Vue d’ensemble sur la question juive et le sionisme

La bibliothèque libre.


ISRAËL


VUE D’ENSEMBLE SUR LA QUESTION JUIVE
ET LE SIONISME


La douleur juive n’a pas de cesse depuis dix-huit siècles.

Le malaise que cause la présence de groupes juifs parmi des majorités non-juives se traduit par une hostilité qui, selon les pays et les âges, va de l’insulte à l’oppression légale et au massacre.

Les causes de l’antisémitisme sont nombreuses.

Israël, race naïve et volontaire, a cru à sa mission de peuple élu. Ardent coureur tendu vers la cité terrestre, il n’a pas voulu s’arrêter aux frais repos de l’Évangile. Il s’est véhémentement opposé à la révolution religieuse qu’un des plus grands parmi ses fils a tentée il y a près de vingt siècles. Le rejet du messie porteur de paix a été la première cause des souffrances juives.

La situation économique anormale imposée aux Israélites a aggravé encore les préventions injustes et les visibles haines.

Une cause d’ordre ethnique semble de primordiale importance aux théoriciens de l’antisémitisme. Israël disent-ils, est l’impénétrable étranger, l’aveugle porteur d’un idéal ennemi. Une triste discipline charnelle a maintenu dans son âme une dure religion où prédomine la volonté, une conception historique et presque politique du divin, un monothéisme maigre et brûlant, ennemi du polythéisme symbolique et plastique des peuples indo-européens, un matérialisme abstrait, un mysticisme terrestre qui répugnent à la sensibilité aryenne. Malgré son génie d’adaptation passionnée, le peuple juif semble aux antisémites profondément réfractaire à la civilisation des peuples chrétiens, héritiers des disciplines grecques et romaines et du patrimoine germanique. Ses ennemis voient en lui un danger auquel il faut parer par tous les moyens.



Nous étudierons, dans une prochaine chronique, la « théorie » antisémite et en apprécierons la valeur.

Bien ou mal fondé, l’antisémitisme est plus violent que jamais.

Il nous déplaît de devoir rappeler les horribles souffrances infligées aux populations juives pendant ces dernières années. Nous ne nous arrêterons pas sur le « boycottage » économique et social, les expulsions, les massacres organisés de Russie, de Roumanie, d’Ukraine et de Pologne.

Dans ces contrées l’antisémitisme est encore plus puissant qu’il ne paraît de prime abord. Il est artificiellement contenu et ne révèle pas son entière intensité. Des raisons de politique internationale obligent les gouvernants à brider momentanément les instincts populaires.

En Autriche, les dernières élections ont marqué un progrès très sensible du groupe chrétien-social, parti ouvertement anti-juif. En Hongrie et en Allemagne, l’antisémitisme est l’arme facile de la réaction militariste. Il se développe assez rapidement en Tchécoslovaquie, en France, aux États-Unis, en Italie et même en Angleterre.

On n’a pas manqué, dans tous ces pays, de tirer parti du bolchévisme. De ce que quelques juifs renégats se trouvent avec de nombreux « camarades » chrétiens à la tête du mouvement communiste, les antisémites concluent hardiment que tous les Juifs — ou presque — sont bolchévistes. Ils oublient de remarquer que, s’il y a des Israélites à la tête du gouvernement des Soviets, il y en a aussi qui dirigent les destinées capitalistes des gouvernements d’Angleterre, de France ou d’Italie.



L’émancipation civile et politique n’a pu résoudre la question juive.

Un humanitarisme de principe, non une sympathie spontanée, a rompu les chaînes des ghettos, mornes patries de l’exil. De nombreux Juifs se sont rués vers la civilisation occidentale, jusqu’alors interdite. Ivres de disparaître, ils se sont ardemment assimilés. Ils ont aimé leurs nouvelles patries avec toute la sincérité possible, et parfois avec une exagération un peu ridicule. Ils leur ont pris la langue, les mœurs et les plus profondes aspirations.

Mais beaucoup n’ont pu accepter ce suicide moral. Ils n’ont pas voulu entrer dans la cité chrétienne, ou n’ont pu y demeurer. L’apostasie leur répugnait. Ils avaient conscience d’appartenir à un peuple vivant, dont l’œuvre temporelle n’était pas encore achevée et qui devait dédier sa pureté à la poursuite d’un idéal traditionnel.

D’ailleurs, dans les pays qui avaient libéré les Juifs, l’antisémitisme ne désarmait pas. La situation des Israélites devenait plus fausse que jamais. On rappelait durement leur nationalité aux assimilés qui avaient cru ingénument à une libération véritable. On leur faisait reproche d’accaparer et de corrompre les domaines de la politique, des finances et des arts. On leur faisait grief de leur trop souple faculté d’assimilation.

Aux Juifs fiers, on reprochait par contre de rester un peuple étrange sur une terre étrangère.



Quelques nobles esprits d’entre les Juifs trouvèrent la vraie solution. Ils comprirent que le peuple errant ne pourrait revivre une vie saine que par le retour à la terre, à la terre de ses ancêtres cette terre, qu’il réclame depuis dix-huit siècles, dans ses prières obstinées.

Un mouvement philanthropique de colonisation palestinienne naquit en Russie vers 1882, lors des grandes persécutions.

Mais ce n’est qu’en 1895, en pleine affaire Dreyfus, que Théodore Hertzl préconisa une solution large et définitive dans un livre intitulé L’État Juif. Il convoqua en 1897 un congrès universel qui prit pour programme « la création en Palestine d’une résidence garantie par le droit public ».

Les souffrances juives étaient trop fortes, la nostalgie de Sion trop puissante pour ne pas donner au nouveau mouvement une immédiate extension. Herzl parvint rapidement à intéresser l’opinion publique. Il entama des pourparlers avec le sultan de Turquie. Il négocia avec le gouvernement anglais. Cependant, malgré des efforts tragiques, il n’obtint pas des résultats très importants.

À sa mort, et sous l’influence des masses russes impatientes, le sionisme évolua et poursuivit des buts immédiats, moins politiques que « pratiques ».

Mais la guerre vint. Depuis 1914 de grands changements sont survenus dans le mouvement sioniste. Il est devenu nettement politique. Il a su entrer en pourparlers avec les gouvernements alliés, au moment propice. La guerre a détruit les grands centres de vie juive. Les communautés de Russie et de Pologne sont en ruines. Les Juifs des pays anglo-saxons ont dû assumer la direction du mouvement. Enfin, un courant sympathique au sionisme s’est dessiné dans les milieux de l’Entente, particulièrement en Angleterre.

Il est certain que les Alliés avaient intérêt à rendre une vie indépendante à la nation juive. L’appui des milieux Israélites n’était pas à négliger. Ils étaient puissants en Amérique, spécialement dans l’entourage du Président Wilson. Il rentrait en outre dans la politique anglaise d’avoir près du canal de Suez une nation amie, sentinelle sur la route des Indes.

Il ne faut cependant pas omettre la part réelle d’idéalisme qui trouvait place dans ce mouvement. Les milieux anglo-saxons, familiers de l’Ancien Testament, connaissaient Israël. Ils aimaient en lui le peuple élu, la race étrange qui leur avait donné le dieu printanier porteur de la tendre nouvelle.

Le sionisme compte de sincères amis parmi les protestants de langue française. On peut citer, entre beaucoup d’autres, le pasteur Durlemann, l’économiste Charles Gide et le théologien Maurice Vernes, professeur à la Sorbonne. Ce dernier nous écrivait récemment : « Mes relations intimes avec un groupe de militants sionistes m’ont donné la très rare satisfaction de découvrir des âmes ardentes et enthousiastes… J’estime que nous avons le plus grand besoin du levain juif qui aidera puissamment à faire lever la pâte. »



Le 2 novembre 1917, M. Balfour lança la fameuse proclamation par laquelle il déclarait que « l’Angleterre était favorable à l’établissement en Palestine d’un foyer national juif ». Cette proclamation fut suivie par des déclarations analogues des gouvernements français, américains, italien et japonais.

Le 24 avril 1920, le Conseil Suprême siégeant à San Remo décida que l’Angleterre recevrait de la Société des Nations le mandat sur la Palestine.

Cette décision fut suivie presque immédiatement par la nomination d’un Juif, Sir Herbert Samuel en qualité de haut-commissaire. Lors de la signature de la paix avec la Turquie, la déclaration Balfour fut incorporée dans le traité.

On n’avait pas résolu à San Remo deux questions d’importance. Elles sont maintenant réglées en principe, sinon dans tous les détails. Nous voulons parler des frontières de Palestine et du mandat confié à l’Angleterre.

Les sionistes n’ont pas obtenu les frontières qu’ils désiraient. Cependant, telles qu’elles sont, elles permettent d’établir en Judée quatre à cinq millions de Juifs. Ainsi que nous l’avons appris de source très sûre, des arrangements interviendront bientôt entre l’Angleterre et la France, qui accorderont à la Palestine l’accès aux eaux du Litany et du Yarmouk.

En ce qui concerne le mandat, il nous est possible d’en indiquer les points importants. Le projet de mandat reconnaît de façon explicite le droit historique du peuple juif sur la Palestine. Ce n’est qu’une formule, mais pour laquelle le sionisme a lutté depuis quarante ans. Si elle ne constitue pas une proclamation de l’état juif, elle est du moins l’annonce d’une ère nouvelle.

La puissance mandataire est tenue, aux termes du projet, de favoriser par une législation appropriée l’immigration juive et l’établissement d’un foyer national. L’organisation sioniste est reconnue comme organe chargé de diriger l’immigration. L’administration de la Palestine aura l’obligation de s’entendre avec elle au sujet de certains travaux d’ordre public.

C’est beaucoup et c’est peu.

Beaucoup, si l’on pense à l’état peu brillant du sionisme en 1915.

Peu, car le mandat est rédigé en termes très vagues. Il nécessitera une interprétation de l’administration anglaise. L’œuvre juive de reconstruction est donc laissée à la merci des hauts fonctionnaires britanniques. Pour le moment les sionistes peuvent commencer leur travail en Palestine. Sir Herbert Samuel pratique à leur égard une neutralité bienveillante. Mais un autre haut-commissaire pourra être nommé qui n’aura pas les mêmes dispositions.

C’est pourquoi il est regrettable que le projet n’accorde à l’organisation sioniste aucune part à l’administration du pays et aucun droit en ce qui concerne la nomination du haut-commissaire.

Les sionistes ne peuvent donc se déclarer entièrement satisfaits par un mandat qui ne contient pas de suffisantes garanties pour l’avenir et ne leur permet pas une action continue.



Quoi qu’il en soit, la situation politique en Palestine est bien plus favorable que la situation économique. Le travail juif commence parmi d’énormes difficultés.

La Palestine, terre pauvre de tout temps, a été particulièrement éprouvée depuis 1914. Elle se trouve actuellement dans la situation paradoxale d’avoir besoin de nombreux pionniers et de ne pouvoir les recevoir en nombre suffisant. Il faut tout d’abord fonder des institutions d’assistance, établir des abris, construire des routes et des maisons, reboiser, dessécher des marais, intensifier les travaux d’irrigation et d’aménagement hydro-électrique. À cet effet, un grand emprunt vient d’être lancé par l’organisation sioniste. Les Juifs d’Amérique en souscriront la plus grande part. Ce Fonds de Reconstruction sera géré par un Conseil économique composé entre autres de Sir Alfred Mond, membre du cabinet britannique et du baron James de Rothschild.

Les tâches préliminaires menées à bien, l’immigration et la culture du sol pourront être entreprises sur une grande échelle.

Les dirigeants actuels attachent une grande importance à l’œuvre immédiate de colonisation intellectuelle. Plus de douze mille jeunes gens suivent les cours des écoles juives de Palestine. Leur langue maternelle est l’hébreu. Une génération de Juifs fiers se lève. Déjà sur les routes de Judée, la rude langue retentit et les vieux chants hébraïques scandent les travaux des nouveaux Hébreux.

Mais les sionistes ne se bornent pas à travailler en Palestine. Ils persévèrent dans l’œuvre entreprise durant la guerre. Une de leurs tâches principales sera de gagner à leur cause la Société des nations, cour d’appel destinée à trancher les différends éventuels entre la population juive et la puissance mandataire. Comme nous l’avons dit, le projet est conçu en termes imprécis. Les sionistes devront demander à la Société des nations une interprétation du mandat.



Il y a en Palestine deux populations. L’une est composée de la majorité arabe. Elle est docile et ne demande qu’à vivre sa lente vie paresseuse. Elle se considère heureuse lorsque l’administration veut bien lui construire quelques écoles, quelques hôpitaux ou l’arracher des mains d’un effendi trop rapace.

L’autre population est formée par une minorité de Juifs slaves. Ceux qui sont nés en Palestine ou qui y résident depuis longtemps constituent un élément d’ordre et de progrès. Mais les nouveaux arrivés sont absolument étrangers au pays. Leurs lévites, leurs papillotes, leurs mines inquiètes jurent bizarrement avec le calme décor oriental. À l’encontre des Arabes, ces Juifs impressionnent défavorablement, par leur aspect et par leurs mœurs, les fonctionnaires anglais. Ces derniers auront la tâche ingrate de résoudre les nombreux problèmes posés par l’arrivée des fils du ghetto.

Le plus délicat est le problème social.

Il y a des déséquilibrés parmi ces échappés des pogroms. Leurs pères, traqués par le cosaque ou le policier, vécurent dans un état de terreur continuelle. Eux-mêmes ont connu des heures douloureuses qui ont achevé de déranger leur esprit naturellement inquiet. Leur vitalité puissante, longtemps comprimée, fusera peut-être en activité désordonnée. L’esprit critique de ces fils du Talmud, leur goût des interminables discussions trouveront libre champ dans les difficultés du début. Ce petit groupe de fiévreux et de remuants attirera sans doute l’antipathie de l’administration sur toute la population juive. Nous souhaitons qu’il y ait des fonctionnaires au sens politique assez avisé pour comprendre qu’il faut supporter une réaction inévitable, qu’il faut faire confiance à ces Juifs ombrageux dont la puissance de création est immense, qu’il faut ménager un « matériel humain » aussi précieux.

On peut prévoir qu’une grande partie de l’administration anglaise reportera sa sympathie sur la population arabe. Celle-ci lui laisse une entière tranquillité, ne la force à aucune initiative et ne dérange pas les habitudes de routine chère à toute administration. C’est pourquoi il est à craindre qu’une distinction « quantitative » ne soit établie entre Arabes et Juifs. Ces derniers étant la minorité, l’administration aura peut-être tendance à conclure qu’ils présentent moins d’intérêt que la population arabe.

Le Dr Weizmann nous déclarait, dans un récent entretien, qu’il espérait beaucoup en la Société des nations. Elle a l’impartialité voulue et dispose du recul nécessaire pour voir la situation dans son ampleur et n’être pas influencée par de passagères difficultés. Elle se persuadera qu’il est nécessaire d’établir une distinction essentielle, « qualitative » entre les deux populations de Palestine.

Il n’est pas dans l’intention des sionistes de prendre la place des Arabes. La tâche des Juifs sera de rendre la Palestine capable de nourrir un plus grand nombre d’habitants. Nous reconnaissons le droit de la population arabe à demeurer en Judée. Mais nous croyons pouvoir affirmer que la minorité juive est, pour le moins, aussi intéressante que la majorité arabe.

La question juive est d’ordre international. De la situation faite à la minorité Israélite de Palestine dépend le plus ou moins grand afflux des Juifs persécutés de l’Europe orientale. Et c’est par la création d’une résidence nationale que pourra être résolu le problème juif dans le monde entier. Avec l’exode des éléments inassimilables, disparaîtra le principal argument de l’antisémitisme. Ainsi la réalisation du sionisme aura d’heureux résultats pour les antisémites ; et pour les Israélites assimilés qui pourront enfin accomplir leur idéal et disparaître en paix, mêlés aux autres peuples.

D’autre part, la minorité juive possède seule assez de foi en la Terre Sainte et assez de génie réalisateur pour faire refleurir ce pays que l’indolence des derniers occupants a transformé en désert. La jeune ville de Tel-Aviv et les nombreuses colonies juives sont les prémices de l’œuvre féconde.

Enfin, les Juifs ont un droit éminent sur la terre que leurs pères n’ont abandonnée « qu’après la plus belle résistance qui ait jamais été faite par les faibles contre les horreurs de la conquête[1] ». Ils n’ont jamais perdu l’espoir du retour. En terre étrangère, ils ont répété chaque matin la vieille prière :


Sois loué, Éternel, qui rebâtiras Jérusalem !


Les Juifs rebâtiront Jérusalem. Ils reprendront contact avec la terre ardente où leurs patriarches élurent Dieu, où leurs prophètes rêvèrent de sauver les hommes.

Alors se réaliseront les grandes paroles du poète juif :

 
Et parmi le miel de tes abeilles.
Le lait de tes brebis, le raisin de tes vignes,
Tu verras se dresser, convalescente et jeune,
Ta fierté, Israël.



Les antisémites reprochent à la Société des nations d’avoir été créée par les Juifs pour de mystérieux et redoutables desseins. Tandis que l’antisémitisme mise sur la carte nationaliste, les Juifs internationaux miseraient sur la « Société Anonyme des Nations[2] ».

Sous sa forme exagérée et malveillante, cette assertion contient une part de vérité.

Les ardents poètes politiques d’Israël avaient eu depuis longtemps la souriante vision de la cité fraternelle emplie du chant des forges pacifiques.

La Société des nations est une tentative de réaliser le vieux rêve naïf. Ce n’est pas par hasard que les deux hommes politiques, qui ont le plus activement présidé à la construction de l’édifice, sont des puritains imbus d’esprit judaïque.

En vivifiant la lettre du projet, en accordant une interprétation large et bienveillante du mandat, les hommes de Genève rempliront une dette vis-à-vis du peuple juif.

Nous regardons avec confiance vers la Société des nations. Elle ne peut pas ne pas sentir qu’un devoir lui incombe de protéger le petit peuple auquel elle doit peut-être d’exister.

Elle lui rendra le pays de ses pères.

Israël guérira ses blessures au soleil de Judée et reprendra sa sainte tâche.

Il dédiera sa force renaissante aux nations et saura leur montrer sa reconnaissance.


Albert COHEN.
  1. I. de Sarcley, Les derniers jours de Jérusalem.
  2. G. Batault, Mercure de France du 1er  février.