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Voyages en kaléidoscope/05

La bibliothèque libre.
Éditions Georges Crès et Cie (p. 75-·).


CHAPITRE V

CARNET DE GILLY
(à 13 ans 1/2)


Le Patron, M. Joël Joze est très content

C’est lui qui me l’a dit ce matin.

Et encore il m’a dit deux autres choses

d’abord : il me nomme Œil-Droit, — un grade comme vous diriez Sergent ou Maréchal.

(chic Patron ! des fois il n’y a pas plus gai et puis des fois il n’y a pas plus triste)

« Toi mon Gilly, qu’il me dit ce matin, je te nomme Œil-Droit parce que tu vois plus droit que tous les autres. Et c’est précieux au Kaleido. »

Dame ! Patron, c’est vrai. Pas moyen de loucher dans ce sacré appareil !

La deuxième chose est moins gaie. « Gilly, dit M. Joze, puisque notre Guignol-Kaleido, depuis 18 mois (l’ouverture) a un succès tellement monstre que nous refusons des centaines de spectateurs à chaque séance ; si bien que je suis en train d’abandonner le vieux bâtiment pour cette salle neuve qu’on m’installe Bd de la Madeleine. Puisque c’est ainsi et qu’on est parti, moi, toi et le Kaleido, en 4e vitesse pour la fortune. Mon Gilly, tu vas me faire le plaisir de prendre un joli carnet à 25 sous chez le papetier du coin. Tu vas prendre le stylo que je t’ai donné pour ta fête. Et tu vas gentiment, comme on cause, écrire nos projections et tes boniments. Avec ça nous aurons de quoi imprimer un Programme-Journal que je ferai distribuer à ceux qui piétinent devant le guichet, pour qu’ils attendent leur tour avec patience et encore plus d’impatience de voir tout ce qu’ils auront lu. — Voyons Gilly pas de grimaces ! Ça te connaît les journaux ? »

Ça alors c’est vrai ! Quand j’ai rencontré mon Patron, ça fait une pièce de deux ans, j’étais journaliste, crieur de journaux quoi.

Ce soir-là, je me rappelle, c’était Décembre.

De la brouillasse en l’air. Et tout ce que vous voudrez par terre comme glace et sorbet.

Avec mes feuilles, j’entre sur les 8 h. à l’Espérance, la grande Brasserie de la Porte-Maillot.

« — Voyez l’Intran, la Presse… la Liberté sa dernière heure

— Où allons-nous ?

fait un client

et c’était mon Patron. Mais on se connaissait pas encore.

Il me donne 10 sous tout neuf. Sans reprendre la monnaie. Bon, je fais le tour de l’Établissement. Comme chaque soir. Je sers mes abonnés. C’est beau là-dedans l’Espérance. Vous connaissez ? — Du monde et du monde et du monde. Et les serveurs. Et les sommeliers. Et les plongeurs. Et les caissières. Dames et Messieurs ça n’en finit plus. Et l’électricité tellement, que toute la soirée c’est plein jour.

Les murs en grandes belles glaces jusqu’au plafond. Les banquettes bien belles où vous êtes calé dans le cuir marron avec un grand E doré, la marque de la maison, au milieu du dos. Les verres, les assiettes, les tasses, vring-vring-vring tout le temps. Et troc-tric-trac-troc les caisses enregistreuses. Et frrrr les pieds sur le linoléum. Et la musique. Et des plantes vertes. Un Établissement sérieux.

Vous voyez les petites tables par douzaines. Et du monde qui briffent et qui boivent. Du monde chic. Ça dépense facilement des 10 francs par tête par soir. Sans se gêner. Ils se trouvent bien avec toutes les bonnes choses et la bonne chaleur. Ça fait drôle sur le moment qu’on entre.

Tout de suite après la terrasse, vous avez le Café. Et puis Restaurant. Bar. Orchestre. En bas vous avez les Billards. Vestiaires. Jeux de quilles américains. Un monde fou. Et tout au fond au fond de la grande salle, c’est le Cinéma.

Le Ciné de l’Espérance, exclusif pour la clientèle, vu qu’on se paie une consommation après dîner afin de zyeuter le spectacle de la semaine. Tous les vendredis changement de programme. Vous avez comme ça votre café, votre cerise à l’eau-de-vie, là devant vous, sur une petite tablette. Alors vous sirotez et vous fumez en admirant le Cinéma dans la musique et les calorifères.

Faut être rupin.

Moi dans ce temps-là naturellement j’étais pas au Kaleido. Alors je tâche moyen en passant de couler un œil au Ciné. Parce que nous autres les journaux on n’entre pas vu qu’il fait noir et que personne demande son journal là-dedans.

Quand même j’attrape une miette de Charlot et son Chien. Alors je ris tellement c’est cocasse. Du coup voilà Gérant qui me pige. Et « veux-tu filer ! » Une fois qu’il a le dos tourné et que je suis pour sortir là-bas vers la porte-tourniquet

« Suffi ! vieux singe. Au revoir ! » que je lui fais.

— Psst

Quien ! encore une fois le client aux 10 sous.

Qu’est-ce qu’il me veut ce particulier ? Sa monnaie maintenant ? Pas du tout. Figurez-vous quoi ? Il m’invite à dîner ! Comme j’ai l’honneur de vous dire. Ça vous épate ? Moi de même sur le moment. Je ne connaissais pas encore ce Patron. Bête que je suis je me dis il est louf bien sûr on n’a pas idée. Dès lors qu’il me voit comme 2 ronds de berlingots

— « Tu n’aimes pas mieux dîner ici que d’avaler en ville un bol d’air glacé et une tranche de brouillard ? »

Je rigole. Puisque c’est sérieux qu’est-ce que je risque ? Pourvu que ces messieurs les garçons soyent pas fâchés ? Non. Allons-y. Bouillon bouillant au vermicelle. Gigot en-veux-tu-en-voilà. Pommes sautées. Salade aux œufs durs. Fromage. Confitures. Eau rougie.

Entre les bouchées on se cause.

Ce monsieur me dit qu’il a cru remarquer que je suis amateur de cinéma ?

— Pour sûr !

— Alors ça se trouve bien. J’ai une espèce de Ciné. Juste, je cherche un apprenti.

Il me donne son nom et adresse. Et moi de même.

Bon. lendemain après-midi 2 h. comme convenu, je m’amène rue Bélidor. Une petite rue au bout des Ternes. Je trouve une petite maison vers les fortifs. Et mon Patron sur sa porte.

— Inutile d’entrer. Il faut d’abord nous promener une 1/2 heure. Après, je t’expliquerai. Regarde bien. C’est l’important.

Nous voilà partis.

D’abord je ne sais pas quoi regarder ? Qu’est-ce que vous auriez fait à ma place, une supposition ? Tout est bien ordinaire comme tous les jours. Des passants comme vous n’arrêtez pas d’en voir toute l’année.

Encore si c’était Mardi gras ?

mais le Patron dit

— Ça va

Alors moi je me mets à ouvrir mes calots, à tellement reluquer tout ce qui défile que je me fais ramasser des cinq six fois. Parce qu’il y en a qui me prennent pour un bête et qui me l’envoient pas dire. Alors je leur tire la langue. Et il y en a des tas d’autres qui courent au grand galop pour se regarder dans des glaces parce que de la manière que je les vise ils croyent bien sûr que c’est quelque chose de traviole dans leurs pelures !

Voilà qu’on rentre rue Bélidor.

Je vois le Labo avec l’écran et le Kaleido. D’abord le Kaleido ça me fait l’effet d’un appareil de photo nouveau genre.

— Regarde là-dedans

Crac ! Ça alors c’est épatant !

Tout de suite tous mes bonshommes bonnes femmes de tout à l’heure ! Leurs bobines leurs dégaînes. Et puis je ne peux pas dire comment ça change et c’est pareil mais autrement ! Tenez ! Cette petite dame blonde avec son air sucré ? C’est une guêpe dans un pot de miel ! Ce gros père là, maintenant ? un scorpion dans un polochon !

Tout partout je vois des types qui sont toute espèce de choses à crever de rire

brouettes, girouettes, rasoirs, bassinoires, toupies, râteaux, marteaux, soliveaux, couteaux, tourtes, poires, petits pains, cornemuses, cruchons, tire-bouchons, bidons, bêches, bobèches, des outres, des poutres, des pailles, des vieilles ferrailles, perles, pilons, paquets, baquets, des volants et des raquettes, des flûtes et des tambours, casseroles, bateaux, truelles, ombrelles, ficelles ! Tout ce que vous voudrez !

Je me croyais au Bazar des 4 Saisons les fois que tante Félicie elle m’envoie chercher des 3 sous de ci ou de ça qui lui font défaut dans notre ménage. On a bien ri nous deux Patron. Des fois on en cause encore. Après les grandes séances où des 100 et des 1 000 Publics applaudissent tellement notre Kaleido que vous diriez un orage de grêle sur tous les toits de Paris. Patron était tellement content qu’il m’embrasse et qu’il me donne 20 francs pas moins ! et des croquettes de chocolat et des sucres d’orge plein mes poches ! — Il me dit qu’il faut que je reste avec lui tout de bon pour faire marcher le Kaleido.

Comme on est orphelin et que tante Félicie tient pas plus que ça à me garder vu qu’elle a aussi Totor et Poulot et que M. Joze lui donne un fafiot, ça colle. Moi je suis déjà comme un enragé sur ce Kaleido !

Paraît que mon Patron faisait des séances avant moi. Mais c’était tout noir et triste. Alors ça rebutait, les gens ne venaient pas bien sûr s’ils ne voyaient rien. Avec moi sitôt que je mets les mirettes dans les verres, voilà sur l’écran que c’est farce pour jusque demain midi !

— Patron si on avait comme un Guignol avec ce Kaleido là, sûr qu’il faudrait tout de suite du service d’ordre spécial rapport à la circulation devant l’Établissement !

C’est drôle, voilà ce que j’ai dit puisque c’est vrai et ç’a donné au Patron idée de nous installer avec le Kaleido dans ce petit garage à louer Place Pereire.

Maintenant on se met dans nos meubles, plein centre !

Notre Kaleido est lancé. Et comment !

Bon moi qui remplis presque mon carnet neuf avec toutes mes blagues au lieu de vous écrire le Programme-Journal !

Et la lettre du Patron que je dois porter avant 4 h. à Madame Grâce ! Faut me dépêcher. C’est ma Marraine. Elle m’a adopté filleul depuis qu’on se connaît. C’est elle paraît qui a dit à mon Patron de me chercher, qu’il avait, besoin d’un apprenti. Bonne idée