Voyages en Suisse et en Italie/Voyage en Suisse (Première partie)

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Œuvres de Goethe
Traduction par Jacques Porchat.
Librairie de L. Hachette et Cie (IX. Voyages en Suisse et en Italiep. 1-13).




VOYAGES

EN SUISSE


PREMIÈRE PARTIE.

Quand les lettres qui suivent nous furent communiquées en manuscrit, il y a plusieurs années, on assurait les avoir trouvées parmi les papiers de Werther, et l’on prétendait savoir qu’avant sa liaison avec Charlotte il avait été en Suisse. Nous n’avons jamais vu les originaux, et nous ne voulons d’ailleurs en aucune manière préjuger le sentiment et l’opinion du lecteur : quoi qu’il en soit, on ne pourra parcourir ces quelques pages sans intérêt.

Combien mes descriptions me rebutent, quand il m’arrive de les relire ! Tes conseils, tes invitations, tes ordres peuvent seuls m’y résoudre. J’avais lu moi-même mille descriptions de ces objets avant de les voir : m’en offraient-elles une image ou seulement quelque idée ? Vainement mon imagination travaillait pour les reproduire ; vainement mon esprit s’efforçait d’y rattacher quelques pensées. Me voilà maintenant à contempler ces merveilles, et qu’est-ce que j’éprouve ? Je n’ai aucune idée, aucun sentiment, et je voudrais bien que ce spectacle éveillât chez moi le sentiment et la pensée. Cette magnifique nature me


Cet avant-propos ne fera illusion à personne : dans les lettres qu’on va lire, Goethe nous présente ses impressions personnelles. Il a fait deux voyages en Suisse : le premier, aux mois de juin et juillet 1775, avec les deux comtes de Stolberg; le second, depuis le 12 septembre 1779 jusqu’au 13 janvier 1780, avec le ducdeWeimar, qui voyageait incognito, et de Wedel, grand maître des eaux 9t forêts. Les lettres renfermées dans la première partie sont une œuvre d’imagination et de fantaisie : elles furent inspirées par le premier voyage ; les autres ont une relation exacte et fidèle du second. saisit profondément, m’invite à l’activité, et que fais-je ? que puis-je faire ? Je m’assieds et j’écris et je décris.... Allez donc, descriptions, abusez mon ami, persuadez-lui qu’il fait quelque chose, qu’il voit et lit quelque chose !

Les Suisses seraient libres ? Ils seraient libres, ces riches bourgeois dans leurs villes fermées ? libres, ces pauvres diables sur leurs montagnes et leurs rochers ? Que ne peut-on faire accroire aux hommes, surtout si l’on conserve de la sorte quelque vieux conte dans l’esprit-de-vin ! Un jour ils se délivrèrent d’un tyran, et ils purent se croire libres un moment : mais le soleil fécond leur fit éclore du cadavre de l’oppresseur un essaim de petits tyrans par une étrange renaissance : à présent ils continuent à répéter le vieux conte ; on les entend dire, à satiété, qu’ils se sont affranchis un jour, et qu’ils sont demeurés libres ; et les voilà maintenant, derrière leurs murailles, esclaves de leurs lois et coutumes, de leurs commérages et de leurs préjugés bourgeois ; et là-haut, sur les rochers, est-ce bien la peine aussi de parler de liberté, quand, la moitié de l’année, on est tenu prisonnier par la neige comme une marmotte !

Fi ! qu’un ouvrage d’hommes, un méchant et misérable ouvrage d’hommes, une noire petite ville, un amas de bardeaux et de pierres, figure tristement au milieu de la grande et magnifique nature ! De gros cailloux et d’autres pierres sur les toits, de peur que l’orage n’enlève de dessus leurs têtes ces fristes abris ! et la saleté, le fumier ! et les crétins ébahis !... Où que l’on retrouve les hommes, on voudrait fuir loin d’eux et de leurs pauvres ouvrages.

Qu’il y ait dans l’homme beaucoup de dispositions intellectuelles qu’il ne peut développer pendant la vie, qui présagent un meilleur avenir, une existence harmonique, c’est sur quoi nous sommes d’accord, mon ami, et je ne puis non plus renoncer à mon autre rêverie, quand même tu m’as qualifié souvent de visionnaire. Nous éprouvons aussi le pressentiment d’aptitudes corporelles, au développement desquelles nous devons renoncer dans cette vie ; et assurément il en est ainsi du vol. De même que les nuages m’invitaient auparavant à gagner avec eux les pays étrangers, quand ils passaient là-haut sur ma tête, ici, il me semble souvent qu’ils vont m’emporter d’une pointe de rocher, quand ils passent devant moi. Quel désir je sens de me précipiter dans l’espace immense de l’air, de planer sur les effroyables abîmes et de me poser sur un rocher inaccessible ! Avec quelle ardeur je respire à pleine poitrine, lorsque, dans la profondeur azurée et sombre, l’aigle se balance à mes pieds sur les rochers et les bois, et, accompagné de sa femelle, décrit, dans une douce concorde, de grandes spirales autour de la cime à laquelle il a confié son aire et ses petits ! Me faudra-t-il toujours grimper sur les hauteurs, ramper sur les plus hauts rochers, comme sur le sol le plus bas, et, quand j’aurai atteint péniblement mon but, m’y cramponner avec angoisse, frémir à la pensée du retour et trembler de peur de la chute ?

Quelles singulières particularités nous apportons avec nous en naissant ! Quelle vague impulsion se fait sentir en nous ! Que l’imagination et les dispositions corporelles se livrent d’étranges combats ! Voici les singularités de ma première jeunesse qui reparaissent. Lorsque j’entreprends une longue marche, et que mon bras se balance à mon côté, je ferme quelquefois la main, comme si je voulais saisir une javeline, je la lance je ne sais contre qui, je ne sais contre quoi, puis une flèche vole contre moi et me perce le cœur ; je me porte la main sur la poitrine, et je sens une douceur inexprimable, et, bientôt après, je me retrouve dans mon état ordinaire. D’où me vient ce phénomène ? Qu’est-ce qu’il signifie ? et pourquoi est-ce qu’il se répète constamment avec les mêmes images, le même mouvement du corps, la même sensation ?

On me dit encore que les hommes qui m’ont rencontré sont très-peu satisfaits de moi. Je le crois volontiers, car aucun d’eux n’a contribué non plus à ma satisfaction. Sais-je comment il arrive que le monde me pèse ; que la politesse m’est incommode ; que les discours qu’on me tient ne m’intéressent pas ; que les choses qu’on me montre me sont indifférentes ou bien excitent en moi des sensations tout opposées ? Si je vois un paysage en dessin ou en peinture, je me sens pris d’une inquiétude inexprimable. Mes orteils commencent à tressaillir dans ma chaussure, comme s’ils voulaient saisir la terre ; mes doigts s’agitent convulsivement, je me mords les lèvres, et, poliment ou impoliment, je tâche de me dérober à la société ; je m’établis en présence de la magnifique nature sur un siége incommode ; je cherche à la saisir de mes yeux, à la pénétrer, et je barbouille en sa présence toute une petite feuille qui ne reproduit rien, et qui néanmoins garde pour moi une valeur infinie, parce qu’elle me rappelle un moment heureux, dont l’enchantement m’a valu cette grossière ébauche. Qu’est-ce donc que cette singulière aspiration de l’art à la nature, puis de la nature à l’art ? Si elle annonce un artiste, pourquoi manqué-je de constance ? Si c’est à la jouissance qu’elle m’invite, pourquoi ne puis-je la saisir ? On nous envoya dernièrement une corbeille de fruits : j’en fus ravi comme d’un objet céleste. Quelle richesse ! quelle abondance ! quelle variété et quelle ressemblance ! Je ne pus prendre sur moi de détacher un grain de raisin, d’ouvrir une pêche, une figue. Assurément cette jouissance de l’œil et du sens intérieur est plus relevée, plus digne de l’homme ; elle est peut-être le but de la nature, tandis que les hommes affamés et altérés croient qu’elle s’est épuisée en merveilles pour leur gosier. Ferdinand survint et me trouva au milieu de mes réflexions. Il m’approuva, et dit en souriant, avec un profond soupir : « Non, nous ne sommes pas dignes de détruire ces magnifiques productions de la nature ! En vérité, ce serait dommage. Permets-moi de les envoyer à mon amie. » Qu’avec plaisir je vis emporter la corbeille ! Que j’aimai Ferdinand ! Que je lui sus gré du sentiment qu’il éveillait en moi, de la perspective qu’il me présentait ! Oui, nous devons connaître le beau, le contempler avec ravissement et tâcher de nous élever à lui, à sa nature ; et, pour en être capables, il nous faut être toujours désintéressés, ne pas nous l’approprier, mais plutôt le communiquer, le sacrifier à ceux qui nous sont chers.

Quelles leçons ne fait-on pas sans cesse à notre jeune âge ? Nous devons quitter tantôt une mauvaise habitude, tantôt une autre ; et pourtant les mauvaises habitudes sont presque toujours autant d’instruments utiles à l’homme dans le cours de la vie. Quelles remontrances ne fait-on pas à un enfant chez qui l’on remarque une étincelle de vanité ! Quelle misérable créature l’homme n’est-il pas, quand il s’est dépouillé de toute vanité ! Je veux te dire comment je suis arrivé à cette réflexion. Avant-hier nous fûmes accostés par un jeune homme qui nous déplut extrêmement à Ferdinand et à moi. Ses côtés faibles étaient évidents, sa frivolité, manifeste, son attention pour l’extérieur, frappante ; nous le regardions comme nous étant très inférieur, et il était partout mieux reçu que nous. Entre autres sottises, il portait un gilet de dessous de satin rouge, taillé autour du cou de telle sorte qu’il semblait être le ruban d’un ordre. Nous ne pûmes nous défendre de le railler sur cette sottise ; il nous laissait tout dire, tirait de la chose un excellent parti, et sans doute se moquait de nous à part lui. En effet, l’hôte et l’hôtesse, le cocher, le garçon, les servantes et même quelques voyageurs se laissaient éblouir par ce faux ornement, et traitaient notre compagnon plus poliment que nous. Il était le premier servi, et, à notre grande confusion, nous vîmes que les jolies filles de la maison lui adressaient leurs plus vives œillades. À la fin, nous dûmes payer par portions égales la note que ses airs distingués avaient élevée. Maintenant, qui était dupe ? Assurément ce n’était pas lui.

C’est une chose édifiante et belle que les emblèmes et les maximes qu’on trouve ici sur les poêles. Voici ce que représente une de ces images instructives, qui m’a fait une impression particulière. Un cheval, attaché à un poteau par le pied de derrière, broute l’herbe autour de lui, aussi loin que la corde le lui permet. Au-dessous est cette légende : « Laisse-moi prendre ma modeste part de nourriture. » Voilà ce que je pourrai bientôt dire à mon tour, quand je serai revenu à la maison, et que, selon votre volonté, je ferai mon devoir, comme le cheval au moulin, et que je recevrai en récompense, comme le cheval du poêle, une subsistance exactement mesurée. Oui, je reviendrai, et, vu le sort qui m’attend, il valait la peine de gravir ces montagnes, de parcourir ces vallées et de voir ce ciel bleu, de voir qu’il existe une nature, qui subsiste par une éternelle et muette nécessité ; qui est inépuisable, insensible et divine, tandis que, dans les villes et les bourgs, nous devons pourvoir à nos misérables besoins, et cependant soumettre tout à un despotisme confus, que nous appelons liberté.

Oui, je suis monté à la Furca, au Saint-Gothard ! Ces scènes sublimes, incomparables, de la nature seront toujours présentes à mon esprit ; oui, j’ai lu l’histoire romaine, afin de sentir vivement, par la comparaison, quel pauvre hère je suis.

Je n’ai jamais vu clairement comme ces derniers jours, que je pourrais vivre heureux dans une position étroite ; que je pourrais être heureux aussi bien que tout autre, si seulement je savais une profession, une profession agissante, mais qui n’eût pas à se soucier du lendemain ; qui exigeât, dans le moment, de l’application et de la fixité, sans demander ni prévoyance ni retour sur le passé. Un artisan me semble l’homme le plus heureux du monde : ce qu’il doit faire est convenu ; ce qu’il peut fournir est déterminé ; il n’a pas à méditer sur ce qu’on exige de lui ; il travaille sans réfléchir, sans effort et sans précipitation, mais avec application et avec amour, comme l’oiseau fait son nid, l’abeille, ses cellules ; il n’est que d’un degré au-dessus de l’animal, et il est homme tout à fait. Oh ! que j’envie le potier tournant sa roue, le menuisier derrière son établi !

L’agriculture ne me plaît pas ; cette première et nécessaire occupation de l’homme m’est antipathique ; on singe la nature, qui répand ses semences partout, et l’on veut produire dans ce champ-là cette sorte de grain. Mais il n’en va pas ainsi : la mauvaise herbe pousse avec vigueur ; le froid et l’humide nuisent aux blés, et la grêle les ravage. Le pauvre laboureur est toute l’année dans l’attente de savoir comment les cartes tourneront là-haut sur les nues, s’il gagnera ou perdra la partie. Un état si douteux, si incertain, peut bien être assorti à la condition humaine, à des aveugles comme nous, qui ne savent d’où ils viennent, où ils vont. Et quand même on peut se trouver bien d’abandonner ses labeurs aux chances du hasard, cependant, lorsque les choses ont très-mauvaise apparence, le pasteur saisit l’occasion de mentionner ses dieux et de rattacher aux phénomènes de la nature les péchés de sa paroisse.

Je n’ai donc plus le droit de rien reprocher à Ferdinand ! Moi aussi, je devais rencontrer amoureuse aventure ! Aventure ? Pourquoi me servir de cette sotte expression ? Il n’y a rien d’aventureux dans le doux penchant qui attire un cœur vers un autre. Notre vie bourgeoise, nos fausses relations, voilà les aventures, voilà les monstres, et cependant elles nous semblent aussi familières, aussi proches, que nos oncles et nos tantes.

On nous avait introduits chez M. Tadou, et nous nous trouvions très-heureux dans cette famille. Ce sont des personnes riches, cordiales, bonnes et vives, qui jouissent décemment et paisiblement, avec leur jeune famille, de la prospérité présente, de leur opulence, de leur magnifique situation. Nous ne sommes pas forcés, nous jeunes hommes, ainsi qu’il arrive dans tant de maisons cérémonieuses, de nous immoler au caprice des vieilles gens autour d’une table de jeu. C’étaient, au contraire, les vieux, le père, la mère et la tante, qui se joignaient à nous, quand nous mettions en train de petits jeux, dans lesquels agissent tour à tour le hasard, l’esprit et la gaieté. Éléonore (il faut bien la nommer enfin !), la deuxième des filles (sa figure me sera toujours présente !), une taille élancée, élégante, des formes pures, un regard serein, une pâleur, qui, chez les jeunes filles de cet âge, est presque un attrait de plus, parce qu’il annonce un mal qui peut se guérir, enfin une personne infiniment agréable. Elle semblait joyeuse et vive, et l’on était heureux près d’elle. Bientôt, je puis même dire tout de suite, dès le premier soir, elle se rapprocha de moi, prit place à mon côté, et, quand le jeu nous séparait, elle savait bien me retrouver. J’étais joyeux et de bonne humeur : le voyage, le beau temps, la contrée, tout m’avait disposé à une gaieté sans réserve, et qui avait, je puis dire, déployé toutes ses voiles ; je la recevais de chacun et la communiquais à chacun. Ferdinand lui-mème parut oublier un moment sa belle. Nous nous étions épuisés à passer d’un jeu à l’autre, lorsqu’enfin nous en vinmes au mariage, qui est, comme jeu, assez amusant. On jette dans deux chapeaux les noms des hommes et des femmes, et l’on tire les couples au sort. Sur chaque mariage qui se produit, quelqu’un, à tour de rôle, doit composer des vers. Toutes les personnes de la société, le père, la mère, les tantes, passèrent dans le chapeau, ainsi que toutes les personnes marquantes que nous savions de leur connaissance ; et, pour augmenter le nombre des candidats, nous y ajoutâmes les personnes les plus connues du monde politique et littéraire. Nous commençâmes, et quelques couples remarquables furent tirés d’abord. Chacun ne pouvait pas les célébrer aussitôt en vers. Éléonore, Ferdinand et moi et une des tantes, qui fait de très-jolis vers français, nous nous partageâmes bientôt l’office de secrétaires. Les saillies étaient heureuses pour la plupart et les vers passables. Ceux d’Éléonore surtout avaient un naturel qui les distinguait de tous les autres, un tour agréable, sans être précisément fort spirituels ; du badinage sans moquerie et de la bienveillance pour chacun. Le papa riait de bon cœur et rayonnait de joie, quand on déclarait les vers de sa fille les meilleurs avec les nôtres. Nos applaudissements sans mesure le ravissaient ; nos louanges étaient celles qu’on donne à l’imprévu ; nos suffrages, ceux qu’on adresse à l’auteur qui nous a séduits. Enfin mon tour arriva. Le ciel m’avait pourvu glorieusement : ce n’était rien moins que l’impératrice de Russie qui m’était échue pour compagne de ma vie. On rit de bon cœur ; Éléonore déclara que des noces si augustes devaient être célébrées par la société tout entière. Chacun se mit à l’œuvre ; on mordit quelques plumes. Elle eut fini la première, mais elle ne voulut lire qu’après tous les autres ; la mère et l’une des tantes ne vinrent à bout de rien ; et quoique le père eût été un peu franc, Ferdinand, malin, et la tante, réservée, on pouvait discerner à travers l’ensemble leur amitié et leur bienveillance. Enfin ce fut le tour d’Éléonore ; elle respira du fond de sa poitrine ; sa gaieté, son aisance, l’abandonnèrent ; elle ne lut pas, elle chuchota ses vers, et les posa devant moi avec les autres. Je fus surpris, effrayé ; ainsi s’épanouit la fleur naissante de l’amour, dans toute sa beauté et sa modestie. II me sembla que tout un printemps secouait sur moi ses fleurs. Chacun gardait le silence. Ferdinand ne perdit pas sa présence d’esprit ; il s’écria : « Admirable ! admirable ! il mérite ce poëme aussi peu qu’un empire. — Si seulement nous avions entendu, » dit le père. On demanda que je lusse les vers encore une fois. Mes yeux étaient restés jusque-là fixés sur le délicieux écrit ; un frisson me courait des pieds à la tête ; Ferdinand vit mon embarras ; il me prit la feuille des mains et fit la lecture. À peine Éléonore lui laissa-t-elle le temps d’achever, et elle tira au sort un nouveau couple. Le jeu ne dura plus longtemps, et le souper fut servi.

Dois-je parler ou me taire ? Est-il bon que je dissimule un jour avec toi, à qui je dis tant de choses, à qui je dis tout ? Dois-je te cacher ce qui a de l’importance, tandis que je t’occupe de mille bagatelles, que personne assurément ne voudrait lire excepté toi seul, qui t’es pris d’une si grande et si merveilleuse prédilection pour moi ? Ou dois-je taire une chose, parce qu’elle pourrait te donner une fausse, une fâcheuse idée de moi ? Non, tu connais mieux ton ami qu’il ne se connaît lui-même, et ce dont tu ne me crois pas capable, tu en jugeras, si je venais à le faire ; si je suis à blâmer, tu ne m’épargneras point ; tu me guideras, tu me conduiras, si mes singularités m’écartaient du droit chemin.

La joie, le ravissement, que me causent les œuvres d’art, quand elles sont vraies, quand elles sont l’expression immédiate et ingénieuse de la nature, font à chaque possesseur, à chaque amateur, le plus grand plaisir. Ceux qui se disent connaisseurs ne sont pas toujours de mon avis ; mais peu m’importe leur science, quand je suis heureux. La nature vivante ne fait-elle pas sur le sens de la vue une vive impression ? ses images ne demeurent-elles pas fixées dans mon cerveau ? ne s’embellissent-elles pas, et ne se plaisent-elles pas à venir au-devant des images de l’art, embellies par le génie de l’homme ? Voici, je te l’avoue, sur quoi reposait jusqu’à présent mon amour de la nature, ma passion de l’art : je trouvais la nature si belle, si belle, si magnifique et si ravissante, que l’imitation, l’imitation imparfaite de l’artiste, m’entraînait presque comme un modèle accompli. Ce sont les œuvres senties, ingénieuses, qui me ravissent. Ce genre froid, qui se renferme dans le cercle borné de je ne sais quelle manière mesquine, quelle misérable application, m’est tout à fait insupportable. Tu vois donc que mon plaisir, mon goût, ne pouvaient jusqu’à ce jour avoir pour objet que les œuvres d’art dont les modèles naturels m’étaient connus et que je pouvais comparer avec mon expérience. Les paysages, avec ce qui les décore et les anime, les fleurs et les fruits, les églises gothiques, un portrait d’après nature : voilà ce que je pouvais reconnaître, sentir et juger peut-être jusqu’à un certain point. L’excellent M. s’amusait de mes idées, et se riait de moi, sans qu’il me fût possible de le prendre en mauvaise part : il m’est trop supérieur en ces choses et j’aime bien mieux des railleries qui m’instruisent que des éloges infructueux. Il avait remarqué ce qui me frappait d’abord, et ne me cacha point, quand nous eûmes fait quelque connaissance, qu’il y avait peut-être dans les choses qui me charmaient bien des mérites encore que le temps seul me découvrirait. Je veux bien le croire, et je dois, quelques détours que prenne ma plume, en venir au fait que je te confie mais non sans quelque répugnance. Je te vois, dans ta chambre, dans ton pavillon, où, en fumant une pipe, tu ouvriras et liras cette lettre. Tes pensées peuvent-elles me suivre dans le monde libre et divers ? Ton imagination verra-t-elle assez clairement les rapports et les circonstances ? Auras-tu toujours pour ton ami absent la même indulgence que je t’ai souvent trouvée quand l’étais avec toi !

Quand mon artiste me connut mieux, quand il me jugea digne de voir successivement de meilleurs ouvrages, il apportai non sans mystère, une caisse, qu’il ouvrit, et qui offrit à mes yeux une Danaé, de grandeur naturelle, recevant dans son sein la pluie d’or. J’admirai la beauté des formes, la grâce de la pose et de l’attitude, l’exquise délicatesse et l’idéal, dans l’objet le plus sensuel : et cependant il me laissa dans la contemplation. Il n’excita point chez moi le ravissement, la joie, enfin un inexprimable plaisir. Mon ami, qui ne tarissait pas sur les mérites de ce tableau, ne fit, dans son extase, nulle attention à ma froideur, et se plaisait à me signaler dans cet ouvrage excellent les avantages de l’école italienne. La vue de cette peinture ne m’avait pas rendu content, mais inquiet. « Eh quoi ! me disais-je à moi-même, dans quelle singulière situation ne sommes-nous pas, nous autres, emprisonnés dans la vie bourgeoise ! Une roche moussue, une cascade, tient mon regard si longtemps enchaîné ! je la sais par cœur ; son élévation, sa profondeur, ses lumières et ses ombres, ses teintes, ses demi-teintes et ses reflets, tout se peint dans mon esprit aussi souvent que je veux ; à l’aide d’une heureuse imitation, tout se représente à moi avec la même vivacité, et le chef-d’œuvre de la nature, le corps humain, son ensemble, l’harmonie de ses membres, je n’en ai qu’une idée générale, qui n’est proprement pas une idée. Mon imagination ne m’offre point vivement cette admirable structure, et, quand l’artiste me la présente, je ne suis pas en état de rien sentir ni de juger la figure. Non, je ne veux pas rester plus longtemps dans cette confusion ; je veux imprimer dans mon esprit la forme humaine, comme la forme des pêches et des raisins. »

J’engageai Ferdinand à se baigner dans le lac. Que mon jeune ami est admirablement bien fait ! Quelle juste proportion dans tous ses membres ! Quelle richesse de formes ! Quel éclat de jeunesse ! Et pour moi quel avantage, d’avoir enrichi mon imagination de ce parfait modèle de la nature humaine ! — Maintenant je peuple les bois, les prairies et les montagnes de figures aussi belles ; je le vois, comme un Adonis, poursuivre le sanglier, comme un Narcisse, se mirer dans la fontaine.

Mais, hélas ! il lui manque toujours une Vénus, qui le retienne, une Vénus, qui pleure sa mort, une belle Écho, qui jette encore sur le jeune homme, glacé par le trépas, un dernier regard avant de se perdre dans l’air [1]....


  1. Nous ne traduisons pas les trois pages qui terminent la première partie des Lettres écrites de Suisse. Werther se rend à Genève, et il s’y donne la satisfaction de compléter ses études. Il a voulu sans doute se procurer une jouissance purement esthétique, mais le récit et le tableau qu’il en fait sont de nature à égarer les sens plutôt qu’à former le goût.