Voyages et Pensées militaires

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Voyages et Pensées militaires
Revue des Deux Mondes2e série de la nouv. période, tome 3 (p. 1144-1191).

VOYAGES


ET


PENSEES MILITAIRES.




Sous l’impression d’une lutte qui durait encore, j’écrivais, il y a quelques années, des pages qui ont élu accueillies avec bonté[1]. C’était le plus sinistre épisode de nos guerres civiles que je cherchais à peindre, et presqu’à mon insu, entre les fantômes sanglans qu’évoquait mon souvenir, je ne m’attachais qu’à une seule image : j’essayais de montrer dans sa force que rien n’abat, dans son éclat que rien n’altère, le génie guerrier de notre pays. Je venais d’assister à un des plus étranges miracles de cette invincible puissance. Une troupe formée d’élémens tumultueux que le souffle des révolutions avait au hasard amoncelés était devenue en quelques jours l’armée des lois, de l’ordre, de la société. L’esprit militaire avait changé en ardens et ingénieux ennemis de la révolte les fils les plus turbulens de l’insurrection. Le corps dont j’ai raconté l’histoire si courte et si remplie a maintenant cessé d’exister ; mais l’armée a reçu dans ses rangs plus d’un de ceux qui en faisaient partie : c’est aujourd’hui du sein de cette grande famille que je poursuis des tableaux devenus également chers à mes yeux et à mon cœur.

Je sais qu’on ne me demandera point la perfection de la peinture. Je n’ai fait et n’ai pu faire que des ébauches où j’ai essayé seulement de fixer un peu de la vie, tantôt imposante, tantôt passionnée, dont étaient remplis les multiples objets que je me proposais tour à tour d’esquisser. Quand je parlerai de moi, qu’on me le pardonne, ce ne sera qu’une nécessité de mon récit. J’ai compris depuis plusieurs années, mieux qu’en aucun temps, ce que le moi a d’importun et de malsonnant. Mais les choses qui nous ont vraiment touchés nous reviennent, quand nous cherchons à nous les rappeler, tout imprégnées de la vie qu’elles ont tirée de notre âme, et peut-être serait-ce un tort de leur ôter cette irrécusable trace de nos émotions. On s’indignerait contre qui voudrait faire disparaître des taches de sang d’une laine suspendue dans un musée. Je n’essuierai donc nulle part la place où une larme, soit d’enthousiasme, soit de tristesse, a pu tomber. Qu’on ne redoute rien d’intime toutefois. Je n’érigerai jamais en faits qui puissent intéresser des curiosités étrangères ni les phénomènes de mon cœur, ni les accidens de ma destinée. Pour mettre tout de suite ce propos en pratique, je passerai rapidement sur les événemens dont le récit, fait déjà maintes fois par d’autres, ne pourrait emprunter quelque intérêt qu’à la vivacité de mes impressions.

Ce fut un dimanche d’avril qu’à midi j’aperçus entre un ciel sans nuages et une mer sans rides l’amphithéâtre où s’étalent au soleil, blanches comme des bernous de fête, les riantes maisons d’Alger. Je venais à peine de faire quelques pas sur le port, quand je vis, à l’entrée d’une rue inondée de lumière et âpre à monter comme un rocher, une compagnie de voltigeurs précédée par un clairon qui sonnait de tous ses poumons la marche. J’oubliai sur-le-champ tous les spectacles nouveaux, tous les personnages insolites dont mes regards venaient d’être frappés, ce tumulte de Maures et de Maltais qui vous arrachent votre valise, ces femmes vêtues comme des spectres, mais dont les suaires laissent voir un bout de jasmin et deux yeux noirs. J’étais tombé du premier coup sur les gens que je cherchais. J’avais devant moi ceux dont j’avais tant de fois désiré partager le pain et les cartouches. C’étaient bien eux. Je reconnaissais ces figures que d’habiles pinceaux ont déjà rendues populaires, car l’armée d’Afrique a maintenant ses types comme la vieille garde. J’éprouvais cette émotion dont nous remplit toujours la vue des êtres attendus. Voilà donc comme ils sont vêtus, comme ils marchent ! Cette capote grise, humble et généreux vêtement qui brave la poussière et la bise, qui rit avec la pauvreté et se présente fièrement devant la gloire, ces guêtres blanches qui ont marché dans tant de chemins, et ces épaulettes de laine, ces épaulettes qui sont de saintes choses, tout dans cette troupe me parlait et me remuait. Que ceux qui riront songent à la tendresse de Werther pour son habit bleu et sa veste jaune. Il est vrai que cette veste et cet habit lui rappelaient Charlotte ; mais cette capote et ces guêtres me rappelaient la Flance.

Comme tous ceux qui ont vécu en Afrique, je me suis bien vite familiarisé avec les pics sombres, les plaines brûlées, et ce ciel mobile où l’on dirait tantôt que l’on célèbre les noces du soleil, tantôt que l’on pleure la mort du Sauveur. Cependant, aux premiers jours de ma vie dans des régions toutes nouvelles, l’image de la patrie me traversait souvent le cerveau. Je me rappelle une matinée entre autres, où, au pied d’un de ces aloës que je ne sais quel régiment de ligne prit pour de gigantesques asperges, je sentis sous mon front tout rempli de cette maladive tendresse ce regard du pays qui me semblait rayonner d’une prunelle bleu-pâle comme le ciel de la Champagne ou de la Brie. J’avais devant moi les collines de Mustapha. J’étais dans ces environs d’Alger où je comprends que se soit amollie la race mauresque. Ces mystérieuses maisons de l’Orient, qui ont toutes l’air de cacher un paradis, me souriaient à travers des arbres dont je ne savais point les noms. Toutes ces grâces de la nature et des hommes étaient pour moi choses perdues. J’étais envahi par cette tristesse des contrées étrangères qu’on seul courir à certaines heures sur les terres les plus parées comme le vent sur les bruyères. Heureusement, ce qui m’avait soutenu était toujours là Ce fut dans ce paysage aux chagrines rêveries que je vis passer pour la première fois un cavalier du régiment où j’allais entrer. Un mois après mon arrivée à Alger, j’étais brigadier de spahis, et j’espère n’avoir pas donné au ciel d’Afrique ce spectacle insolite pour tous les cieux, d’un mélancolique brigadier.

J’ai promis de laisser de côté tout ce qui n’avait trait qu’à mon cœur ; j’ai donc beaucoup à laisser. Les plus récens de mes souvenirs sont ceux sur lesquels j’insisterai le plus. Je ne raconterai point les courses en pays connus que j’ai faites dans la province d’Alger et dans celle de Constantine. Constantine cependant, quoiqu’on l’ait peinte maintes fois, est un bien attrayant sujet de tableau. De ses rochers où elle est assise comme une forteresse féodale, elle frappe au loin l’imagination des voyageurs. Il semble que derrière ses murailles il y ait quelque emprinse à accomplir, comme on disait aux temps chevaleresques. L’armée française l’a faite du reste, la tâche héroïque à laquelle Constantine nous conviait. Devant la porte Valée, à l’entrée d’un ravin, quatre murs de briques, dépassés, je crois, par quelques têtes de figuier, enferment de modestes tombes. Là reposent ceux qui donnèrent, il y a quelques années, une ville de plus à la Flance. Le sol de Constantine me semble devoir particulièrement convenir au sommeil des morts. Il y a quelque chose de solennel dans cette terre ; c’est par excellence la région biblique.

Je me rappelle un âne gravissant à quatre heures un petit sentier le long d’une côte pierreuse, non loin d’un de ces abîmes où les eaux du Rummel coulent sous des arbres désordonnés qui se penchent vers elles comme pris de vertige. L’âne était suivi par un homme vêtu à la manière de Jacob et d’Abraham. Je croyais que ce rêve fait si souvent par chacun de nous d’être transporté au sein d’une de ces époques où vit continuellement notre pensée venait de s’accomplir pour moi. Je respirais le parfum des œuvres sacrées, remplissant toute l’étendue d’une vaste contrée et non plus les pages d’un livre. Constantine m’a toujours paru une ville sainte, en comparaison surtout d’Alger, où l’on sentira éternellement comme le souvenir d’une volupté de pirate. Constantine se tient, comme un anachorète, sur un de ces rochers dont l’idée se lie, je ne sais trop pourquoi, à celle de la prière. Les souffles des mers ne font point circuler dans ses campagnes les molles langueurs. Le sol dépouillé qui l’entoure ne doit sa splendeur qu’à la pourpre dont il se revêt chaque soir et à la majesté de ses lignes. Mais tout récemment notre conquête s’est accrue d’une ville entourée d’un pays plus austère encore et moins souvent exploré que les campagnes de Constantine. J’ai hâte d’arriver à Lagouath.

La première pensée dont on est agité quand on met le pied sur le sol d’Afrique, c’est la pensée du désert. Peu de gens meurent sans avoir contemplé la mer ou les montagnes, mais il n’est donné qu’à un petit nombre d’aller saluer le désert, et il n’est pas d’imagination qui ne soit tourmentée par ce suprême mystère de la création. Notre esprit n’admet point de vastes espaces où rien ne se meut. Dans ces solitudes apparentes qui semblent repousser notre vie, où l’on dirait que l’homme et la terre ont divorcé, notre âme cherche une vie surhumaine. On se représente le désert comme le palais d’un hôte invisible, comme une région qui nous prépare aux pays où la mort doit nous conduire. C’était ainsi du moins que je voyais avec le regard du rêve la contrée que mes yeux ont entrevue, et j’ai trouvé que mes songes ne m’avaient point trompé.

L’automne dernier, une colonne commandée dans le sud par le général Yusuf eut de brillans combats qui l’amenèrent jusque sous les murs de Lagouath. Là nos troupes s’arrêtèrent. Toute une population fanatique était enfermée dans des murailles entourées presque sur tous les points de palmiers. Un siège était devenu nécessaire, et l’exemple encore récent de Zaatcha montrait ce qu’à certaines heures les milices musulmanes, défendues par les pierres de leurs maisons et par les arbres de leurs jardins, exaltées par le cri du sol, inspirées par le démon du foyer, peuvent opposer de résistance désespérée à la valeur même de nos soldats. Un corps d’armée, conduit par le général Pélissier venait rejoindre la colonne du général Yusuf. Le gouverneur de l’Algérie, le général Randon, voulut ôter à une victoire dont il ne doutait point toute possibilité d’être achetée par une de ces luttes qui sont pour nos ennemis de sanglantes consolations, et en apprenant que Lagouath était assiégée, lui-même se mit en route. J’avais l’honneur de l’accompagner.


I

Vers les derniers jours du mois de novembre, je fis mes adieux à Alger ; je montai à cheval et partis joyeux, comme ces pèlerins armés qui s’acheminaient vers Jérusalem. Les cœurs tressaillent des mêmes allégresses sous le spencer que sous la cuirasse. Chaque génération éprouve à son tour les mêmes attractions pour les horizons lointains, les cités inconnues, et ce jardin idéal aux fruits étincelans que crée la toute-puissante magie du danger.

La réalité cependant nous éprouva cruellement à nos débuts. Il y a des jours où ce ciel d’Afrique, d’ordinaire si éblouissant, se couvre d’une lugubre obscurité. Cette immense coupole d’azur se change en une voûte sombre et basse, ce réservoir de lumière devient un réceptacle d’ondes torrentueuses dont la terre est inondée. On craint, en dépit de l’arc-en-ciel, que la pensée du déluge n’ait traversé de nouveau l’esprit de Dieu, et l’on se mettrait volontiers à construire une arche. Le lendemain même du jour où nous avions quitté Alger, le ciel fit fondre sur nous une de ces pluies incessantes qui semblent à la fois les traits d’une inépuisable colère et les larmes d’une intarissable douleur.

Ce fut dans les gorges de la Chiffa, où je me trouvais avec un détachement peu nombreux, que cet orage d’hiver me parut se montrer dans toute sa désolation et atteindre toute sa force. Ce paysage, qui, par des journées de printemps, rappelle les beaux sites de la Suisse, dont la verdure éclatante et les eaux diamantées invitent l’âme aux rêveries radieuses, paraissait en ce moment possédé par toutes les puissances du désespoir. Le torrent avait l’air de s’enfuir en hurlant, les arbres secouaient leurs chevelures éplorées ; quant aux montagnes, elles semblaient des murailles d’enfer. Un bruit sinistre sortait de leurs entrailles, et par instans, comme s’ils eussent été lancés par quelque puissance malfaisante, on voyait des quartiers de roche router sur leurs flancs, où se tordaient les arbustes fracassés. Encore si nous en avions été quittes pour ces affligeantes images ; mais un fléau qui s’adressait à la vie même du corps, non plus à celle de la pensée, vint à se déchaîner sur nous.

Un vent glacé courut tout à coup dans un ciel morne d’où jusqu’alors la pluie seule était tombée, et quelques flocons de neige s’accrochèrent à la crinière de nos chevaux. Au bout de quelques heures, le paysage avait changé d’aspect. La nature ressemblait à ces cadavres récemment abandonnés à la mort, dont les formes ne se trahissent plus que sous les plis du suaire : un même linceul recouvrait montagnes et vallées. Les voiles gris du ciel s’abaissaient sur ce drap mortuaire et nous enserraient dans une région de monotone horreur. Soudain je vis, avec une surprise dont je garde encore l’impression, quelques hommes du détachement que je commandais pencher leurs têtes sur leurs poitrines. Je leur parlai. Les mots tremblaient sur leurs lèvres, et le délire mettait ses clartés agonisantes dans leurs yeux. Je fus quelque temps avant de comprendre que c’étaient des gens qui allaient peut-être mourir. La plupart des catastrophes humaines sont des apparitions qui, au moment même où elles se montrent, nous trouvent incrédules. « Mon lieutenant, me dit en son langage un soldat qui me semblait particulièrement frappé, je suis empoigné par la froid. » Ce mot me fut répété par plusieurs bouches. Le froid était comme ce roi des aulnes que chante la ballade, un ennemi occulte, un invisible démon qui tirait à lui l’âme de ces malheureux.

Eh bien ! j’en demande pardon à Dieu, car c’était, je le crains, un mouvement d’orgueil, ce spectacle douloureux me donna presque un élan de joie. Je pensai que notre armée d’Afrique était heureuse des épreuves de toute sorte qu’elle est appelée à subir. Aujourd’hui c’est le soleil, demain c’est la neige qui luttent contre elle. Il faut qu’elle triomphe à la fois d’une race énergique et d’une nature passionnée, violente, qui semble avoir pris à tâche de secouer la domination des hommes. Je sais certainement, on nous l’a répété assez, que nous ne tombons pas sous les coups de la mort comme nos devanciers de la république et de l’empire : le soir, un seul de mes compagnons avait expiré sur la route, et nul de nous ne croyait avoir fait la campagne de Moscou ; mais on nous apprend que le denier du pauvre a sa place dans les coffres-forts de Dieu ; quelques soufflances obscures avaient fait tomber une obole dans le trésor de la patrie.

J’étais parti de Blidah avant le lever du soleil. La nuit régnait depuis longtemps quand j’arrivai à Médéah. Des troupes nombreuses faisaient de cette petite ville une véritable place de guerre : toutes les maisons regorgeaient de soldats. Je me couchai sur le plancher d’une salle d’auberge, devant un foyer où un grand chien allongeait vers des cendres brûlantes sa tête assoupie, et je m’endormis d’un de ces sommeils qui sont des trêves entre nous et les épreuves de cette vie.

Le lendemain, j’eus besoin de tout mon courage, car je pressentis un événement dont je ne pouvais pas avoir l’héroïsme de me réjouir : Lagouath allait être prise sans nous. Fidèle aux ordres qu’il avait reçus du gouverneur, le général Pélissier avait opéré sa jonction avec le général Yusuf, et commandait maintenant toutes les troupes campées devant Lagouath. Dès le jour de son arrivée, il avait vigoureusement conduit une reconnaissance jusque sous les murs de la ville. Une hauteur où l’on devait établir la batterie de brèche avait été enlevée. Cette action nous avait coûté quelques braves soldats, entre autres le capitaine Franz, qui fut tué d’une balle au front, elle capitaine Bessière, officier intrépide qui s’efforçait chaque jour, par son intelligente et enthousiaste valeur, de jeter sur un nom illustre un nouvel éclat. La lettre qui nous annonçait nos pertes et notre succès nous apprenait que le général Pélissier était décidé à donner l’assaut. L’issue de cette entreprise ne pouvait pas être douteuse. Il y a des buts qu’on ne montre pas vainement à des troupes comme les nôtres. Je commençai à prendre le deuil de la fête dont j’avais cru avoir ma part.

La colonne qui se rassemblait à Médéah allait toutefois se mettre en route, quand un soir, — je vois encore le courrier qui apporta cette nouvelle, — un Arabe arrive essoufflé et nous apprend que Lagouath appartient aux français. Des officiers entouraient ce cavalier en haillons qui, des plis de son bernous usé, jetait sur nous une nouvelle victoire. Pour indiquer le sort de la ville assiégée et de ses défenseurs, il étendait sur le sol sa longue main aux doigts noircis, et il répétait de sa voix gutturale : Morto ! Ce geste et cette parole lugubres évoquaient pour moi une ville détruite, ensevelissant sous ses décombres une population vaincue et le chœur tout entier de mes espérances.

Je e devais voir Lagouath cependant ; c’était écrit chez Dieu, comme disent les Arabes. Le gouverneur décida que deux de ses officiers accompagneraient le général Rivet, qui partait avec un escadron de chasseurs pour le théâtre de l’action. On tira au sort, et je fus désigné pour cette course. Certes, le même but ne rayonnait point au bout du lointain voyage que j’avais entrepris avec tant de plaisir et que j’avais cru interrompre pour toujours ; mais pour qui n’est étranger, comme dit Térence, à rien de ce qui est humain, chacun des grands spectacles de la vie a sa valeur et son attrait. J’allais voir un lendemain de combat, c’est-à-dire l’heure, philosophique de la guerre, le moment, où ceux qui survivent se jugent eux-mêmes et jugent les sorts ; puis j’allais visiter une de ces contrées où l’on est heureux d’avoir conduit son odyssée, parce qu’on voit apparaître sans cesse ensuite, parés d’une lumière chère à l’esprit et douce au cœur, les fantômes des jours qu’on y a laissés.

À notre départ de Médeah, ce ciel qui venait de nous traiter avec tant d’inclémence avait repris sa sérénité. Rien de plus charmant que la soirée de notre premier bivouac. Nous avions placé nos tentes au milieu d’un bois de chênes et d’oliviers. Une véritable nuit africaine, une de ces nuits qui rappellent les mages, étendait au-dessus de nous des ombres bleues que des étoiles doucement curieuses semblaient chercher à percer avec le long regard de leurs yeux d’or. De loin en loin, des voix d’Arabes s’appelaient avec cet accent prolongé, particulier aux nomades du sud, qui semble chercher à se modeler sur l’étendue des longues plaines. Notre camp fut bientôt éclairé de feux pétillans et clairs rappelant dans cette solitude les joies babillardes du foyer. Cette soirée, qu’aucun événement n’a marquée, gardera pourtant une place dans mes souvenirs. Il y a des heures qui ressemblent à ces amis que nous chérissons souvent entre tous les autres, quoiqu’ils ne nous aient rendu aucun service : elles nous ont conquis d’un sourire, et, quel que soit le souci qui nous occupe, quand elles se présentent à notre pensée, elles trouvent toujours leur bienvenue.

Cétait la route de Boghar que le général Rivet avait choisie pour nous conduire à Laghouath. Boghar est sur la frontière du Tell : du rocher où il s’élève, le regard embrasse tout le désert des Angades. Ce fut à quatre heures que j’abordai cette région nouvelle, qui n’est pas encore le vrai désert, mais qui porte déjà un autre caractère que le pays où jaunissent les épis. Je commençai à apercevoir ces grandes flaques de sable qui semblent pleurer l’océan, ces fragmens de rochers répandus au hasard, comme les débris d’une gigantesque bataille, et ces mornes espaces couverts d’une herbe rare et brûlée d’où ne s’élève aucun chant d’oiseau. Cette contrée, hostile à toute existence terrestre, est comme une lice où la lumière se livre avec emportement à ses ébats. On dirait, pour employer une comparaison classique, que là bondissent à leur gré, en faisant tomber des étincelles de leurs chevelures, tous les coursiers du Soleil. Rien de plus favorable d’ailleurs à ce pays que l’heure à laquelle il m’apparaissait. Quelque immense et mystérieuse ville, une Thèbes, une Babylone, une Palmyre, semblait brûler à l’horizon, où un éblouissant amas de formes confuses nageait dans des clartés d’incendie. Le sol uni et lumineux me faisait songer aux miroirs magiques. Nos ombres et celles de nos chevaux prenaient quelque chose de cabalistique en s’y projetant. De grands troupeaux d’êtres bizarres, dessinant leurs étranges silhouettes sur le fond de cet éclatant tableau, s’offrirent à nos yeux : c’étaient les chameaux destinés aux besoins de notre convoi. Notre bivouac au désert des Angades ne rappela guère notre bivouac de la forêt. Nous avions flanchi en quelques heures les limites de deux mondes ; nous avions quitté le Tell pour le désert.

Je suis étonné que les anciens, qui taillaient dans l’univers entier des fiefs pour leurs dieux, n’aient placé sous aucune royauté ces solitudes où aurait pu errer un souverain plus formidable encore que l’Océan. Peut-être avaient-ils réservé l’univers à ce Dieu inconnu qui, du fond de la conscience humaine, soulevait alors la surface du vieux monde comme le couvercle d’un sépulcre, le fait est que le désert est chrétien. L’esprit y triomphe comme la lumière. Il y opprime la matière, dépouillée et stérile. Ariel s’y joue de Caliban. Il force le monstre vaincu à écouter dans un silence humilié le concert incessant des célestes harmonies.

Le désert, tel que je l’ai vu du moins, n’est pas cependant livré partout à une implacable aridité. Sans parler de ces oasis qui sont toujours pour l’âme et pour le regard de nouvelles surprises, on rencontre quelquefois de vastes plaines couvertes d’une délicate verdure où se joue un air parfumé ; ce sont des champs de térébinthe et de thym. Que font là ces immenses parterres ? Je n’en sais rien ; mais on ne peut s’empêcher de croire que le vent qui les traverse doit aller porter leur encens dans quelque invisible palais. J’ai passé dans ces libres espaces d’heureux momens. Je me rappelle certaines matinées où, en dépit du mois de décembre, un véritable ciel de printemps, pur, léger, transparent, nous enfermait dans une demeure de fée, en faisant descendre sur tous les points de l’horizon ses voiles d’un azur vif et doux. Je songeais à cette expression germanique : voyager dans le bleu ; et, quand, poussant mon cheval au loin sur le flanc de la colonne, je me trouvais perdu dans un lumineux isolement, je croyais avoir fait le rêve de Virgile dans la divine églogue de ce berger emporté sous l’onde des fontaines. Je sentais mon âme comme envahie peu à peu par une surhumaine sérénité.

Quoique je sois bien près du temps dont je cherche à me souvenir, nombre d’images se sont déjà confondues dans mon esprit. Maintes lignes se mêlent, maints détails disparaissent dans cet éblouissement d’une constante lumière enveloppant de changeans paysages. Deux sites entre tous se sont gravés dans mon esprit. Un matin, on nous avertit que nous étions à quelques pas d’un phénomène, d’une montagne en sel ; c’était là que devait avoir lieu la grande halte. Jamais je n’ai vu montagne aux contours plus arrêtés, à la cime plus aiguë, aux flancs mieux ombrés, que cette singulière hauteur. Elle s’élevait seule, comme un spectre gigantesque, sous un ciel où rayonnait un soleil que semblait braver son blanc linceul. Cette étrange apparition fut une joie pour toute la colonne. Nos chasseurs mettent pied à terre, s’arment de leurs haches, et courent à l’envi sur ce roc, dont chacun essaie de détacher un morceau. Les fragmens que l’on parvenait à arracher avaient le goût d’un sel excellent. Cette merveille me ramenait à la fois dans les régions de mon enfance, dans ces contes de fée où l’on trouve des villes construites en substances appétissantes, et dans des régions plus élevées. Je pensais aux miracles dont parle la Genèse, à cette chair réprouvée, qui, sous la colère de Dieu, devint sel comme ce rocher. Le désert est un continuel commentaire de la Bible. C’est là que sont entassées ses splendeurs et ses épouvantes. Quelques Arabes aussi avaient gravi la montagne de sel, mais ils n’imitaient pas le travail de nos chasseurs. Assis ou debout sur les escarpemens les plus élevés, ils se tenaient dans cette immobilité solennelle qui imprime à cette race tout entière un caractère si mystérieux. On est toujours tenté de prendre ces hommes pour les témoins des âges que leurs costumes et leurs attitudes rappellent. Seuls, entre tous les peuples, ils semblent s’être éternellement passé, sans jamais le laisser éteindre, ce flambeau dont parle Lucrèce. La tradition est restée chez eux sacrée comme la lampe d’un temple. Rien n’a altéré la clarté séculaire qu’elle projette tour à tour sur chaque génération.

L’autre site qui est resté dans mon esprit en traits d’un énergique dessin et d’un ardent coloris est un paysage que je désespère de rendre. Sur un monticule rocailleux comme celui où put s’asseoir le Christ quand il fit le miracle des pains, s’élevait un marabout qu’on appelait, je crois, le marabout de Sidi-Maclouf. Autour de ce monument funéraire régnait partout une solitude infinie, mais qui n’avait rien de désolé. Quoique nous fussions à l’heure du jour qui est en Afrique la moins favorable à l’illusion, c’est-à-dire à midi, toute cette étendue de terres arides était enveloppée d’une sorte de charme. Cet immense horizon, au lieu de décourager la pensée, avait pour l’âme un religieux attrait, et de ces pierres ardentes, de cette terre brûlée, de ces sables où les rayons du soleil s’ensevelissaient comme au sein des mers, il sortait un parfum de recueillement. Je crus respirer la vie des anachorètes, et je songeai sans effroi à une existence qui s’écoulerait tout entière dans ces lieux, roulant, comme un fleuve, ses ondes profondes dans un cours lent et monotone, jusqu’à l’océan où tout s’abîme. La trompette m’arracha à ces rêveries. Nous n’étions plus qu’à quelques lieues de Lagouath.

Je crois que mon cheval était un enfant de cette oasis. Je le vis, quand nos yeux ne pouvaient pas distinguer encore le terme de notre voyage, pris d’une joie singulière qui s’exprimait par de longs hennissemens. Ses narines semblaient s’ouvrir à des souffles retrouvés, à des émanations aimées et connues. Quoiqu’il eût fait en huit heures près de vingt lieues, il paraissait avoir jeté au vent la fatigue et ne demandait qu’à s’élancer sur la trace de fantômes visibles pour ses yeux. Je suis de ceux qui croient au cœur et à l’esprit des bêtes : le chien de Jocelyn est de tous les personnages de M. de Lamartine celui qui me touche le plus. Je savais gré à mon cheval de son allégresse. Moi aussi, je sentais des tressaillemens de joie, une attente émue de la patrie. J’allais voir une ville que le sang de nos soldats avait baptisée française. À une journée de Lagouath, notre voyage avait été marqué par un incident touchant. Nous avions distingué tout à coup à l’horizon, au milieu d’un groupe de cavaliers, l’uniforme de notre pays. Bientôt nous avions reconnu un des officiers qui venaient de contribuer le plus brillamment à notre récente victoire, le commandant Ranson, que le général Pélissier envoyait porter au gouverneur les drapeaux pris à l’ennemi. On avait mis pied à terre, on s’était embrassé, et chacun avait respiré l’ardente senteur de cet instant rapide. Ce royaume des apparitions bibliques était traversé par nos visions les plus chères ; ce qui passait devant nous à travers ces plaines de sable, c’était l’ombre de la France et l’image de l’armée.

Lagouath est bâtie sur deux hauteurs unies entre elles comme les collines de Rome. Des jardins peuplés de palmiers s’étendent devant ses murs. Une seule de ses entrées est découverte, c’est celle qui regarde le mamelon où s’établit notre batterie. Sur ce mamelon s’élève un marabout que les boulets ont rudement traité, mais qui cependant portera longtemps encore le témoignage de sa pieuse origine et de ses orageuses destinées. Certes, si on applique à Lagouath les règles d’une science européenne, ce n’est qu’un amas de constructions misérables. La plupart de ses maisons ne sont que des buttes presque aussi sauvages que les gourbis des Kabyles, ses murs sont des monceaux de terre usés par le soleil, qui les bat éternellement de ses rayons, comme la mer bat nos falaises de ses vagues. Eh bien ! est-ce l’effet d’un mirage ? est-ce l’effet de multiples harmonies qui se combinent merveilleusement ? tout cela est une féerie. Lagouath, à certaines heures, semble une apparition de ville antique. Ses murailles dentelées, ses toits étagés, projetant sur le fond d’un ciel oriental un net et vigoureux dessin, lui donnent un aspect de cité judaïque. On se demande si, derrière ses remparts, on ne retrouvera point les Macchabées, une tour que nos boulets ont détruite augmentait la magie de cet aspect. « Quand nous avons vu Lagouath le matin de l’assaut, m’a dit un officier, élevant dans un ciel où le soleil se montrait déjà ses murs garnis de défenseurs, nous avons tous senti une profonde émotion. Il nous semblait que nous allions enlever la capitale d’un pays inconnu. » Certes le théâtre d’un fait d’armes est pour beaucoup dans le souvenir qu’en gardent les troupes. Toutes les circonstances où le siège de Lagouath s’est accompli, les séduisantes et formidables nouveautés que rencontraient à chaque instant les yeux, avaient produit sur l’esprit de l’armée une légitime exaltation. Toutefois il y avait dans cette action guerrière autre chose que de l’héroïque poésie : le siège de Lagouath est destiné à marquer dans l’histoire militaire de l’Algérie.

Ma première soirée à Lagouath ne se passa point dans la ville même. Les blessés seuls occupaient les demeures que leur sang nous avait données. Le camp existait, comme avant le siège. Seulement, devant la tente du général Pélissier, on voyait une pièce d’artillerie d’une forme bizarre : c’était un canon hollandais d’une époque déjà ancienne, qui, par je ne sais quel étrange destin, était venu des Pays-Bas défendre les remparts de Lagouath contre notre armée. Deux palmes cueillies sur le théâtre même de notre victoire dans les jardins de la ville assiégée ornaient cette pièce, devenue entre nos mains un trophée. Tout près de ce signe triomphal brûlait un vaste feu de bivouac. Là, sous un ciel où les étoiles se pressaient comme un immense peuple dans une cité en fête, quelques officiels devisaient sur leurs récens combats. Un des aides de camp du général Pélissier, le commandant Cassaigne, dont toute l’armée d’Afrique apprécie la belle intelligence et le noble cœur, me racontait les épisodes de l’assaut. Ce que je ne me lassais point de me faire redire, c’était tout ce qui touche un homme dont il ne reste plus que le souvenir aujourd’hui, le général Bouscaren.

J’ai servi sous les ordres du général Bouscaren, lorsqu’il commandait le 3e spahis, et j’ai conservé pour sa mémoire la respectueuse affection que sa personne avait le don d’inspirer. Ceux qui ne croient plus aux âmes chevaleresques ne l’ont point connu. La bravoure et la bonté marchaient enlacées dans sa vie comme deux sœurs. Quoique plus d’un genre de poignante tristesse ne lui fût point étranger, son visage avait toujours un sourire pour fêter la bienvenue de ceux qui le visitaient. On le trouvait gai ; je lui trouvais, moi, une de ces gaietés qui attendrissent, où l’on sent une nature dure à elle-même et douce envers le destin. Quand il reçut, devant Lagouath, la balle qui lui fracassa le genou, il dit à ceux qui l’entouraient : « Je n’ai qu’un regret, c’est de ne pas monter à l’assaut avec vous. » On l’appuya contre le marabout qui était derrière notre batterie de brèche ; on l’assit sur un amas de gargousses dont se servait notre artillerie. Alors, avec un sourire : « J’aimerais, fit-il, à fumer ma vieille chibouque : mais ce n’est pas le moment d’imiter Jean-Bart : je ne veux pas mettre le feu aux poudres. » Plus tard, lorsqu’on le transporta devant le front des troupes, sur une litière improvisée, des bataillons tout entiers, saisis par un de ces mouvemens d’enthousiasme qu’éveillent au cœur des soldats les puissans spectacles de la guerre, présentèrent spontanément les armes en s’écriant : « Vive le général Bouscaren ! » Lui, se soulevant sur sa couche ambulante : « Mes amis, dit-il, ce qu’il faut crier, c’est vive la France ! » Malheur à qui verrait dans ces paroles matière aux sarcasmes usés, à la raillerie vulgaire dont certains esprits poursuivent le sentiment national ! Qu’on se reporte d’ailleurs à l’instant, au lieu où fut prononcée la phrase que nous écrivons aujourd’hui. On sentira tout simplement ce que sentirent les braves gens à qui le général Bouscaren s’adressait ; on éprouvera une des émotions qui étaient toute la vie du cœur d’où ce cri est parti.

Bien des noms, qui sans doute ne seront pas environnés de gloire, mais qui brilleront d’un éclat sacré au fond de mémoires amies, revenaient sur la bouche du commandant Cassaigne. J’apprenais comment Morand, Bessière, Staël, Costa, avaient reçu les blessures dont ils sont morts. Le commandant Morand fut frappé dans les rues de Lagouath ; il avait pris un clairon, et sonnait lui-même la charge aux zouaves, que sa bravoure entraînait. Il était enseveli déjà. Le capitaine de Staël était encore sur son lit de douleur. Sa blessure, à lui, l’appelait d’autres souvenirs que ceux de l’assaut. Il avait eu l’épaule brisée dans une des brillantes actions de cavalerie que dirigea le général Yusuf quelques jours avant le siège. C’était un de ces soldats qui pratiquent la religion du devoir avec une rigoureuse exactitude et une enthousiaste ferveur. Une maladie, dont l’air natal aurait seul pu le guérir, l’avait atteint depuis quelques mois, quand survint l’expédition de Lagouath. Il venait d’obtenir un congé, lorsque son escadron se mit en marche. On le pressa en vain de partir pour la France. Il était de ceux qui refusent à la vie le nécessaire pour accorder le luxe à l’honneur. Il se mit en route pour Lagouath ; au premier combat que livra le général Yusuf, il fut atteint d’un coup de feu en chargeant à la tête de cet escadron qu’il n’avait point voulu quitter. Toute blessure devait être mortelle pour un corps affaibli comme le sien. Aussi vit-il tout de suite l’issue de la lutte qu’il avait à soutenir contre la douleur. La mort du capitaine de Staël a eu un caractère doublement religieux ; c’est en même temps la mort du champ de bataille et cet autre trépas si commun en Afrique, qui, au lieu d’être radieux comme la gloire, est humble comme le dévouement et ignoré comme la vertu.

Je me couchai, l’âme toute remplie des héroïques récits que j’avais recueillis d’une bouche complaisante. Ce qui devait me parler le lendemain, c’était le sol, c’étaient les pierres, c’était la chair encore vivante où la mort allait pénétrer.


II

Ce fut par une admirable journée de novembre, vers deux heures, que je pénétrai pour la première fois dans l’enceinte même de Lagouath. Le général Pélissier était monte à cheval pour aller visiter les ambulances, et il m’avait permis de me joindre à son cortège. Je passai devant le marabout qui dominait la colline où l’action s’était si vivement engagée. Je regardai avec une curiosité pieuse ces murailles qui me semblaient devoir frémir encore de la vie passionnée que la guerre avait déchaînée autour d’elles. Un lourd soleil tombait sur ces pierres qui n’avaient gardé que l’inerte empreinte des balles. Parfois, à certaines heures, des objets inanimés se dressent impassibles dans le tourbillon des existences humaines, et prennent alors une sorte de mystérieuse grandeur. Un officier m’a raconté une profonde et bien naturelle émotion qu’il avait eue dans ce marabout, devenu, en un instant, le théâtre de scènes dont on garde à jamais le souvenir. Ses yeux avaient rencontré, sur un de ces murs auxquels s’est adossé plus d’un mourant, une inscription musulmane rappelant aux hommes la vanité de leurs efforts et la brièveté de leurs jours. J’ai lu moi-même cette inscription, que je regrette de ne pouvoir transcrire ; elle s’est effacée de mon esprit comme bien d’autres leçons du destin.

Devant le marabout s’étendait la brèche, vaste plaie encore béante, voie où l’on avait effacé le sang, mais qui avait gardé l’empreinte de la mort. Au milieu de ces débris faits par le canon se montrait une ouverture fermée par une grosse pierre, où tombait une lumière ardente. Dans ce trou étaient ensevelis quatre de nos morts. L’armée avait assisté toute entière à l’héroïque sépulture pratiquée sur cette route lugubre et triomphale. Jamais tombe ne m’a plus ému que ce sépulcre guerrier perdu sous le ciel du désert. J’ai presque envié ceux qui gisaient dans cette fosse si humble et si glorieuse, si touchante et si grossière. J’ai souvent revu, dans ma pensée, ce tombeau de la brèche, toujours en joignant son image à des idées de calme intrépide et de paix bienheureuse.

Mais bientôt la brèche est franchie, nous voici dans la ville même. Nous pénétrons dans des rues étroites, bordées de maisons qui ont toutes souffert. Parfois, sur des seuils dévastés, nous apercevons de vrais fantômes. Ce sont des femmes, qui lancent sur nous, de leurs yeux où l’épouvante a tari les larmes, des regards maintenant sans espoir comme sans terreur ; ce sont quelques enfans étonnés qui se croient peut-être les jouets de songes funestes ; ce sont des vieillards qui, suivant l’expression judaïque, ont l’air de chercher leurs tombes ; ce sont enfin, ça et là, quelques hommes accroupis, couverts de sordides haillons, qui paraissent avoir abdiqué en même temps leur raison et leur énergie. C’est bien là un peuple vaincu aux premiers jours de sa défaite. On sent des gens que vient de frapper le glaive des colères divines. Ils n’appartiennent plus à cette terre d’où la moitié de leurs frères a disparu, où leurs foyers se sont écroulés, où la place manquera peut-être pour leurs os : ils appartiennent déjà au monde où nous devons tous entrer. Là, comme dans ces étranges régions où Goethe a promené son Faust, les vivans se mêlent aux morts. À travers ces ombres apparaissent, dans leur gaîté inaltérable et dans leur perpétuelle activité, toutes les variétés du soldat français. Chasseurs, zouaves, voltigeurs, grenadiers, se coudoient, se reconnaissent, s’interpellent. Nous apercevons un endroit surtout où la foule des uniformes est pressée : c’est l’espace étroit où s’élève la demeure naguère habitée par les anciens chefs de Lagouath ; cette demeure est devenue un hôpital.

C’est une de ces maisons arabes dont on retrouve le modèle sur presque tous les points de l’Afrique. Autour d’une cour claustrale s’étendent de longues galeries d’où l’on pénètre dans des chambres étroites et sombres. Ces chambres sont encombrées de blessés. On s’avance avec précaution à travers des salles pleines d’ombre où l’on sent que la douleur réside ; on craint de heurter un membre saignant, de frôler la plaie d’un amputé. Côte à côte gisent des hommes dont les traits expriment tous la souffrance, mais une souffrance qui se révèle, chez chacun, par différentes expressions d’énergie. Quelques têtes jeunes appartiennent à la région de l’idéal : çà et là une bouche, un front, un regard, expriment les tristesses immortelles, les hautes et mystérieuses mélancolies. Nombre de visages portent l’empreinte d’une réalité qui en ce moment et en ce lieu a aussi son côté touchant. Ainsi un vieux zouave aspire encore d’une bouche mourante les dernières bouffées d’une pipe que serrent ses dents crispées. Cette pipe courte, usée, noircie, qui a quelque chose de guerrier et de populaire, qui fait songer du cabaret et du camp, de la bouteille et du tambour, me cause un genre singulier d’émotion. Près de ce fumeur agonisant, un tirailleur-indigène montre des dents blanches qui rappellent les dents de la panthère, et nous regarde avec des yeux où l’on sent le silencieux courage de la bête mortellement frappée. Du reste, on comprend que l’on est bien au milieu de : soldats : point de cris, point de soupirs. La mort commencera son appel quand elle voudra dans ce lugubre dortoir ; tous lui répondront avec le même calme. Aussi cette ambulance ne m’a-t-elle pas inspiré les pensées qu’une gémissante philosophie exprime souvent à proposées champs de bataille. Je n’ai vu là qu’un grand spectacle après tout, celui d’âmes fort tranquillement assises sur les débris de leurs corps.

Je devais voir un spectacle encore plus grand. En sortant de cet hospice improvisé, je montai sur une terrasse qui conduisait à des chambres où pénétrait un peu de l’air et de la lumière du désert. Une de ces chambres était occupée par le général Bouscaren. C’était, comme tous les appartemens mauresques, une pièce étroite et longue. Un rideau la séparait en deux parties. Derrière ce rideau, entrouvert au moment où j’entrai, était un lit large et carré, recouvert de tapis orientaux, qui ressemblait aux lits du moyen âge. Sur cette couche se tenait, tel que l’avaient fait déjà les approches de la mort, celui que j’allais visiter. Le général Bouscaren était enveloppé dans un caban rouge, à broderies d’or, souvenir de l’époque où il commandait ce régiment qu’il aimait comme le prince de Ligne aimait ses trabans, — le 3e spahis. Ses lèvres pressaient le bout d’une pipe turque, qui l’avait accompagné dans bien des expéditions. Son regard, qui était fixé droit devant lui, comme s’il eut aperçu déjà le but inconnu vers lequel allait se diriger son âme intrépide, s’anima d’un éclair de joie, lorsque je parus. Tous ceux que nous voyons arriver tout à coup à des heures suprêmes semblent avoir reçu une mission particulière de la Providence auprès de nous. « Soyez, le bienvenu, » me dit-il en me tendant la main, et je m’assis au pied de son lit. Je craignais la fatigue que causent aux blessés tous les épanchemens du cœur, et je désirais pourtant l’entendre parler. Je le laissai me raconter lui-même ce qu’on m’avait raconté la veille, la manière dont il avait été frappé, ses héroïques regrets en tombant au début de l’assaut, l’élan de religieux enthousiasme qui avait saisi la troupe à l’aspect de sa civière, le cri qui l’avait salué et la parole toute rayonnante d’un patriotisme ardent comme la poudre, sacré comme la mort et le sang, que cette acclamation lui avait arrachée. Il repassa dans sa mémoire tous les hommages qui depuis quelques jours s’adressaient à son lit de douleur comme à un trône, toutes les marques de chaude et vraie sympathie que chacun donnait à une carrière où la vertu militaire avait eu constamment un de ses plus purs, un de ses plus éclatans loyers ; puis d’une voix émue : « Je paierai bien peu, me dit-il, de pareilles joies en les payant de ma vie. »

Il avait parlé longtemps, il s’arrêta. Sa pipe était éteinte, il en demanda une autre et voulut me faire fumer aussi. Quand nous fûmes enveloppés tous deux dans la tiède fumée des chibouques, il se rappela son salon de Constantine, où souvent, j’étais allé deviser avec lui. Il reprit en souriant quelques-uns des propos qui nous étaient le plus familiers : il me nomma des gens que nous aimions et des lieux qui nous étaient chers. Il me fit un éloge passionné de cette Afrique où il allait mourir, cette terre, où il avait toujours suivi le drapeau de la France, était devenue pour lui une véritable patrie. Il l’aimait de toute la chaleur du sang qu’il y avait versé, « Si je dois rester en ce monde, » dit-il, — c’est le seul mouvement d’espoir que j’aie entrevu dans son esprit, — « je veux revoir les eaux de Mamescoutin. » Puis, comme s’il eût regretté ce fugitif élan de désir terrestre, après un instant de silence, il reprit d’une voix ferme : « Mais ma vie a été tout ce qu’elle devait être, et je suis prêt à mourir ici. »

Au bout de sa chambre était pratiquée une fenêtre d’où l’œil découvrait un paysage qui est lié pour moi intimement aux derniers souvenirs de cette vie. Je me rappelle surtout un palmier qui se dessinait sur le ciel, mystérieux, solitaire, semblable à un arbre sauvé de la ruine du paradis terrestre. L’horizon de l’étrange tableau que cette étroite fenêtre encadrait m’apparaissait dans un lointain infini ; il se perdait dans cette partie du désert qui à certaines heures prend l’aspect d’une mer aux ondes dorées. Depuis quelques instans, pendant que le général me parlait, mes regards étaient attirés par ces éblouissantes images, et j’étais saisi d’une émotion que je n’ai pas l’espoir d’exprimer, mais que je suis sûr de faire comprendre. Je cherchais à recueillir pour toujours dans ma pensée tous les détails de cette scène, cette chambre bizarre ayant à ses deux extrémités les deux plus grands spectacles du monde : ce lit où mourait un héros, et cette fenêtre où se montrait l’apparition lumineuse d’une nature inconnue. Jamais je n’avais senti plus vivement, à une même heure, la double présence sur cette terre de l’âme divine et de l’âme humaine. Je quittai le général Bouscaren avec un sentiment de tristesse profonde, mais mêlée cependant de consolation puissante et sereine. Ce mystère de la mort, que si souvent j’ai vu environné d’ombres sinistres, me paraissait transparent cette fois comme le ciel sous lequel il s’accomplissait.

Je revins seul au camp, et je m’engageai, en sortant de Lagouath, dans les jardins qui environnent la ville. On sentait que la guerre avait passé dans ces verdoyantes enceintes. De temps en temps, mon cheval était obligé de franchir le tronc d’un palmier gisant sur le sol comme la colonne d’un temple abattu. Cependant ces lieux avaient gardé quelque chose de frais, de doux, de paré, une secrète magie d’oasis qui se mêlait étrangement au deuil dont ils étaient voilés. Quelques cadavres qui n’avaient point pu être ensevelis encore reposaient sur une herbe brillante, parmi des plantes en fleurs. Parfois, dans ces instans où l’on demande à son âme un redoublement d’attention, à ses sens un redoublement d’énergie, comme si l’on espérait percevoir quelque forme ou quelque son du monde invisible, j’entendais dans un coin obscur le monotone murmure d’une source. Jamais je n’ai connu de jardins plus propices à la rêverie que les jardins de Lagouath, surtout au moment où je les ai visités. J’aurais voulu y rester de longues heures, car il me semblait toujours que j’allais y apprendre quelque secret. Tant de puissances étaient réunies là : les enchantemens de la nature, les formidables souvenirs de la guerre, l’attrait du gazon et des arbres, la pensée des morts. Près de cette solitude si peuplée, une autre solitude allait m’apporter une nouvelle sorte d’émotions.

Les jardins de Lagouath étaient séparés de notre camp par les sables du désert. En les quittant, on pouvait, grâce aux inégalités du sol, pour peu qu’on s’écartât de sa route, se placer de manière à ce que nos tentes disparussent derrière des mamelons. C’est ce que je me complus à faire. Après quelques instans de galop, je me trouvai en pleine aridité, en plein silence, seul entre un ciel et une terre qui luttaient de morne étendue. Je sentis au cœur des frémissemens de joie, car évidemment cette terre est une geôle, nous sommes les fils des libres espaces, et les océans d’eau ou de sable nous attendrissent, parce qu’ils nous rappellent notre patrie.

Quelques jours après cette visite aux blessés de Lagouath, j’étais de nouveau en route. Un matin, avant la première balte, au moment où, le corps affaissé sur son cheval, on poursuit les songes de la nuit, un courrier vint à nous et tira un billet de son bernous. On nous apprenait que le général Bouscaren était mort. Pendant une opération chirurgicale, son âme avait quitté l’asile de douleur où Dieu ne voulait plus la faire vivre. Notre route fut interrompue, et puis silencieusement reprise. Je repassais dans ma mémoire les paroles que j’ai répétées, bien d’autres qui resteront enfouies au fond de moi, et tant de choses qui n’appartiennent qu’à la pensée, qui délient le plus subtil langage, un regard, un son de voix, ces jeux de la lumière spirituelle sur nos traits qu’on appelle les expressions du visage. Je me disais en contemplant avec un esprit en même temps ému et apaisé les magnificences dont j’étais alors environné : « Il voit celui dont il nous est permis uniquement en ce monde de baiser le glorieux manteau. »

L’épisode le plus intéressait de notre retour fut notre visite à Aïn-Maidi. À sept ou huit lieues de Lagouath, en s’enfonçant dans le désert, vers l’ouest, on rencontre une ville entourée d’une muraille dentelée comme les murailles du moyen âge : c’est Aïn-Maidi. Aucun jardin n’environne cet amas de maisons. Sous ces pierres sont blottis des hommes qui vivent comme des lézards, sans végétation, sans eau, se baignant dans l’éternelle lumière du soleil. Il pouvait être onze heures quand la petite colonne dont je faisais partie arriva aux portes de cette étrange cité. Nous n’étions pas encore descendus de cheval, qu’une longue procession de personnages en bernous blanc accourait à notre rencontre. C’étaient les notables du lieu qui venaient nous saluer, ayant à leur tête leur chef, le marabout Tagini. Aujourd’hui Tagini est mort ; le tribunal mystérieux de l’autre monde avait porté contre lui un décret qui a eu son exécution. C’était alors un être plein de vie. Je ne saurais mieux le comparer qu’à un de ces moines qui allumèrent les implacables colères des réformateurs du XVIe siècle. Seulement c’était un moine comme ceux dont parle Mme de Sévigné, qui pouvaient se passer de soutane pour dire la messe. Il était à peu près nègre. Du reste, il ne lui manquait aucun des traits que Walter Scott a illustrés dans sa création de frère Tuck. Il avait le ventre rebondi, les lèvres sensuelles : il semblait ne connaître qu’un seul souci, celui des joies terrestres. Tagini était cependant un homme renommé par sa piété. Ses richesses, que maintenant des héritiers se sont partagées, étaient dues aux continuelles offrandes qu’il recevait de tous les croyans du désert. Je ne sais trop par quel moyen il était parvenu à maintenir sa productive popularité. Ce n’était point à coup sûr par des prédications belliqueuses. Il ne jugeait point la guerre comme Mahomet : il la considérait comme un jeu dangereux, dont on ne saurait trop s’abstenir. Les cris d’enthousiasme et de désespoir poussés récemment encore si près de lui n’avaient éveillé dans son âme aucun écho. C’était le sourire sur les lèvres qu’il s’offrait aux vainqueurs de Lagouath. Il avait seul profité de sa prudence. Son peuple était dans le plus misérable état ; sa maison élégante et spacieuse dominait des huttes délabrées où notre intelligence se refusait à placer des existences humaines. Chacun de nous eut la même impression. À coup sûr, il y avait là quelque secret d’iniquité. Je dois rendre cependant cette justice à Tagini, qu’il nous donna le plus succulent des déjeuners.

J’étais resté un peu en arrière pour m’occuper de mes chevaux ; le général que j’accompagnais et tout son état-major étaient entrés déjà dans Aïn-Maidi. Je pénètre à mon tour dans la ville, et l’on m’indique la demeure du marabout. Je m’engage dans des escaliers obscurs, aux lignes abruptes, et tout à coup je débouche dans une pièce qui était faite pour frapper la plus insensible des imaginations. C’était une sorte de galerie dont les ornemens rappelaient tous les âges, tous les goûts et tous les pays. Quelques grandes armoires coloriées, ressemblant à des meubles du temps de Louis XV, garnissaient un côté de la pièce. De l’autre côté, c’était une pendule gigantesque qui me fit songer, par ses formes primitives, au présent que Charlemagne reçut d’Aroun-al-Raschid. Des armes curieuses, de volumineux manuscrits, se montraient ça et là ; enfin, dans un coin de cette chambre, près d’un rideau à demi soulevé qui laissait entrevoir un immense lit, se dressait un petit meuble d’un exécrable style, appartenant aux créations les plus modernes et les plus vulgaires de l’ébénisterie parisienne. Cette réunion d’objets disparates était éclairée par une fenêtre donnant sur le désert. Jamais la vie ne m’avait semblé affecter davantage l’aspect des songes.

Le logis renfermait des hôtes tout à fait en accord avec ses meubles. Sur un tapis paré de ces éclatantes couleurs qu’on ne trouve qu’au pays de la lumière, le général Rivet était couché à côté de Tagini. Tout autour de l’appartement se tenaient assis ou accroupis, pour mieux dire, des officiers français à qui des serviteurs arabes offraient d’innombrables lasses de thé et de café. C’est du thé surtout que j’ai conservé la mémoire. Une sorte d’échanson coiffé d’un turban blanc et vêtu d’une tunique rouge-pâle me présentait à chaque instant une nouvelle coupe de ce breuvage, et semblait éprouver une indignation mêlée de tristesse, si je me refusais à vider son calice. Je me résignais, et je crois pourtant qu’il me faisait avaler un philtre diabolique, car je n’ai jamais bu un thé qui m’ait paru d’une fabrication plus compliquée ; des plantes de toute nature confondaient leurs aromes dans cette bizarre décoction. Mais on devait bientôt nous servir une série de plats propres à faire disparaître de nos gosiers la plus violente espèce de goûts. La cuisine indienne ne peut pas renfermer plus d’élémens incendiaires que n’en avait entassés dans ses mets le maître d’hôtel du marabout. L’eau qu’on nous présentait dans des tasses d’argent à fleurs ciselées, ou dans des carafes de cristal au col élancé et délicat, ne suffisait pas à éteindre la soif inextinguible dont nous étions dévorés, et cependant nous ne pouvions nous rassasier de ces brûlans ragoûts. On aura beau faire, Manon Lescaut nous plaira toujours mille fois plus que Paul et Virginie. Il y a dans les choses ardentes une attraction qu’il faut se résigner à subir. Il n’est pas un de nous que n’ait séduit la cuisine passionnée de Tagini.

Quand le repas fui fini, notre hôte se leva et se fit apporter de merveilleux tissus qu’il déroula complaisamment devant nous : c’étaient des tapis qu’il offrait au général Rivet. Il accompagna son présent de ces paroles où se déploie dans toute sa grâce la politesse arabe. Il parla de sa tendresse pour ses hôtes, de son amour pour la France, de son désir d’avoir encore un jour le bonheur de nous posséder dans son logis. Nous ne reverrons plus maintenant cette créature humaine avec qui nous avons échangé d’affectueux sourires, et je dois dire que cette pensée ne m’inspire pas une bien profonde mélancolie. J’aime assez à voir procéder la vie comme les drames de Shakspeare. À côté de ces personnages dont le rôle, si long qu’il soit, ne me lassera jamais, je ne hais point ces personnages épisodiques qui disent quelques mots et se retirent. Je suis fort content d’avoir vu et très résigné à ne plus revoir le marabout d’Aïn-Maidi.

Malgré le soleil, qui dardait sur nos cervelles ses traits les plus enflammés, je voulus, avant de me mettre en route, visiter la ville où le hasard des voyages m’avait conduit. Je me promenai dans des rues désertes bordées de maisons presque aussi ruinées que celles de Lagouath. Aïn-Maidi a été prise autrefois par Abd-el-Kader, et ne s’est pas relevée des coups que l’émir lui a portés. Cependant des hommes naissent et meurent dans ces trous embrasés où le ciel n’envoie pas assez d’air pour faire vivre un liseron ou une marguerite. À certaine heure, des fusils pourraient encore sortir de ces décombres ; il y a des gens pour qui cet îlot de pierres blanches perdu dans un océan de sables est une patrie.

Douze jours après notre pèlerinage d’Aïn-Maidi, nous rentrions dans le Tell. Nous retrouvions les rivières, les ombrages, le pays qu’habitent les esprits de la terre. Nos dernières journées de désert furent consacrées à la chasse aux gazelles. C’est un grand plaisir de lancer les chevaux dans des courses éperdues, à la poursuite, de ces êtres aériens qui semblent possédés par des âmes de fée. La chair des gazettes est excellente, et les Arabes prétendent qu’elle fait rêver. Peut-être ont-ils raison ; ces charmantes bêtes ont des yeux pleins de mystères comme les songes. Il est fâcheux qu’elles éveillent dans les cœurs le démon de la chasse, car il y a quelque chose qui s’afflige en nous quand ces tendres regards s’éteignent, quand le sang coule de ces corps gracieux et légers.

Dans le Tell, plus de gazelles, plus de chameaux, plus d’espaces démesurés et de courses sans frein ; on rentre dans le domaine ordinaire de la vie. Cependant, même après les enchantemens du désert, je vis avec bonheur les attraits de certains paysages. Cette forêt de cèdres qui entoure Teniet-el-Had était parée, au moment où je la traversai, d’un charme incroyable de printemps. Nous étions aux derniers jours de décembre, et un ciel bleu, illuminé d’un sourire clément, se montrait à travers la chevelure des arbres. Je me rappelle l’ombre de mon cheval se projetant sur un sentier couvert d’un voluptueux gazon ; je songeais à ces scènes moscovites de notre campagne à son début, à cette neige meurtrière comme du plomb, à ces nuages lugubres comme des suaires, à ces vents furieux, à cette terre glacée, et je me sentais pénétré de reconnaissance pour celui qui nous avait rendu cette lumière, cette fraîcheur, toutes les douces merveilles de cet Eden.

Le 1er janvier commença pour nous au camp. Ce fut au bivouac que notre petite troupe fêta les premières heures de la nouvelle année. Le soir, après une longue journée de marche, nous sentions la brise de la mer et nous apercevions une ville, une vraie ville, d’où sortait un bruit de voitures, où rayonnaient des lumières, où circulait la vie européenne : nous voyions apparaître Alger. Peut-être aurais-je mieux aimé une autre apparition en revenant de Lagouath ; mais il ne faut pas médire d’Alger dans l’armée d’Afrique, car ces lieux, où plusieurs générations françaises se sont déjà succédé, renferment pour nombre de gens aujourd’hui les souvenirs, les illusions, les tendresses, tout ce qui compose enfin le vrai trésor des grandes cités.


III

Je devais du reste revoir la France. Je retrouvai Paris dans sa floraison de tous les hivers. Je découvris à cette passion de ma jeunesse, à cette reine de mes souvenirs mille charmes secrets et nouveaux : rien d’étonnant à cela. René lui-même eût déposé dans cette ville, qu’il a si durement traitée, l’éternel fardeau de son ennui, si, au lieu de ces courses désordonnées à travers ce monde, il eût fait quelques campagnes régulières dans les rangs d’un honnête régiment. Toutefois, après quelques semaines données au foyer, je repris d’un cœur résigné le chemin de l’Afrique. Si Paris est le pays de l’hiver, l’Afrique est le pays du printemps. La guerre y renaît avec la verdure. « La riante aurore est déjà debout sur la cime des montagnes, » dit Shakspeare dans son Roméo. Mettez la guerre à la place de l’aurore, et vous aurez une phrase que tous les printemps on peut répéter en Algérie. C’était bien dans les montagnes que nos armes devaient se porter ; seulement, au lieu de nous diriger vers ce qu’on appelle la Grande-Kabylie, nous allions chez des tribus qui pour la plupart n’avaient pas encore aperçu l’uniforme français. Peu m’importe, je l’avoue, l’endroit où l’on me conduit. Je me mis en route avec bonheur, persuadé qu’on ne peut faire qu’un noble et profitable voyage, quand on marche en compagnie de notre drapeau.

Ce fut le 1er mai que je m’acheminai vers Sétif, où le gouverneur avait fixé la réunion des troupes expéditionnaires. Le général Randon et une partie de son état-major devaient s’embarquer et gagner Sétif par Bougie. Quelques officiers, entre lesquels j’étais, avaient reçu l’ordre de prendre la route de terre avec les chevaux et les bagages. Je ne hais point ces sortes de corvées. Au début des expéditions surtout, il n’est pas de route qui ne soit joyeuse. Je partis donc, aussi content à peu près qu’on puisse l’être en ce monde. J’avais d’aimables compagnons et un ciel propice, mes chevaux étaient en bonne santé. J’étais pénétré de cette pensée, que je savourais une heure agréable de ma vie. Dès le soir, nous couchions sous la tente. Quand on se met en route, il faut dire adieu aux toits le plus tôt possible ; c’est, du reste, ce que l’on a hâte de faire. La tente est certainement un des asiles les plus commodes et les plus naturels de l’homme ; elle n’insulte point par sa durée à la brièveté de nos jours ; elle est en harmonie avec ce que nos destins ont d’errant et de passager ; elle ne nous prêche pas, comme les lourdes demeures bâties à chaux et à mortier, une morale sédentaire. Libre, voyageuse, guerrière, elle vous dit : « Pars, je te suis. »

Notre premier bivouac fut à Larba, qui est un riant village européen construit au pied de hautes et graves montagnes. L’emplacement où s’élevèrent nos tentes est une sorte de prairie que parfumaient çà et là quelques bouquets de fleurs printanières. Le 1er mai était un dimanche. Des colons vêtus de leurs plus beaux habits passaient à quelques pas de nous sur la route. Des cris d’enfans et des chants de buveurs arrivaient à nos oreilles. Une journée qui avait été brûlante touchait à son terme. J’écoutais ces bruits tout en regardant un soleil qui se retirait pour laisser régner à sa place une charmante nuit que, depuis la prairie jusqu’aux montagnes, toute la nature semblait saluer comme une aimable souveraine. Peut-être une légère mélancolie m’aurait-elle envahi sans l’heure du dîner qui réunit autour d’une table d’auberge une des meilleures compagnies où je me sois jamais trouvé. Quelques-uns de ces officiers étrangers, qui viennent tous les ans nous demander l’hospitalité du bivouac, s’étaient joints à nous et mêlaient à notre gaieté l’enjouement plus contenu de leur pays. Notre repas se prolongea sans que l’ennui vînt un seul instant effaroucher les légères pensées qui voltigeaient à travers la fumée de nos pipes. Vers dix heures, nous rentrions sous la tente, et le lendemain, aux premières lueurs du jour, nous poursuivions notre route.

Jusqu’à Aumale, ce fut une seine de gracieux paysages. Nous cheminions sur des crêtes d’où par momens nous apercevions Alger, qui semblait nous poursuivre de sa blanche apparition. À Aumale, nos plaisirs devaient changer de nature. La campagne dépouillée qui entoure cette ville aux maisons uniformes et correctement alignées rappelle certaines parties fort durement qualifiées de la Champagne bien plutôt que les merveilles du Sahara. Elle ne dit rien à l’imagination ; mais là où se taisait le langage qui jusqu’alors nous avait charmés, nous allions entendre de nouveaux accens. Nous devions rencontrer à Aumale un de ces régimens que nous avions hâte de joindre. Depuis deux jours, le 11e léger, commandé par le colonel Thomas, était campé dans ces lieux, où notre course allait prendre avec l’allure de l’expédition son véritable caractère.

Je ne puis pas dire avec quel plaisir j’entendis la marche du 11e léger le jour où je quittai Aumale. On avait abattu les tentes à trois heures et demie du matin ; on se mettait en route avant même que l’aurore eût achevé sa riante toilette. Un air un peu vif, un vent presque piquant aiguillonnaient dans notre cervelle la troupe allègre des pensées matinales. Rien ne pouvait mieux répondre aux mouvemens joyeux de nos cœurs que le bruit de fanfares et de tambours qui accompagnait notre départ. Puis je me sentais avec bonheur repris par le charme, je pourrais presque dire par l’empire de la musique militaire : ces instrumens de cuivre et de peau, qui nous font éprouver en tout temps des frémissemens si étranges, deviennent en campagne les régulateurs et comme les maîtres de noue vie. Le matin, c’est la diane qui fait entendre le déluge de ses sons précipités ; le soir, c’est la retraite qui nous annonce un repos dont la vigilance ne doit pas être bannie, par une cadence adoucis, mais toujours animée et fière. Ces voix semblent celles des génies mâles et bienfaisans du bivouac ; elles ont des consolations toutes puissantes sans pernicieux attendrissemens ; elles nous disposent aux devoirs qu’elles nous dictent ; elles rendent attrayantes toutes les routes où elles nous poussent. Je saluai donc d’une âme affectueuse ces accens bien connus auxquels j’ai promis une obéissance qui, je l’espère, ne me coûtera jamais.

Notre marche se passa sans incidens ; nous traversions un pays que nos colonnes avaient souvent sillonné. J’eus le regret d’apercevoir dans le lointain seulement le formidable passage des Portes-de-Fer. J’aurais aimé m’engager dans ces défilés où notre armée se jeta hardiment aux premières années de notre conquête. Je m’arrêtai un instant sur une hauteur pour les contempler. Je me consolai en pensant que nous aussi nous allions, comme nos devanciers, parcourir des montagnes inconnues. Je songeais que j’étais encore entre les privilégiés, car dans peu il n’y aura plus d’espace blanc sur les cartes que nous traçons chaque année de nos possessions africaines. L’Algérie nous aura dit tous ses secrets, malgré mon horreur pour les itinéraires en pays connus, je ne veux point cependant passer sous silence, avant notre arrivée à Bordj-Bou-Areridj, notre bivouac de Mansoura.

Je crois d’ailleurs que Mansoura peut avoir encore, pour nombre de gens, le mérite de la nouveauté. Il y a dans ce site un grand charme de fraîcheur et de verdure. L’emplacement de nos tentes était un véritable jardin qui semblait disposé pour une fête champêtre. Aussi le colonel du 11e léger eut-il la pensée toute française de donner dans ces lieux une soirée que peu de raouts militaires surpasseront certainement en piquante originalité. Des lanternes en papier de couleur, qui rappelaient les illuminations parisiennes, avaient été suspendues à des branches d’arbres dans une vaste clairière où des bols de punch flamboyaient au milieu d’un cercle d’officiers. Je crois qu’Hoffmann lui-même eût préféré notre punch à celui qu’il prenait tous les soirs en compagnie des frères Sérapion. Je ne veux médire de rien cependant, car c’est bien au domaine de la poésie qu’on peut appliquer les paroles du Christ à propos d’un autre domaine : « Il y a plus d’une demeure dans la maison de mon père. » À coup sûr, toutefois, cette grande chambre que j’ai bien souvent entrevue dans ma pensée, où le violon de maître Kreissler était suspendu entre une chauve-souris et une pipe, où dans un coin obscur quelque clavecin effleuré par des doigts distraits résonnait d’une mélodie de Palestrina, la chambre de Don Juan, du Petit Zacharie et du Chat Murr, n’était pas un meilleur théâtre pour les songeries que ce bosquet éclairé par les étoiles d’un ciel africain, où des hommes séparés de leur patrie buvaient aux belliqueuses aventures.

Un personnage, entre autres, donnait au punch de Mansoura un caractère tout particulier : c’était un caïd du voisinage que le colonel Thomas avait convié. Peu à peu ce magistrat kabyle s’était engagé dans les régions de l’ivresse. Il avait oublié le prophète d’abord en vidant un premier verre de punch, puis toute la race des croyans en remplissant son verre de nouveau pour le vider encore. Il ne voyait plus que des Français dans l’univers ; il l’affirmait à un capitaine de voltigeurs en mettant sa main sur sa poitrine. Cette bizarre figure me rappela je ne sais quel opéra bouffe dont les notes moqueuses et touchantes pourtant se mirent à voltiger, pour moi, entre les branches des arbres, sur le vent de la nuit.

Ce vent, je ne veux pas l’oublier du reste, puisqu’il vient de revenir à ma pensée. Des souffles qui d’abord avaient été caressans devinrent violens et oppresseurs. Quand, la soirée finie, chacun se fut retiré sous sa tente, notre camp fut assailli par une vraie tempête. Les frêles abris dont je faisais tout à l’heure l’éloge furent renversés. Ma demeure, à laquelle je sus gré de ne pas être en pierre, S’abattit une des premières, et, pour me servir d’une bien simple expression qui m’a toujours semblé charmante, je me trouvai à la belle étoile. Ce fut le regard fixé sur cette belle étoile que je m’endormis, après avoir mis sous ma tête l’oreiller de Jacob, c’est-à-dire un énorme caillou. Je crois cet oreiller béni, car mon sommeil ne se dissipa qu’aux accens de la diane. Je me séparai de mon honnête couche avec une certaine mélancolie ; je souhaite à d’autres d’y trouver la paix que Dieu m’y a accordée cette nuit-là.

En quittant Mansoura, nous nous engageons dans la Medjana, immense plaine que sillonnaient autrefois des partis nombreux de cavaliers. Un soir, vers trois heures, nous arrivons à Bordj-bou-Areridj. Là s’élèvent quelques maisons isolées qu’entourent de vastes horizons. Une sorte de forteresse rappelle les châteaux du moyen âge ; c’est la demeure du colonel D’Argent. Voilà je ne sais combien d’années que cet intelligent et intrépide officier est confiné dans cette solitude. Il ne connaît pas l’ennui. Le mot de César aurait fait fortune dans l’année d’Afrique. On y aime avant tout le commandement, puis on y est subjugué, sans même s’en apercevoir, par le charme d’une vie mêlée d’un repos infini et d’une ardente activité. Dans une de ses poétiques comédies, Alfred de Musset parle d’une coupe avide que l’homme tend sans cesse à la nature, et que la nature, dit-il, ne parvient pas à remplir. Le ciel d’Afrique verse dans cette coupe le plus précieux des philtres, il y fait couler l’oubli. D’abord dans ces lumineux lointains qui charment et fatiguent la vue, on cherche l’image de la patrie, on croit voir des formes connues, des fantômes adorés ; peu à peu on n’y voit plus rien que ces vagues attraits dont se revêt pour nous à certaines heures le ciel de tous les pays. On s’abandonne à une existence pleine en même temps de monotonie et d’imprévu. Quand tout à coup des cheveux blancs et des rides vous avertissent que dans ces lieux où vous ne vous êtes pas senti vivre, vous avez laissé nombre de vos jours, vous croyez avoir dormi d’un sommeil magique. Bordj-bou-Areridj a été un de ces points du sol africain d’où il m’a semblé que ma tente se détachait avec le plus de peine, l’ai été heureux cependant quand j’ai aperçu les murs de Sétif.

Toutes les troupes expéditionnaires y étaient rassemblées. L’armée devait se diviser en deux corps conduits, sous les ordres du gouverneur, l’un par le général Bosquet, l’autre par le général Mac-Mahon. Ces deux corps étaient réunis devant Sétif ; ils occupaient un camp rempli d’espace, où les bataillons pouvaient manœuvrer, et où les chevaux pouvaient fournir de longues courses. À une des extrémités de notre horizon, nous apercevions les montagnes que nous devions parcourir, ces sommets abrupts des Babors, qui semblaient des régions inhumaines où les aigles, les vents et les nuages, pouvaient seuls errer. Sétif, qui longeait une des faces de notre camp, est une ville d’une construction toute moderne et toute française, mais où s’élèvent quelques ruines romaines d’une incontestable grandeur. Ainsi, près d’une porte, on aperçoit une de ces tours carrées qui font rêver des sièges antiques, des machines de guerre, des échelles pliant sous les soldats, de ces combats où les âmes et les corps faisaient, avant l’invention de la poudre, des efforts si désespérés. Un jardin situé à l’entrée de la ville est devenu un véritable musée. On a disposé entre des arbres tous les objets que d’habitude nous voyons dans d’obscures galeries, ces pierres, ces bas-reliefs, ces colonnes dont les antiquaires se servent pour reconstruire, en leurs savantes rêveries, les mondes disparus. Je n’ai aperçu du reste ce musée que de loin ; je ne l’ai pas visité, quoique son aspect pittoresque, sa physionomie pensive m’eussent prévenu en sa faveur ; mais je ne sais pourquoi la science me glace. Dès que je découvre quelque part ses traces, je m’enfuis. Une étiquette me gâte la plus odorante et la plus éclatante des fleurs. Je ne défends pas cet instinct ; je me contente de m’y livrer.

Je ne crois pas que Sétif soit d’habitude le séjour de la gaieté ; mais le camp y faisait circuler une vie dont toutes ses rues, toutes ses maisons étaient animées. Les cabarets y regorgeaient de buveurs ; les marchandes de tabac y débitaient derrière leurs comptoirs toutes leurs provisions d’œillades et de cigares. Les plus chétifs restaurans renfermaient autant de tables que Véfour ou le Café de Paris. Au milieu de cette joyeuse agitation, de cette foule, de ce bruit, flottait je ne sais quoi qui sentait la guerre. Des soldats du train passaient escortant des caisses à cartouches, des arabes chevauchaient en attirail d’expédition, leurs fusils en travers de leurs selles. Il y eut une heure surtout où ce sentiment de la lutte prochaine me monta au cœur comme un parfum de printemps. Je songeai à d’autres combats que je ne pourrai jamais me résoudre à haïr, malgré ce qu’ils avaient de douloureux et de sinistre, parce qu’ils resteront mêlés en définitive aux plus vifs souvenirs de ma jeunesse. J’ai respiré dans les rues de Paris, j’ai senti sur la dalle des quais, entre les arbres des boulevards, cette sorte d’émanation belliqueuse qui s’échappe des lieux où vont se déchaîner les énergiques instincts des âmes humaines. Je retrouvais cette odeur avec joie.

On s’amusait à Sétif comme s’amuse une armée qui entre en campagne. On n’y traitait avec superbe aucun plaisir, on y fêtait tout ce qui hâte la marche des heures. Outre les cigares, le vin et l’absinthe, Sétif nous offrit un théâtre, où, pour ma part, j’ai passé de gais et rapides momens. Les acteurs de ce théâtre étaient des zéphyrs. Je n’ai pas besoin, j’espère, de décrire l’espèce de gens que ce nom désigne. Je crois que les zéphyrs sont connus depuis longtemps en France. Ce sont des soldats dont on a peut-être un peu trop exalté l’humeur excentrique et les allures bohémiennes. Ces hommes, que la loi militaire a l’intention de punir, trouvent le moyen de transformer une vie d’expiation en vie d’une folle insouciance. On les appelle indifféremment les zéphyrs ou les joyeux. Ce dernier nom est même celui qui maintenant sert le plus souvent à les désigner. En dépit d’une série tout entière de vieilles et banales maximes, qui attribuent une particulière énergie aux cœurs où le vice prend ses ébats, je préférerai toujours aux zéphyrs, quand il s’agira d’aller au feu, ceux de nos soldats que l’honneur n’a jamais rayés de sa noblesse ; mais je ne puis nier qu’ils n’aient parfois une verve amusante et que leur entrain même ne rende des services, car, ainsi que je l’ai entendu répéter souvent à un des généraux les plus expérimentés de l’armée d’Afrique, la gaieté est un élément essentiel de l’existence militaire.

Quoi qu’il en soit, les zéphyrs nous donnaient la comédie à Sétif. Le théâtre n’avait pas trop un air de grange. C’était une pièce assez vaste, avec un parterre, une galerie et deux loges d’avant-scène. Toutes ces places étaient occupées d’habitude par des soldats et des officiers, excepté les loges, où je me rappelle avoir vu un soir deux femmes en toilette parisienne, qui un instant emportèrent ma pensée dans de bien lointains pays. Les pièces qu’on nous donna appartenaient pour la plupart au répertoire du Palais-Royal. Elles étaient vraiment jouées avec beaucoup d’entrain, de bonne humeur et de malicieux esprit. Le jeune premier, qui s’occupait, je crois, d’art culinaire pendant le jour, avait de la sensibilité, de la grâce, et portait fort bien la perruque poudrée. Les comiques avaient toutes sortes d’expressions imprévues, de grimaces triomphantes, qui auraient été de l’effet le plus divertissant sur nos meilleures scènes. Les femmes n’étaient pas nombreuses. C’étaient deux aimables personnes fort connues de l’armée d’Afrique, qu’elles avaient visitée dans ses postes les plus isolés. Une de ces méritantes gitanas avait de jolis yeux, une voix agréable, et, en dépit de l’ardente contrée où s’était promenée sa jeunesse, une apparence de fraîcheur. Toute cette troupe déployait un zèle dont il aurait été bien injuste de ne pas lui savoir gré. Puis, ce qui devait nous rendre avant tout indulgens pour ce théâtre, c’est qu’il nous rappelait la patrie. Ces airs de vaudeville étaient écoutés par le public de Sétif avec le cœur bien plus qu’avec les oreilles. De là le plaisir qu’ils m’ont causé, de là le souvenir que je leur consacrerais même dans des pages qui n’auraient pas la familiarité de ce récit ; car, suivant moi, tout ce que n’a point dédaigné le cœur a le droit de dire à la pensée : « Cherche à me sauver de l’oubli. »

Il y avait huit jours à peine que le camp de Sétif était formé quand le gouverneur vint prendre le commandement des troupes. Le général Randon arriva par une radieuse matinée, et je crois vraiment pouvoir dire, sans tomber dans un style officiel qui ne serait guère à sa place ici, que soldats et colons lui firent un accueil dont il dut être profondément touché. Il y a des popularités semblables au trésor que Dieu permet quelquefois à l’honnête homme d’amasser : elles ont été lentes à se construire, mais il arrive une heure où elles se montrent dans un éclat qui est salué de tous, parce que chacun sait de quels élémens elles sont composées. Le général Randon jouit en Afrique d’une popularité de cette nature. Le hasard n’a point dirigé l’affection qui s’est attachée à lui. Le pays qu’il gouverne maintenant l’a vu suivre une loi invariable dans des situations qui ont changé. Cette vie consacrée au devoir a éveillé dans l’âme des populations de l’Algérie un sentiment de sérieuse sympathie dont le gouverneur trouvait l’expression sur tous les visages qu’il rencontrait.

Avant son entrée à Sétif, sa venue avait été célébrée par une des plus éclatantes fantasias que j’aie encore vues. J’ai assisté à un bien grand nombre de ces fêtes sans en être fatigué, car on ne se fatigue pas de la poudre et des chevaux, mais je puis dire que j’ai perdu depuis longtemps l’habitude d’en être ému : eh bien ! je me sentis remué par la fantasia de Sétif. Tout ce que la province de Constantine renferme de plus hardis et de plus brillans cavaliers était là. Cette race guerrière des Mokrani, à qui les traditions assignent une héroïque et romanesque origine, avait voulu se produire dans toute sa magnificence. On voyait, comme aux courses d’Alger, les selles étincelantes, les caparaçons aux riches couleurs, les splendides costumes faisant des apparitions subites sous les bernous qu’agite le vent ; seulement, par un effet de l’imagination peut-être, tout cela avait, sur le plateau de Sétif, un aspect plus imposant que sur le terrain de Mustapha. On sentait un autre appareil que celui des carrousels ; puis le théâtre de ces pompes n’était plus le même : il n’y avait là ni arène ni spectateurs, mais un pays sur lequel planait la guerre, et des hommes prêts au combat.

Le gouverneur employa les rapides journées qu’il passa sous les murs de Sétif à préparer ses opérations militaires et à inspecter ses troupes. On peut dire que le camp offrait une admirable réunion de toutes les armes. Les trois régimens de zouaves avaient là leurs colonels et leurs drapeaux. À cette vaillante infanterie, où sont en vigueur toutes les traditions de la guerre africaine, se joignaient des régimens de ligne éprouvés déjà par plus d’un combat, par de rudes travaux, par de longues marches, et un bataillon de tirailleurs indigènes, le bataillon de Constantine, où l’on retrouvait, sous des traits étrangers d’une originalité piquante et vive, le courage, l’entrain, la discipline de nos soldats. La cavalerie, moins nombreuse que les autres corps, parce que l’expédition devait se passer tout entière dans les montagnes, était représentée par deux escadrons de chasseurs d’Afrique et un escadron de spahis, sous les ordres du prince de la Moskowa. Le génie, appelé à jouer un rôle important dans un pays difficile, inconnu, où l’on allait marcher avec la sape et la mine, avait fourni un nombreux état-major que dirigeait le général de Chabaud-Latour. Rien n’avait été négligé de ce qui peut rendre d’avance une armée maîtresse de son champ de bataille et de ses ennemis.

Le gouverneur, avant de quitter Sétif, adressa aux troupes un ordre du jour qui traduisait les pensées dont tous étaient animés. Il montrait aux soldats ces montagnes qui se dressaient à l’horizon de notre camp ; il leur disait que bientôt leurs cris de victoire retentiraient sur ces cimes sombres et muettes. Dans ce langage qui ne peut, je crois, s’adresser qu’à une armée française, il s’écriait : « Je ne vous retiens plus. » Le 17 mai, cet ordre du jour était lu dans chaque corps ; le 18, le camp était levé.

À trois heures et demie, le canon, les tambours et les clairons sonnaient le réveil ; à quatre heures, toutes les tentes étaient abattues. Cette ville de toile avait quitté le sol et s’en allait sur le dos des mulets. Avant cinq heures, toutes les troupes étaient en mouvement. L’armée expéditionnaire se divisait en deux colonnes qui se séparaient immédiatement pour se rejoindre dans un prochain avenir, après avoir toutes deux combattu. Le gouverneur voulut voir défiler devant lui tout entière la colonne du général Mac-Mahon. Les officiers qui se quittaient se saluaient du sourire et du sabre ; on entendait les mêmes mots de tous les côtés : « Adieu et bonne chance ! » C’était un de ces momens, comme en présente si souvent la vie militaire, où une petite pointe de mélancolie qui se produit presque insensiblement sous des pensées résolues, souriantes et calmes, procure à l’esprit un état des plus agréables. Quand les derniers bataillons du général Mac-Mahon se furent éloignés de nous, le gouverneur, par un temps de galop, rejoignit la tête de la colonne avec laquelle il marchait, et nous voilà en route à notre tour. Chacun allume son cigare, s’abandonne au mouvement de son cheval et s’établit dans ses songeries.

Le soir, nous bivouaquions devant les montagnes où nous devions pénétrer le lendemain. Les cimes des Babors sont tellement abruptes, qu’on arrive à leur pied sans que rien s’évanouisse de leur grandeur. Elles s’élevaient devant nous dans un ciel pur, parées de mystère, attrayantes de péril. L’une d’elles surtout me plaisait dans sa formidable apparence : c’était une hauteur droite et sombre, découpée en trois grandes dents, qui avait vraiment quelque chose de cabalistique. Ainsi pouvait être la montagne où Faust et son infernal compagnon assistaient aux fêtes des ombres. -Vous n’avez plus qu’un jour, pensais-je en apostrophant au fond de moi-même ces sommets superbes et rêveurs, à garder le secret de vos arrogantes solitudes ; demain, nos chevaux et nos mulets passeront dans vos sentiers. Vos échos seront forcés de répéter le bruit de nos coups de fusil et de nos clairons. Les hommes que vous protégez, parce que leur esprit comme le vôtre est silencieux et farouche, vous demanderont vainement secours. Nos balles les atteindront sur les plus inaccessibles de vos pentes. Les aigles même et les vautours vous maudiront pour ne leur avoir pas donné un sur abri. Il n’est pas de lieu en ce monde où la France ne puisse pénétrer, et ce n’est pas la nuit qu’elle choisit pour accomplir ses entreprises : l’heure où elle est dans toute sa puissance est celle où le soleil est dans tout son éclat. Demain, au grand jour, nos soldats fouleront vos bruyères et pendront à vos flancs leurs tentes : vous ne serez plus le royaume de l’inconnu, vous serez une partie du domaine de la France.

Le 19 mai, nous entrions dans ce pays que nos regards cherchaient à pénétrer la veille. J’étais à l’arrière-garde ; j’avais sous les yeux le spectacle de cette énergie quotidienne que déploie notre infanterie. Dès huit heures du matin, le ciel devint un brasier ; quelques brises soufflaient sur les cimes, mais un air lourd et enflammé remplissait les ravins. Nos soldats poursuivaient gaiement leur âpre chemin ; ils semblaient porter sans y songer le sac, le fusil, le bâton de tente, le bidon, la gamelle, tout le fardeau que les expéditions leur imposent. À chaque halte, on entendait de joyeux propos. Certainement je sais qu’on est disposé à une particulière indulgence pour la plaisanterie qui sort de la martiale et honnête bouche du troupier ; toutefois je me rappelle bien des mots que n’auraient pas dédaignés les gens qu’on est convenu d’appeler les gens d’esprit. Voltigeurs, sapeurs, grenadiers, dans ces attitudes que nos peintres militaires ont rendues célèbres, lâchaient des lazzis consolateurs entre deux bouffées de pipe. Il y avait un contraste singulier entre la gaieté de nos hommes et la solennité des pays qu’ils parcouraient. Ainsi je me souviens d’une profonde vallée où un ruisseau courait sur des pierres sombres, entre deux montagnes austères qui semblaient tout indignées de ce qu’on violait leurs secrets. Quelques-uns de ces chiens qui suivent les régimens, partageant le pain, la fatigue et le danger du soldat, se mirent à hurler en s’engageant dans ces lieux lugubres. – « Eh bien ! cadet, dit un sapeur à son caniche, il paraît que le pays ne te convient pas ! » Pour moi, j’avoue que le pays me convenait. Ces sites à la Salvator Rosa, où toutes les montagnes semblaient faites pour cacher des nids de brigands, où tous les arbres affectaient, les uns une majesté de druide, les autres une superbe de gladiateur, cette campagne à la fois passionnée et grave me remplissait le cœur de joie. L’étape me parut courte. Quand l’arrière-garde arriva, le camp était déjà établi. Il s’élevait au milieu de champs assez vastes, dont la surface verte et unie interrompait les accidens de ce sol tourmenté. Il pouvait être deux heures quand je gagnai ma tente. On m’apprit qu’à trois heures le gouverneur montait à cheval pour faire une pointe en territoire ennemi.

À trois heures, tambours et clairons sonnent l’assemblée. Toutes les troupes destinées à sortir se réunissent. L’infanterie est fraîche et alerte. Les hommes ont laissé leurs sacs ; ils n’ont que leurs cartouches et leurs fusils. Les cavaliers se mettent en selle. L’aumônier arrive sur sa mule. Le train amène ces fauteuils de cuir et de bois, si souvent ensanglantés, qui rappellent l’agonie de plus d’un brave, les cacollets. La guerre se montre dans son sérieux appareil, escortée par ses saintes et glorieuses souffrances, qui, au lieu de voiler son attrait, ne font que le rehausser. La colonne se forme sur une des faces du camp. C’est là que les bataillons sont massés. On ordonne à la troupe de charger les armes. Un petit bruit, clair, net, distinct, qui court dans chaque rang, annonce qu’on flambe les fusils. En ce moment, un de ces brillans et aimables officiers dont la race ne se perdra jamais en France me jette un regard d’une amicale gaieté : « Voici, comme dit le Cantique des Cantiques, l’instant où va venir la fiancée. »

Enfin le signal est donné ; les fanfares résonnent, la troupe est en marche. Autour de nous voltigent des cavaliers arabes, tenant leurs fusils comme des lances : ce sont les cavaliers du goum. À leurs haïcks sont attachés des rameaux qui annoncent une journée de fête guerrière. On entend cette musique indigène, composée de flûtes et de tambours, dont les sons, tantôt aigus comme le sifflement des balles, tantôt pleins comme l’explosion de la poudre, s’allient si bien au bruit des combats. À l’instant où notre marche commence, il est près de trois heures et demie ; c’est une heure que j’aime partout, mais qui prend pour moi, en Afrique, un charme particulier. La chaleur du matin est tombée, l’air n’a plus rien d’oppresseur ; la vie de l’âme peut librement y circuler. La lourde et uniforme lumière du jour fait place aux chutes légères et bigarrées du soir. Le pays que nous traversons est inconnu ; nous ne savons pas quel accueil nous y est réservé : chaque rocher peut cacher des fusils. Nous apercevons çà et là, au flanc des hauteurs, quelques villages entourés d’arbres qui semblent plongés dans une paix champêtre ; des coups de feu vont peut-être en partir. On attend.

D’abord nous croyons que nos espérances vont être trompées. Des premiers gourbis que nous rencontrons, sortent des hommes et des femmes qui s’avancent jusqu’au cheval du gouverneur. Ce sont des supplians : ils ont mis leurs habits de fête. Les femmes poussent ce long cri dont elles saluent ceux qu’elles veulent réjouir et honorer. Une d’elles, qui est d’une singulière beauté, tient à la main une branche fleurie. Dans la Kabylie, heureusement l’harmonie n’a jamais régné. Auprès d’une tribu qui veut la paix vit une tribu qui veut la guerre. Un pâtre kabyle regarde brûler, en faisant paître son troupeau, le champ et la maison de son voisin. À quelques pas de ces populations empressées, nous entrons dans un pays morne et désert ; en face de nous, entre des rochers, nous apercevons des villages muets, d’où personne ne vient à notre rencontre. La colonne s’arrête ; un coup va être frappé. On voit soudain les goums qui s’élancent ; puis on entend, dans l’air sonore, le bruit attendu si impatiemment par toutes les oreilles. La fusillade a commencé.

Nos goums sont établis sur une hauteur ; de là, ils dominent ces villages silencieux tout à l’heure, où maintenant retentissent les coups de feu. Ils ont mis pied à terre. Tandis que leurs chevaux broutent paisiblement, ils chargent et déchargent leurs armes ; on voit se dessiner sur le ciel leurs silhouettes et celles de leurs fusils. Le gouverneur s’élance au galop jusqu’au lieu de l’action. Quand il est près des sillages où l’on se bat, il fait avancer deux bataillons de zouaves et un bataillon du 20e de ligne. Nos fantassins se jouent de tous les obstacles du terrain ; ils disparaissent dans un ravin profond et reparaissent sur une pente rapide qu’ils gravissent au milieu des balles et des pierres. Bientôt une épaisse fumée, suivie d’une lueur ardente, annonce le châtiment de nos ennemis. Pendant quelques heures, la fusillade continue. On entend le duo du fusil français et du fusil kabyle. L’un rend un bruit sec et vif, l’autre un son lourd et prolongé. Peu à peu le fusil kabyle parle moins souvent. Enfin le combat cesse tout à fait ; le clairon sonne le ralliement des tirailleurs. Tandis que la colonne se reforme pour rentrer au camp, je promène mes regards sur le paysage où le hasard des guerres m’a conduit. C’est un lieu charmant, qui se laisse gracieusement envahir par la paix voluptueuse du soir. Un chêne est auprès de moi, qui étend sur un gazon dont mon cheval me semble tendrement épris, une ombre protectrice du repos et amie de la rêverie. Un caprice de ma pensée me rappelle une célèbre élégie de M. de Lamartine en sa jeunesse, et j’adresse mentalement sur un champ de bataille à l’auteur du Soir ces vers que d’un autre endroit Alfred de Musset adressait à l’auteur du Lac :

C’est là, le croirais-tu ? chaste et noble poète,
Que de tes chants divins je me suis souvenu.

Je crois qu’on peut toujours s’abandonner consciencieusement, en tout temps, en tout lieu, aux jouissances que veulent bien nous donner soit les génies impérieux de l’inspiration, soit les douces fées de la mémoire. L’action ne s’indigne pas de ces plaisirs qui ne la rendent ni moins obéie, ni moins aimée de ceux dont elle dirige la vie : si j’avais eu des doutes à ce sujet, notre armée me les aurait enlevés.

Dans l’état-major qui entourait le gouverneur, à cette journée du 19 mai, était le colonel de La Tour du Pin, venu tout exprès en Afrique, où le ramène régulièrement la saison des coups de fusil, pour occuper un esprit qu’envierait le plus goûté des écrivains et complaire à un cœur qui se fait aimer du plus obscur de nos soldats, M. le marquis de La Tour du Pin dira un jour, je l’espère, et dira mieux que moi quelle union la vie pratique et une autre vie peuvent contracter dans une existence militaire ; mais je reviens à mon récit.

Voici donc la colonne qui se dispose à regagner le camp. Cette fois tous nos cacollets ne sont plus vides. Quelques mulets portent des fardeaux sanglans. Un de nos blessés a voulu rester à cheval : c’est Wagner, un maréchal des logis de spahis, dont l’épaule vient d’être brisée par une balle. Il a le regard rempli de douceur et de calme. Dieu nous permet quelquefois d’acheter avec un peu de sang des instans d’une paix inconnue à ceux dont les veines ne se sont jamais ouvertes. Depuis que la croix s’est levée sur le monde, tout être qui souffre, s’il supporte avec résignation sa douleur, sent qu’il marche dans une voie bénie. Il éprouve dans toute son âme un apaisement subit, un bien-être secret et profond. Je crois qu’il reçoit la visite de celui qui n’a oublié aucune des angoisses de la chair.

Notre retour nous fait traverser des sentiers que nous n’avions point parcourus ou que je n’avais pas remarqués. Un chemin où nos chevaux bondissent serpente entre des haies fleuries et de rians arbustes, comme une allée de parc anglais. C’est un de ces chemins que les Kabyles pratiquent dans leurs villages. Sur le seuil des gourbis à demi cachés par la verdure, quelques femmes nous regardent passer. La musique des goums fait retentir dans l’air du soir ses notes les plus vibrantes. Bientôt nos fanfares éclatent aussi ; nous rentrons au camp. Les soldats qui n’ont point pris part à la sortie sont rangés sur les pas du gouverneur ; ils saluent leurs camarades d’un cordial sourire ; demain ils auront leur tour. On descend de cheval, on dîne, puis chacun va chercher sous sa tente un repos qui ne lui manquera pas. Si j’avais la folie de croire au bonheur, comme dit René, je le chercherais dans une vie où se succéderaient des journées semblables à celle-là


IV

Le 20 mai, nous restons chez les Djermouna ; ainsi s’appelaient les gens que nous avions châtiés la veille. Le général Bosquet dirige une sortie sur les villages que les approches de la nuit n’ont pas permis aux goums de visiter. Le 21, nous poursuivons notre route. Nous n’avions pas foulé encore un sol aussi accidenté. C’était une succession perpétuelle de ravins et de montagnes. À chaque instant, des arbres déracinés, des eaux torrentueuses, des blocs de granit, arrêtaient la marche de la colonne. Il fallait avoir recours au génie ; sur-le-champ les sapeurs se mettaient à l’œuvre, et les obstacles disparaissaient sous leurs vigoureux efforts. On jetait aux torrens des pelletées de terre et des branches d’arbres ; on brisait les angles des rochers. Chacun de nos pas était une conquête ; mais rien de plus charmant que la nature qui nous obligeait à ces luttes. Je vois encore certains sites d’une fraîcheur que ne surpasse point à coup sûr le pays même où Obermann promena ses rêveries.

Ainsi, à notre gauche, au pied d’une montagne, un petit village était blotti entre des ruisseaux et des arbres, qui appelait à lui, du fond de notre âme, ces essaims de pensées que la verdure attire comme des bandes d’oiseaux. Les habitans de cette retraite avaient prudemment suspendu à leurs maisons des drapeaux et des branches garnies de feuillage, pour témoigner de leurs sentimens pacifiques. Le gouverneur craignit que ces signes ne fussent un langage méconnu des zouaves ; il mit ces aimables lieux sous la protection de son porte-fanon. Je me suis arrêté là un instant, pendant que la sape et la pioche étaient aux prises avec les difficultés de la route. La demeure devant laquelle était planté le fanon du gouverneur ressemblait plutôt à une maison mauresque qu’à un gourbi. C’était une habitation blanche, recouverte en tuiles luisantes et soigneusement façonnées. Un mur qui offrait quelques vestiges de dessins coloriés semblait recevoir avec plaisir l’amoureuse caresse d’un rayon de soleil. Toute une famille était devant la porte. Un grand garçon de dix-huit ans cherchait à se faire comprendre de nos soldats auxquels il offrait du lait ; un vieillard attachait sur nous un regard qui n’était ni étonné, ni triste, mais résigné et bienveillant ; une femme tenait un enfant sur son sein. Ce coin du monde renfermait tout ce qui redouble l’indignation de certaines âmes contre la guerre et ce qu’on nomme ses fléaux : pour moi, j’y voyais un tableau qui ne me troublait point dans l’ordre habituel de mes sentimens et de mes idées. Ces objets gracieux, ces êtres tranquilles ne me rendaient que plus chère la région ardente où j’allais vivre dans quelques instans. Le Tasse a saisi une des lois les plus impérieuses de l’art en jetant au milieu de ses récits guerriers son épisode des pasteurs. Je sais toujours gré à la vie de ressembler aux œuvres des grands poètes.

C’est au milieu de ces pensées que vinrent me surprendre quelques coups de fusil tirés à l’avant-garde. Un combat commençait. L’ennemi nous avait attendus à un col que l’on appelle Tisi-Sekkat. Un passage étroit conduit à un plateau entouré de cimes escarpées où le gouverneur avait résolu d’établir son camp. Les Kabyles étaient décidés à défendre ce passage ; ils s’étaient postés sur les hauteurs qui dominaient l’entrée et déterminaient l’enceinte de notre futur bivouac. La place qu’on m’avait assignée ce jour-là dans la marche m’éloignait du lieu où s’engageait l’action ; toutefois, malgré les difficultés du terrain et la longueur de la colonne, je pus, en éperonnant mon cheval, gagner rapidement l’endroit où retentissait la fusillade, et j’arrivai à temps pour jouir d’un admirable spectacle. Nos ennemis abandonnaient les montagnes qu’escaladait notre infanterie. Un bataillon du 2ème zouaves, commandé par le colonel Vinoy, avait enlevé la plus haute des cimes qui entouraient notre camp. Le colonel La Tour du Pin avait suivi ces intrépides fantassins dans cette ascension guerrière. La résistance vaincue sur les montagnes se réfugiait dans les ravins. À l’entrée du camp s’ouvrait une vallée profonde où retentissaient des coups de feu que multipliaient à l’infini des échos d’une prodigieuse sonorité. Une fumée épaisse flottait dans cette vallée, laissant voir nos soldats aux prises avec des tirailleurs abrités par des arbres et des pierres, cette sorte de gouffre, rempli de fracas et d’obscurité, où se passaient les péripéties d’un combat, offrait un aspect d’un farouche attrait. Tout à coup j’aperçus le gouverneur, qui, accompagné d’un seul officier, mon ami Fernand de Lagny, entrait dans cette gorge bruyante. Un temps de galop me porte auprès de lui, et me voici engagé sur ses traces dans des chemins où ma pensée avait devancé mes pas.

J’ai vu dans nos guerres civiles de longues rues au pavé désert qu’éclairait un soleil sinistre. Le souvenir de ces voies parisiennes m’est revenu au moment où je pénétrais dans le ravin kabyle, et j’ai remercié Dieu d’avoir conduit ma vie dans des routes si dissemblables, où cependant j’ai senti passer les mêmes souffles. À l’entrée de la vallée était couché un spahi qui venait d’être traversé par une balle. Son corps avait, sous les plis du bernous rouge, une de ces attitudes dont Géricault a dérobé à la mort elle-même la formidable grandeur. Près de ce spectacle, qui avait quelque chose d’héroïque, une image d’une nature plus simplement, plus doucement triste s’offrit à nos yeux. On asseyait sur un cacollet un chasseur à pied qui venait d’être frappé mortellement par une balle. Ce blessé était un de ces jeunes soldats qui paient avec probité leur dette à la patrie, qui vont au feu comme les camarades, suivant une touchante expression des camps. Il mourait honnêtement sans faire entendre une plainte ; il avait enfoncé son képi sur ses yeux pour empêcher peut-être qu’on ne lût dans son regard une trop vive expression de souffrance. Le sang coulait sur son pantalon de couleur sombre, inondait ses guêtres, marquait au flanc le mulet qui le portait, et tombait enfin sur l’herbe que foulait le pas de nos chevaux. D’autres blessés étaient auprès de nous ; mais, je ne sais pourquoi, celui-là attira particulièrement ma vue. Il y avait quelque chose d’une singulière mélancolie dans ce sang qui venait se perdre au sein du gazon, en laissant une trace le long de ces pauvres habits. Le gouverneur dit quelques mots à ce brave homme, et cette figure, qui semblait ne devoir plus exprimer que les douleurs suprêmes de l’agonie, essaya encore de trouver une expression de reconnaissance.

Cependant la fusillade continuait, et notre course continuait aussi. La vallée nous découvrait à chaque instant de nouveaux trésors pour l’imagination et pour le regard. C’était une scène à mille jeux dramatiques et à mille effets pittoresques. Ainsi, au détour d’un âpre sentier, un torrent jaillissait d’une roche sombre et droite, pareille à ces fantômes alpestres qu’interrogeait l’âme désespérée de Manfred. Une onde sauvage, que semblaient faire bouillonner les génies de la violence et de l’inquiétude, venait couler à nos pieds et se mêler à l’écume qui baignait le poitrail de nos chevaux. Le gouverneur avançait toujours, suivi par des zouaves et par des voltigeurs du 68e qui avaient pris le pas de course. Il s’arrêta sur un petit plateau qui dominait une vallée nouvelle, mais une vallée verdoyante et fleurie, où étaient répandus des villages kabyles. Là, je compris ce qui se passait : une compagnie, entraînée par cet irrésistible élan que le péril inspire à nos troupes, s’était jetée sous cette feuillée tout imprégnée de poudre et retentissante de coups de fusil. Il s’agissait de rallier nos hommes pour empêcher un de ces désastres isolés qui attristent trop souvent nos victoires africaines. Le gouverneur n’avait voulu confier ce soin à personne. Il venait remplir lui-même les fonctions d’un capitaine, mettant en pratique cette belle maxime du maréchal Marmont, que, dans toute campagne, un général doit donner une heure de sa vie au péril du simple soldat. Un de ses officiers, le capitaine Galinier, qui l’avait aperçu du haut d’un rocher, le rejoignit là tout haletant d’une longue course pédestre. Au camp, on ne savait même point que le général en chef était dans le coin d’une vallée, s’acquittant sans appareil, sans faste, pour obéir à une loi de sa conscience militaire, d’un devoir obscur et sacré.

Le gouverneur appela un clairon : il n’y avait pas de clairon auprès de lui ; il fit signe alors à un tambour appartenant à une des compagnies du 68e, que dirigeait le commandant Archinard, de se mettre auprès de son cheval. Là, le tambour battit le ralliement des tirailleurs. Bientôt un son partit de la vallée en réponse à cette batterie. Le clairon de la compagnie qui s’était aventurée nous avait entendus. Au bout de quelques instans, les nôtres reviennent le visage animé, les fusils fumans, les cartouchières épuisées. Un soldat raconta au gouverneur qu’il avait failli tomber dans un groupe de Kabyles ; une excavation du sol lui avait servi d’abri ; il avait entendu les ennemis parler et charger leurs armes au-dessus de sa tête. Un sergent-major, qui avait une belle et martiale figure, offrit au général Randon un flitta, c’est-à-dire un long coutelas qu’il venait de prendre à l’instant. « .Je viens, dit-il, de l’arracher à un sauvage qui avait la vie dure ; il a fallu deux coups de fusil pour tuer ce gredin-là »

Quelques heures après cet épisode, le gouverneur était au camp, et nous déjeunions sous la tente. Après le repas, j’allai parcourir du regard les lieux que j’avais entrevus à travers les bruits et la fumée du combat. Un soleil de midi éclairait de son implacable lumière toutes les anfractuosités des montagnes, toutes les profondeurs des vallées, tous les replis du sol, que le mystère et le danger animaient le matin. Le paysage muet semblait avoir subi une funeste métamorphose. Je me rappelai ces salles de fête que leurs hôtes viennent de quitter : l’orchestre a disparu, les danseuses se sont envolées, la solitude a envahi l’espace où couraient les sons des instrumens, le babil des lèvres souriantes, les rêveries légères et les tendres pensées ; les lustres seuls sont restés et versent une lumière devenue lugubre sur les banquettes inoccupées que recouvraient les robes de gaze. Toutefois ce site, dépouillé du charme que son premier aspect m’avait offert, me plaisait encore : j’y retrouvais plus d’un souvenir qui, malgré son aride éclat, ne l’avait pas abandonné. Je sentais d’ailleurs que Tisi-Sekkat est un de ces lieux à la physionomie changeante comme celle des êtres humains, qu’il ne faut point juger en une heure.

À cette mobilité de tous les sites africains, où les jeux du soleil multiplient les phases les plus diverses, cette région de montagnes joint une mobilité particulière. Pendant les huit jours que j’y ai passés, j’y ai vu se succéder constamment une clarté offensante qui effarouchait les fantômes du cœur, et une lumière voilée qui ramenait la bande des rêves. Quelquefois les nuages s’amoncelaient sur ce plateau et semblaient en déborder comme d’une coupe. Jamais contrée n’a été hantée par de plus romantiques orages ; le tonnerre, répété par d’innombrables échos, portait aux oreilles un bruit prolongé et mystérieux comme celui de quelque chute surhumaine d’un dieu précipité du ciel et roulant d’abîme en abîme jusqu’au fond de la terre. Les éclairs, en déchirant les nuées, découvraient d’incroyables spectacles. Ce chaos de montagnes, un moment caché à notre vue, se remontrait au milieu de la pompe des tempêtes, dans une éclatante horreur, et la nuit, quand par un ciel transparent la lune se levait sur cet amas de cimes désordonnées qui semblaient s’élancer vers elle, de quelle vie étrange et inconnue on sentait toute cette nature remplie ! C’est sous de pareils cieux qu’on ne peut pas s’écrier : « Le monde est vide ! » J’ai vu une fois à minuit entre des rochers, près d’une fontaine, mon cheval, qui avait senti la présence d’un lion, s’arrêter et me dire par tout le tremblement de son corps : « Il est là » Ainsi fait notre âme à certaines heures, devant certains aspects ; elle aussi suspend tout mouvement, et s’arrête haletante, éperdue. Ne lui dites point : « Il n’est pas là ; » elle vous répondra en aspirant le redoutable souffle de l’existence qu’elle vient de sentir.

Quoique à Tisi-Sekkal je me sois complu dans bien des rêveries, je n’ai pas assurément consacré tout le temps que j’ai passé en ce lieu à la vie contemplative. Ainsi le 22 mai fut encore une journée de poudre. Le gouverneur me permit d’accompagner le général Bosquet, qui allait achever la soumission d’une grande tribu, les Beni-Tisi, et me voilà pénétrant de nouveau dans la gorge où le jour de notre arrivée s’étaient lancés nos tirailleurs. Il s’agissait cette fois d’opérer méthodiquement dans le pays que nos soldats avaient envahi du premier coup. Le général Bosquet avait divisé ses troupes en deux colonnes, qui devaient, après avoir longé deux lignes parallèles de crêtes, se rejoindre à l’extrémité de la vallée, où les Beni-Tisi avaient la plus grande partie de leurs oliviers et de leurs maisons. À l’heure dite et au point désigné, les deux colonnes firent leur jonction. Cette journée m’a montré à quel degré de perfection des officiers intelligens peuvent amener une guerre qu’ils pratiquent depuis longtemps. Nos ennemis, toujours dominés, essayèrent en vain de se défendre. Nos balles les atteignaient de tous les côtés ; s’ils essayaient de se porter en avant, leurs gourbis brûlaient derrière eux. Les accidens de leur terrain, éclairés par nos tirailleurs, ne leur offraient que des asiles funestes. Soixante Kabyles, embusqués dans un ravin, furent tués par les zouaves du colonel Vinoy. Les troupes étaient sorties du camp à midi ; à cinq heures, le mouvement de retraite commença. Les sentiers que nous avions parcourus dans la matinée offraient le soir des traces irrécusables de notre passage. Aussi le lendemain les soumissions arrivaient au camp, empressées et nombreuses. Les peuples primitifs disent à ceux qui veulent les soumettre : « Montrez-nous qui vous êtes. » Ils se prosternent avec une sorte de sentiment religieux devant la force qui s’est manifestée à eux par des signes certains. Je crois qu’en cela du reste ils ressemblent à la race humaine tout entière. Un Dieu seul peut fonder sa domination en refusant à ceux qui veulent le tenter toute marque visible de sa grandeur. Cette hauteur divine n’est point permise à la puissance terrestre.

Le 30 au matin, j’eus un des plaisirs les plus rares de ce monde, c’est-à-dire un réveil plein de charme. Nous étions arrivés la veille dans un lieu où l’on devait faire séjour. Aussi j’avais laissé passer au-dessus de mon sommeil les allègres accens de la diane. Vers sept heures, mon spahi soulève un des pans de ma tente, et je vois, en ouvrant mes yeux au jour, un paysage paré d’un attrait de soudaineté, d’un éclat imprévu, comme la décoration que découvre brusquement le rideau d’un théâtre. Semblable au dormeur éveillé, je me trouve, sans quitter mon lit, sur une scène pleine de mouvement et de lumière : autour de moi, toute la vie du camp, — les cavaliers qui conversent avec leurs chevaux en les étrillant, les fantassins qui s’en vont, le bâton à la main, fureter partout où l’on peut s’avancer sous la protection des grand’gardes, les officiers qui fument sur le seuil de leur logis, enfin l’activité et les loisirs d’une armée en campagne ; à l’horizon, des montagnes qui portent encore les couleurs galantes de l’aurore, qui sont nuancées de rose, de lilas et de vert tendre. Je me rappelle, je ne sais trop pourquoi, Xavier de Maistre, car mon voyage ne ressemble guère au Voyage autour de ma chambre ; mais j’éprouve une sorte de rêverie béate, et, avec une compassion mêlée d’une joie un peu égoïste, je plains tous ceux qui n’ont pas approché leurs lèvres de la coupe où je bois à longs traits.

Le pays où je suis, qui se nomme, je crois, Bou-Leaf, est rempli de discrets agrémens. Il n’a pas la sombre majesté de Tisi-Sekkat. Ce n’est pas une salle mystérieuse pour le sabbat des vents, de la foudre et des nuages ; c’est une contrée humaine. On y voit çà et la quelques arbres d’une taille gracieuse et d’un feuillage arrondi qui lui donnent une fraîcheur normande, et, tout en retrouvant une lointaine image de la pairie, on peut se dire avec une volupté secrète qu’on est perdu au sein d’une solitude profonde. On sait que l’on n’entendra point parler de tout ce qui donne au cœur des émotions presque douloureuses, et à l’esprit d’indicibles irritations. Dans la vie des courses au grand air, à travers les régions inconnues, l’intelligence se reprend aux choses simples. On s’entretient de la chasse, des chevaux, du temps que l’on désire ou que l’on redoute : quand par hasard la pensée veut s’élever de terre, elle gagne tout naturellement des régions hautes et sereines, où elle plane sans effort et d’où elle retombe sans douleur.

J’ai fait, aux environs de Bou-Leaf, une promenade dont je veux dire quelques mots. Il s’agissait d’aller reconnaître la route que nous devions parcourir le lendemain. Vers trois heures, nous montons à cheval et nous nous engageons dans une vallée d’un aspect plus sauvage que notre bivouac, mais où est répandu partout cependant un air de tristesse et de douceur. Une senteur enivrante nous arrive : c’est le parfum d’un bois d’orangers que l’on ne voit pas, et dont pourtant on ne peut nier la présence. Il semble que la nature, dont nous trahissons les secrets, dont nous violons l’asile, s’enfuit en nous jetant son bouquet. Un de mes compagnons me montre des rochers où Gelimer, dit-il, a cherché un refuge, après avoir été battu par les Romains. « C’est du reste, ajoute-t-il, un fait que tous les savans n’admettent pas. » Je sais à peine ce qu’était Gelimer ; je sais seulement que le pays qui est sous mes yeux serait une merveilleuse retraite pour une irréparable infortune, et qu’il s’accommode on ne peut mieux d’un mélancolique souvenir. Si on ne m’avait point parlé de Gelimer, j’aurais songé au roi Lear. C’est bien en de semblables lieux qu’ont dû être versées ces larmes dont Shakspeare a fait des joyaux immortels. On dirait que là un cœur s’est brisé comme un vase d’encens, laissant à tout un paysage le parfum d’une impérissable douleur.

Le 31 mai, nous quittons Bou-Leaf. À l’entrée de la route que nous devions suivre s’élevait une montagne qu’il était impossible de tourner. Depuis vingt-quatre heures, le génie pratiquait un chemin qu’aucun effort humain ne pouvait empêcher d’être âpre, étroit et suspendu sur des abîmes. C’est ce sentier que prend notre armée. Le général Bosquet s’était établi au passage le plus difficile. Debout sur un quartier de rocher, il dirigeait le convoi, dont le défilé dura presque autant que le jour. « Va, Marie, s’écriait le soir un homme du train en s’adressant, à sa mule, tu peux dire qu’il y a eu un bon Dieu pour toi aujourd’hui. » Il y a deux noms que portent invariablement toutes les mules, ce sont les noms de Marie et de Jeanne. Les soldats semblent prendre plaisir à prononcer ces mots qui leur rappellent sans doute la terre natale et les tendresses du village. Le fait est que la Marie dont il était question avait couru de grands dangers : elle avait roulé quelques instans sur le flanc de la montagne ; je ne sais quel accident de terrain l’avait retenue et lui avait permis de se relever. Elle avait repris sa marche adroite et patiente avec ce doux regard que j’ai rencontré chez toutes les mules africaines. Je ne vois point pourquoi la Providence ne se serait pas intéressée à cette humble et utile créature. Oui, Marie, je crois qu’il y a un bon Dieu pour toi : si tu te mettais à parler comme l’ânesse de la Bible, tu pourrais le dire suivant l’expression de ton guide, de ton guide qui te doit une profonde reconnaissance ; car tu as mieux fait que de porter son bidon et sa gamelle, tu lui as inspiré une parole touchante et une bonne pensée.

Après cette difficile ascension, nous descendons une rampe boisée, qui côtoie des précipices verdoyans d’où s’échappe par instans un murmure de ruisseau. Tout à coup, à travers les arbres, nous sentons une brise singulière qui nous porte une fraîcheur dont nous sommes étonnés et ravis. J’entends à quelques pas de moi une voix qui crie : « C’est la mer ! » et bientôt j’aperçois de grands espaces d’un bleu changeant. La Méditerranée est devant nous. Je ne sais pas si la France elle-même, s’offrant à moi tout à coup, m’aurait plus charmé que cette apparition. La mer est, comme le ciel, une patrie universelle où toutes les âmes aspirent des souffles qu’elles connaissent, où toutes les rêveries retrouvent des chemins qu’elles ont par courus. Puis, au sortir des montagnes kabyles, cette région aimée des poètes semble nous rendre la grâce attique ; elle nous rappelle mille tendres souvenirs, elle nous dit mille noms chéris. Notre bivouac est près de la plage ; il s’appelle Sidi-Rhean, ce qui veut dire, je crois, « le seigneur des myrtes. » Ainsi s’appelait un marabout qui a son tombeau entre les montagnes et les vagues. Ce lieu est peuplé de myrtes en effet, qui se mêlent à des lauriers-roses, à des orangers et à des grenadiers. Des eaux vives sillonnent cette terre ombragée. Quoique la nuit soit encore loin de nous, le ciel est voilé. Le paysage me semble gagner à la lumière attendrie où se noient tous ses contours ; il a quelque chose en même temps de païen et de mystique. Presque toujours les lieux évoquent pour moi un souvenir humain. C’est à Fénelon que me fait songer cette belle et rêveuse campagne. — Ainsi se confondent les grâces de deux mondes dans les pages où ce divin esprit a laissé sa plus vive empreinte. Je croyais avoir trouvé à Sidi-Rhean le pays que tous les voyageurs attendent, et attendent en vain bien souvent, pour dire : « Voilà ce que je cherchais ! » Mais je devais voir l’Oued-Agrioun.

L’Oued-Agrioun est une sorte de fleuve qui se jette dans la Méditerranée. C’est sur ses rives que nous allons camper au sortir de Sidi-Rhean. On peut dire que notre nouveau bivouac nous offre tout ce que peuvent souhaiter les yeux. D’un côté la mer nous apparaît entre deux collines, de l’autre s’étend devant nous une vallée qui est une véritable Tempé. C’est bien un de ces paysages qu’évoquait Poussin dans les grandioses rêveries de son pinceau. À travers des prairies d’un vert sombre coule une onde que bordent des touffes de laurier-rose, et qu’ombragent ça et là quelques bouquets d’arbres à l’opaque feuillée. Le sol présente partout des effets semblables à ceux que l’art produit à grand’ peine dans nos parcs. Des rochers couverts d’une végétation épaisse forment des grottes où l’imagination place des scènes tendres et merveilleuses. Des orangers, des citronniers et des myrtes composent des bosquets où l’Albane pourrait loger tous ses Amours. De distance en distance, des chênes déploient la pompe de leur grande taille et de leur opulente chevelure. Parfois quelques trembles, qui ressemblent à d’ascétiques rêveurs égarés dans des régions voluptueuses, élèvent au-dessus des plantes odorantes leur front pâle et élancé. Le regard va se perdre à l’horizon sur une chaîne de hauteurs boisées qui ont une douceur de colline et une majesté de montagne. Je ne sais pas comment est la véritable Grèce ; mais ce pays-là est à coup sûr la Grèce de nos esprits, la Grèce des poètes. De pareils lieux inspirent, suivant moi, comme toutes les apparitions dans notre vie de la félicité humaine, une sorte de tristesse qui est bien loin d’être amère toutefois. S’ils ne ressemblent pas à la couche des déesses antiques, s’ils ne rendent pas immortel celui qui les a aimés, — qu’ils ont aimé, on pourrait presque le dire, tant ils exhalent de vivante tendresse, — ils lui permettent du moins délaisser à sa tombe cette épitaphe où les regrets terrestres ont trouvé la plus touchante de leurs expressions : « Et moi aussi, j’ai vécu en Arcadie. »

C’est au camp de l’Oued-Agrioun que nous rejoignirent deux visiteurs qui furent les bienvenus : le prieur de la Trappe, le révérend père Régis, et le peintre ordinaire de l’armée française, Horace Vernet. Le moine et l’artiste arrivaient de compagnie, couchant sous la même tente, ayant une mule et un cheval à eux deux. Je vis avec plaisir ces hôtes nouveaux de notre bivouac. Le père Régis me rappelait ce couvent de Staouéli que j’ai voulu visiter aux premiers jours de mon arrivée en Afrique, ce mystérieux réservoir de pieuses tristesses dont je désirais sonder les profondeurs. Horace Vernet évoquait pour moi un ordre de souvenirs bien différens, mais qui me remuaient aussi : je songeais, en le voyant, qu’à cette heure même où nous cheminions dans la Kabylie, Paris goûtait ses jouissances intellectuelles de tous les ans, regardait, jugeais, louait, blâmait et oubliait les pensées humaines, devenues dessin et couleur, que lui offraient des artistes tremblans. Puis, qu’il vienne de Paris ou de Pékin, Horace Vernet est un hôte que je serai toujours heureux d’accueillir, surtout sous la tente où depuis longtemps sa place est marquée. Lui aussi, il a fait de la peinture sacrée, car le souffle du drapeau a passé devant sa face. S’il n’a pas été soulevé du sol par la prière, il a été enlevé de terre plus d’une fois par la trompette et par le tambour. Il a peint des batteries prises, des villes forcées, des tirailleurs sabrés. Il a saisi la furie française et l’a jetée sur la toile. Ses tableaux attestent que de notre temps il existe, tout comme avant nous, une espèce de soldats leste, hardie, résolue, qui accomplit en se jouant les plus austères devoirs du patriotisme et de l’honneur.

Vernet arriva au moment même où s’opérait un mouvement qui fut pour chacun de nous une vraie fête : la jonction des deux corps d’armée qui s’étaient séparés aux débuts de l’expédition. Un soir, nous apprenons que le général Mac-Mahon est campé à quelques lieues de nous. Le gouverneur fait tirer un coup de canon, et nous entendons, à travers les montagnes, un canon ami qui nous répond. Le lendemain, c’était le 4 juin, le camp de Sétif était reformé sur l’Oued Agrioun. Les troupes du général Mac-Mahon avaient, comme les nôtres, triomphé de tous les obstacles qu’elles avaient rencontrés ; elles avaient eu de vifs engagemens et de pénibles marches. Officiers et soldats disaient qu’ils n’avaient jamais parcouru sentiers plus âpres, plus étroits, plus brisés par toutes les natures d’accidens. On peut s’imaginer l’effet que produisaient l’Oued-Agrioun et ses rives parfumées sur des gens, qui sortaient de ce labyrinthe insensé de montagnes. Pendant quelques heures, ce ne fut au camp que réjouissances. Chaque soldat de notre colonne cherchait dans la colonne qui arrivait un hôte qu’il festoyait de son mieux. Un ravitaillement récent avait permis aux cantines de se garnir. Aussi aurait-on pu craindre un moment que Bacchus ne se déchaînai dans ce beau paysage arcadien ; mais nous étions heureusement dans une nature en état de siège. La discipline, qui ne perd jamais ses droits là où nos soldats sont rassemblés, fit régner l’ordre sous l’ombrage des myrtes et des lauriers-roses. Le soir, après la retraite, aucun écho ne répétait les accens d’une voix avinée.

Le 5 juin, le gouverneur voulut que ce camp, où se trouvait réunie l’armée expéditionnaire, fût le théâtre d’une solennité qui devait terminer une partie de la campagne. Il fit venir devant sa tente les chefs de toutes les tribus des Babors ; là, après leur avoir adressé des paroles dignes, énergiques et simples, il leur donna le bernous d’investiture. Cette cérémonie eut un caractère d’une incontestable grandeur. Je ne suis certes pas porté à m’exagérer l’éclat des fêtes, je crois que les hommes, lorsqu’ils veulent, par des cérémonies extérieures, glorifier eux-mêmes leurs œuvres, les fins humaines de leur vie, se trouvent réduits d’ordinaire à une visible impuissance, qui est le châtiment de leur orgueil : mais cette fois maintes circonstances se réunissaient pour empêcher cet effet habituel de se produire. Un pays d’un aspect nouveau et d’une beauté incomparable, un ciel lumineux et doux, des hommes aux poses et aux costumes exempts de toute apparence vulgaire, voilà ce qu’offrait le camp de l’Oued-Agrioun. Les chefs kabyles formaient un grand cercle autour du gouverneur, entre deux haies de soldats sous les armes. Chacun d’eux était appelé tour à tour et recevait le bernous, double signe de son autorité et de sa soumission. Il jurait fidélité à la France, puis retournait à sa place, paré de son manteau écarlate, avec cette dignité des sauvages que rien n’embarrasse, rien n’étonne, qui prennent tous les accidens de leur existence comme nous prenons les caprices du sommeil. Ces gens-là, je le veux bien, sont inférieurs aux habitans des villes ; mais on ne peut nier qu’ils ne participent à cette splendeur mystérieuse que Dieu donne aux arbres, aux plantes, à tout ce qui vit sous le regard du ciel.

Le 5 juin était un dimanche. Quand l’investiture fut terminée, le gouverneur, après avoir congédié les Arabes, se dirigea vers un endroit du camp ou l’on avait élevé un autel. On célébra le sacrifice de la messe. Le père Régis officiait. Il avait placé derrière le tabernacle une croix dont toutes les imaginations furent frappées. C’étaient deux brandies d’arbre à peine dépouillées de leurs feuilles, et noueuses, tordues, sauvages. Cette croix rappelait la Trappe, ses agrestes solitudes et son âpre piété. Il y avait, dans ce bois étrangement contourné qui se détachait sur un ciel d’un bleu ardent, une sorte de violence mystique comme celle d’une âme qui se tord dans le brasier de la prière. Je ne suis pas très partisan des messes en plein air, d’abord parce que cela me fait involontairement penser à de fades descriptions dont mon enfance a été ennuyée, puis parce que j’ai en horreur cette opinion philosophique, que la nature est le seul temple qui convienne à l’Être suprême. Jamais la religion ne murmure à mes oreilles de plus frémissantes paroles que sous la voûte des églises ; le souffle divin, quand il s’enferme dans une habitation terrestre, y produit une atmosphère où les âmes se sentent soulevées. Toutefois j’assistai avec joie à la messe du père Régis ; j’étais heureux que la prière eût sa place dans une journée qui, sans elle, n’aurait était consacrée qu’à la gloire humaine ; car « la gloire humaine, dit un saint livre, est toujours accompagnée de tristesse. »

Au sortir de l’Oued-Agrioun, nous allâmes passer huit jours dans un lieu qu’on appelle Ziama. C’est une région montagneuse qui s’étend au bord de la mer. Dans la partie la plus voisine de la grève, on retrouve les ruines fort apparentes d’une ville romaine. Si l’un des groupes de maisons que nous répandons à travers l’Afrique venait à être détruit maintenant par quelque action violente soit de la nature, soit des hommes, il n’en resterait dans bien peu d’années que d’informes décombres, des tuiles, du bois, des plâtres ; le souffle d’un seul siècle suffirait pour balayer cette poussière. Les Romains semblaient songer à autre chose qu’à se construire des abris. Comme toutes les nations antiques, ils voulaient laisser après eux sur cette terre, l’unique domaine de leur vie, des fantômes de pierre et de marbre. La cité dont j’ai visité les débris était assurément une ville bien obscure, où ne vivaient que des Romains ignorés de Rome ; eh bien ! son existence est attestée par des portiques qui ont de la grâce et de la majesté. La nature en a pour longtemps encore avant de dévorer ces ruines avec lesquelles aujourd’hui elle semble prendre plaisir à se jouer. Des liserons s’enroulent autour de sombres arcades et de pâles bluets se serrent contre des colonnes brisées. Je me suis arrêté près d’un sépulcre rempli d’une eau où des oiseaux se désaltéraient. J’ai retrouvé sur cette tombe des sculptures qui continuent, malgré les altérations qu’elles ont subies, à rendre la pensée qu’on leur a confiée autrefois : elles représentent un lit nuptial que la mort a rendu solitaire. D’un côté de cette couche est un groupe de pleureuses, de l’autre une figure qui doit être celle d’un funèbre génie tenant un flambeau renversé. Pendant une bien longue suite d’années, ce langage séculaire d’une joie et d’une douleur d’un jour n’a été recueilli par personne. Je crois que les Kabyles ont peu de souci des ruines ; toutefois ils ne les persécutent point : comme les liserons, ils se suspendent à leurs faites, l’ai vu accroupis sur une sorte d’aqueduc des pâtres long-vétus qui tantôt abaissaient leurs yeux vers leurs troupeaux, tantôt dirigeaient devant eux à travers l’espace leur regard aux muettes et insondables profondeurs.

Le ciel, qui, au camp de l’Oued-Agrioun, avait un moment revêtu sa plus éclatante parure, se couvrit à Ziama d’une effroyable obscurité, et une de ces pluies africaines dont j’ai parlé déjà nous emprisonna dans nos tentes. Je me rappelle sans déplaisir ces instans de captivité. Tandis que les eaux du ciel martelaient la toile qui me servait d’abri, je m’abandonnais à ces complets loisirs, malheureusement trop rares dans notre vie, où se trouvent réunis tous les repos. Je vis presque avec chagrin la renaissance du beau temps ; je me trouvais bien dans ma tombe ; j’aurais dit volontiers avec un personnage de Shakspeare : « Par pitié, ne m’étendez pas de nouveau sur la roue de la vie. »

Pourtant notre départ de Ziama fut marqué, pour moi, par un spectacle d’une vive et originale beauté : ce fut un lever du soleil au bord de la mer, dans les plus étranges conditions. Tandis que la nature de droite était toute chrétienne, celle de gauche était toute païenne. À droite, ce sont des montagnes ascétiques, des profils de granit, effilés, des élévations solitaires qui semblent attendre des demeures d’anachorète. Au-dessus d’une de ces hauteurs s’élevait en ligne directe, d’une correction inflexible, une étoile isolée qui rappelait l’hostie soulevée par un miracle au-dessus du calice. À gauche, c’est la Méditerranée qui regarde l’aurore de l’ancien monde, prête à jeter son sourire aux humains. On sent que l’aimable déesse est à demi sortie de la couche où dort son vieil époux. Comme des draperies qu’elle n’a pas fixées encore sur ses membres charmans, des voiles teints de roses, de safran et de pourpre flottent à l’horizon. Tout à fait au-dessus des flots, dans une région qu’envahit déjà la lumière, tremblent des étoiles prêtes à s’évanouir, qui ressemblent à des danseuses surprises dans une salle de fête par la clarté du jour. D’un côté je lis l’Évangile, et de l’autre je lis Homère.

Du reste, l’Afrique nous offre les beautés de toutes les contrées et de tous les livres. Ainsi le 11 juin nous traversons une forêt où auraient pu se perdre Chactas et Atala. J’aperçois ces flancs mystérieuses qui éveillent, en se pendant aux rameaux vigoureux des chênes dont elles semblent aspirer la vie, des idées d’impérieuses et sensuelles amours. Nous pénétrons dans un vrai chaos de verdure. Tout à coup le sol se rétrécit sous nos pieds ; peu à peu il devient un sentier qui, d’un côté, est dominé par des rochers couverts d’une inextricable végétation, et qui, de l’autre, domine un ravin où les eaux d’un torrent cordent entre des troncs d’arbres et des bruyères.

C’est à travers ces aspects changeans que nous arrivons aux lieux où l’expédition doit finir, dans le pays des deux tribus qui ne sont point venues se soumettre encore, les Beni-Affeur et les Beni-Zdeur. Nous avions rêvé dans ces contrées des combats que nous ne trouvons point. La décision de notre marche, la promptitude de nos succès, ont jeté le découragement chez les Kabyles. Beni-Affeur et Beni-Zdeur accourent à notre camp ; nous ont compris qu’il n’y avait pas à lutter contre des gens qui tombaient sur eux des sommets mêmes de leurs montagnes. On reçoit leurs moutons, leurs boeufs, leurs poules, et on leur accorde l’aman ; mais on veut que leur pays conserve une trace ineffaçable de notre passage. Sur un ordre du gouverneur, nos bataillons quittent le fusil, prennent la pioche, et entreprennent avec un incroyable élan une œuvre immense qui est accomplie en quelques jours. À travers une véritable confusion de bois, de rochers et de montagnes, ils pratiquent une route où des voitures pourraient s’engager. Je n’oublierai jamais ce qu’ont été nos soldats dans cette tâche, qui exigeait d’eux la plus difficile espèce de dévouement. Je ne veux insulter à aucun temps, à aucune pensée, à aucun homme, car je désire qu’on respire dans ces pages une seule passion : mais je n’ai pu m’empêcher pourtant, à l’aspect de ces travailleurs, de songer aux travailleurs d’une si différente espèce que j’ai vus à une époque récente. Ce travail qui mérite vraiment d’être glorifié, ce travail que depuis bien longtemps la religion elle-même a élevé à la dignité de la prière, je l’avais enfin sous les yeux : il m’apparaissait avec ses purifiâmes ardeurs, avec son courage sacré, avec sa patience bénie.

Le jour où la route qui relie maintenant Constantine à Djigelli fut praticable, le gouverneur voulut juger par lui-même de cette voie presque en même temps ébauchée et finie. Zouaves, chasseurs à pied, soldats de tous les régimens, se tenaient sur son passage, la pioche à la main, la tête découverte, offrant avec insouciance au soleil leurs fronts où ruisselait la sueur. Sur cette longue ligne où résonnait l’accent du clairon, on rencontrait un même entrain, une même gaieté, un même sourire. Pas un visage où ne fût empreinte une joyeuse résignation. Il y avait dans cette singulière revue d’une année victorieuse du sol, tenant à ses pieds, sous les instrumens de son travail, son ennemi dompté et transfiguré, un entraînement qu’il était impossible de ne pas subir. À l’entrée d’un pont élégant et hardi qui faisait passer la route au-dessus d’un torrent, le gouverneur tendit tout à coup la main aux deux officiers du génie qui avaient eu dans ces travaux la plus grande part. Toute une chaîne humaine sentit l’émotion électrique de ce mouvement.

Quelques jours après cet épisode, nous nous embarquions à Djigelli. Le 1er juillet, nous entrions dans le port d’Alger. Heureusement nous n’avons pas dit de longs adieux aux bois, aux rochers, aux montagnes, au sommeil de la tente, au réveil des clairons, à la recherche des coups de fusil. Quand on a connu la vie de l’expédition, c’est avec une étrange tristesse qu’on la quitte. On se demande comment on pourra remplacer tant de biens dont on aurait cru la réunion impossible : — une activité sans inquiétude, une oisiveté sans remords, des élans passionnés, des espérances placides, de pieux souvenirs et de philosophiques oublis. On rentre avec angoisse dans un monde qu’on n’était pas sûr de n’avoir point abandonné pour toujours. N’exagérons rien cependant, car si la vérité doit être quelque part, c’est ici. Il y a des jouissances qu’au sortir de toute campagne on retrouve avec une profonde émotion. La tente ne fait pas oublier le foyer, la nature ne fait pas oublier la patrie, et tous les cœurs où se glisse encore, suivant l’expression d’un grand poète, le seul rayon dont s’illumine la vie savent ce que ne fait pas oublier le danger.


PAUL DE MOLENES.

  1. Voyez la Garde mobile, souvenirs de la révolution de février, dans la Revue du 1er novembre 1849.