Voyages en kaléidoscope/10
CHAPITRE X
Ayant décidé d’écrire la Biographie de mon maître, M. Joël Joze, il faut que je me rappelle chaque détail et cette suite foudroyante d’événements inouïs qui vinrent fondre sur nous, voici 2 ans.
C’est comme une douleur physique de remuer ce passé-mort.
Mais je le dois.
La Vie d’un Homme aussi étonnant que mon Maître ne peut pas rester inconnue. Et moi seul, son élève, je fus témoin constant de ses travaux, de ses tourments.
Pour parler de M. Joël Joze, je voudrais trouver des mots particuliers : pleins de ferveur ; pleins de respect ; pleins d’émotion reconnaissante. Des mots tout neufs. Très grands. Très simples. Dignes de lui. Pareils à lui.
Je lui dois tout.
Il m’a vraiment ouvert les yeux, ce grand « Oculiste de l’Occulte » comme il se nommait lui-même par plaisanterie. Il y a longtemps. Aux beaux jours du Kaléidoscope… Heureux temps ! Mais alors, enfant, j’aimais M. Joze. Je ne le connaissais pas. Je l’appelais, je l’appellerai toujours Patron. Parce que c’est son goût. Mais dans mon cœur (maintenant), dans mon esprit, je sais la valeur du mot, MAÎTRE.
Sans autres réflexions personnelles, je veux noter ici la suite inflexible de nos malheurs.
Je ne cherche pas à comprendre.
Comment comprendrais-je ? Comment, de mon petit entresol intellectuel, puis-je saisir, moi, l’angle altier d’un Joël Joze, natif des cimes ?
Comment même apercevrais-je dans leur ensemble, les traits excessifs, grandioses, d’une Mme Grâce, d’une Comtesse Véra ?
Chacun restituera selon sa substance
et
Tels sont les axiomes transcendants que mon Maître m’enseigna dès l’enfance.
Je tâcherai de comprendre cela. Uniquement.
Quant au Kaléidoscope, en fin de compte il nous a coûté tant de maux, que j’arrive presque à ne plus le regretter. Il est vrai que j’ai passé des mois entiers, des nuits à pleurer cette merveille. Irremplaçable ! Mais c’était dans les débuts. Tout de suite après la catastrophe. Depuis j’ai réfléchi. J’ai fini par penser que la destruction du Kaleido était nécessaire. Comme toutes choses.
Il faut que je remonte, dans mes souvenirs à ce soir-là il y a 2 ans — quand M. Joze me quitta brusquement pour suivre une dame qui l’attendait dans son auto, devant chez nous.
Nous demeurions toujours rue Bélidor.
Malgré l’immense succès des « Voyages » et les revenus incalculables dont M. Joze disposait à ce moment-là, il n’avait pas voulu quitter la-vieille maison et le labo où il avait fait sa découverte. Il s’était contenté d’agrandir et de moderniser. Et il avait placé l’entrée principale Bd Gouvion St-Cyr (la maison étant d’angle). C’est là que cette dame attendait dans sa Rolls-Royce.
Eux disparus, je me sens au désespoir ! C’est stupide. Invraisemblable. Impossible à m’expliquer.
Naturellement je n’étais pas accoutumé à passer tout mon temps avec M. Joze. Il m’indiquait mon travail, et, le soir, il allait voir Mme Grâce.
Mais ce soir-là. En s’en allant. Comme ça. Pressé. Sans bonsoir ! Lui si cordial. Si soigneux du contentement des autres !
Toujours il causait avec moi, au moins 20 minutes. Me donnait un livre. M’en parlait. Et à propos de tout une idée qui changeait les idées. Vous aérait ! Comme d’ouvrir une fenêtre. — Étonnant !
— Les riens, disait mon Maître, sont la matière de tout. — Et l’attraction proportionnelle :
Un rocher, je ne l’absorberai pas pour me soutenir ! Et il y a beaucoup de chances pour qu’il ne roule jamais sur moi et m’écrase. Ainsi, je côtoierai tel événement gigantesque, sans qu’il influence ma nature. Cet événement dépasse trop la taille humaine. — Mais une miette de cannelle ? Une goutte d’ambre ?… Et ceux qui ont souffert de crises hépathiques nous diront ce que peut faire un minuscule gravier dans le canal cholédoque. — Tout de même, des riens causent les heurts ou l’heur, de cette vie.
Excellant à toutes choses, mon Maître, mieux que personne, savait ordonner les détails quotidiens, de façon plaisante ; facile ; imprévue !
Depuis un peu de temps, je craignais qu’il fût malade. Il avait beaucoup changé. Il était nerveux. Très. — Il ne voyait plus Mme Grâce. Cela me faisait de la peine. Mais je n’aurais pas osé lui en parler. J’allais, comme toujours, 2 fois par semaine, rendre visite à ma marraine. Elle ne prononçait plus le nom de M. Joël Joze. J’avais cru remarquer un certain fléchissement dans nos projections. Une moins bonne lumière depuis l’éloignement de Mme Grâce. Simple coïncidence peut-être ?
N’ayant rien à faire et me sentant triste à mourir, — bien contre mon ordinaire : cafard et moi n’ont jamais été copains ! — je monte dans ma chambre. Et je me jette sur mon lit. Là, c’est trop bête, je me mets à pleurer ! — Plus bête que tout : le « Viens ! », que cette dame a dit à mon Patron, me résonne dans les oreilles. Et dans le cœur. À me faire mal. J’y pense. Tout le temps. Comme on appuie, — exprès — sur un point de côté. Pour le sentir. Plus lancinant encore… Quelle impression ?… Je pleure et sanglote… Tout seul.
Un temps. Et puis
téléphone sonne
— « Allô ! Établissements Joël Joze ?…
« Ah ! c’est vous Gilly ? C’est moi Martel. Nous sommes en panne ! Qu’est-ce qui se passe donc chez vous, au Kaleido ? »
Il faut dire que, ce qui fut le Kaléidoscope, était construit par M. Joze sur un principe essentiel : Au début de ses expériences, mon Maître avait capté certains fluides qui réglaient sa mise au point. Ondes magnétiques, retenues savamment dans le Kaléidoscope-propulseur. Lequel ne quittait pas notre Laboratoire. Son impulsion unique gouvernait, sans fil, tous nos appareils, dans tous nos établissements du monde entier. — Sans Kaleido rue Bélidor, nulle représentation. Nulle part.
ma chambre au premier.
Labo en bas.
Dans le Labo — au milieu — une cabine de verre dépoli. Où, seuls pénètrent le Patron — et moi.
Cabine du Kaléidoscope.
Tout autour du Labo, le long des parois nettes et blanches, milliers de tubes en cristal. Contenant nos pastilles à projections. Collection complète depuis mes débuts d’Œil-Droit. Numérotée. Cataloguée. Par séries. En lignes.
« — Un instant Martel. Allô ; M. Joze est absent. Je passe dans la cabine. Attendez ! »
CABINE DU KALEIDO — VIDE !
et… oui… parmi les tubes à projections… mon œil s’arrête. Un intervalle L’ARGENT.
— projection 1re ligne —
MANQUE !
— « Allô Martel. Impossible vous expliquer par fil… Remboursez… Demain le Patron… »
Que faire ?
Un soir, notre Public fidèle ne manifestera que son désappointement. Mais demain ?
Et que va dire M. Joze ?
Qui a volé l’Appareil ? l’Argent ?
QUI ?
Éclair
à me renverser !
Je me rappelle
tout à l’heure, en passant, Patron contrarié — visiblement — de me trouver, sur son chemin — et — quelque chose — volumineux — qu’il serrait — sous son paletot —
Kaleido
Argent
Lui !…
pourquoi ?
pour qui ?
pour cette dame ?…
Prévenir Mme Grâce
à l’instant
Téléphoner
Non Elle a deviné Déjà La voici Dans sa torpedo
— Gilly ! Vite !
En torpedo
elle mène
— trombe —
avenue de la Grande Armée Étoile Champs-Élysées Rond-Point Avenue Montaigne
Stop
Un grand bâtiment magnifique. Moitié théâtre. Moitié habitation privée
Demeure de l’illustre Comtesse Véra. Dont tout le monde parle. (Souvent j’aurais voulu prendre une place. La voir danser. Je ne sais pas pourquoi, je sens que ça déplairait. À Mme Grâce. Au Patron peut-être ?)
Nous entrons
Domestiques arrogants ; bas de soie ; d’abord veulent s’opposer…
Un signe
de Mme Grâce
Pourquoi aussitôt rangés ?
respectueux ?
Vestibule
Grand escalier
Galerie dallée
plusieurs Salles
petit escalier
antichambre
corridor sourd de tapis persans
appartements
entrerons-nous ?
en enfilade 3 pièces petites
précieuses
comme coffrets
1ère pièce — brûle-parfums — tant de parfums ! —
à donner d’abord le vertige.
2ème pièce — fourrures — coussins —
mon Maître
Comtesse Véra
3ème pièce — noire —
au fond : écran
projection
(Kaleido ici ! dans la 2ème pièce.
Représentation pour Comtesse Véra — elle seule.)
et
L’ARGENT
passe !
… Si je le reconnais ! je l’ai enregistré de mes yeux !…
mais…
Nom de… !… ça tourne à l’envers !
Il faut qu’on ait donné l’impulsion à gauche et non à droite comme c’est la règle !
SENS CONTRARIÉ
tenez !… 182e image, vient de passer comme dans une glace déformante…
Patron disait toujours : « Revanche des Sans-Monnaie pleins de mérite ! »
Eh bien : La Pieuvre ? Non !
une Pivoine
énorme
plus belle, plus fraîche
à s’engraisser
de toi — fumier humain !
horrible séance à l’envers…
— tout ça si vite ! un vrai cyclone —
Comtesse Véra s’écrie
— « Ah ! une scène ! de jalousie !… qui a laissé… ? Folle ! vous veniez chercher votre amant ? vous ne verrez que mon esclave ! »
Elle rit
Ce rire…
Et puis ce mot
« AMANT »
(Pourquoi des choses. Font-elles si mal ? Quand on n’y a jamais pensé ? Pour des êtres qu’on aime ? Ces choses. Si drôles. Pour d’autres ?)
Patron ?
méconnaissable
blanc tremblant
Colère de la Comtesse
Colère de Mme Grâce
Ah ! que faire, moi ? Que faire ?
Ces cris. Rage. Horrible.
Comment les empêcher ?
d’une voix étranglée de sanglots… je les supplie… tour à tour…
Ils ne m’entendront pas…
Ah ! ces grands cris
ces grands éclats…
Un orage maintenant
— au-dessus de la maison —
gronde
très près de nous
Arrêtez ! arrêtez ! pitié !…
fracas
éclairs
éblouissement
ces cris toujours
(Comtesse Véra plus belle encore que je ne croyais. Comme on pense à des choses dans un instant pareil !… des Illustrés… l’autre semaine… son portrait… ce corps… ce visage… — Visage de Mme Grâce ? pourquoi jamais vu ? pourquoi ce voile ? déplaisant à la fin ! Je me surprends — avec horreur — à penser ça — moi — à cet instant)
Violente Comtesse !
si belle
si si si belle…
et ces parfums…
malgré l’angoisse…
à en mourir…
qu’est-ce que j’ai ?
Cris plus horribles. Orage. Plus fort. Plus près encore
quoi ?
Mme Grâce
lève son voile…
… de profil
ce
Diamant
sur son front
Diamant fulgurant
trop fort
beaucoup trop fort
pour nos yeux…
Comtesse Véra toute révulsée
comme convulsée
elle crie
— « Ma sœur ! »
— « Oui moi Véra ! moi l’Invisible —
jadis vous le disiez par jeu — mais vous ne rirez plus de ma longue patience ! »
Éclair Conflagration Détonation Millions de bombes Milliards de grenades incendiaires Dans l’éruption et l’explosion de quel Volcan ?
Mme Grâce a saisi le Kaléidoscope
Elle le précipite
à terre
Fluides magnétiques mêlés à des courants à des torrents d’électricité
craquement catastrophal
Nuit
cent mille vitres en éclats
maisons s’écroulent
Cette grande catastrophe
ce n’est pas loin
on se rappelle
4 heures le quartier flambe. Jusqu’à la Concorde
impossible de maîtriser ce
Feu
qui gagne et gagne…
il parut enfin s’abolir lui-même
se volatiliser
(on incrimina le marchand de couleurs. qui trafiquait d’explosifs — illicitement — mort sous les décombres.)
… Victimes
milliers de milles
carbonisées
asphyxiées
déchiquetées
— enfants — femmes — hommes —
Héros
— si jeunes —
qui donnèrent leur Vie pour les autres
… et ces ruines …
Ho !
Mme Grâce
Vous ?
Pourquoi cela ?
Le fallait-il ?
« Tout est nécessaire » dites-vous aussi !
Sans doute ?
Je ne peux pas comprendre
alors je vois comme je peux
C’est tout. C’est peu.
Je ne jugerai point.
Miraculeusement — nous 4 — tirés des ruines
Mme Grâce — indemne — disparut
Comtesse Véra aussi
(Je fus bien étonné — plus tard — d’apprendre par de vieux journaux qui me tombèrent sous les yeux — qu’elle avait dansé à Monte-Carlo — 8 jours après la Catastrophe — un grand ballet Impéria — au profit des sinistrés — Jamais elle ne parut plus belle — disent les journaux)
Moi ; seulement le bras gauche cassé. Et cette brûlure à la tempe dont je conserve la cicatrice. Guéri en 6 semaines.
Pauvre Patron. Dans quel état
Demi-paralysé. Incapable de lever les paupières La vue revient seulement depuis un mois. Et l’usage des jambes.
Je l’ai soigné. Aidé de loin par Mme Grâce.
Pour nous faire vivre, repris mon premier métier : les journaux.
Le Kaleido : détruit à tout jamais.
Fluides ne se laisseront pas capter une deuxième fois. Surtout dans l’état où est mon Maître.
Tous nos établissements ont périclité.
(avec Kaleido-propulseur.)
Capitaux : se sont retirés
nous : redevenus d’obscures gens.
Alors j’ai repris les journaux
Rédacteur-Photographe
je réussis
maintenant, avec des amis, je pense à fonder une feuille
programme :
Des Informations non des Appréciations
Des Faits et non des Phrases
… Pauvre Patron. Lui. Le Dominateur.
Ainsi…
Pour le distraire, ce matin, le trouvant mieux ; je lui parle de mes projets.
Il les approuve. S’y intéresse.
— Nous ferons encore des grandes choses, Gilly. J’ai des idées…
… La fatigue. Tout de suite.
Mais il dit encore
— Nous ferons de grandes choses — pourvu que la Comtesse Véra ne s’en mêle pas…
Si habitué, depuis toujours, à ce que mon Maître lise en moi, cette fois, je rougis : Voilà ce que je me disais. À cette seconde. Et c’est un sujet que j’évite (— je n’ai pas à savoir — je ne veux pas savoir — si oui ou non — mon Maître — pense —)
Pourtant il me vient une honte comme de lui faire des cachotteries
— Patron ce matin, une lettre de Mme Grâce
— Ah !… viendra-t-elle ?
— Si vous le désirez
— Voulez-vous que nous allions faire un tour ? premier jour de Printemps après ces froids interminables. L’air bleu vous fera du bien, Patron ?
Il prend mon bras
je suis fier qu’un homme comme mon Maître veuille bien s’appuyer sur moi.
— Tu es un chic garçon, Gilly…
sa voix tremble. Alors mon gosier se contracte. Et pour éviter un attendrissement énervé, je me mets à lui raconter des blagues, comme autrefois.
Il sourit enfin. Un peu.
Nous sommes à l’Étoile
si belles
sous l’œil magnétique du Soleil
les choses de chaque jour
que mon Maître m’a appris à voir passent…
bien encastrés dans le pavé de bois des rails
tracent
leurs droites et leurs courbes
brillantes
qui par places forment
à leurs points d’intersection
des arcs géométriques
purs et splendides
— Quel beau paysage cérébral, dit mon Maître. Viens Gilly, rentrons. Je voudrais travailler.
alors il a repris mon bras
et nous sommes revenus
ensemble.