travaillant et souffrant selon son caractère particulier.

De cette modeste petite église, il n’y a pas loin jusqu’au monument, plus considérable, consacré au grand apôtre, l’église de Saint-Paul hors des murs, construite, avec art et avec grandeur, de superbes pierres antiques. Dès l’entrée, elle fait une impression sublime ; des rangées de colonnes imposantes portent les hautes murailles peintes, qui, fermées par la charpente entrelacée, offrent, il est vrai, à notre œil désaccoutumé l’aspect d’une grange, quoique l’ensemble dût produire un effet incroyable si, dans les jours de fête, la charpente était décorée de tapisseries. On trouve ici, conservés avec goût dans les chapiteaux, des restes merveilleux d’une architecture colossale et richement ornée, empruntés et sauvés des ruines du palais de Garacalla, autrefois situé dans le voisinageet maintenant presque entièrement détruit.

Après cela, le cirque, qui porte toujours le nom de cet empereur, nous donne encore, quoiqu’il soit en grande partie écroulé, une idée de ces espaces immenses. Si le dessinateur se place à la gauche des combattants qui entraient en course, il aura, sur la hauteur à droite, par-dessus les sièges en ruine des spectateurs, le tombeau de Cécilia Métella avec les constructions modernes qui l’environnent. De ce point, la ligne des gradins s’étend à l’infini, et des villas considérables, des maisons de plaisance, se font voir dans le lointain. Si vous ramenez vos regards sur les objets voisins, vous avez devant vous les ruines de la Spina, qu’on peut encore très-bien suivre, et celui à qui est donnée l’imagination architecturale, peut en quelque sorte se représenter la pompe de ces jours antiques.

Pour cette fois, nous saluâmes du regard la pyramide de Gestius et les ruines des bains d’Antonin ou de Caracalla. Sur la place de Saint-Pierre in Montorio, nous admirâmes le bouillonnement de l’Aqua Paola, qui se précipite en cinq torrents, par les portes d’un arc de triomphe, dans un grand bassin digne d’elle, et qu’elle remplit jusqu’au bord. Un aqueduc restauré par Paul V amène jusque-là cette rivière de derrière le lac Bracciano, en décrivant, dans l’espace de vingt-cinq milles, un zigzag étrange, commandé par des collines alternantes ; l’eau pourvoit aux besoins de divers moulins et fabriques, pour se répandre en même temps dans le Trastévère.

Les amis de l’architecture approuvèrent l’heureuse pensée d’avoir ouvert à ces eaux une entrée publique et triomphale. Les colonnes et les arcs, les entablements et les attiques, rappellent ces portes somptueuses par lesquelles autrefois les généraux victorieux avaient coutume de faire leur entrée. Ici le plus paisible des bienfaiteurs entre avec la même force et la même puissance, et reçoit d’abord, pour la fatigue de sa longue course, le tribut de l’admiration et de la reconnaissance. Les inscriptions nous disent aussi que la sollicitude et la bienfaisance d’un pape de la maison Borghèse font ici comme une entrée solennelle, éternelle et continue. Un voyageur du Nord, arrivé depuis peu de temps, trouvait cependant qu’on aurait mieux fait d’entasser là des rochers sauvages pour ouvrir à ces flots une issue plus naturelle. On lui répondit que ce n’était point là une eau naturelle, mais artificielle, et qu’en décorant l’entrée avec les ressources de l’art, on n’avait rien fait que de légitime.

Mais on s’accorda là-dessus tout aussi peu que sur le magnifique tableau de la Transfiguration, que nous eûmes aussitôt après l’occasion d’admirer dans le cloître voisin. On débita beaucoup de paroles. Les plus calmes se fichèrent toutefois d’entendre répéter l’ancienne critique de la double action. Mais on voit sans cesse dans le monde une monnaie sans valeur avoir un certain cours à côté d’une autre qui a une valeur intrinsèque, surtout quand il s’agit de sortir d’affaire promptement et d’égaliser certaines différences, sans beaucoup de lenteur et de réflexions. Cependant il y a toujours lieu de s’étonner qu’on ait jamais osé élever des critiques contre la grande unité d’une conception pareille. En l’absence du Seigneur, des parents inconsolables présentent à ses disciples un jeune garçon possédé du démon ; peut-être ont-ils déjà fait des tentatives pour chasser le malin esprit ; on a même ouvert un livre pour y chercher quelque formule efficace contre ce mal, mais inutilement. Dans ce moment, apparaît l’unique libérateur, et il apparaît glorifié, reconnu par son grand prédécesseur ; on se hâte de signaler là-haut cette vision, comme la seule source du salut. Comment veut-on séparer ce qui est en haut et ce qui est en bas ? Les deux ne font qu’un. En bas, la souffrance, le besoin ; en haut, la force, le secours, l’un se rapportant à l’autre, l’un agissant sur l’autre. Pour exprimer ma pensée d’une autre manière : une relation idéale avec le réel peut-elle se séparer de celui-ci ?

Une résolution comme celle que nous avions prise, de faire en bonne compagnie une rapide revue de Rome, ne put s’effectuer selon notre plan avec une parfaite indépendance : tantôt l’un tantôt l’autre nous manquait, retenu peut-être accidentellement ; d’autres personnes se joignaient à nous pour observer •sur leur passage tel ou tel objet remarquable ; mais le noyau se maintint ; il sut tantôt accueillir les nouveaux venus, tantôt les écarter, et tour à tour demeurer en arrière ou prendre les devants. Il va sans dire que nous dûmes quelquefois entendre exprimer de singuliers jugements.

Pour moi, j’eus dans cette promenade le sentiment, l’idée, l’intuition, de ce qu’on pouvait appeler, dans le sens le plus élevé, la présence du sol classique ; j’entends par là cette conviction produite dans l’esprit par les sens, que là fut jadis la grandeur, qu’elle y est encore, qu’elle y sera. Les choses les plus grandes et les plus magnifiques doivent périr ; cela est dans la nature du temps et des éléments moraux et physiques, qui agissent sans obstacle les uns sur les autres ; aussi, dans cette revue générale, ne pouvions-nous passer tristement devant les monuments détruits : au contraire, nous avions lieu de nous réjouir de voir tant de choses conservées, et tant d’autres reconstruites, plus magnifiques et plus colossales qu’elles ne l’avaient jamais été. L’église de Saint-Pierre est certes grandement conçue, et plus grandement, plus hardiment, qu’un des anciens temples ; et nous n’avions pas seulement devant nos yeux ce que deux mille ans ont dû détruire, mais aussi ce qu’une culture plus avancée a pu produire de nouveau. Même les fluctuations du goût dans les arts, les efforts pour arriver à la grandeur simple, le retour aux petites formes compliquées, tout annonçait la vie et le mouvement ; l’histoire de l’art et celle de l’humanité s’offraient à nous sous forme synchronistique.

Si nous ne pouvons méconnaître que la grandeur est passagère, cela ne doit pas nous décourager ; au contraire, quand nous trouvons que le passé a été grand, cela doit nous animer nous-mêmes à faire quelque chose de considérable, qui, fût-il même tombé en ruine, porte nos successeurs à une noble activité ; et c’est à quoi nos devanciers n’ont jamais manqué.

Cette contemplation instructive et sublime, à laquelle je me livrais, fut, je ne dirai pas troublée et interrompue, mais entremêlée d’un sentiment douloureux, qui m’accompagnait partout. J’avais appris que le fiancé de la charmante Milanaise avait, je ne sais sous quel prétexte, retiré sa parole et manqué à sa promesse. Or, si, d’un côté, je m’estimais heureux de ne m’être pas livré à mon inclination, et de m’être éloigné trèspromptument de l’aimable jeune fille (après une exacte information, je sus que, parmi les prétextes allégués, il n’avait pas été fait la plus petite mention de notre villégiature), cependant ce me fut une chose très-sensible, de me représenter désormais triste et défigurée la charmante image qui m’avait accompagné jusqu’alors gracieuse et riante. Car j’appris aussitôt qu’à la suite de cet événement, la chère enfant, saisie de frayeur et de désespoir, avait été prise d’une fièvre violente qui faisait craindre pour sa vie. Et, comme je faisais demander chaque jour de ses nouvelles, et même deux fois par jour dans les premiers temps, je souffrais cruellement à me figurer quelque chose d’impossible, à me représenter ce visage serein, fait pour briller à la riante lumière du jour, cette expression d’une vie ingénue et doucement épanouie, désormais obscurcie par les larmes, défigurée par la maladie ; et cette fleur de jeunesse, sitôt languissante et flétrie par les souffrances de l’dme et du corps.

Dans cette disposition d’esprit, je ne pouvais rien désirer de mieux qu’une diversion passante, qui m’offrait une suite d’objets du plus grand caractère, dont les uns occupaient assez les yeux par leur présence, les autres l’imagination par leur impérissable dignité, et rien n’était plus naturel que de les contempler avec une intime tristesse.

Si les monuments antiques se trouvaient, après tant de siècles, réduits la plupart à des masses informes, à la vue des pompeux édifices modernes, encore debout, il fallait également déplorer tant de familles qu’on avait vues depuis tomber en décadence. Même, -ce qui subsistait encore plein de vie semblait atteint d’un ver rongeur ; en effet, comment une chose terrestre se maintiendrait-elle de nos jours, sans véritable force physique, par les seuls appuis moraux et religieux ? Et tout comme une pensée sereine réussit à ranimer même la ruine, ainsi qu’une végétation fraîche, immortelle, à revêlir de vie des murs écroulés et des blocs épars, une pensée triste dépouille l’être vivant de sa plus belle parure, et voudrait nous le présenter comme un affreux squelette.

Nous pensâmes aussi à faire avant l’hiver, en joyeuse sociét ;’-, une course de montagnes, mais je ne pus m’y résoudre avant de m’être assuré que la malade se portait mieux, et que je pourrais, par les arrangements que je pris, recevoir la nouvelle de sa guérison aux lieux mêmes où j’avais appris à la connaître, dans les plus beaux jours d’automne, pleine de grâce et d’enjouement.

Les premières lettres que je reçus de Weimar après l’envoi d’Egmont renfermaient déjà quelques réflexions critiques. Cela me conduisit à faire de nouveau l’ancienne observation, que l’amateur dépourvu du sens poétique, et qui se complaît dans sa tranquillité bourgeoise, rencontre une pierre d’achoppement là où le poëte a tdché de résoudre, de colorer ou de dissimuler un problème. Il faut, pour satisfaire le lecteur indolent, que tout suive une marche naturelle ; mais l’extraordinaire peut aussi être naturel : seulement il ne le paraît pas à celui qui persiste obstinément dans ses vues particulières. J’avais reçu une de ces lettres, je la pris et je me rendis à la villa Borghèse. Là, je dus lire que quelques scènes seraient jugées trop longues. J’y réfléchis ; mais alors même je n’aurais su comment les abréger, ayant à dé\ -lopper des idées si importantes. Ce qui paraissait le plus condamnable à mes amis, c’était le legs laconique par lequel Egmont recommande à Ferdinand sa petite Claire. Un extrait de la réponse que je fis alors fera mieux connaître quels étaient mes sentiments et ma situation.

« Combien je souhaiterais de satisfaire à votre désir et de pouvoir apporter au legs d’Egmont quelque modification ! Je courus, par une admirable matinée, avec votre lettre à la villa Borghèse ; je rêvai deux heures à la marche delà pièce, aux caractères, aux situations, et je ne pus rien trouver à abréger. Que j’aimerais à vous écrire toutes mes réflexions, le pour et le contre ! Cela remplirait un cahier, et ce serait une dissertation sur l’économie de ma pièce. Dimanche, j’allai voir Angélique et je lui soumis la question. Elle a étudié la pièce et elle en possède une copie. Que n’étais-tu là pour entendre avec quelle délicatesse de femme elle expliquait tout ! Et voici sa conclusion : Ce qu’il vous semble que le héros devrait dire encore est renfermé implicitement dans l’apparition. Comme l’apparition n’exprime, dit-elle, que ce qui se passe dans l’âme du héros endormi, aucunes paroles ne pourraient dire avec plus de force combien il aime et il estime la jeune fille, que ne le fait ce songe, qui n’élève pas l’aimable créature jusqu’à lui, mais audessus de lui. Angélique trouve fort bien que cet homme, qui, en quelque sorte, songea en veillant durant toute sa vie, qui estimait au plus haut prix l’amour et la vie, ou plutôt qui ne les estimait que par la jouissance, finisse en quelque sorte par veiller en songeant, et qu’on nous dise sans langage combien est profond son amour pour cette jeune fille, et quelle place choisie, éminente, elle occupe dans son cœur. Elle ajouta diverses réflexions : que, dans la scène avec Ferdinand, il ne pouvait être question de Claire que d’une manière subordonnée, pour ne pas amoindrir l’intérêt des adieux du jeune ami, qui était d’ailleurs, dans ce moment, hors d’état de rien entendre. »

Rome, 5 janvier 1788,

Excusez-moi si ma lettre est brève aujourd’hui. J’ai commencé cette année par l’étude et le travail, et j’ai à peine le loisir de me reconnaître.

Après une interruption de quelques semaines, pendant lesquelles j’ai vécu dans un état de passivité, j’ai eu, je puis le dire, les révélations les plus belles. Il m’est permis de porter mes regards dans la nature des choses et dans leurs rapports, qui m’ouvrent un abtme de richesse. Ces effets se développent dans mon esprit, parce que j’apprends toujours et que j’apprends des autres. Quand on s’instruit soi-même, la force qui travaille et celle qui met en œuvre est la même, et les progrès doivent être plus petits et plus lents.

L’étude du corps humain me possède tout entier ; devant elle tout le reste s’efface. A cet égard, j’ai éprouvé toute ma vie et j’éprouve encore un sort étrange. N’en parlons pas : le temps nous apprendra ce que j’aurai pu faire encore.

Les opéras ne m’amusent point ; ce qui est profondément et éternellement vrai peut seul me plaire aujourd’hui.

J’arriverai vers Pâques à une époque culminante, je le sens. Que sera-t-elle ? je l’ignore.

Rome 10 janvier 1788.

Tu recevras E-rwin et Elmire avec cette lettre. Puisse cette petite pièce te faire aussi plaisir ! Mais une opérette, si elle est bonne, ne peut jamais satisfaire à la lecture : il y faut la musique, pour exprimer toute l’idée du poète. Claudine suivra bientôt. Ces deux pièces sont plus travaillées qu’il ne semble d’abord, parce que je suis enfin arrivé à bien étudier avec Kayser la forme de l’opéra.

Je continue à dessiner assidûment le corps humain, et j’ai, le soir, la leçon de perspective. Je me prépare au délogement, afin de m’y résigner avec courage, si les immortels l’ont ainsi résolu pour Pâques. Advienne ce qui est bon !

L’intérêt que je prends à la figure humaine efface tout le reste. Je le sentais bien et je m’en détournais toujours, comme on se détourne de l’éblouissante lumière du soleil. D’ailleurs toutes les études qu’on peut faire hors de Rome sur ce sujet sont inutiles. Sans un fil qu’on n’apprend à filer qu’ici, on ne peut se démêler de ce labyrinthe. Par malheur, mon fil n’est pas assez long, mais il me guidera du moins à travers les premiers détours.

Si l’achèvement de mes ouvrages se poursuit sous des astres toujours également favorables, il faut que, dans le cours de cette année, je devienne amoureux d’une princesse pour être en état d’écrire le Tasse, et il faut que je me donne au diable pour écrire Faust, quoique je me sente peu disposé à l’un et à l’autre. Jusqu’ici, c’est comme cela que les choses se sont passées. Pour me rendre à moi-même mon Egmont intéressant, le Kaiser1 romain s’est pris de querelle avec les Brabançons, et, pour donner à mes opéras une certaine perfection, le Kayser zuricois est venu à Rome. C’est là vivre en noble Romain, comme dit Herder, et je trouve fort plaisant de devenir la cause finale des actions et des événements dont je ne suis nullement l’objet. On peut nommer cela du bonheur. Ainsi donc, je vais attendre avec patience le diable et la princesse.

Mes idées titaniques n’étaient que des fantômes qui présageaient une époque plus sérieuse. Je suis plongé maintenant dans l’étude de la figure humaine, qui est le non plus ullra du savoir et de l’activité de l’homme. L’étude préparatoire que j’ai faite de la nature entière, surtout l’ostéologie, m’aide à faire de grands pas. C’est maintenant que je vois, que je goûte, ce qui nous est resté de plus sublime de l’antiquité, je veux dire les statues. Oui, je reconnais bien qu’on peut étudier toute sa vie, et qu’on serait tenté de s’écrier à la fin : « Ce n’est qu’à présent que je vois, à présent que je jouis. »

Je ramasse tout ce que je puis, pour clore vers Pâques une époque déterminée, à laquelle mon œil atteint maintenant, et ne pas quitter Rome avec une répugnance décidée. J’espère pouvoir continuer à mon aise et approfondir en Allemagne quelques études, quoique assez lentement. Ici, le courant nous entraîne, aussitôt que nous avons mis le pied sur la nacelle.

Souvenirs du mois de janvier.

Cupidon, méchant, capricieux enfant, tu m’avais prié de te loger pour quelques heures : combien de jours et de nuits es-tu resté ? Et tu es devenu seigneur et maître du logis !

Je suis chassé de ma large couche ; maintenant, assis par terre, je


1. L’empereur. C’est de Joseph II qu’il s’agit. passe les nuits dans les tourments ; ta malice attise à mon foyer flamme* sur flammes, consume la provision d’hiver et m’embrase, pauvre malheureux que je suis.

« Tu as dérangé et bouleversé mes meubles ; je les cherche et suis devenu comme aveugle et égaré ; tu fais un affreux vacarme : je crains que ma petite âme ne s’enfuie pour te fuir et ne vide la cabane.

Si l’on veut ne pas prendre à la lettre cette petite chanson, se figurer, non pas ce démon qu’on appelle d’ordinaire Amour, mais une troupe d’esprits vigilants, qui appellent, sollicitent, entraînent ça et là le cœur de l’homme, et le troublent par un intérêt partagé, on s’intéressera d’une manière symbolique à la situation dans laquelle je me trouvais, et que les extraits de mes lettres et mes récits précédents font assez connaître. On avouera que j’ai dû faire d’assez grands efforts pour me maintenir contre tant d’attaques, ne pas me lasser de mon activité, ne pas devenir paresseux à recueillir.

Réception ilniiM l’Académie de* Arcades.

Dès la fin de l’année dernière, j’ai été assiégé d’une proposition que je considérai aussi comme une suite de notre malheureux concert, par lequel nous nous étions dépouillés étourdiment de notre incognito. Ce fut peut-être aussi par d’autres raisons, qu’on tenta de plusieurs côtés de me décider à me faire recevoir berger d’Arcadie. Je résistai longtemps, mais je dus enfin céder à mes amis, qui paraissaient attacher à l’affaire une importance particulière. On sait, en général, ce qu’il faut entendre sous le nom d’Académie des \rcades, mais on ne sera pas fâché d’avoir là-dessus quelques détails. Pendant le cours du dix-septième siècle, la poésie italienne avait déchu à plusieurs égards ; vers la fin de cette période, des hommes sages et instruits lui reprochaient d’avoir complètement négligé le fond, ce qu’on appelait alors la beauté intérieure ; sous le rapport de la forme, de la beauté extérieure, elle leur semblait aussi absolument condamnable : car, avec ses expressions barbares, sa versification d’une insupportable dureté, avec ses figures et ses tropes vicieux, surtout avec ses hyperboles, ses métonymies et ses métaphores sans trêve et sans mesure, elle avait sacrifié absolument l’agréable et le doux, qu’on aime à trouver dans la forme d’un ouvrage.

Ces écrivains, convaincus d’erreur, insultèrent cependant, suivant l’usage, le vrai et l’excellent, afin de rendre à l’avenir leurs abus inviolables ; les hommes sages et cultivés ne purent souffrir la chose plus longtemps, si bien qu’en 1690, un certain nombre d’hommes énergiques et prudents se réunirent et convinrent d’entrer dans une autre voie. Mais, pour que leurs assemblées ne fissent pas sensation et n’occasionnassent pas une réaction, ils se réunirent en plein air dans les jardins dont Rome elle-même renferme en ses murs un assez grand nombre. Ils y gagnèrent en même temps de se rapprocher de la nature, et de respirer dans l’air vivifiant le souffle primitif de la poésie. Là, dans des places agréables, ils se couchaient sur le gazon, ils s’asseyaient sur des débris d’architecture et des blocs de pierre, et les cardinaux présents y trouvaient pour toute distinction un siège plus moelleux. Ces hommes s’entretenaient de leurs convictions, de leurs maximes, de leurs projets ; on lisait des vers et l’on s’efforçait de faire revivre l’esprit de l’antiquité et celui de la noble école toscane. Tout à coup quelqu’un s’écria, dans son ravissement : « C’est ici notre Arcadie ! » De là le nom de la société, comme le caractère idyllique de son institution. On ne voulut point la placer sous la protection d’un grand et puissant personnage ; point de chef, point de président : un custode était chargé d’ouvrir et de fermer les domaines de l’Arcadie, et, dans les cas les plus nécessaires, on nommait un conseil d’anciens pour l’assister.

11 faut citer ici avec honneur le nom de Crescimbeni, qui peut être considéré comme un des fondateurs, et qui remplit le premier fidèlement pendant nombre d’années les fonctions de custode, sachant faire régner un goût meilleur et plus pur et repousser de plus en plus la barbarie. Ses dialogues sur la Poesia volgare, par où il ne faut pas entendre la poésie populaire, mais la poésie qui convient à un peuple, quand elle est cultivée par des talents vrais, décidés, et n’est pas défigurée par les caprices et les bizarreries de quelques rêveurs, ses dialogues, où il expose la meilleure doctrine, sont évidemment un fruit des conversations arcadiennes, et d’une grande importance en regard de nos récents travaux esthétiques. Dans ce sens, les poésies arcadiennes qu’il a publiées méritent aussi toute notre attention. Nous nous permettrons seulement la réflexion suivante.

A la vérité, ces estimables bergers, en s’établissant en plein air sur le vert gazon, avaient voulu se rapprocher de la nature, ce qui ouvre d’ordinaire à l’amour et à la passion l’entrée du cœur humain ; or la société se composait d’ecclésiastiques et d’autres personnes respectables, qui ne pouvaient se livrer à l’amour des triumvirs romainsl et qui l’écartèrent expressément. Mais, l’amour étant indispensable au poète, il ne restait plus qu’à se tourner vers les désirs spirituels, et en quelque sorte platoniques, à s’engager dans l’allégorie, ce qui fit prendre à leur poésie un caractère tout à fait honnête et particulier, et les mit d’ailleurs sur la trace de leurs illustres devanciers, Dante et Pétrarque.

Quand j’arrivai à Rome, cette société comptait justement cent années d’existence, et, tout en changeant quelquefois de résidence et de sentiments, elle s’était toujours conservée, quant à sa forme extérieure, avec décence, sinon avec une grande considération : on ne laissait guère séjourner dans Rome les étrangers un peu marquants sans les engager à se faire recevoir, d’autant plus que le gardien de ces terres poétiques ne pouvait, avec ses modiques ressources, s’entretenir autrement.

Voici comment se passa la cérémonie. Je fus présenté dans les avant-salles d’un^décent édifice à un dignitaire ecclésiastique, et on me le fit connaître comme celui qui devait m’introduire et me servir de caution ou de parrain. Nous entrâmes dans une grande salle, déjà assez animée, et nous nous plaçâmes au premier rang des sièges, droit en face de la chaire, élevée au milieu. Les auditeurs arrivaient, toujours plus nombreux. A ma droite, restée vide, vint se placer un beau vieillard, qu’à son habit et au respect qu’on lui témoigna, je dus prendre pour un cardinal. Le custode prononça du haut de sa chaire un discours d’introduction générale ; il appela plusieurs personnes qui lurent, les unes des vers, les autres de la prose. Après que cela eut duré assez longtemps, le custode commença un discours, que je passe sous silence, parce qu’il disait en général les mêmes choses que le diplôme qui me fut remis et dont je donnerai ici le texte ; là-dessus je fus formellement déclaré membre de la société, et reçu et reconnu avec de grands battements de mains.

1. Catulle, Tibulle et Properce ?

Mon parrain et moi nous nous étions levés et nous avions remercié avec force révérences. Il fit un discours bien pensé, pas trop long, très-adroit, qui fut de nouveau suivi d’applaudissements unanimes. Le silence s’étant rétabli, je pris ce moment pour remercier chacun à part et faire mes civilités. Voici le diplôme, que je reçus le lendemain. Je cite l’original : en toute autre langue, il perdrait son caractère particulier. Cependant je cherchai à rendre le custode aussi content que possible de son nouvel aide-berger.

C. U. C.

NIVÎLDO AMARINZIO, CUSTODE GENERALE D’ARCADIA.

Trovandosi per avventura a beare le sponde del Jebbro uno di quei Genj dl prim’ Ordine che oggi fioriscono nella Germania, quai’ è l’Inclito ed Erudito Signor De Goethe, Consigliere attuale di Stato di sua Altezza Serenissima il Duca di Sassonia Weimar, ed avendo celato fra noi’ con filosofica moderazione la chiarezza délia sua Nascita, dé suoi Ministerj et délia virtù sua, non ha potuto ascondere la luce que hanno sparsa le sue dottissime produzioni tanto in Prosa che in Poesia, per cui si è reso célèbre a tutto il Mondo Letterario. Quindi essendosi compiaciuto il sudetto rinomato Signor De Goethe d’intervenire in una délie pubbliche nostre Académie, appena Egli comparve, corne un nuovo astro di Cielo straniero tra le nostre selve ed in una délie nostre Geniali Adunanze, che gli Arcadi in gran numéro convocati eo’ segni del più sincero giubilo ed applauso vollero distinguerlo corne Autore di’ tante celebrate opère, con annoverarlo a viva voce tra i più illustri membri délia loro Pastoral Società sotto il nome di Megalio, et vollero assegnare al Medesimo il possesso délie Campagne Melpomenie sacre alla Tragica Musa, dichiarandolo con cio Pastore Arcade di Numéro. Nel tempo stesso il Ceto Uuniversale commise al Custode Générale di registrare l’Alto publico et solenne di si applaudita annoverazione tra i fasti d’Arcadia, e di presentare al Chiarissimo Novello Compastore Megalio Melpomenio il présente Diploma in segno dell’ altissima stima, che fa la nostra Pastorale Letteraria Repubblica de’ chiari e nobili ingegni a perpétua memoria. Dato dalla Capanna del Serbatajo dentro il Bosco Parnasio alla Neomenia di Posideone Olimpiade DCXLI. Anno n dalla Ristorazione d’Arcadia Olimpiade XXIV. Anno iv, Giorno lieto per General Chiamata.

Nivildo Amarinzio Custode Générale.

Le sceau présente une couronne Corimbo

moitié laurier, moitié pin : Melicronio

dam le milieu,,.

une flûte de Pan ; dessous : Plorimonte

Gli Arcadi. Egireo

Rome, 1 février 1788.

Que je serai content mardi soir, quand les fous seront réduits au silence I C’est un horrible supplice de voir les autres extravaguer, quand on n’est pas soi-même atteint de la contagion.

J’ai poursuivi mes études autant que j’ai pu. Claudine aussi avance. Si tous les génies ne me refusent pas leur secours, j’enverrai à Herder dans huit jours le troisième acte, et je serai ainsi venu à bout du cinquième volume. Mais voici un nouvel embarras, où je ne puis attendre ni conseil ni secours de personne. 11 faut refondre le Tasse ; ce qui existe ne m’est d’aucun usage. Je ne puis ni finir (Je la sorte ni tout rejeter. Voilà donc les labeurs que Dieu nous impose !

Le sixième volume renfermera probablement le Tasse, Lila, Jéry el Baetely, mais tout refondu et retravaillé de telle sorte qu’on ne le reconnaîtra plus. J’ai revu aussi mes petites poésies, et songé au huitième volume, que je donnerai peut-être avant le septième. C’est une chose étrange de faire ainsi la summa summarwn de sa vie. Qu’il reste donc peu de traces d’une existence !

On me fatigue ici avec les traductions de mon Werther ; on me les communique et l’on me demande laquelle est la meilleure, et si tout cela est vrai. C’est un fléau qui me poursuivrait

jusqu’aux Indes.

Rome, 9 février 1788.

Les fous ont fait encore lundi et mardi un beau tapage, mardi soir surtout, où la fureur des moccoli était au comble. Mercredi on a remercié Dieu et l’Église pour le carême. Je ne suis allé à aucun festin (c’est ainsi qu’ils nomment les redoutes). Je travaille autant que ma tête y peut suffire. Le cinquième volume étant achevé, je vais passer au sixième aussitôt que j’aurai terminé quelques travaux sur les arts. J’ai lu ces jours-ci l’ouvrage de Léonard de Vinci sur la peinture, et je comprends maintenant pourquoi je n’ai jamais pu y comprendre un mot.

Oh ! que je trouve heureux les spectateurs ! Ils se croient habiles, ils sont contents d’eux ; il en est de même des amateurs, des connaisseurs. Tu ne saurais croire combien ce peuple est insoucieux, tandis que le bon artiste demeure toujours découragé. J’entendais l’autre jour, avec un dégoût que je ne puis exprimer, un monsieur qui ne travaille pas lui-même formuler ses jugements. Un pareil discours me met sur-le-champ mal à mon aise comme la fumée du tabac.

Angélique s’est donné le plaisir d’acheter deux tableaux, l’un du Titien, l’autre de Paris Bourdon, tous les deux fort cher. Comme elle est riche et ne dépense pas ses revenus, qu’elle les augmente chaque année par son travail, elle fait bien de se procurer ces jouissances, faites pour stimuler son zèle d’artiste. Dès qu’elle a eu ces tableaux chez elle, elle a commencé à peindre dans une nouvelle manière, pour essayer comment on pourrait s’approprier certaines qualités de ces maîtres. Elle est infatigable, non-seulement à travailler, mais ausfi à étudier. C’est un grand plaisir que de voir avec elle les œuvres d’art.

Kayser aussi travaille en digne artiste. La musique d’Egmont avance beaucoup. Tout ce que j’ai entendu me semble bien convenir au but final. Il mettra aussi en musique «Cupidon, méchant, capricieux enfant. »

Je te l’enverrai d’abord, afin que vous le chantiez souvent en souvenir de moi. C’est ma chanson favorite.

J’ai la tête embrouillée d’écrire, d’agir et de penser. Je ne deviens pas plus sage : j’exige trop de moi, et je m’impose un trop lourd fardeau.

. Rome, 16 février 1788.

J’ai reçu, il y a quelque temps, par le courrier de Prusse une lettre de notre duc, la plus amicale, la meilleure, la plus agréable du monde. Gomme il pouvait écrire sans réserve, il m’a développé toute la situation politique, la sienne et bien d’autres choses. Il s’est exprimé sur mon compte de la manière la plus affectueuse.

Rome, 22 février 1788.

Il est arrivé cette semaine Un événement qui a jeté dans l’affliction tout le monde artiste. Un Français, nommé Drouais, jeune homme de vingt-six ans, fils unique d’une tendre mère, riche et bien élevé, celui de tous les élèves qui donnait les plus belles espérances, est mort de la petite vérole. Le deuil est général. J’ai vu dans son atelier désert un Philoctète de grandeur naturelle, qui, pour calmer sa douleur, évente sa blessure avec l’aile d’un oiseau de proie qu’il a tué. Le tableau est bien conçu, l’exécution digne d’éloges, mais il n’est pas achevé.

Je suis appliqué et satisfait, et j’attends l’avenir. Je vois tous les jours plus clairement que je suis né pour la poésie, et que je devrais cultiver ce talent dans les dix années d’activité qui me restent tout au plus, et produire encore quelque chose de bon, puisque, sans beaucoup d’études, le feu de la jeunesse m’a fait réussir quelquefois.

En prolongeant mon séjour à Rome, j’y aurai gagné de renoncer à l’exercice des arts plastiques.

Angélique m’a fait le compliment qu’elle connaît peu de gens à Rome qui « voient » mieux dans les arts que moi. Je sais trèsbien où je ne vois pas et ce que je ne vois pas, et je sens bien que je fais toujours des progrès et ce qu’il y aurait à faire pour voir toujours plus loin. Enfin, j’ai atteint mon but dans une chose que je désirais passionnément : c’était de ne plus tâtonner en aveugle.

Je t’enverrai au premier jour une poésie, l’Amour peintre de paysage ’, et je lui souhaite un bon succès. J’ai cherché à mettre dans un certain ordre mes petites poésies. Elles me font un effet singulier. Les pièces consacrées à Hans Sachs et à la mort de Mieding terminent le huitième volume et mes écrits pour cette fois. Si l’on me porte à mon repos auprès de la Pyramide1, ces deux poèmes pourront me servir d’oraison funèbre.

Demain nous avons la chapelle papale et le début de ces fameuses musiques anciennes, qui s’élèvent dans la semaine sainte au plus haut degré d’intérêt. Je m’y rendrai chaque dimanche matin pour apprendre à connaître ce style. Kayser, qui fait de ces choses une étude spéciale, m’en donnera l’intelligence. A chaque courrier, nous attendons de Zurich, où Kayser l’a laissé, un exemplaire de la musique du jeudi saint. Il la jouera d’abord sur le clavecin, et puis nous l’entendrons à la chapelle.

Souvenirs do iiuiîs de février.

Si l’on est une fois né artiste, et que la contemplation esthétique trouve à se satisfaire sur de nombreux objets, elle me servit aussi fort bien dans le tourbillon des folies et des absurdités du carnaval. C’était la seconde fois que je le voyais, et je dus bientôt reconnaître que cette fête populaire avait, comme tout autre événement périodique, son cours déterminé. J’en fus réconcilié avec ce tumulte, et je le regardai comme un autre phénomène naturel et un événement national considérable ; je m’y intéressai dans ce sens ; j’observai exactement la marche des folies, et comme tout cela se passait dans une certaine forme et avec une certaine convenance. Là-dessus, je notai de suite les incidents particuliers, et je me servis plus tard de ce travail préparatoire pour rédiger la notice, plus étendue, que je donnerai plus bas. Je priai en même temps notre voisin


1. Tome I, page 253.

2. La Pyramide de Cestius, près de laquelle est le cimetière protestant. Georges Schutz de dessiner et de colorier à la Mte les différents masques, ce qu’il exécuta avec son obligeance accoutumée. Plus tard, ces dessins furent gravés in-quarto par Georges Mclchior Kraus de Francfort, directeur de l’institut libre de .dessin à Weimar, et enluminés d’après les originaux pour la première édition, qui parut chez Unger et qui devient rare.

Pour arriver à ces résultats, il fallut se pousser plus qu’on ne l’aurait fait sans cela dans la foule des masques, qui, en dépit de toute vue esthétique, produisait souvent une impression désagréable et choquante. L’esprit, accoutumé aux objels nobles dont on s’occupait à Rome toute l’année, paraissait toujours sentir qu’il n’était pas à sa place. Mais une délicieuse surprise était réservée à mes sentiments les plus doux. Sur la place de Venise, où de nombreuses voitures, avant de se joindre aux files en mouvement, ont coutume de s’observer au passage, je vis la voiture de Mme Angélique, et je m’approchai de la portière pour la saluer. A peine se fut-elle penchée vers moi amicalement, qu’elle se retira en arrière pour me laisser voir la belle Milanaise, assise’à côté d’elle. Elle était guérie, et je ne la trouvai point changée. Une saine jeunesse ne devaitelle pas en effet se voir promptement rétablie ? Même elle parut me regarder d’un œil plus vif et plus brillant, avec une joie qui me pénétra jusqu’au fond du cœur. Nous restâmes ainsi un moment sans rien dire ; enfin Mme Angélique prit la parole et me dit, tandis que la jeune fille se penchait en avant : « 11 faut que je fasse l’office d’interprète, car je vois que ma jeune amie ne peut parvenir à exprimer ce qu’elle a si longtemps désiré, ce qu’elle s’est proposé et qu’elle m’a souvent répété, combien elle vous est obligée pour l’intérêt que vous avez pris à sa maladie, à son sort. Sa première consolation en revenant à la vie, ce qui a exercé sur elle l’influence la plus salutaire, c’est la sympathie de ses amis, et particulièrement la vôtre ; c’est de se retrouver, en sortant d’une profonde solitude, parmi tant de personnes excellentes et dans la plus aimable société. — Tout cela est vrai, » dit la jeune fille, en me tendant par devant sou amje une main, que je pus presser dans la mienne, mais non toucher de mes lèvres.

Je m’éloignai avec une satisfaction secrète, et je me rejetai dans la presse des fous, avec le plus tendre sentiment de reconnaissance envers Angélique, qui s’était intéressée à la bonne jeune fille aussi :ôt après son malheur, l’avait consolée, et, ce qui est à Rome une chose rare, avait reçu dans sa noble société une demoiselle jusqu’alors étrangère. J’en fus d’autant plus touché, que j’osai me flatter d’y avoir été pour quelque chose par l’intérêt que m’inspirait cette aimable enfant

Le sénateur de Rome, prince Rezzonico, était déjà venu me rendre visite à son retour d’Allemagne. 11 s’était lié d’une intime amitié avec M. et Mme de Diède, et je ne pus éviter de paraître dans ce cercle. Madame, qui était renommée pour son talent sur le clavecin, était disposée à se faire entendre dans un concert.chez le sénateur, en son palais du Capitole, et l’on avait invité avec courtoisie notre ami Kayser à y prendre part. La vue incomparable qu’on a au coucher du soleil, des appartements du sénateur, sur le Colisée avec tout ce qui s’y appuie des autres côtés, offrait à nos regards d’artistes le plus magnifique spectacle, mais nous n’osions pas nous y abandonner, de peur de manquer envers la société de respect et de politesse. Mme de Diùde se fit entendre, et développa de grands avantages, puis on oflVit la place à notre ami, qui recueillit beaucoup de louanges. 11 exécuta ensuite sur un thème charmant des variations étonnantes.

Tout avait été pour le mieux : mais le sénateur, qui m’avait dit dans une conversation particulière mille choses aimables, m’avoua que les variations étaient peu de son goût ; les adagio de sa dame avaient au contraire pour lui un charme toujours nouveau. Pour moi, je préfère la musique stimulante, et je trouve que nos propres sentiments, nos réflexions sur les pertes et les revers que nous avons éprouvés ne menacent que trop souvent de nous abattre et de nous surmonter, mais je ne pus blâmer notre sénateur ; je lui accordai même poliment qu’il devait prêter volontiers l’oreille à des accents si doux, témoignage certain qu’il hébergeait dans la plus magnifique résidence du monde une si chère et si estimable amie.

Pour nous autres auditeurs, et surtout pour les Allemands, ce fut un moment délicieux que celui où nous pûmes entendre une dame excellente, honorée et dès longtemps connue, qui tirait du clavecin des sons enchanteurs, contempler en même temps, des fenêtres, un paysage unique au monde, et, au coucher du soleil, en tournant un peu la tête, promener nos regards sur le grand tableau qui s’étendait à gauche de l’Arc de Septime Sévère, le long du Campo Vaccino jusqu’au Temple de Minerve et de la Paix, pour laisser voir en arrière le Colisée, à la suite duquel les yeux, se portant vers la droite, glissaient sur l’Arc de Titus, et se perdaient, s’arrêtaient, dans le labyrinthe des ruines du Palatin et de leurs solitudes, parées de jardins cultivés et d’une végétation sauvage.

Le carnaval de Rome.

Au moment d’entreprendre une description du carnaval de Rome, nous devons craindre d’encourir un reproche. On nous dira qu’une telle fête ne peut se décrire ; une si grande masse vivante d’objets sensibles devrait se mouvoir sous nos yeux pour être observée et saisie par chacun à sa manière.

Cette objection prend plus de force encore, si nous devons avouer nous-mêmes que l’étranger qui voit ce carnaval pour la première fois, qui veut et qui doit se borner à voir, n’en reçoit pas une impression complète et agréable, qui charme ses yeux et qui satisfasse son sentiment. La longue et étroite rue dans laquelle tournoie une foule innombrable ne peut se voir d’un coup d’œil dans toute son étendue ; à peine distingue-t-on quelque chose dans le’théâtre du tumulte que l’œil peut saisir. Le mouvement est uniforme, le vacarme étourdissant, la fin du jour ne satisfait pas. Mais ces difficultés seront bientôt levées si nous nous expliquons mieux, et il s’agira surtout de savoir si la description même nous justifie.

Le carnaval de Rome n’est pas proprement une fête qu’on donne au peuple, mais que le peuple se donne à lui-même.

L’État fait peu de préparatifs, peu de dépense ; le cercle des plaisirs se meut de lui-même, et la police le dirige d’une main légère.

Ce n’est pas une fête qui, à la manière de celles que célèbre en grand nombre l’Église à Rome, éblouisse les yeux des spectateurs ; ici, point de feu d’artifice qui offre du château SaintAnge un spectacle unique et surprenant ; point d’illumination de Saint-Pierre et de sa coupole, qui attire tant d’étrangers de tous pays et qui les satisfait ; point de procession brillante, à l’approche de laquelle le «peuple doive prier et s’étonner : ici l’on se borne à donner un signal qui annonce que chacun peut se montrer aussi fou, aussi extravagant qu’il voudra, et qu’à l’exception des coups et du poignard, presque tout est permis.

La différence entre les grands et les petits semble un moment suspendue ; tout le monde s’approche ; chacun prend légèrement ce qui lui arrive ; la liberté et l’indépendance mutuelles sont tenues en équilibre par une bonne humeur universelle.

Pendant ces jours, le Romain s’applaudit de ce qu’en notre âge moderne la naissance de Christ a bien pu reculer les saturnales de quelques semaines, mais non les abolir.

Nous tâcherons de présenter à l’imagination de nos lecteurs les plaisirs et l’ivresse de ces jours. Nous nous flattons aussi d’être utiles aux personnes qui ont assisté elles-mêmes une fois au carnaval de Rome, et qui peuvent trouver quelque charme dans un vif souvenir de ces moments ; aux personnes aussi qui sont destinées à faire ce voyage et auxquelles cette courte notice peut offrir la vue générale et la jouissance d’un plaisir tumultueux, qui passe à grand bruit.

Le carnaval de Rome se concentre dans le Corso. Celte rue limite et détermine les réjouissances publiques. A une autre place ce serait une autre fête, et nous devons avant tout décrire le Corso.

Comme plusieurs longues rues des villes italiennes, il tire ce nom des courses de chevaux qui terminent, à Rome, chaque journée du carnaval, et, en d’autres villes, d’autres solennités, comme la fête patronale ou l’inauguration d’une église. La rue s’étend de la place du Peuple en droite ligne jusqu’au palais de Venise ; elle a environ trois mille cinq cents pas de long, et elle est bordée de hauts édifices, la plupart magnifiques. Sa largeur n’est pas proportionnée à sa longueur et à la hauteur des maisons. Des trottoirs dallés, destinés aux piétons, enlèvent de part et d’autre six à huit pieds. Il ne reste presque partout dans le milieu que douze ou quatorze pas pour les voitures ; on voit que trois voitures au plus peuvent circuler dans cet espace les unes à côté des autres. L’obélisque de la place du Peuple est, dans le carnaval, la limite inférieure de cette rue, et le palais de Venise, la limite supérieure.

Le Corso de Rome est déjà animé tous les dimanches et les jours de fête. Les nobles et les riches Romains s’y promènent une heure ou une heure et demie avant la nuit dans leurs équipages, qui forment une file nombreuse ; les voitures descendent du palais de Venise par la gauche et, si le temps est beau, passant devant l’obélisque, sortent de la ville et parcourent la voie Flaminicnne, quelquefois jusqu’au Ponte-Molle. Ceux qui reviennent, tôt ou tard, prennent la droite, et les deux files de voilures passent l’une auprès de l’autre dans le meilleur ordre. Les ambassadeurs ont le droit de monter et de descendre entre les deux files. Le prétendant, qui séjournait à Rome sous le nom de duc d’Albanie, avait obtenu la même distinction.

Aussitôt qu’on a sonné vêpres, cet ordre est interrompu ; chacun se dirige où il lui plaît et cherche le plus court, non sans gêner souvent beaucoup d’autres équipages, qui en sont arrêtés et retenus dans l’étroit espace.

Cette promenade du soir, qui est brillante dans toutes les grandes villes d’Italie, et qui est imitée dans les petites, ne fut-ce qu’avec quelques voitures, attire dans le Corso beaucoup de piétons ; chacun vient pour voir ou pour être vu.

Le carnaval, comme nous pourrons l’observer bientôt, n’est proprement que la continuation ou plutôt le point culminant dé ces plaisirs, ordinaires les dimanches et les jours de fête. Ce n’est point une chose nouvelle, étrange, unique : il se lie tout naturellement à la vie romaine.

Nous trouverons tout aussi peu étrange de voir bientôt une foule de masques en plein air, accoutumés que nous sommes a voir ainsi, toute l’année, bien des scènes de la vie, sous le ciel pur et serein. A chaque fête, les tapisseries étalées, le sol -jonché de fleurs, les voiles tendus, transforment, pour ainsi dire, les rues en grandes salles et en galeries. Un mort n’est jamais porté à la sépulture sans être accompagné par une confrérie déguisée. Les nombreux habillements de moines accoutument l’œil aux formes étranges et singulières ; le carnaval semble durer toute l’année, et les abbés en habit noir semblent représenter parmi les autres masques ecclésiastiques les nobles tabarri.

Dès le nouvel an, les théâtres sont ouverts et le carnaval a commencé. On voit ça et là dans les loges une belle travestie en officier, et montrant avec complaisance au peuple ses épaulettes. Les voitures des promeneurs sont plus nombreuses au Corso ; cependant l’attente générale est dirigée sur les derniers huit jours.

Divers préparatifs annoncent au public ces heures fortunées. Le Corso, qui est du petit nombre des rues de Rome qu’on tient propres toute l’année, est balayé et nettoyé plus soigneusement ; on est occupé à déterrer, dans les endroits où il semble un peu inégal, le beau pavé, formé de petits morceaux de basalte taillés en cubes assez pareils, et on les remet en place.

Outre cela on voit paraître de vivants avant-coureurs. Chaque soir de carnaval se termine, comme nous l’avons dit, par une course de chevaux. Ceux qu’on entretient dans ce but sont petits la plupart, et l’origine étrangère des meilleurs les a fait nommer barberi. Le cheval est couvert d’un caparaçon de toile blanche, qui colle exactement à la tête, au cou et au corps, et qui est garni aux coutures de rubans bariolés. On l’amène devant l’obélisque, à la place d’où il doit plus tard prendre sa course. On l’accoutume à tourner la tête vers le Corso, à rester quelque temps immobile ; ensuite on le promène doucement le long de la rue, et on lui donne devant le palais de Venise un peu d’avoine pour l’exciter à parcourir plus promptement sa carrière.

Comme on répète cet exercice avec la plupart des chevaux, qui sont souvent au nombre de quinze ou seize, et que cette promenade est toujours accompagnée d’un certain nombre d’enfants qui poussent des cris de joie, cela donne déjà un avant, goût du vacarme plus grand qui suivra bientôt.

Autrefois les premières familles de Rome nourrissaient de ces chevaux dans leurs écuries. On tenait à honneur qu’un de ces élèves remportât le prix. Il s’ouvrait des paris, et la victoire était célébrée par un banquet. Dans les derniers temps, ce goût a beaucoup passé ; le désir d’obtenir de la gloire par ses chevaux est descendu dans la classe moyenne, et même dans la dernière classe du peuple.

C’est peut-être de ces derniers temps que date la coutume que la troupe des cavaliers, accompagnés de trompettes, promène pendant ces jours les prix dans Rome entière, entre dans les cours des grands seigneurs, et, après avoir sonné un air de trompette, reçoit un pourboire.

Le prix consiste en un morceau de drap d’or ou d’argent long de deux aunes e’t demie et large à peine d’une aune, qui, fixé comme une bannière à une hampe bariolée, flotte dans l’air, et porte, brochée en travers, à son extrémité inférieure, l’image de quelques chevaux courants. Ce prix est nommé le palio, et, autant de jours que dure le carnaval, autant de ces manières d’étendards sont promenés dans les rues de Rome par le cortège.

Cependant le Corso commence à changer d’aspect ; l’obélisque est désormais la limite de la rue. Un échafaudage à plusieurs rangs de sièges et de gradins est dressé devant, tourné en face du Corso. Devant les gradins sont dressées les barrières entre lesquelles on amènera les chevaux pour le départ. Des deux côtés sont élevés encore de grands échafaudages qui se rattachent aux premières maisons du Corso, et qui prolongent ainsi la rue dans la place. Des deux côtés des barrières sont de petites tribunes couvertes, pour les personnes qui doivent régler le départ des chevaux.

Le long du Corso on voit de même devant plusieurs maisons des échafaudages dressés. Les places de Saint-Charles et de la colonne Antonine sont séparées de la rue par des barrières, et tout marque suffisamment que la fête doit se renfermer et sera renfermée tout entière dans la longue et étroite rue du Corso.

Enfin le milieu de la rue est semé de pouzzolane, afin que les chevaux coureurs ne glissent pas aussi facilement sur le pavé poli.

L’attente se trouve donc ainsi entretenue et occupée chaque jour, jusqu’à ce qu’enfin une cloche du Capitole donne, aussitôt après midi, le signal annonçant qu’il est permis d’être fou à la face du ciel.

A ce moment, le grave Romain, qui se garde soigneusement de tout faux pas durant l’année entière, dépose tout à coup ses scrupules et sa gravité.

Les paveurs, qui ont battu la pierre jusqu’au dernier moment, se chargent de leur outil, et finissent leur travail en folâtrant. Tous les balcons, toutes les fenêtres, sont peu à peu décorés de tapisseries ; sur le haut du pavé, des d’eux côtés de la rue, on place des sièges ; les petites gens, les enfants, sont dans la rue, qui cesse d’être une rue ; elle ressemble plutôt à une grande salle de fête, à une immense galerie décorée. Car, de même que toutes les fenêtres sont parées de tentures, les échafaudages sont couverts de vieux tapis, les sièges nombreux donnent toujours plus l’idée d’une salle, et le ciel favorable fait rarement souvenir qu’on est sans toit. Peu à peu la rue semble donc toujours plus habitable. En sortant de chez soi on ne croit pas se trouver en plein air et parmi des étrangers, mais dans une salle parmi des connaissances.

Tandis que le Corso s’anime de plus en plus, et que, parmi les nombreux promeneurs qui portent leurs habits ordinaires, se montre ça et là un polichinelle, la garde s’est rassemblée devant la porte du Peuple ; conduite par le général à cheval, elle remonte le Corso en bon ordre, équipée de neuf, musique en tête. Elle occupe aussitôt tous les abords, établit une couple de corps de garde dans les places principales, et se charge de maintenir l’ordre pendant toute la fête.

Les loueurs de chaises et d’échafaudages ont soin de crier aux passants : Luoghi ! luoghi ! padroni, luoghi !

Les masques deviennent plus nombreux. De jeunes hommes, portant la parure de fête des femmes de la classe inférieure, se montrent d’abord en grand nombre, le sein découvert, avec l’air de coquettes hardies. Ils caressent les hommes qu’ils rencontrent, se montrent sans gêne et familiers avec les femmes, comme avec leurs pareilles, et se permettent tout ce que le caprice, l’esprit ou la grossièreté leur inspire.

Je me souviens entre autres d’un jeune homme qui jouait à merveille le rôle d’une femme passionnée, querelleuse, que rien ne pouvait apaiser, et qui se prenait ainsi de querelle tout le long du Corso, adressait à chacun quelque apostrophe, tandis que sa compagnie semblait se donner toute la peine du monde pour la calmer.

Voici courant un polichinelle, qui se permet de représenter effrontément dans Rome la sainte ce que Rome païenne avait de plus impudique, et son espièglerie provoque plus de gaieté que de mécontentement. En voici un autre de même sorte, qui, plus modeste et plus satisfait, mène avec lui sa belle moitié.

Les femmes n’ayant pas moins de plaisir à se produire en hommes que les hommes à se montrer en femmes, elles n’ont pas manqué de s’accommoder le costume si populaire de polichinelle, et il faut avouer que souvent elles sont ravissantes sous cette figure équivoque.

Marchant d’un pas rapide et déclamant comme devant le tribunal, un avocat se pousse à travers la foule ; il crie aux fenêtres, il attaque les promeneurs, masqués ou non, menace chacun d’un procès, fait tantôt à l’un une longue histoire de crimes ridicules qu’il doit avoir commis, tantôt à l’autre un détail exact de ses dettes. Il reproche aux dames leurs sigisbées, aux jeunes filles leurs amants ; il cite à l’appui un livre qu’il porte sur lui, produit des documents et, tout cela, d’une voix perçante et avec une grande volubilité. Il cherche à embarrasser chacun, et à vous rendre confus. On croit qu’il a fini, et il recommence de plus belle ; on croit au’il s’en va, et il revient ; il va droit à celui-ci, et ne lui adresse pas la parole ; il en attaque un autre qui est déjà passé ; mais c’est quand il rencontre un confrère que la folie arrive à son paroxysme.

Cependant ces masques ne peuvent attirer longtemps sur eux* l’attention du public ; l’impression la plus folle est d’abord effacée par la multitude et la diversité.

Les quacqacri font moins de bruit que les avocats, mais ils n’attirent pas moins l’attention. Ce masque semble être devenu si commun par la facilité qu’on a de trouver chez le fripier des habits français à la vieille mode. Ce qu’on demande surtout pour ce déguisement, ce sont des habits français à l’antique, mais bien conservés et d’une étoffe de prix. Il est rare qu’on les voie autrement qu’en velours ou en soie ; ils portent des vestes de brocart ou brodées. Le quacquero doit être obèse, joufflu, avec de petits yeux ; sa perruque est pourvue de bizarres petites queues ; son chapeau est petit et le plus souvent bordé.

On voit que cette figure se rapproche beaucoup du Buffo caricato de l’opéra-comique, et, comme il représente d’ordinaire un sot, un niais, amoureux et trompé, les quacqueri figurent d’absurdes petits-maîtres. Ils sautillent ça et là, avec une grande légèreté, sur la pointe du pied, et portent de grands anneaux noirs, sans verre, en guise de lorgnon, avec lesquels ils regardent dans toutes les voitures, à toutes les fenêtres. Ils font d’habitude une roide et profonde révérence, et, lorsqu’ils se rencontrent les uns les autres, ils manifestent leur joie en sautant plusieurs fois droit en l’air à pieds joints, et poussent un cri perçant, inarticulé, qui sonne à peu près comme brrr.

On voit bientôt que, dans une rue étroite, avec tant de masques qui se ressemblent (quelques centaines de polichinelles et près de cent quacqueri ne cessent pas de courir en tout sens dans le Corso), un bien petit nombre peuvent avoir le projet de faire sensation et d’être remarqués. Aussi ces masques doiventils se hâter de paraître dans le Corso. En sortant de chez soi, chacun se propose plutôt de se divertir, de donner l’essor à sa folie et de mettre à profit, le mieux possible, la liberté de ces jours. Ce sont surtout les jeunes filles et les femmes qui cherchent et savent trouver dans ce temps le plaisir à leur manière. Toute leur affaire est de sortir de chez elles sous un déguisement quelconque, et, comme bien peu sont en position d’y consacrer beaucoup d’argent, elles sont assez ingénieuses à trouver de mille manières le moyen de se déguiser plus que de se parer.

Les costumes de mendiants et de mendiantes sont très-faciles à composer. On demande surtout de beaux cheveux, un masque tout blanc, un petit pot de terre suspendu à un ruban de couleur, un bâton et le chapeau à la main. Ils passent avec une humble contenance sous les fenêtres et devant chaque promeneur, et reçoivent pour aumônes des bonbons, des noix ou toute autre bagatelle.

D’autres femmes se mettent encore plus à leur aise : elles s’enveloppent d’une pelisse ou paraissent en négligé galant, sans autre déguisement que le masque. Elles vont le plus souvent sans hommes, et portent pour arme offensive et défensive un petit balai fait de la fleur d’un roseau, avec lequel elles écartent les importuns, ou qu’elles promènent assez malignement sur le visage des gens, connus ou inconnus, qu’elles rencontrent sans masque.

Si un homme dont elles veulent se jouer tombe entre quatre ou cinq de ces espiègles, il ne sait comment s’en délivrer. La presse l’empêche de fuir ; partout où il se trouve, il sent le petit balai sous son nez. Se défendre sérieusement contre ces agaceries et autres pareilles serait très-dangereux, parce que les masques sont inviolables et que la garde a l’ordre de les secourir.

Les habits ordinaires de tous les états servent aussi de masques. Les palefreniers, avec leurs grandes brosses, viennent brosser le dos de qui il leur plaît ; les voiturins offrent leurs services avec leur importunité accoutumée. On trouve plus gracieux les costumes de villageoises, de femmes de Frascati, de pêcheurs, de Grecs, de matelots, de sbires napolitains.

Parfois on imite un masque de théâtre. Quelques-uns se contentent de s’envelopper d’un tapis ou d’un linceul, qu’ils attachent par-dessus leur tête. La blanche flgure se présente sur votre chemin, saute devant vous et croit représenter un spectre. Quelques-uns se distinguent par des combinaisons singulières, mais le tabarro est toujours considéré comme le masque le plus noble, parce qu’il n’a rien qui le distingue.

Les masques spirituels et satiriques sont très-rares, parce qu’ils ont par eux-mêmes un but et veulent être remarqués. Cependant j’ai vu un polichinelle portant sur le front deux cornes mobiles, qu’il pouvait allonger ou retirer comme le colimaçon. S’il passait sous les fenêtres de nouveaux mariés, et laissait seulement apercevoir un bout de corne, ou si, devant la demeure d’un autre couple, il allongeait ses deux cornes et faisait sonner vivement les sonnettes attachées au bout, il attirait pour quelques moments la joyeuse attention du public et quelquefois provoquait de grands éclats de rire.

Un magicien se mêle parmi la foule, montre au peuple un livre couvert de chiffres et lui rappelle ainsi sa passion pour le loto.

Celui-ci se plante dans la presse avec deux visages ; on ne sait quel est le devant, quel est le derrière, s’il vient ou s’il va.

L’étranger aussi doit se résoudre pendant ces jours à être moqué. Les longs habits des hommes du Nord, les grandes perruques, les bizarres chapeaux ronds, étonnent les Romains, et l’étranger devient pour eux un masque.

Comme les peintres étrangers, surtout ceux qui étudient le paysage et les édifices, s’assoient partout en public à Rome et dessinent, on les représente assidus au travail au milieu de la foule du carnaval ; on les voit très-occupés, avec de grands portefeuilles, de longs surtouts et des portecrayons de taille colossale.

A Rome, on voit souvent ivres les mitrons allemands, et on les montre aussi dans leur costume ordinaire, parfois un peu embelli, ivres et tenant une bouteille à la main.

Nous n’avons conservé le souvenir que d’un seul masque frondeur. On devait ériger un obélisque devant l’église de la Trinité-des-Monts ; le public n’en était pas fort content, soit parce que la place est resserrée, soit.parce que, l’obélisque étant petit, il fallait, pour le porter à une certaine élévation, le placer sur un très-haut piédestal : cela suggéra l’idée à quelqu’un de porter, comme bonnet, un grand piédestal blanc, sur lequel était assujetti un tout petit obélisque rougeâtre ; sur le piédestal étaient fixées de grandes lettres, dont le sens n’était peut-être deviné que par le petit nombre.

Tandis que les masques deviennent plus nombreux, les voitures arrivent peu à peu dans le Corso, en suivant l’ordre que nous avons dit : seulement, les voitures, qui viennent du palais de Venise par la gauche, tournent au bout de la rue du Corso et remontent aussitôt par la droite.

Nous avons déjà fait observer que la rue, si l’on retranche les trottoirs, n’a presque partout que la largeur de trois voitures. Tous les trottoirs sont couverts d’échafaudages, de chaises, et beaucoup de spectateurs ont déjà pris leurs places. Une file de voitures descend tout auprès des sièges et des échafaudages et remonte par l’autre côté. Les piétons sont enfermés dans un espace de huit pieds de large tout au plus entre les deux files. Chacun se fraye un passage comme il peut, et, de toutes les fenêtres et de tous les balcons, une foule pressée regarde la presse.

Dans les premiers jours on ne voit guère que les équipages ordinaires, car chacun réserve pour les jours suivants ce qu’il veut produire d’élégant et de magniflque. Vers la fin du carnaval, paraissent en plus grand nombre les voitures découvertes, quelques-unes à six places. Deux dames sont assises en vis-àvis sur des sièges élevés, de sorte qu’on peut les voir tout entières. Quatre hommes occupent les coins. Cochers et laquais sont masqués, les chevaux sont parés de gaze et de fleurs. Souvent un beau caniche blanc, orné de rubans rosés, est assis entre les pieds du cocher ; les harnais sont munis de sonnettes retentissantes, et cet attirail fixe quelques moments l’attention du public.

On peut juger que les belles femmes se risquent seules à trôner ainsi devant tout le peuple, et qu’il n’y a que la plus belle qui se laisse voir sans masque. Mais aussi, à l’approche de l’équipage, qui d’ordinaire doit aller assez lentement, tous les yeux sont fixés sur elle, et elle a la joie d’entendre de divers côtés ces mots flatteurs. : 0 quanto è bella !

Autrefois ces voitures de parade étaient, dit-on, beaucoup plus nombreuses et plus riches, plus intéressantes aussi par les représentations mythologiques et allégoriques : mais, de nos jours, par quelque motif que ce soit, les grands, perdus dans l’ensemble, veulent goûter le plaisir qu’ils trouvent à ces réjouissances, plutôt que se distinguer des autres.

Plus le carnaval avance, plus les équipages offrent un joyeux aspect.

Les personnes sérieuses, qui se montrent sans déguisement dans leurs voitures, permettent elles-mêmes à leurs cochers et à leurs laquais de se déguiser. Les cochers choisissent d’ordinaire les habits de femme, et, dans les derniers jours, il semble que tous les chevaux soient conduits par des femmes. Les gens sont souvent vêtus décemment et même avec grâce. En revanche, un vilain drôle, à large carrure, en grande toilette à la nouvelle mode, avec une haute frisure et des plumes, est une monstrueuse caricature ; et, tout comme nos belles dames pouvaient entendre leur éloge, il doit souffrir qu’on vienne lui crier sous le nez : O fratello mio, che brutta pulana sel !

D’ordinaire, le cocher rend le service à une ou deux de ses amies de les prendre sur le siège, quand il les rencontre dans la presse. Assises à son côté, et, le plus souvent, habillées en hommes, elles brandillent sur la tôle des passants leurs jolies petites jambes de polichinelle aux pieds mignons et leurs chaussures à hauts talons. Les laquais en font autant, et ils prennent leurs amis et leurs amies derrière la voiture. Il n’y manque plus que de les voir se jucher sur l’impériale, comme dans les messageries anglaises. Les maîtres eux-mêmes semblent voir avec plaisir leur voiture bien remplie. Dans ces jours, tout est permis, tout passe.

Qu’on jette maintenant un regard sur l’étroite et longue rue, où, de tous les balcons et de toutes les fenêtres, par-dessus les tapisseries bariolées, pendantes à longs plis, des spectateurs pressés regardent en bas les échafaudages remplis de spectateurs et les longues files de sièges occupés aux deux côtés de la rue : deux files de voitures se meuvent lentement dans l’intervalle, et la place que pourrait prendre à la rigueur une troisième voiture, est toute remplie de gens qu’on voit non pas aller et venir, mais se pousser dans un sens et dans l’autre. Comme les voitures, aussi longtemps que la chose est possible, gardent toujours entre elles quelque distance, pour ne pas se jeter les unes sur les autres à chaque halte, beaucoup de piétons, pour respirer un peu plus à l’aise, quittent la presse du milieu et se hasardent entre les roues de la voiture qui précède, le timon et les chevaux de celle qui suit ; et plus le péril et la gêne des piétons augmentent, plus s’accroissent leur caprice et leur audace.

Comme la plupart des piétons qui circulent entre les deux files de voitures évitent soigneusement les roues et les essieux, pour ménager leurs membres et leurs habits, ils laissent d’ordinaire entre eux et les équipages plus de place qu’il n’est nécessaire : celui qui ne peut se résoudre plus longtemps à cheminer avec la masse lente, et qui a le courage de se glisser entre les roues et les piétons, entre le péril et ceux qui le craignent, peut parcourir un grand espace en peu de temps, jusqu’à ce qu’il se voie arrêté par un nouvel obstacle.

Notre récit semble déjà passer les bornes du croyable, et nous oserions à peine le poursuivre, si tant de personnes qui ont assisté au carnaval de Rome ne pouvaient témoigner que nous nous en sommes tenu à l’exacte vérité, et si ce n’était pas une fête qui se répète tous les ans, et que plus d’un lecteur pourra observer à l’avenir, mon livre à la main. Que dirontils en effet, si nous leur déclarons que tout le récit qui précède n’est en quelque sorte que le premier degré de la cohue, du tumulte, du vacarme et de la licence ?

Tandis que les voitures avancent doucement, et font halte s’il survient un obstacle, les piétons sont tourmentés de diverses manières. La garde du pape passe et repasse à cheval à travers la presse, pour veiller au maintien de l’ordre et à la circulation des voitures, et, au moment où vous évitez la tête d’uïi cheval de carrosse, vous sentez à votre dos la tête d’un cheval de selle. Mais voici un plus grave inconvénient. Le gouverneur, dans un grand carrosse de parade, avec une nombreuse suite de voitures, passe entre les deux flics des autres équipages. La garde du pape et les coureurs avertissent et écartent la foule, et ce cortège prend pour un moment tout l’espace laissé aux piétons. Ils se serrent comme ils peuvent entre les autres voitures, et, d’une manière ou d’une autre, ils se tirent de côté. Et comme, au passage d’un navire, Feau ne se divise qu’un moment et se précipite pour se rejoindre derrière le gouvernail, la masse des masques et des autres piétons reforme aussitôt son courant derrière le cortège. Mais bientôt un nouveau mouvement trouble la multitude pressée : le sénateur s’avance dans un pareil équipage ; sa grande voiture de parade et les voitures de sa suite nagent comme sur les têtes de la foule écrasée, et, si tous les nationaux et les étrangers sont captivés et charmés par l’amabilité du sénateur actuel, le prince Rezzonico, c’est ici peut-être la seule occasion où une masse de gens se trouvent heureux quand il s’éloigne.

Ces deux cortèges des chefs de la magistrature et de la police romaine s’étaient contentés de parcourir le Corso le premier jour, pour ouvrir le carnaval d’une manière solennelle, mais le duc d’Albanie parcourait chaque jour le même chemin, à la grande gène de toute la foule, et, dans ce temps de mascarade universelle, il rappelait à l’antique souveraine des rois la farce carnavalesque de ses royales prétentions.

Les ambassadeurs, qui ont le même droit, s’en servent modérément et avec une discrétion tout humaine.

Mais ces cortèges ne sont pas seuls à interrompre et à gêner la circulation du Corso : au palais Ruspoli et dans le voisinage, où la rue n’est pas plus large, les trottoirs sont plus élevés. C’est là que le beau monde prend place, et tous les sièges sont bientôt occupés ou retenus. Les plus belles dames de la classe moyenne, déguisées avec un goût ravissant, entourées de leurs amis, se montrent là aux regards avides des passants. Quiconque survient s’arrête pour contempler cette charmante assemblée ; chacun est curieux de démêler parmi toutes les figures d’hommes qui semblent siéger là les figures de femmes, et de découvrir peut-être dans un joli officier l’objet de son ardeur. C’est à cette place que le mouvement commence à s’arrêter, parce que les voitures s’attardent aussi longtemps que possible dans ce lieu, et, s’il faut faire halte, on préfère que ce soit dans cette agréable société.

Si jusqu’à présent notre description n’a dbnné l’idée que d’une situation gênée et presque douloureuse, elle produira une impression bien plus singulière, quand nous aurons raconté comment cette joyeuse cohue est mise en mouvement par une sorte de petite guerre, le plus souvent badine, mais qui n’est parfois que trop sérieuse.

Il est probable qu’un jour une belle s’avisa de jeterdes dragées à son amant, qui passait, pour s’en faire remarquer parmi la foule et sous le masque, car il est tout naturel que celui qui est atteint se retourne et découvre la malicieuse amie : c’est maintenant un usage général, et l’on voit souvent après une décès attaques deux visages se sourire. Mais on est trop économe pour prodiguer de véritables sucreries, ou bien l’abus qu’on en fait a rendu nécessaires des provisions plus grandes et moins chères. C’est maintenant une industrie particulière de porter dans de grandes corbeilles et d’offrir en vente parmi la foule des pastilles de plâtre, fabriquées à l’entonnoir, qui ont l’apparence de dragées.

Personne n’est à l’abri d’une attaque ; chacun se trouve dans l’état de défense : de là naissent, par malice ou par nécessité, tantôt ici, tantôt là, un duel, une escarmouche ou une bataille. Piétons, cochers, spectateurs aux fenêtres, sur les échafaudages ou les sièges, s’attaquent et se défendent à l’envi les uns les autres.

Les dames ont de petites corbeilles dorées et argentées pleines de ces munitions, et les cavaliers doivent défendre leurs belles vaillamment. Les personnes en voiture attendent l’attaque les glaces baissées. On joue avec ses amis, et l’on se défend opiniâtrement contre les inconnus.

Mais ce combat n’est nulle part plus sérieux et plus général que dans le voisinage du palais Ruspoli. Tous les masques qui s’y sont placés sont pourvus de petites corbeilles, de sachets, de mouchoirs noués. Ils attaquent plus souvent qu’ils ne sont attaqués ; aucune voiture ne passe impunément et sans être du moins en butte aux provocations de quelques masques. Nul piéton n’est à l’abri de leurs attaques ; et surtout, si un abbé en habit noir vient à paraître, on l’assaille de toutes parts, et, comme le gypse et la craie blanchissent la place où ils touchent, l’abbé se voit bientôt tout moucheté de blanc et de gris. Mais souvent l’affaire devient sérieuse et générale, et l’on voit avec étonnement comme la jalousie et la haine personnelle se donnent libre carrière.

Une figure masquée s’approche furtivement et jelte si rudement une poignée de confetti à une des premières beautés que son masque retentit et que ses belles épaules sont blessées. Ses chevaliers de part et d’autre sont violemment irrités ; ils puisent dans leurs sacs et leurs corbeilles et font pleuvoir sur l’assaillant une, grêle de projectiles ; mais il est trop bien déguisé, trop fortement cuirassé, pour senlir leurs assauts répétés. Plus il est garanti, plus il continue violemment son attaque ; les défenseurs couvrent la dame de leurs tabarri, et comme, dans la chaleur du combat, l’assaillant touche aussi les voisins, que d’ailleurs sa grossièreté et sa violence choquent tout le monde, les alentours prennent part au combat, n’épargnent pas les boulettes de plâtre, et tiennent le plus souvent en réserve pour ces occasions des munitions un peu plus grosses, à peu près comme les pralines. A la fia l’agresseur en est tellement couvert et si vivement assailli de tous côtés, qu’il ne lui reste plus que la retraite, surtout s’il a épuisé toutes ses munitions.

D’ordinaire celui qui se lance dans une pareille aventure est accompagné d’un second qui lui passe des munitions, tandis que les vendeurs de confetti promènent leurs corbeilles pendant la bataille et se hâtent de peser pour chacun autant de livres qu’il en demande.

Nous avons vu nous-mêmes de près une de ces luttes, où les combattants, manquant de munitions, finirent par se jeter à la tôte leurs corbeilles dorées, sans écouter les avertissements des gardes qui recevaient eux-mêmes leur bonne part des coups.

Certainement ces affaires se termineraient quelquefois par des coups de couteau, si les cordes pendantes aux coins des rues, instruments de supplice bien connus, à l’usage de la police italienne, ne rappelaient à chacun, au milieu des divertissements, qu’il est très-dangereux en ces moments de se servir d’armes funestes.

Ces luttes sont innombrables, et la plupart sont plus gaies que sérieuses. Voici, par exemple, une calèche pleine de polichinelles devant le palais Ruspoli. Ils se proposent, en passant devant les spectateurs, de les attaquer tous les uns après les aulres. Par malheur la presse est trop grande et la voiture est arrélée au milieu. Tous les spectateurs s’entendent soudain et de partout les confetti tombent sur la voiture comme la grêle. Les polichinelles épuisent leurs munitions et restent assez longtemps exposés aux feux croisés de toutes parts, si bien que la voiture, couverte enfin comme de neige et de grêlons, s’éloigne lentement au milieu des insultes et des éclats de rires universels.

Tandis que ces jeux vifs et violents occupent au milieu du Corso une grande partie du beau monde, une autre pariie’du public trouve à l’extrémité supérieure une autre espèce de divertissement. Non loin de l’Académie française, le capitaine du théâtre italien, en costume espagnol, avec le chapeau à plumes, l’épée et les gants, s’avance à l’improviste du milieu des masques qui regardent de dessus les gradins, et il commence à conter avec emphase ses grands exploits sur terre et sur mer. Bientôt un polichinelle vient lui faire tête ; il élève des doutes et des objections et, en paraissant lui accorder tout, il tourne en ridicule, par des jeux de mots et des platitudes jetés à la traverse, ce héros fanfaron. Les passants s’arrêtent et prêtent l’oreille à leurs vives répliques.

Une nouvelle scène augmente souvent la presse. Une douzaine de polichinelles se réunissent, élisent un roi, le couronnent, lui mettent un sceptre à la main, l’accompagnent au son de la musique, et le mènent à grands cris au haut du Corso sur un petit char décoré. Tous les polichinelles accourent en sautant, à mesure que le cortège s’avance, ils augmentent l’escorte et se font place en poussant des cris et agitant leurs chapeaux. C’est alors qu’on peut remarquer comme chacun cherche à varier ce masque général. L’un porte une perruque, l’autre une coiffe de femme sur son noir visage ; un troisième s’affuble, en guise de bonnet, d’une cage, dans laquelle une couple d’oiseaux, habillés l’un en abbé, l’autre en belle dame, sautillent sur les bâtons.

La presse effroyable dont nous avons tâché d’offrir l’image à nos lecteurs force naturellement une foule de masques à passer du Corso dans les rues voisines. Les couples d’amants y sont plus à eux-mêmes et plus tranquilles ; de joyeux compagnons y trouvent de la place pour représenter toute sorte d’extravagances.

Une société d’hommes en habits du dimanche de la classe populaire, en pourpoint court et veste bordée d’or, les cheveux retenus dans un long filet pendant par derrière, se promènent avec des jeunes gens déguisés en femmes ; une des femmes paraît être dans un état de grossesse avancée ; nos gens passent et repassent tranquillement ; tout à coup deux hommes se querellent ; une vive dispute s’engage ; les femmes s’en mêlent ; l’affaire devient toujours plus mauvaise, enfin les adversaires tirent de grands couteaux de carton argenté et s’attaquent les uns les autres. Les femmes les séparent en poussant des cris affreux ; on entraîne l’un ici, l’autre là. Les assistants prennent part à l’affaire, comme si elle était sérieuse ; on cherche à calmer les deux partis.

Cependant la femme grosse se trouve mal de frayeur ; on apporte un siège ; les autres femmes l’assistent ; elle fait des gestes lamentables ; et tout à coup, à la grande joie des assistants, elle met au monde quelque monstre. La farce est jouée et la troupe passe plus loin, pour donner la même pièce ou quelque autre pareille dans une autre place.

C’est ainsi que le Romain, qui a toujours les histoires de meurtre présentes à la pensée, joue volontiers en toute occasion avec les idées d’assassinat. Les enfants ont même un jeu qu’ils nomment « l’église, * et dans lequel ils représentent proprement un meurtrier qui s’est réfugié sur les marches d’une église ; les autres jouent les sbires et cherchent par tous les moyens à le prendre, sans se permettre toutefois de mettre le pied dans l’asile.

Voilà les scènes joyeuses qui se passent dans les rues latérales, particulièrement dans la rue Babouina et sur la place d’Espagne.

Les quacqueri y viennent aussi par troupes pour se livrer plus librement à leurs galanteries. Ils ont une manœuvre qui fait rire tout le monde. Ils s’avancent par douze en droite ligne, sur la pointe du pied, à petits pas pressés ; ils présentent un front bien droit ; tout à coup, quand ils arrivent dans une place, ils forment, par la droite ou la gauche, une colonne, et piétinent à la file ; le front se reforme par le flanc droit, et l’on entre dans une rue ; puis, avant qu’on s’en doute, les voilà qui répètent la manœuvre par la gauche. La colonne, comme enfilée à une broche, se glisse dans une maison, et les fous ont disparu.

Le soir approche et la foule se presse toujours plus dans le Corso. Le mouvement des voitures est gêné depuis longtemps, et il peut arriver que, deux heures avant la nuit, aucun équipage ne puisse plus bouger de la place. La garde du pape et les gardes à pied sont occupés à écarter autant que possible toutes les voitures du milieu de la rue et à les ranger sur une ligne droite. Cela occasionne, à cause de la foule, bien du désordre et du malaise ; on recule, on pousse, on déplace, et, quand l’un recule, tous ceux qui le suivent doivent aussi reculer, jusqu’à ce qu’enfin un équipage se trouve tellement à la gêne, qu’il doit faire avancer ses chevaux dans le milieu. Alors la garde à cheval et la garde à pied l’injurient et le menacent. Vainement le malheureux cocher fait-il voir l’impossibilité manifeste ; les insultes et les menaces continuent, et il faut qu’il rentre dans la ligne, ou, s’il est près d’une ruelle latérale, il est forcé, sans qu’il y ait de sa faute, à sortir de la file. D’ordinaire les rues latérales sont aussi garnies de voitures arrêtées, qui sont arrives trop tard et qui n’ont pu pénétrer, parce que la circulation des voitures était déjà interrompue.

Le moment de la course des chevaux approche toujours davantage, et tous ces milliers de spectateurs attendent ce moment avec la plus vive impatience. Les loueurs de chaises, les entrepreneurs des échafaudages, redoublent leurs cris et leurs offres :

Luoghi ! Luoghi avanti ! Luoghi, nobili ! Luoghi, padroni !

Leur affaire est que, du moins dans ces derniers moments, toutes les places soient occupées, fût-ce à vil prix. Et heureusement on peut encore trouver ça et là une place, car le général va descendre le Corso à cheval, avec une partie de la garde, entre les deux rangées de voitures, et il repousse les piétons du seul espace qui leur reste. Chacun cherche alors une chaise, une place sur les gradins, sur une voiture, entre les équipages ou chez des connaissances, à une de ces fenêtres qui foules regorgent maintenant de spectateurs.

Cependant la place devant l’obélisque est toute nettoyée de peuple, et offre peut-être un des plus beaux spectacles qu’on puisse voir de nos jours. Les trois faces tapissées des échafaudages décrits plus haut enferment la place. Mille et mille têtes regardent les unes par-dessus les autres, et présentent l’aspect d’un cirque ou d’un amphithéâtre antique. Au-dessus de l’échafaudage central, l’obélisque s’élève de toute sa hauteur, car les gradins ne couvrent que le piédestal, et c’est alors qu’on remarque combien cette hauteur est immense, parce qu’il sert d’échelle de comparaison à une si grande masse d’hommes. L’œil se repose avec plaisir sur la place libre, et l’on observe avec une vive attente les barrières vides et la corde tendue devant. C’est alors que le général descend le Corso, en signe qu’il est évacué et, derrière lui, la garde ne souffre pas que personne dépasse la ligne des voitures. Le général prend place dans une des loges.

Des palefreniers en habits de fête amènent derrière la corde, dans les barrières, suivant l’ordre fixé par le sort, les chevaux sans bride et sans caparaçons. On leur attache ça et là avec des cordons des boules hérissées de pointes, et jusqu’au dernier moment, on couvre avec du cuir la place où les boules doivent les éperonner ; on leur attache aussi de grandes feuilles de clinquant. Ils sont déjà la plupart farouches et impatients quand on les amène dans les barrières, et les piqueurs fon^ tous leurs efforts, emploient toute leur adresse, pour les contenir. Le désir de commencer la course les rend indomptables ; la vue de tant de monde les effarouche. Ils sautent souvent par-dessus la barrière voisine, souvent par-dessus la corde, et ce mouvement-, ce désordre, rendent à chaque moment l’attente plus vive.

Les palefreniers sont sur leurs gardes et attentifs au plus haut point, parce qu’au moment du départ, l’adresse de celui qui lâche l’animal, tout comme les circonstances accidentelles, peut décider à l’avantage de l’un ou de l’autre cheval.

Enfin la corde tombe et les chevaux partent. Sur la place libre ils cherchent encore à se devancer les uns les autres, mais une fois qu’ils sont arrivés dans l’étroit espace entre les deux files de voitures, toute rivalité devient le plus souvent inutile. Une couple sont d’ordinaire en avant, qui courent de toutes leurs forces. Malgré la pouzzolane répandue, le pavé étincelle, les crinières volent, le clinquant résonne ; à peine les a-t-on vus qu’ils sont passés. Le reste de la troupe se presse, se pousse et se gêne ; quelquefois un retardataire arrive encore au galop ; les morceaux de clinquant déchirés voltigent sur leur trace. Bientôt les chevaux échappent au regard qui les suit ; le peuple se rapproche en foule et remplit de nouveau la carrière.

D’autres palefreniers attendent au palais de Venise l’arrivée des chevaux. On sait les prendre adroitement et les retenir dans un lieu fermé. Le prix est décerné au vainqueur.

C’est ainsi que se terminent ces réjouissances par une impression violente, soudaine, instantanée, que des milliers d’hommes attendaient depuis longtemps avec impatience, et bien peu sauraient s’expliquer pourquoi ils attendaient ce moment et pourquoi ils s’en faisaient une fête.

On voit aisément par notre description que cet amusement peut devenir dangereux pour les animaux et pour les hommes. - Bornons-nous à citer quelques cas.

L’espace qui sépare les voitures étant fort étroit, il suffit qu’une roue de derrière fasse un peu saillie, et que, par hasard, derrière cette voiture, la place se trouve un peu plus large : un cheval qui accourt, serré avec les autres, cherche fc profiter de l’espace agrandi, s’élance, et rencontre justement la roue saillante. Nous avons vu nous-même un cheval abattu par un semblable choc ; trois chevaux tombèrent ensuite par-dessus le premier, et les derniers sautèrent heureusement par-dessus les chevaux tombés, et poursuivirent leur course. Souvent un de ces chevaux tombe mort sur la place, et plus d’une fois, dans ces circonstances, les spectateurs ont joué leur vie.

Il peut arriver aussi de graves accidents quand les chevaux retournent en arrière. On a vu des hommes méchants ou jaloux donner de leur manteau dans les yeux d’un cheval qui avait une grande avance, et le contraindre à se retourner et à se jeter de côté. C’est pis encore quand on ne réussit pas à prendre les chevaux sur la place de Venise : ils retournent alors en arrière sans que rien les arrête, et, comme la carrière s’est de nouveau remplie de monde, ils causent bien des accidents qu’on ignore ou qu’on oublie.

D’ordinaire les chevaux courent à la nuit tombante. Aussitôt qu’ils sont arrivés au palais de Venise, on décharge de petits mortiers ; ce signal se répète au milieu du Corso, et puis enfin dans le voisinage de l’obélisque. A ce moment, la garde quitte ses postes ; on cesse de maintenir l’ordre dans la file des voitures, et c’est assurément, même pour le spectateur qui est tranquille à sa fenêtre, un moment de souffrance et d’angoisse. Il vaut la peine de faire là-dessus quelques observations.

Nous avons déjà vu plus haut que la tombée de la nuit, qui détermine tant de choses en Italie, interrompt aussi les promenades en voiture des dimanches et des jours de fête. Là, point de police, point de gardes ; c’est une vieille coutume, une convention générale, qu’on monte et qu’on descend dans un ordre convenable ; mais, aussitôt qu’on sonne Y Ave Maria, personne ne renonce à son droit de s’en retourner au moment et de la manière qu’il veut. Or, la promenade du carnaval ayant lieu dans la même rue et selon les mêmes règles, quoique la foule et d’autres circonstances apportent ici une grande différence, chacun maintient son droit de sortir de l’ordre à la nuit tombante.

Si nous considérons l’énorme presse du Corso, et si nous voyons de nouveau inondée de promeneurs la carrière qui n’a été évacuée qu’un moment, la raison et l’équité semblent prescrire que chaque équipage se borne à tâcher d’atteindre, sans quitter son rang, la ruelle la plus proche qui lui convient, et de regagner ainsi le logis : cependant, aussitôt que les détonations ont donné le signal, quelques voitures prennent le milieu, portent le trouble parmi les piétons qu’elles arrêtent, et, un équipage voulant remonter, un autre descendre dans l’étroit espace intermédiaire, ils ne peuvent bouger de place, et arrêtent souvent la marche des voitures qui sont restées sagement dans la iile. Si un cheval qui revient de la course rencontre un pareil nœud, le danger, la souffrance et l’embarras augmentent de toutes parts.

Et pourtant tout cet embarras se démêle enfln, un peu tard, mais d’ordinaire heureusement. La nuit est arrivée, et tout le monde se félicite de pouvoir prendre un peu de repos.

Chacun ôte son masque dès ce moment, et une grande partie du public court au théâtre. On voit encore dans les loges des tabarri et des dames déguisées, mais sans masque ; tout le parterre se montre de nouveau en habits bourgeois.

Les théâtres Aliberti et Argentina donnent des opéras sérieux mêlés de ballets ; à la Valle et à la Capranica, on joue des comédies et des tragédies avec des opéras-comiques pour intermèdes ; la Pace les imite, mais imparfaitement ; enfin, en descendant jusqu’à Polichinelle et aux danseurs de corde, il se trouve encore plusieurs spectacles subordonnés. Le grand théâtre de Tordenone, qui fut un jour consumé par le feu, et qui, à peine rebâti, s’écroula tout à coup, n’amuse plus le peuple avec ses pièces à grand fracas et ses autres merveilleuses exhibitions.

Les Romains aiment passionnément le théâtre, et autrefois cette passion était plus vive encore dans le temps du carnaval, parce qu’elle ne pouvait se satisfaire qu’à cette époque. Actuellement, un théâtre au moins reste ouvert en été et en automne, et le public a de quoi se contenter un peu la plus grande partie de l’année.

Ce serait trop nous écarter de notre but que de nous engager ici dans une description détaillée des théâtres et des particularités que ceux de Rome peuvent offrir. Nos lecteurs se souviennent que ce sujet nous a occupé plus" d’une fois.

Nous aurons également peu de chose à dire des Festini, grands bals masqués, qui sont donnés quelquefois dans le théâtre Aliberti, magnifiquement éclairé. Li aussi le tabarro est regardé par les hommes et les dames comme le déguisement le plus convenable, et la salle est remplie de figures noires ; un petit nombre de masques à caractères y mêlent leur bigarrure. La curiosité n’en est que plus vive, quand on voit paraître quelques nobles figures, qui choisissent, mais plus rarement,-leur costume dans les diverses époques de l’art, et imitent en maîtres différentes statues qui se trouvent à Rome, comme, par exemple, des divinités égyptiennes, des prêtresses, Bacchus et Ariane, la Muse de la tragédie, la Muse de l’histoire, une ville, des vestales, un consul, plus ou moins bien reproduits et selon le costume.

Dans ces fêtes, les danses s’exécutent d’ordinaire en longues files à la mode anglaise, avec cette différence que, dans leurs tours, qui reviennent rarement, la plupart des danseurs expriment par leurs gestes quelque scène caractéristique, par exemple, deux amants qui se brouillent et se réconcilient, se séparent et se retrouvent.

Les Romains sont accoutumés par leurs ballets-pantomimes à une gesticulation très-marquée ; ils aiment aussi dans leurs danses de société une expression qui nous semblerait exagérée et affectée. Nul ne se permet de danser avec aisance, comme s’il avait appris les règles de l’art ; le menuet est surtout considéré comme un spectacle, et quelques couples seulement en donnent, pour ainsi dire, une représentation. Alors on fait cercle autour du couple dansant, on l’admire et, à la fin, on l’applaudit.

Tandis que le beau monde s’amuse ainsi jusqu’au matin, dès le point du jour des gens sont occupés à balayer le Corso et à le mettre en ordre. On veille surtout à ce que la pouzzolane soit répandue également et proprement dans le milieu de la rue. Bientôt les palefreniers amènent devant l’obélisque le cheval coureur qui s’est le plus mal montré la veille. On le fait monter par un petit garçon, et un autre cavalier le chasse devant lui a coups de fouet, en sorte que l’animal fait les plus grands efforts pour parcourir sa carrière au plus vite.

Vers deux heures après midi, au signal donné par le son de la cloche, recommence, chaque jour, le cercle des plaisirs de la veille. Les promeneurs arrivent, la garde monte, les balcons, les fenêtres, les échafaudages, sont garnis de tentures, les masques sont toujours plus nombreux et se livrent à leurs folies, les voitures montent, descendent, et la rue est plus ou moins remplie, selon que le temps ou d’autres circonstances sont plus ou moins favorables. Vers la fin du carnaval, augmentent naturellement les spectateurs, les masques, les voitures, les toilettes et le vacarme. Mais rien n’est comparable à la presse, aux extravagances du dernier jour et du dernier soir.

Le dernier jour, les files de voitures sont arrêtées le plus souvent deux heures avant la nuit ; aucun équipage ne peut plus bouger de la place, aucun, déboucher dans les rues latérales ; les échafaudages et les sièges sont occupés plus tôt, quoique les places soient plus chères ; chacun tâche de se caser le plus promptement possible, et l’on attend le départ des chevaux avec plus d’impatience que jamais. Enfin ce moment passe à grand bruit ; les signaux annoncent que la fête est finie, mais ni voitures, ni masques, ni spectateurs, ne peuvent quitter la place. Tout est tranquille, tout est silencieux, tandis que l’obscurité augmente doucement.

A peine fait-il sombre dans les rues étroites et profondes, qu’on voit ça et là paraître des lumières aux fenêtres ; elles se meuvent sur les échafaudages, et en peu de temps la circulation du feu s’étend de telle sorte que toute la rue est illuminée. de cierges brûlants. Les- balcons sont ornés de lanternes de papier transparent ; chacun tient son cierge hors de la fenêtre ; tous les gradins sont éclairés, et l’intérieur des voitures présente un aspect charmant, l’impériale étant munie de petits candélabres de cristal qui éclairent la socràté, tandis que, dans une autre voiture, les dames, portant à la main des cierges de diverses couleurs, semblent vous inviter à contempler leurs charmes.

Les laquais fixent des bougies au bord de l’impériale des carrosses ; des voilures ouvertes se montrent avec des lanternes de papier bigarré ; quelques promeneurs portent sur la tête de hautes pyramides de bougies ; d’autres ont fixé leurs cierges sur des roseaux liés ensemble et qui atteignent la hauteur de deux ou trois étages.

C’est un devoir pour chacun de porter à la main un petit cierge allumé, et l’imprécation favorite des Romains sia ammaszato ! retentit de toutes parts. Sia ammazzato chi non parla muccolo ! « mort à celui qui ne porte pas une chandelle.’ » se crie-t-on les uns aux autres, en cherchant à souffler les lumières. L’action d’allumer et d’éteindre, et l’exclamation sia ammazzato ! répandent bientôt la vie et le mouvement et un plaisir mutuel dans cette foule immense. Qu’on ait devant soi des personnes connues ou inconnues, on cherche uniquement à souffler la lumière la plus proche ou à rallumer la sienne, en saisissant cette occasion pour éteindre celle qui allume la nôtre. Plus ce cri furieux sia ammazzato ! résonne de tous côtés, plus il perd de son affreuse signification, et plus on oublie qu’on est à Rome, où, pour une bagatelle, cette imprécation peut être accomplie en un moment sur tel ou tel.

Cette signification finit par se perdre entièrement, et de même qu’en d’autres langues on emploie souvent des imprécations et des mots indécents pour exprimer l’admiration et la joie, sia ammazzato devient ce soir-là le mot de ralliement, le cri de joie, le refrain de toutes les plaisanteries, les moqueries et les compliments. Nous entendons crier avec raillerie : Siaammazzato il signor abbate chc fa l’amorc ! ou apostropher un ami qui passe, sia ammazzato il signor Filippo ! Il s’y joint par fois une flatterie, un compliment : Sia ammazzata la bella principessa ! Sia ’ ammazzata la signora Angclica, la prima pillrice del secolo !

Toutes ces exclamations sont débitées d’un ton véhément et rapide, en appuyant sur la pénultième ou sur l’antépénultième syllabe. Au milieu de ces cris incessants on continue de souffler et d’allumer les bougies. Rencontrez-vous quelqu’un dans la maison, sur l’escalier, une société est-elle réunie dans une chambre, d’une fenêtre à une fenêtre voisine, partout on cherche à prendre l’avantage sur les autres et à souffler leur lumière. Toutes les conditions, tous les âges, sont en guerre ; on monte sur les marchepieds des voitures ; aucun lustre n’est en sûreté ; à peine les lanternes le sont-elles ; le petit garçon éteint la bougie de son père, et ne cesse pas de crier : Sia ammazzato il signor padre ! C’est en vain que le père le réprimande de cette malhonnêteté : l’enfant maintient la liberté de cette soirée, et ses malédictions n’en sont que plus vives. La cohue se dissipe bientôt aux deux bouts du Corso, mais c’est pour se jeter au milieu avec une nouvelle furie ; la presse qui s’ y forme passe toute idée ; l’imagination la plus vive ne peut même se la représenter.

On ne peut plus bouger de la place où l’on est assis ou debout ; la chaleur de tant de personnes, de tant de lumières, la fumée de tant de bougies qu’on souffle sans cesse, les cris de tous ces gens, qui mugissent d’autant plus fort qu’ils peuvent moins remuer un membre, tout finit par donner le vertige aux plus robustes. Il semble impossible qu’il n’arrive pas bien des accidents, que les chevaux des voitures ne s’effarouchent pas, que mainte personne ne soit pas écrasée, foulée ou blessée de quelque façon.

Cependant, comme chacun finit par désirer plus ou moins de s’échapper, on se glisse dans une ruelle, à laquelle on peut parvenir, on va respirer et se remettre dans la place voisine, et la masse finit par se dissiper, par se fondre des extrémités au centre, et cette fête de liberté et d’affranchissement universel, ces modernes saturnales, finissent au milieu de l’étourdissement commun. Le peuple court à une table bien servie, pour se régaler jusqu’à minuit de viandes qui seront bientôt défendues ; le monde élégant court au spectacle, pour prendre congé des pièces de théâtre, qu’on a beaucoup abrégées, et minuit, qui s’approche, met aussi un terme à ces plaisirs.

Une fête extravagante est donc passée comme un songe, comme un conte, et il en reste moins peut-être dans l’esprit des assistants, qu’à nos lecteurs, devant qui nous avons développé ce tableau dans s’tn ensemble. Si ..pendant le cours de ces folios, le grossier Polichinelle nous rappelle incongrûment les plaisirs de l’amour, auxquels nous devons l’existence ; si une vieille sorcière profane sur la place publique les mystères de l’enfantement ; si tant de cierges allumés, la nuit, nous rappellent la solennité suprême : au milieu des extravagances, nous sommes rendus attentifs aux scènes les plus importantes de notre existence. La rue étroite, longue, remplie par une foule pressée, nous rappelle encore plus le chemin de la vie, où chaque acleur et chaque spectateur, à visage découvert ou sous le masque, d’un balcon ou d’un échafaudage, n’aperçoit devant lui et à ses côtés que peu d’espace ; qu’il soit en voiture ou à pied, n’avance que pas à pas, est poussé plutôt qu’il ne marche, est arrêté plutôt que volontairement tranquille, s’efforce a /ec d’autant plus d’ardeur de parvenir à une situation plus rie ite et meilleure, s’y trouve de nouveau à la gêne, et linit par en être débusqué.

S’il nous est permis de continuer sur un ton plus sérieux que l’objet ne semble le permettre, nous ferons observer que les plus vifs et les plus grands plaisirs ne nous apparaissent qu’un moment, comme ces chevaux qui passent d’un vol rapide, nous émeuvent et laissent à peine une trace dans notre souvenir ; qu’on ne peut jouir de la liberté et de l’égalité que dans l’ivresse de la folie, et que le plus grand plaisir n’a tous ses charmes pour nous que lorsqu’il touche au péril, et qu’il fait éprouver dans son voisinage une douce et voluptueuse angoisse.

Et voilà comme, sans y penser, nous aurons aussi terminé notre carnaval par une réflexion de mercredi des cendres, qui, nous l’espérons, n’attristera aucun de nos lecteurs. Et, puisque, en somme, la vie est comme le carnaval romain, qu’on ne peut l’embrasser du regard ni en jouir, qu’elle est même pleine de périls, nous souhaitons plutôt que cette insouciante société masquée rappelle à chacun l’importance de toute jouissance momentanée, qui souvent paraît de petite valeur.

Rome, 1 mars 1788.

Nous allâmes dimanche à la chapelle Sixtine, où le pape assistait à la messe avec les cardinaux. Ceux-ci n’étant pas habillés de rouge, mais de violet, à cause du carême, c’était un spectacle nouveau. Quelques jours auparavant, j’avais vu les tableaux d’Albert Durer, et j’étais charmé de voir celle scène vivante. L’ensemble était d’une grandeur unique et pourtant simple, et je ne m’étonne pas que les étrangers qui arrivent dans la semaine sainte, où tout se rencontre, en soient comme extasiés. Je connais très-bien la chapelle, j’y ai déjeuné l’été dernier, et j’ai fait la méridienne dans le fauteuil du pape ; je connais les tableaux presque par cœur, et pourtant, quand tout ce qui appartient ù la fondation est réuni, c’est bien autre cho*i et l’on a peine à se reconnaître. ’’’

On chantait un ancien motet de l’Espagnol Morales, et ni as eûmes l’avant-goût de ce qui va suivre. Kayser est aussi d’avis que c’est là seulement qu’on peut et qu’on devrait entendre cette musique, soit parce que nulle part ailleurs on ne pourrait exercer des chanteurs à ce chant sans orgue et sans instruments, soit parce qu’il s’accorde uniquement avec l’antique inventaire de la chapelle du pape, avec l’ensemble des œuvres de Michel-Ange, le jugement dernier, les prophètes et l’histoire biblique. Kayser rendra un jour un compte exact de tout cela. C’est un grand admirateur de l’ancienne musique, et il étudie très-assidûment tout ce qui s’y rapporte. Nous possédons, par exemple, une remarquable collection de psaumes .en vers italiens, mis en musique, au commencement de ce siècle, par un noble de Venise, Benedetto Marcello. Il a pris, dans un grand nombre, comme motif l’intonation des juifs espagnols ou allemands ; dans d’autres, il a pris pour base d’anciennes mélodies grecques, et les a traitées avec beaucoup d’intelligence, de science musicale et de ménagement. Ce sont des solos, des duos, des chœurs, d’une incroyable originalité, mais il faut d’abord s’y accoutumer. Kayser les estime beaucoup, et il en copiera quelques-uns. Peut-être découvrirons-nous une fois tout l’ouvrage, qui a paru à Venise en 1724, et qui renferme les cinquante premiers psaumes.

J’ai eu le courage de m’occuper à la fois de mes trois derniers volumes, et je sais désormais exactement ce que je veux faire. Que le ciel m’accorde maintenant la force et le bonheur de l’accomplir 1 La semaine a été bien remplie, et me semble avoir duré un mois. D’abord j’ai tracé le plan de Faust, et j’espère que cette opération m’a réussi. On comprend bien que c’est autre chose d’achever la pièce à présent ou de l’avoir achevée il y a quinze ans : je pense qu’elle n’y perdra rien, d’autant que je crois maintenant avoir retrouvé le iil. Je suis tranquille aussi pour ce qui concerne le ton de l’ensemble. J’ai déjà écrit une nouvelle scène, et, si j’enfumais le papier, je ne crois pas que personne pût la démêler parmi les anciennes. Le long repos et la retraite m’ayant ramené au niveau de mon existence propre, c’est une chose remarquable de voir combien je me ressemble à moi-même, et combien peu mon état intérieur a souffert par les années et les événements. Le vieux manuscrit me donne quelquefois à penser, quand je l’ai sous les yeux. C’est toujours le manuscrit primitif, écrit même sans brouillon dans les scènes principales ; il est si jauni par le temps, si disloqué (les cahiers n’avaient jamais été cousus), si mûr, si usé aux marges, qu’on dirait le fragment d’un vieux Codex, et, tout comme je me reportais autrefois par la pensée et l’imagination dans un monde plus ancien, je dois me reporter maintenant dans un passé que j’ai vécu moi-même.

Le plan du Tasse est aussi arrêté, et j’ai mis au net la plupart des poésies diverses qui formeront le dernier volume.

Je suis allé un matin à la galerie Borghèse, que je n’avais pas visitée depuis un an, et j’ai reconnu avec joie que je la voyais avec des yeux beaucoup plus intelligents. Le prince possède des trésors inestimables.

Rome, 7 mars 1788.

La semaine qui vient de s’écouler a été bonne, riche et tranquille. Nous ne sommes pas allés dimanche à la chapelle du pape, mais j’ai vu avec Angélique un superbe tableau qu’on attribue au Corrége. J’ai vu la collection de l’Académie de SaintLuc, où se trouve le crâne de Raphaël. Cette relique ne me paraît pas douteuse. C’est une structure osseuse admirable, dans laquelle une belle âme pouvait se promener commodément. Le duc en désire un plâtre, et je pourrai probablement le lui procurer. Le portrait de Raphaël, qu’on voit dans la même salle, est digne de lui.

J’ai aussi revu le Capitule, et j’ai vu quelques autres choses que j’avais laissées en arrière, entre autres la maison de Gavaceppi, que j’avais toujours négligé de voir. Parmi beaucoup de choses précieuses, j’ai surtout admiré les têtes moulées des deux statues colossales qu’on voit sur le Monte-Cavallo. Chez Cavaceppi, on peut les voir de près dans toute leur grandeur et leur beauté. Par malheur, le temps et l’injure de l’air ont fait perdre à la meilleure de ces têtes l’épaisseur d’une paille de la surface polie du visage, et, de près, elle semble comme gravée de la petite vérole.

On a célébré aujourd’hui dans l’église de Saint-Charles les funérailles du cardinal Visconti. Comme la chapelle du pape devait chanter à la grand’ messe, nous y sommes allés afin de préparer nos oreilles pour demain. C’était un requiem chanté par deux soprani, la chose la plus singulière qu’on puisse entendre. Il n’y avait non plus ni orgue ni aucune autre musique.

J’ai senti vivement hier au soir dans le chœur de Saint-Pierre combien l’orgue est un déplorable instrument. 11 accompagnait le chant a vêpres. Il ne se marie nullement avec la voix humaine, et il est si violent ! Quel charme, au contraire, dans la chapelle Sixtine, où les voix ne sont pas accompagnées !

Depuis quelques jours, le temps est nébuleux et doux. L’amandier est en grande partie défleuri et il verdit maintenant ; on ne voit plus que quelques fleurs au sommet. Le pêcher lui succède, et il pare les jardins de sa belle couleur. Le Viburnum Tinus fleurit sur toutes les ruines ; les touffes d’hièble sont toutes développées dans les haies, avec d’autres plantes que je ne connais pas. Les murs et les toits verdissent ; sur quelquesuns se montrent des fleurs. Du nouveau cabinet où je me suis retiré, parce que nous attendons de Naples Tischbein, j’ai une vue variée sur d’innombrables petits jardins, et sur les galeries de derrière de nombreuses maisons. Cela est charmant.

J’ai commencé à modeler un peu. Pour ce qui regarde l’intelligence de la chose J’avance d’une manière correcte et sûre, mais ma pratique est encore un peu confuse. Il en va pour moi comme pour tous mes frères.

Rome, 14 mars 1788.

Il sera impossible de penser à rien et de rien faire ici la semaine prochaine ; il faut suivre le torrent des fêtes. Après Pùques, je verrai encore quelques objets laissés en arrière, je déviderai mon fil, je réglerai mes comptes, je ferai mes malles et je partirai avec Kayser. Si tout va selon mes désirs et mes projets, je serai vers la fin d’avril à Florence. En attendant, vous aurez encore de mes nouvelles.

Il est fort singulier qu’une cause étrangère m’ait obligé de prendre diverses mesures qui m’ont placé dans de nouvelles relations, par lesquelles mon séjour à Rome est devenu toujours plus beau, plus profitable et plus heureux. Je puis même dire que j’ai goûté dans ces huit dernières semaines les plus hautes jouissances de ma vie, et que du moins je connais désormais un point extrême, d’après lequel je pourrai mesurer à l’avenir le thermomètre de mon existence.

Cette semaine s’est bien passée, en dépit du mauvais temps. Dimanche, nous avons entendu dans la chapelle Sixtinc un motet de Palestrina ; mardi, le bonheur voulut qu’on chantât dans un salon, en l’honneur d’une dame étrangère, divers morceaux de la musique de la semaine sainte. Nous l’entendîmes donc avec la plus grande commodité, et, comme nous l’avions déjà exécutée souvent sur le clavecin, nous pûmes nous en faire une première idée. C’est une œuvre d’une grandeur et d’une simplicité incroyables, dont la reproduction, sans cesse renouvelée, ne pouvait se maintenir nulle part que dans ce lieu et dans ces circonstances. Une observation plus attentive fait sans doute mettre de côté diverses traditions vulgaires, qui rendent cette œuvre étrange et inouïe ; néanmoins c’est toujours quelque chose d’extraordinaire et une idée toute nouvelle. Kayser pourra en rendre compte un jour. Il aura le privilège d’assistor à une répétition dans la chapelle, où d’ordinaire personne n’est admis.

De plus, cette semaine, j’ai modelé un pied, après une étude préalable des os et des muscles, et j’ai reçu les éloges de mon maître. Celui qui aurait ainsi travaillé tout le corps serait bien plus habile, mais c’est à Rome que j’entends, avec tous les secours et les divers conseils des experts. J’ai un pied de squelette, une belle anatomie moulée sur nature, une demi-douzaine des plus beaux pieds antiques, quelques mauvais, ceux-là pour l’imitation, ceux-ci comme exemples à fuir, et je puis aussi consulter la nature : dans chaque villa où je me rends, je trouve l’occasion de voir ces organes ; les tableaux me montrent ce que les peintres ont conçu et exécuté. Trois ou quatre artistes viennent journellement chez moi, et je profite de leurs observations et de leurs conseils, mais ceux de Henri Meyer me sont plus utiles que les autres. Avec un vent pareil et sur un pareil élément, un vaisseau qui ne bougerait pas de la place devrait être sans voiles ou son pilote insensé. Après m’être formé sur l’art des vues générales, il était bien nécessaire que je portasse mon attention et mes études sur chaque partie. 11 est agréable d’avancer même dans une carrière infinie.

Je continue à me promener de tous côtés et à voir les choses que j’avais négligées. C’est ainsi, par exemple, que j’ai visité " hier pour la première fois la villa de Raphaël, dans laquelle, auprès de sa bien-aimée, il préférait à l’art, à la gloire, la jouissance de la vie. C’est un monument sacré. Le prince Doria l’a acheté, et parait vouloir le traiter comme il le mérite. Raphaël a reproduit vingt-huit fois sur les murs le portrait de sa maîtresse, en toutes sortes de vêtements et de costumes ; on en trouve la ressemblance même dans les femmes de ses tableaux historiques. La situation de la maison est très-belle. Mais c’est un sujet sur lequel il est plus agréable de causer que d’écrire. Il faut remarquer tous les détails. De là je me suis rendu à la villa Albani, et j’en ai fait une revue générale. C’était une journée magnifique.

Cette nuit, il a beaucoup plu : maintenant le soleil recommence à briller, et, devant ma fenêtre, c’est un vrai paradis. L’amandier est tout vert ; déjà les pêchers commencent à défleurir et les fleurs du citronnier s’épanouissent au sommet de l’arbre.

Mon départ d’ici afflige profondément trois personnes. Elles ne retrouveront jamais ce qu’elles ont eu en moi ; je les quitte avec douleur. C’est à Rome que, pour la première fois, je me suis trouvé moi-même, j’ai été d’accord avec moi-même, heureux et sage, et c’est ainsi que m’ont connu et possédé, en différents sens et à divers degrés, ces trois personnes.

Rome, 22 mars 1788. v

Aujourd’hui je ne vais pas à Saint-Pierre, et je veux remplir une petite feuille. La semaine sainte est passée à son tour avec ses merveilles et ses fatigues ; demain nous recevrons encore une bénédiction, et puis nos pensées se tourneront vers une tout autre vie. Grâce à la faveur et aux démarches de bons amis, j’ai tout vu et entendu. Le lavement des pieds et la nourriture des pèlerins doivent surtout s’acheter par beaucoup de presse et de fatigue.

La musique de la chapelle est d’une beauté qui passe l’imagination, surtout le Miserere d’Allegri et les improperiou reproches que le Dieu crucifié fait à son peuple. On les chante le matin du vendredi saint. Le moment où le pape, dépouillé de toute sa pompe, descend du trône nour adorer la croix, tandis que toute l’assistance reste à sa place, et demeure immobile, et " où le chœur entonne : Populus meus, quid tibifcci ? est une des plus belles de ces remarquables cérémonies. Mais ce sont des choses qu’il faut réserver à la conversation. Quant à la musique, tout ce qui peut se recueillir, Kayser le recueillera. J’ai joui selon mon désir de toutes ces cérémonies autant que la chose était possible, et j’ai fait à part moi mes réflexions sur le reste.

Ce qu’on a coutume de nommer effet n’a produit sur moi aucune impression ; rien ne m’a imposé, mais j’ai admiré tout, car il faut.convenir qu’ils ont mis en œuvre parfaitement les traditions chrétiennes. Dans l’office du pape, surtout à la chapelle Sixtine, tout ce qui est d’ordinaire déplaisant dans le culte- catholique s’accomplit avec un goût remarquable et une parfaite dignité. Mais cela ne peut être que dans un lieu où depuis des siècles les arts sont au service de la religion.

Il serait impossible maintenant de tout raconter en détail. Si les circonstances ne m’avaient pas fait demeurer en repos, et si je n’avais pas cru rester plus longtemps, je pourrais partir la semaine prochaine. Mais cela tourne encore à mon avantage. J’ai de nouveau beaucoup étudié pendant ce temps, et l’époque sur laquelle je comptais s’est achevée et accomplie. Assurément c’est toujours une singulière sensation de quitter tout à coup une carrière dans laquelle on avançait à grands pas ; cependant il faut s’y résigner et ne pas faire tant de façons. Il y a dans toute grande séparation «un germe de folie : on doit se garder de le couver et de l’entretenir avec réflexion.

J’ai reçu de Naples de beaux dessins de Kniep. Ce sont d’aimables fruits de notre voyage en Sicile, et, pour vous, ce seront les plus agréables, car ce qu’on nous donne de» plus certain, c’est ce qu’on peut mettre sous nos yeux. Quelques-uns de ces dessins sont admirablement réussis pour le ton de la couleur, et vous croirez à peine que ce monde soit si beau.

Tout ce que je puis dire, c’est que j’ai été toujours plus heureux à Rome, que mon bonheur augmente chaque jour, et, s’il pouvait sembler triste que je doive partir au moment où j’étais le plus digne de rester, c’est pourtant une grande consolation d’avoir pu rester assez longtemps pour arriver au point où j’en suis.

Voilà le seigneur Jésus qui vient de ressusciter au milieu d’un vacarme épouvantable. Le canon tonne au château, toutes les cloches sonnent, et, à tous les coins de rue, on entend des pétards et des serpenteaux. Onze heures du matin.

Souvenir* du mois de mars.

On se rappelle comment Philippe Néri s’était fait souvent un devoir de visiter les sept églises principales de Rome, pour donner une preuve manifeste de sa fervente dévotion. Il faut remarquer maintenant qu’on exige de tout pèlerin qui arrive pour le jubilé un pèlerinage à ces églises, et, véritablement, ces stations sont tellement éloignées les unes des autres, que cette marche, qui doit se faire en un jour, peut être envisagée comme un autre voyage, et un voyage fort pénible. Les sept églises sont Saint-Pierre, Sainte-Marie-Majeure, Saint-Laurenthors-des-murs, Saint-Sébastien, Saint-Jean-de-Latran, SainteCroix-de-Jérusalem, Saint-Paul-hors-des-murs.

Cette promenade, de pieux habitants de Rome la font aussi pendant la semaine sainte, surtoul le vendredi saint, et, comme aux grâces spirituelles donl les urnes s’assurent et jouissent par l’indulgence attachée à ce pèlerinage il s’ajoule un plaisir matériel, le but et l’objet en sont d’autant plus attrayants. En effet, quiconque, après avoir accompli le pèlerinage, arrive enfin avec des lémoins suffisants à la porte de Saint-Paul, y reçoit un billet qui lui donne le droit de prendre,part, un certain jour, à une pieuse fête populaire dans la villa Mattei. Là, on offre aux personnes admises une collation de pain, de vin, un peu de fromage ou des œufs ; les invités prennent place de côté et d’autre dans le jardin, principalemenl dans le petit amphithéâtre qui s’y trouve. Vis-à-vis, dans le casino de la villa, se rassemble un monde plus relevé, cardinaux, prélats, princes et seigneurs, pour jouir du coup d’œil et prendre aussi leur part de la distribulion fondée par la famille Mallei.

Nous vîmes approcher une procession de jeunes garçons de dix à douze ans, non pas en vêtements ecclésiasliques, mais habillés comme pourraient l’être des apprentis un jour de fête, marchant deux à deux, en habit de même coupe et de même couleur. Ils pouvaient être quarante. Ils chantaient et récitaient dévotement leurs litanies, avec une démarche tranquille et modeste. Un homme âgé, robuste, et qui avait l’air d’un artisan, marchait à leur côté, paraissant régler et diriger tout. On était surpris de voir la file, bien vêtue, se terminer par une douzaine de petits déguenillés qui allaient nu-pieds, et avaienl l’air de mendiants. On nous apprit que cet homme, cordonnier de profession et sans enfants, s’élail d’abord senli disposé à recueillir cl à prendre en apprentissage un enfant pauvre, à l’habiller, à en avoir soin, avec l’assistance de personnes charitables. En donnant cet exemple, il avait réussi à décider d’autres maîtres à recevoir de même des enfants, qu’il avait ensuite pris comme les autres sous sa lutelle. De la sorte s’était formée une petite troupe qu’il tenait sans cesse pieusement occupée, pour la préserver, les dimanches et les jours de fête, d’une funeste oisiveté, exigeant même qu’ils visitassent en un seul jour les églises principales, si éloignées les unes des autres. Cette pieuse institution s’était toujours accrue ; le chef poursuivait ses méritoires pèlerinages, et, comme il se présentait toujours, pour profiter d’une institution si évidemment utile, plus d’enfants qu’on ne pouvait en recevoir, notre cordonnier, pour stimuler la bienfaisance du public, avait eu l’idée de joindre à sa troupe des enfants à vêtir, et, chaque fois, il réussissait à obtenir des aumônes suffisantes pour en habiller un ou deux. Pendant qu’on nous entretenait de ces choses, un des aînés, parmi les enfants habillés, s’approcha de nous, nous présenta une assiette, et nous demanda, en termes modestes et bien énoncés, une charité pour les enfants sans habits et sans chaussures. Il obtint une large contribution non-seulement de nous, étrangers émus, mais aussi des Romains et des Romaines, d’ailleurs parcimonieux, et qui ne manquèrent pas de donner à leur offrande modique une pieuse valeur, en débitant beaucoup de paroles de bénédiction en faveur d’une œuvre si utile.

On prétendait que ce pieux père de l’enfance veut que ses pupilles prennent part chaque fois à la distribution de ce jour, après qu’ils se sont d’abord édifiés par le pèlerinage, et cela ne peut manquer de produire pour son objet une assez bonne recette.

Roms, 10 avril 1788.

Mon corps est toujours à Rome, mon âme n’y est plus. Aussitôt que j’eus pris la ferme résolution de partir, plus rien ne m’intéressa, et je voudrais être parti depuis quinze jours. C’est proprement pour Kayser et pour Bury que je reste encore. Kayser termine quelques études qu’il ne peut faire qu’à Rome ; il recueille encore quelques œuvres musicales ; Bury veut achever l’esquisse d’un tableau de mon invention, pour lequel il a besoin de mes conseils. Cependant*j’ai fixé mon départ au

2l ou 22 avril.

Rome, 11 avril 1788.

Les jours passent et je ne puis plus rien faire ; à peine suis-je capable de voir encore quelque chose ; mon digne Meyer continue de m’assister, et je profite pour la dernière fois de sa conversation instructive. Si je n’avais pas Kayser, j’aurais emmené Meyer. Si seulement nous l’avions eu une année plus tôt, nous serions allés assez loin. Je me suis rendu ce malin avec ce bon ami à l’Académie française, où sont rassemblés les plâtres des meilleures statues de l’antiquité.

Comment pourrais-je exprimer ce que je sentis en leur faisant mes adieux ? Dans une pareille société, on est élevé au-dessus de soi-même ; on sent que le plus digne objet dont il faudrait s’occuper, c’est la figure humaine, qui se montre là dans toute sa diversité et sa noblesse. Mais, en présence d’un tel spectacle, qui ne sent pas d’abord son insuffisance ? Fût-on même préparé, on reste comme anéanti. J’avais pourtant cherché à m’expliquer assez clairement les proportions, l’anatomie, la régularité des mouvements, mais je fus alors frappé de cette idée qu’en définitive la forme comprend tout, la convenance des membres, les rapports, le caractère et la beauté.

Rome, 14 avril 1788.

Mon trouble ne saurait guère être plus grand. Tandis que je continuais sans cesse h modeler ce pied, je suis venu à songer que je devrais sans délai entreprendre le Tasse, vers lequel se tournaient d’ailleurs mes pensées…. Compagnon bienvenu pour mon prochain voyage. Cependant je plie bagage. C’est dans ces moments qu’on voit tout ce qu’on a amassé et traîné après soi.

Souvenir* du mois d’aTrll.

Ma correspondance des dernières semaines offre peu de choses remarquables : ma situation était trop perplexe entre l’art et l’amitié, entre la possession et le désir, entre des habitudes prises et un avenir auquel il fallait me raccoutumer. Dans ces circonstances mes lettres pouvaient dire peu de chose. La joie de revoir mes anciens et fidèles amis était trop faiblement exprimée, la douleur de la séparation était au contraire à peine dissimulée. Je me bornerai donc à recueillir dans cette note ce que d’autres papiers et d’autres documents m’ont conservé sur cette époque et ce que me fournissent mes souvenirs.

Tischbein s’attardait encore àNaples, quoiqu’il nous eût annonce plusieurs fois son retour pour le printemps. Il faisait bon vivre avec lui, mais il devenait à la longue incommode par sa mauvaise habitude de laisser comme en suspens tout ce qu’il avait à faire, par où, sans y mettre proprement de la mauvaise volonté, il vous causait du dommage et des ennuis. C’est aussi ce qui m’arriva. Dans la prévision de son retour, je dus, pour nous voir tous commodément logés, changer d’appartement, et l’étage supérieur de notre maison s’étant trouvé vacant, je n’hésitai pas à le louer et à m’y établir, afin qu’à son arrivée, Tischbein trouvât tout prêt à l’étage inférieur.

L’appartement d’en haut était pareil à l’autre, mais le derrière avait l’avantage d’une vue charmante sur le jardin de la maison et sur ceux du voisinage, qui s’étendaient de tous côtés, parce que notre maison formait le coin. On voyait donc des jardins, d’une extrême variété, séparés régulièrement par des murs, tenus et plantés avec une diversité infinie ; pour décorer ce paradis de verdure et de fleurs, partout se produisait une noble et simple architecture, salles de jardins, balcons, terrasses, et même, sur les plus hautes maisonnettes de derrière, une loge ouverte, et, parmi ces constructions, tous les arbres, toutes les plantes du pays.

Dans le jardin de notre maison, un vieil ecclésiastique soignait un certain nombre de citronniers bien entretenus, de grandeur moyenne, dans des vases élégants de terre cuite ; l’été, ils étaient tenus en plein air, mais, en hiver, on les rentrait dans la salle du jardin. Les fruits, lorsqu’on s’était assuré de leur parfaite maturité, étaient cueillis soigneusement, enveloppés chacun à part de papier blanc et expédiés. Ces citrons sont aimés dans le commerce, parce qu’ils ont des qualités particulières. Une pareille orangerie est considérée dans les familles bourgeoises comme un petit capital, dont on retire tous les ans un certain intérêt. .

Ces mêmes fenêtres, d’où l’on observait, à la faveur du jour le plus clair, tant d’objets gracieux, donnaient aussi une excellente lumière pour contempler les ouvrages de peinture. Kniep venait de m’envoyer, selon notre convention, diverses aquarelles, exécutées d’après les esquisses qu’il avait soigneusement recueillies dans notre voyage de Sicile : placées dans le jour le plus favorable, elles faisaient maintenant la joie et l’admiralion de tous nos amis. L’œil était véritablement enchanté. On croyait revoir et sentir encore l’humidité de la mer, les ombres bleues des rochers, les tons jaune rongeâlre des montagnes, la fuite des lointains dans le ciel éclatant de lumière. Mais ces feuilles n’étaient pas seules à produire un effet si favorable : chaque tableau posé ù la méfie place, sur le même chevalet, paraissait plus vigoureux et plus surprenant. Je me souviens que parfois, en entrant dans la cha :nbre, un de ces tableaux produisait sur moi comme un effet magique.

Le secret d’un jour favorable ou défavorable, direct ou indirect, qui n’élait pas encore découvert, était parfaitement senti et admiré, mais considéré comme accidentel et inexplicable.

Ce nouveau logement nous conduisit à placer dans un ordre gracieux et dans un bon jour un certain nombre de plâtres, qui s’étaient rassemblés peu à peu autour de nous, et c’est alors seulement que nous jouîmes de ces précieux trésors.

Si l’on se trouve, comme c’est le cas à Rome, continuellement en présence des œuvres plastiques de l’antiquité, on se sent, comme en présence de la nature, devant l’infini, l’insondable. L’impression du beau, du sublime, si bienfaisante qu’elle puisse êlre, nous inquiète ; nous désirons exprimer en paroles nos sentiments, notre contemplation, mais pour cela il faudrait d’abord connaître, approfondir, comprendre : nous commençons par diviser, distinguer, classer, et, cela même, nous le trouvons, sinon impossible, du moins extrêmement difficile, et nous revenons enfin à la jouissance, à une admiration contemplative.

Mais, en général, c’est l’effet le plus marqué de toutes les œuvres d’art, qu’elles nous transportent dans les circonstances du temps et des hommes qui les ont produites. Entouré de statues antiques, on se sent dans une vie naturelle animée ; on apprend à connaître la diversité de la figure humaine, et l’on est ramené absolument à l’homme, dans sa condition la plus pure,.ce qui rend le contemplateur lui-même vivant et purement humain. Même le costume, assorti à la nature, et qui contribue encore à relever la forme, produit, dans un sens général, un bon effet. Si l’on peut à Rome jouir habituellement de cet entourage, on vient en même temps à en convoiter la possession ; on veut s’entourer de ces images, et de bons plâtres en offrent, comme véritable fac-similé, la meilleure occasion. En ouvrant les yeux le matin, on se sent ému par ce qu’il y a de plus excellent ; toutes nos pensées, tous nos sentiment ?, sont accompagnés de ces figures, et nous ne pouvons plus retomber dans la barbarie.

Chez nous, la première place appartenait à la Junon Ludovisi, d’autant plus estimée et honorée qu’on ne pouvait voir l’original que rarement et d’une manière accidentelle, et l’on devait se féliciter de l’avoir sans cesse devant les yeux, car aucun de nos contemporains n’oserait soutenir qu’il ait saisi du premier coup d’œil tout son mérite. Quelques Junons plus peîites étaient à ses côtés, pour offrir des points de comparaison, puis des bustes de Jupiter, la Méduse Rondanini, un Hercule Anax, un charmant Mercure, des bas-reliefs, les plâtres de quelques beaux ouvrages en terre cuite…. Je parle de ces trésors, qui ne furent exposés dans le nouveau logement que quelques semaines, comme un homme, qui pense à faire son testament regardera avec fermeté, mais avec émotion, les biens qui l’entourent. L’embarras, la fatigue, les frais et une certaine maladresse dans ces sortes de choses, me détournèrent d’expédier tout de suite en Allemagne les objets les plus précieux. La Junon Ludovisi fut destinée à la noble Angélique, quelques objets aux artistes qui m’entouraient ; bien des choses appartenaient encore a Tischbein, d’autres devaient demeurer à leur place pour que Bury, qui occupa ce logement après moi, s’en servît a son gré.

Tandis que j’écris ces lignes, mes pensées se reporlentà ma première jeunesse, et je me rappelle les occasions qui me firent connaltre.d’abord ces objets, qui éveillèrent mon goût, provoquèrent chez le jeune homme inexpérimenté un enthousiasme sans bornes, et eurent pour effet l’immense désir qui m’attirait vers 1 Italie. Aussi ma douleur fut grande, lorsqu’à mon départ de Rome, je dus renoncer à la possession de ce que j’hais enfin obtenu, après lavoir ardemment souhaité.

Cependant la botanique m’avait toujours occupé, et je m’étais entouré de quelques plantes rares, sur lesquelles j’avais continué mes études. J’observais aussi, en leur donnant mes soins, celles que j’avais obtenues de semences. A mon départ, de nombreux amis se disputèrent surtout celles-ci. Je plantai chez Angélique, dans le jardin de la maison, le jeune pin, déjà assez fort, humble présage d’un arbre futur ; là, il atteignit, avec les années, une assez grande hauteur, et des voyageurs sympathiques m’en contèrent beaucoup de choses à notre satisfaction mutuelle, comme aussi de mmi souvenir attaché à ce lieu. Malheureusement, quand cette inestimable amie eut cessé de vivre, le nouveau possesseur jugea des pins déplacés dans ses plates-bandes. Plus tard des voyageurs bienveillants, qui en demandèrent des nouvelles, trouvèrent la place vide, et, là du moins, effacée la trace d’une aimable existence.

Quelques dattiers, que j’avais obtenus de graines, furent plus heureux. Je sacrifiais de temps en temps quelques sujets, pour en observer le remarquable développement : ceux qui restèrent, jeunes plants d’une crue rapide, je les donnai à un ami romain, qui les planta dans un jardin de la rue Sixtine, où ils sont encore vivants, et se sont élevés à la hauteur de la stature humaine, comme-un auguste voyageur a daigné me l’assurer. Puissent-ils ne pas devenir incommodes aux possesseurs, et continuer de verdir, de croître et de prospérer en mémoire de moi !

Sur la note des objets que j’avais encore à voir avant de quitter Rome, il s’en trouvait deux très-disparates la Cloaca maxlmaei les Catacombes, près de Saint-Sébastien. Le premier éleva encore l’idée colossale à laquelle Piranesi nous avait préparés ; la visite aux Catacombes ne tourna pas pour le mieux : les premiers pas que je fis dans ces lieux funèbres me causèrent un tel malaise, que je remontai sur-le-champ à la lumière du jour, et que j’attendis en plein air, dans un quartier de Rome d’ailleurs inconnu et écarté, le retour de mes compagnons, qui, plus résolus que moi, contemplèrent hardiment tout ce que renferment ces souterrains. J’appris longtemps après avec détail dans le grand ouvrage d’Antonio Rosio Romano (la Roma sotterranea) tout ce que j’aurais vu, ou même n’aurais pas vu, dans les Catacombes, et je me crus suffisamment dédommagé.

A l’Académie do Saint-Luc, où je fis aussi un pèlerinage, je vis le crâne de Raphaël, qu’on y garde comme une relique, depuis qu’on l’a tiré de son tombeau, ouvert à l’occasion d’une bâtisse1. Grâce au crédit de notre amiReiffenstein, nous en possédons en Allemagne un plâtre, dont la vue m’a souvent inspiré les réflexions les plus diverses.

Un délicieux tableau de ce maître représente la Mère de Dieu apparaissant à saint Luc, afin qu’il puisse la peindre fidèlement et naturellement dans toute sa majesté divine. Raphaël, jeune encore, est debout à quelque distance et observe l’évangéliste pendant son travail. On ne peut exprimer et avouer avec plus de grâce une vocation à laquelle on se sent entraîné d’une manière décisive. Pierre de Cortone, qui était possesseur de ce tableau, l’a légué à l’Académie. L’ouvrage est endommagé et restauré en plusieurs endroits, mais il est toujours d’une valeur considérable.

Pendant ces jours je fus éprouvé par une tentation particulière, qui faillit mettre obstacle à mon voyage et m’enchaîner de nouveau à Rome. M. Antonio Rega, artiste et marcharid d’objets d’art, était arrivé de Naples. Il vint chez l’ami Meyer, et lui annonça en confidence qu’il était venu sur un bâtiment amarré maintenant à Ripa-Grande. Il l’invitait à s’y transporter, parce qu’il y tenait en ses mains une remarquable statue antique, cette danseuse ou muse qu’on avait vue à Naples, depuis un temps immémorial, dans une niche de la cour du palais Caraffa Colombrano, et qu’on tenait pour un excellent ouvrage. Il désirait la vendre, mais en secret, et il voulait savoir si M. Meyer lui-même ou quelqu’un de ses amis particuliers ne serait pas disposé à faire cette emplette. Il offrait ce noble ouvrage pour le prix, extrêmement modéré, de trois cents sequins, prétention qui pourrait s’élever sans doute, si l’on n’avait pas sujet de procéder avec prudence, en considération des vendeurs et de l’acheteur.

L’affaire me fut aussitôt communiquée, et nous nous rendîmes tous trois au port, assez éloigné de notre demeure. Rega enleva une planche du couvercle encore posé sur la caisse,


1. Voyez page 486. et nous vîmes une délicieuse petite tête, qui n’avait pas encore été séparée du tronc, nous regarder par-dessous ses cheveux épars, et, peu à peu découverte, une figure gracieusement animée, vêtue avec une décence remarquable, du reste peu endommagée, et une des mains parfaitement conservée.

Aussitôt nous nous rappelâmes fort bien de l’avoir vue à sa première place, sans prévoir qu’elle pourrait se trouver un jour si près de nous. Assurément, si quelqu’un, après avoir fouillé à grands frais toute une année, avait enfin rencontré un pareil trésor ; il se serait trouvé fort heureux. Nous ne pouvions nous lasser de la contempler : cependant nous finîmes par nous retirer en promettant une prompte réponse. Nous consultâmes Angélique, nous consultâmes M. Zucchi et sa bienveillante compagne.

Leurs représentations nous firent comprendre combien une pareille entreprise était difficile et délicate. Des hommes paisibles, voués jusqu’alors à l’étude des arts et de l’antiquité, s’engageaient tout à coup dans le commerce des objets d’art, et éveillaient la jalousie des gens du métier. Les difficultés de la restauration étaient diverses ; nous pouvions être déloyalement servis ; à supposer que l’expédilion se fît avec tout l’ordre possible, il pouvait encore s’élever à la fin des obstacles à la sortie d’une œuvre d’art si remarquable ; la traversée, le débarquement, le transport et l’arrivée étaient sujets à bien des chances fâcheuses. Ces représentations me firent peu à peu renoncer à mon dessein, mais ce ne fut pas sans regret, d’autant que cette statue arriva enfin à de grands honneurs : elle se trouve aujourd’hui dans un cabinet réservé du Musée Pie-Clémenlin.

Visconti a décrit ce monument dans son troisième volume, consacré à ce musée, il l’a expliqué à sa manière, et l’a figuré dans la trentième planche. Tout ami des arts doit regretter avec moi que nous n’ayons pas réussi à faire parvenir cet ouvrage en Allemagne, pour l’ajouter à quelqu’une de nos collections nationales.

On trouvera naturel que, dans mes visites d’adieux, je n’aie pas oublié la charmante Milanaise. J’avais appris depuis quelque temps sur son compte bien des choses agréables ; que sa liaison avec Angélique était toujours plus intime, et qu’elle savait fort bien se conduire dans la haute société où elle avait eu accès par elle. Je pus même concevoir le soupçon et l’espérance qu’un jeune homme riche, qui était dans les meilleurs rapports avec Zucchi, n’était ni insensible aux charmes de la jeune fille, ni éloigné de mettre à exécution des desseins plus sérieux.

Je la trouvai en jolie toilette du matin, comme je l’avais vue pour la première fois àCastel-Gandolfo. Elle me reçut avec une grâce naïve, et m’exprima de nouveau avec une gentillesse naturelle, avec une parfaite amabilité, sa reconnaissance de l’intérêt que je lui avais témoigné. « Jamais je n’oublierai, ditelle, que dans le temps où je me remettais de mon trouble, parmi les noms honorés et chéris des personnes qui s’étaient informées de ma santé, j’entendis aussi prononcer le vôtre. Je demandai plusieurs fois si c’était donc bien vrai. Vous continuâtes vos informations pendant plusieurs semaines, jusqu’à ce qu’enfin mon frère alla vous faire visite et vous remercier pour nous deux. Je ne sais pas s’il l’a fait comme je l’en avais chargé. Je l’aurais accompagné volontiers, si les convenances l’avaient permis. » Elle me questionna sur la route que j’allais prendre, et, quand je lui eus tracé mon plan de voyage, elle ajouta : « Vous êtes heureux d’être assez riche pour ne devoir pas vous refuser ce plaisir. Nous autres, il nous faut rester à la place que Dieu et les saints nous ont assignée. Dès longtemps je vois devant ma fenêtre les navires arriver et partir, déposer et prendre leur cargaison ; cela est amusant, et je me demande quelquefois d’où viennent, où vont tous ces bâtiments. » Les fenêtres donnaient sur l’escalier de la Ripetta, et le mouvement était justement très-vif à cette heure.

Elle parla de son frère avec tendresse ; elle était heureuse de tenir en ordre son ménage, en sorte qu’il pouvait, quoique son traitement fût modique, placer quelques économies dans un commerce avantageux ; en un mot, elle me parla de sa position avec une entière confiance ; j’étais charmé de son babil, car, à proprement parler, je faisais une singulière figure, ne pouvant m’empêcher de passer en revue tous les incidents de notre tendre liaison, depuis le premier moment jusqu’au dernier. Le frère entra, et nos adieux se firent en amicale et sage prose. Quand je fus devant la porte, je trouvai ma voiture sans cocher. Un petit garçon courut à sa recherche. La jeune fille s’était mise à la fenêtre de l’entre-sol, qu’ils occupaient dans une maison de belle apparence. La fenêtre était si peu élevée qu’il semblait qu’on aurait pu se toucher la main. « Vous le voyez, m’écriaije, on ne veut pas m’emmener loin de vous ; on sait apparemment que je vous quitte à regret. » Ce qu’elle répondit, ce que je répliquai, tout le cours du plus délicieux entretien, qui, libre de toute contrainte, dévoila les sentiments intimes de deux amants qui se rendaient à peine compte de leur situation, je ne veux pas le profaner en le répétant : ce fut l’aveu final, laconique, étrange, amené par un hasard, arraché par une émotion intime, de l’affection mutuelle la plus innocente et la plus tendre, et qui, par là même, n’est jamais sortie de ma pensée et de mon cœur.

Cependant mon départ de Rome devait être préparé d’une manière particulièrement solennelle : trois nuits auparavant, la pleine lune brilla dans le ciel le plus clair, et le charme magique qu’elle répandait sur la vaste cité, éprouvé si souvent, me fit alors l’impression la plus profonde. Les grandes masses illuminées comme par un jour doux, avec leurs oppositions d’ombres profondes, éclairées quelquefois par reflet, pour faire deviner les détails, semblent nous transporter dans un autre monde, plus simple et plus grand.

Après des jours passés au milieu de distractions quelquefois pénibles, je me promenai accompagné seulement de quelques amis.

Lorsque j’eus parcouru, sans doute pour la dernière fois, la longue rue du Corso, je montai au Capitole, qui se dressait là dans le désert comme un palais de fées. La statue de Marc Aurèle me rappela le commandeur dans Don Juan, et fit entendre au voyageur qu’il entreprenait quelque chose d’extraordinaire : néanmoins je descendis l’escalier de derrière. L’Are de triomphe de Seplime Sévère, entièrement ténébreux, jetant des ombres ténébreuses, s’élevait devant moi ; dans la solitude de la Voie Sacrée, les objets que je connaissais si bien me parurent étranges et fantastiques. Mais, quand je m’approchai des restes sublimes du Colisée, et que je jetai les yeux dans l’intérieur, à travers la grille qui le fermait, je ne dois pas dissimuler que je fus saisi d’un frisson et me hâtai de revenir.

Les masses produisent toujours une impression particulière, parce qu’elle sont à la fois sublimes et saisissables, et, dans ces promenades, je faisais, en quelque manière, l’incalculable summa summarum de tout mon séjour à Rome.

A mon départ, je sentis une douleur toute particulière. En quittant sans espoir 4e retour cette capitale du monde, dont on fut quelque temps citoyen, on éprouve un sentiment qu’on ne peut ni exprimer ni communiquer. Je ne cessais de me redire en ce moment l’élégie d’Ovide, qu’il composa, quand le souvenir d’un sort pareil le poursuivit jusqu’au bout de la terre habitée. Ces distiques me revenaient toujours au milieu de mes impressions.

Quand cette nuil funèbre occupe ma pensée,
Cette dernière nuil qu’à Rome j’ai passée,
Qui m’a vu délaisser lanl d’amis précieux,
Je sens les pleurs encor s’échapper de mes yeux….
Hommes el chiens déjà reposaient taciturnes ;
La Lune ouvrait l’espace à ses coursiers nocturnes ;
Mes regards passaient d’elle aux murs capilolins,
De mes dieux familiers inutiles voisins….

Mais je ne pus longtemps répéter cette expression étrangère de mes propres sentiments, sans être obligé d’en faire à ma personne, à ma situation, l’application la plus particulière. Ces douleurs s’étaient identifiées avec les miennes, et, dans mon voyage, celte activité intérieure m’occupa bien des jours et des nuits. Toutefois je me gardai d’écrire une seule ligne, de peur que ce souffle délicat de douleur intime ne vînt à s’exhaler. Je ne regardais presque rien pour ne pas me laisser distraire de cette douce souffrance. Mais bientôt il me fallut reconnaître combien le monde paraît beau, quand nous l’observons avec des sens émus. Je m’élevai courageusement à une plus libre activité poétique ; la pensée du Tasse vint se lier à ces impressions, et je travaillai avec un plaisir particulier les endroits qui me touchaient de plus près dans ce moment. Je passai la plus grande partie de mon temps à Florence dans les jardins de plaisance et de luxe. C’est là que j’écrivis les passages qui me rappellent encore aujourd’hui ce temps et ces sentiments.

C’est aux dispositions où je me trouvais alors qu’il faut attribuer l’abondance avec laquelle j’ai traité la plus grande partie de la pièce, ce qui l’a rendue presque impossible au théâtre. Comme ks lieux me rapprochaient d’Ovide, mon sort me rapprochait du Tasse. Le douloureux sentiment d’une âme passionnée, qui est entraînée irrésistiblement vers un exil irrévocable, règne dans toute la pièce. Cette disposition ne me quitta point pendant le voyage, en dépit de toutes les distractions, de toutes les diversions, et, chose assez singulière, comme si un entourage harmonique avait dû toujours me favoriser, je terminai la pièce, après mon retour, dans un séjour accidentel que je fis au Belvédère [1], où planaient autour de moi mille souvenirs de moments heureux.



FIN DU VOYAGE EN ITALIE.

  1. Dans le parc de Weimar.