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Voyages en kaléidoscope/08

La bibliothèque libre.
Éditions Georges Crès et Cie (p. 133-·).


CHAPITRE VIII

LETTRE                         
À M. JOËL JOZE
INVENTEUR-DIRECTEUR DES GRANDS          
                                 VOYAGES EN KALÉIDOSCOPE
                                                                 — PARIS —
Mercredi 17 mars

Je vous félicite, mon cher Ami, quel succès ! Bravo ! — Comme moi, vous volez de victoire en victoire. Cela me plaît. « Pour le triomphe » C’est ma devise — Vous le savez

Et vous ? Que devenez-vous ? Fortune et Kaléidoscope mis à part ?

Conservez-vous l’emblème que je vous ai donné au début de notre amitié ?

Un poing fermé tenant la foudre. Devise : J’ose !

Vous me compreniez dans ce temps-là !

Vous ne faisiez rien sans mes conseils.

Pourquoi faut-il que votre caractère extravagant, vos violences de langage, vos injustices, aient, un moment tout gâté entre nous ? N’en parlons plus. Je hais la mesquinerie. Sans phrases, je vous dis venez ! Venez, mon cher ami, vous trouverez chez moi un accueil digne de votre valeur.

J’ajoute une aile à mon Théâtre. Je veux ma salle de Kaleido. Je compte sur vous pour me l’installer. Avec les derniers perfectionnements.

Samedi soir je danse le Délire.

Vous m’avez vue dans Héracléa ? Et mon costume ? Composé par moi. Une splendeur ! Bakst, Barbier, n’ont jamais fait aussi bien.

Je suis fière de mon génie. Je le dis sans vanité.

Vous aussi, mon chez Joze, vous avez un immense talent. — Sous tous les rapports, le Kaléidoscope est inestimable. Vos actionnaires dans le ravissement. Encore bravo !

Alors Samedi, Héracléa. Avant la représentation je me repose. Je ne recevrai personne. Que vous. Venez à 3 h. Nous avons des choses à nous dire. — J’espère et je pense que, depuis la fortune heureuse, vous ne vous accrochez plus, vous ne vous écorchez plus à vos propres aspérités ? Vous étiez si compliqué, naguère ! Sympathique, je l’ai toujours dit. Mais quelle fâcheuse tendance à dramatiser ! Il ne faut pas.

Samedi 3 h.

Ah ! n’oubliez pas : vous me devez une explication au sujet de cet absurde écran vide ; il y a 3 ans.

Vous disiez qu’il contenait quelque chose ?

Quoi donc ?

Mes mains
Ctesse V.

LETTRE DE JOËL JOZE
À GRÂCE
Vendredi matin 19 mars
Mon Amie Unique,

Je vous jure que, pas un instant, je n’ai songé à vous faire mystère de cette lettre !

Votre prescience inouïe m’a devancé. Voilà tout.

Qu’y puis-je ? Soyez juste ! Et, je vous en supplie, ne vous montez pas l’imagination à propos d’une missive absurde ; à peine parcourue ; aussitôt oubliée.

Il va de soi que je ne répondrai pas !

Pourquoi prendre la peine de m’envoyer ce conseil ? Je vous demande affectueusement si, à votre avis, je suis tout à fait incapable de me diriger ?

Ce caprice impudent mérite strictement le silence. C’est clair.

à ce soir
de toute mon âme
J. J.

LETTRE DE                              
JOËL JOZE
À
LA Ctesse VÉRA.
Vendredi midi
19 mars
Madame,

Je me trouve infiniment honoré de votre attention. Mais la vie retirée que je mène et mes travaux kaléidoscopiques, ne me permettront pas d’aller vous présenter mes hommages.

Je n’en demeure pas moins votre serviteur et admirateur, et, à ce double titre, je m’empresse de répondre à la question que vous voulez bien m’adresser au sujet d’un écran qui a fait ridiculement du bruit, voici 3 ans.

Combien vous avez raison, Madame : il ne faut pas dramatiser. L’incident sans portée, auquel vous accordez une pensée ultime, sera pour toujours oublié, lorsque vous aurez pris la peine de me lire.

Ce soir-là — qui est si loin de nous — j’étais fort ému de faire ma première expérience décisive pour vous, Madame : à mes yeux, vos invités n’étaient que vos comparses.

Individuellement ces invités pouvaient être, la plupart, gens estimables, aimables, éminents ou décoratifs — ce qui a bien son prix. — Ils tiennent sans doute leur rang avec distinction. Quelques-uns avec charme. J’en connais même de généreux, au sens exact du mot : bien né (comme vous savez) : — J’en veux, pour preuve les encouragements pleins de tact que ceux-là m’ont donnés au cours de mes travaux et de mes tribulations.

Mais, chose curieuse et que vous n’ignorez pas, Madame, alors que les réflexes d’une foule bigarrée seront presque toujours hors de pair, — une société choisie, polie, passée au crible ; ne donnera fluidiquement — c’est un fait — qu’un agglomération fade et flasque ; atone et de parti-pris.

Si je ne craignais pas de glisser gauchement dans les complications contre lesquelles vous me mettez en garde, avec tant d’esprit ; je pourrais rapprocher ce phénomène de celui qui nous rend inaptes à assimiler certaines nourritures stérilisées. Tandis que des germes impurs (au rebours l’opinion courante) travaillent souvent à notre force.

Excusez, s’il vous plaît, cette parenthèse pédantesque.

Et, un moment, Madame, tâchez de vous imaginer, l’émotion excessive que je ressentais, ce soir-là, à cause de vous.

Lorsque, les uns et les autres, vous ne discernâtes rien, j’eus devant les yeux un épais grouillement de formes hétéroclites — larves, chenilles, ténébrions — dans un caveau anguleux, et sans air, dont les piliers-mirlitons portaient à une basse voûte vétuste des inscriptions, irrévérencieuses :

Pourquoi donner des besicles
Aux aveugles et aux bigles ?

C’est un bien bel ornement
Pour un pou, qu’un diamant !

(Ces échantillons peuvent suffire)

Les larves, coiffées de chapeaux-chinois diamantés ; fronts cerclés d’énormes binocles ; heurtaient obstinément, de la tête, à une cloison en celluloïd, derrière laquelle, — venant d’une altitude — se déversait à flots une immense clarté, invisible à leurs yeux éteints.

Jugez, Madame, quels furent à cet instant mon horreur et mon désespoir :

Je vous perdais !

J’en eus un transport cérébral.

J’étais fort loin de me douter que, seul, je suivais ce cauchemar.

Pourquoi seul ?

Longtemps, sans réponse plausible, cette question s’est posée pour moi.

Une Amie très admirable, dont les lumières en toutes choses, me guident, a bien voulu m’instruire, récemment :

Tandis qu’un œil d’enfant a suffi pour m’assurer de ma découverte ; il ne pouvait me venir, à travers les reflets de l’expérience lassée, que doute et que déboires. Des yeux affaiblis par le scepticisme ; usés dans les veilles profanes ; obscurcis par l’éclat des lumières artificielles. Des rétines blasées, réfractaires aux rayons purs ; ne sauraient plus être impressionnés par l’image de leur propre forme occulte :

Force nous est de nier ce que nous sommes incapables de voir.

Parce que le Néant ne peut contempler que le Vide.

Daignez, Madame, trouver ici l’hommage de mon profonds respect

Joël Joze

LETTRE DE          
GRÂCE
À JOËL JOZE
Dimanche 21 mars

J’ai refusé de vous voir dans le premier moment de ma colère. Je ne suis pas encore calmée. Comment ! Vous m’affirmez que vous ne répondrez pas à cette femme ? et puis — parce que je l’ai deviné ! — vous prétendez avoir répondu pour prouver votre détachement ?…

Que m’importe le ton de votre lettre ! Votre duplicité en est-elle moindre ? — Et l’on connaît votre adversaire : vous jouez un jeu dangereux.

Ma peine est infinie.

Depuis quelque temps — il faut enfin vous le dire — d’autres choses me déplaisent et m’inquiètent :

L’extension commerciale du Kaléidoscope vous préoccupe trop. Vous semblez oublier que vous avez découvert — grâce à l’Inspiration divine — un Miroir de Vérité.

Vous êtes en train d’en faire un instrument de vanité.

Prenez garde.

Revenez à vos Paraboles. La lumière en 1er plan ; non le lucre. Sans quoi vos visions vont s’obscurcir sans recours.

Ami, je ne veux pas vous perdre.

Redevenez vous-même. Ou je serai forcée de m’éloigner.

Évitons les paroles pénibles, qui fermentent dans l’âme ; lèvent insidieusement ; se propagent ; corrompent ; décomposent.

Je ne vous verrai pas de quelques jours.

Téléphonez quand nous serons d’accord, absolument.

GRÂCE.