Vues des Cordillères/T1/12

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PLANCHE XI.

Relief mexicain trouvé à Oaxaca.



Ce relief, un des restes les plus curieux de la sculpture mexicaine, a été trouvé, il y a peu d’années, près de la ville d’Oaxaca. Le dessin m’en a été communiqué par un naturaliste distingué, M. Cervantes, professeur de botanique à Mexico, auquel nous devons la connaissance des nouveaux genres Cheirostemon, Guardiola, et de beaucoup d’autres plantes qui seront publiées dans la Flore de la Nouvelle-Espagne, de MM. Sessé et Mociño. Les personnes qui ont envoyé ce dessin à M. Cervantes, lui ont assuré qu’il étoit copié avec le plus grand soin, et que le relief, sculpté dans une roche noirâtre et très-dure, avoit plus d’un mètre de hauteur.

Ceux qui ont fait une étude particulière des monumens toltèques et aztèques, doivent être frappés à la fois de l’analogie et des contrastes qu’offre le relief d’Oaxaca, avec les figures que l’on trouve répétées dans les manuscrits hiéroglyphiques, dans les idoles et sur le revêtement de plusieurs téocallis. Au lieu de ces hommes trapus qui ont à peine cinq tètes de haut, et qui rappellent le plus ancien style étrusque, on distingue, sur le relief représenté dans la onzième Planche, un groupe de trois figures dont les formes sont élancées, et dont le dessin, assez correct ; n’annonce plus la première enfance de l’art. On doit craindre sans doute que le peintre espagnol qui a copié cette sculpture d’Oaxaca, n’ait rectifié par-ci par-là les contours, peut-être même sans le vouloir, surtout dans le dessin des mains et des doigts des pieds ; mais est-il permis de supposer qu’il ait changé la proportion des figures entières ? Cette supposition ne perd-t-elle pas toute probabilité, si l’on examine le soin minutieux avec lequel sont rendus la forme des têtes, les yeux, et surtout les ornemens du casque ? Ces ornemens, parmi lesquels on reconnaît des plumes, des rubans et des fleurs ; ces nez, d’une grandeur extraordinaire, se retrouvent dans les peintures mexicaines conservées à Rome, à Veletri et à Berlin. Ce n’est qu’en rapprochant tout ce qui a été produit à la même époque, et par des peuples d’une origine commune, que l’on parvient à se former une idée exacte du style qui caractérise les différens monumens, si toutefois il est permis d’appeler style les rapports que l’on découvre entre une multitude de formes fantasques et bizarres.

On pourroit demander encore si le relief d’Oaxaca ne date pas d’un temps où, après le premier débarquement des Espagnols, les sculpteurs indiens avoient déjà connaissance de quelques ouvrages d’art des Européens. Pour discuter cette question, il faut se rappeler que, trois ou quatre ans avant que Cortez se rendît maître du pays d’Anahuac, et que des religieux missionnaires empêchassent les naturels de sculpter autre chose que des figures de saints, Hernandez de Cordova, Antonio Alaminos et Grixalva, avoient visité les côtes mexicaines depuis l’île de Cozumel et le cap Catoche, situé sur la péninsule de Yucatan, jusqu’à embouchure de la rivière de Panuco. Ces conquérans communiquèrent partout avec les habitans, qu’ils trouvèrent bien vêtus, réunis dans des villes populeuses, et infiniment plus avancés dans la civilisation que tous les autres peuples du nouveau continent. Il est probable que ces expéditions militaires laissèrent entre les mains des habitans, des croix, des rosaires et quelques images révérées par les chrétiens : il se pourroit aussi que ces images eussent passé de main en main, depuis les côtes jusque dans l’intérieur des terres dans les montagnes d’Oaxaca ; mais est-il permis de supposer que la vue de quelques figures correctement dessinées ait fait abandonner des formes consacrées par l’usage de plusieurs siècles ? Un sculpteur mexicain auroit sans doute copié fidèlement l’image d’un apôtre ; mais, dans un pays où, comme dans l’Indostan et en Chine, les naturels tiennent avec la plus grande opiniâtreté aux mœurs, aux habitudes et aux arts de leurs ancêtres, auroient-ils osé représenter un héros ou une divinité aztèque sous des formes étrangères et nouvelles ? D’ailleurs, les tableaux historiques que des peintres mexicains ont faits après l’arrivée des Espagnols, et dont plusieurs se trouvent dans les débris de la collection de Boturini, à Mexico, font voir évidemment que cette influence des arts européens sur le goût des peuples de l’Amérique et sur la correction de leurs dessins, n’a été que très-lente.

Il m’a paru indispensable d’indiquer les doutes que l’on peut élever sur l’origine du relief d’Oaxaca. Je l’ai fait graver à Rome, d’après le dessin qui m’en a été communiqué ; mais je suis bien éloigné de prononcer sur un monument aussi extraordinaire, et que je n’ai pas eu occasion d’examiner moi-même. L’architecture du palais de Mitla, l’élégance des grecques et des labyrinthes dont ses murs sont ornés, prouvent que la civilisation des peuples Zapotèques étoit supérieure à celle des habitans de la vallée de Mexico. D’après cette considération, nous devons être moins surpris que le relief qui fixe notre attention ail été trouvé à Oaxaca, l’ancien Huaxyacac, qui étoit le chef-lieu du pays des Zapotèques. Si j’osois énoncer mon opinion particulière, je dirois qu’il me paroît plus facile d’attribuer ce monument à des Américains qui n’a voient point encore eu de communication avec les blancs, que de supposer que quelque sculpteur espagnol, qui avoit suivi l’armée de Cortez, se soit amusé à faire cet ouvrage, en l’honneur du peuple vaincu, dans le style mexicain. Les naturels de la côte nord-ouest de l’Amérique n’ont jamais été comptés parmi les peuples très-civilisés, et cependant ils sont parvenus à exécuter des dessins dans lesquels des voyageurs anglois ont admiré la justesse des proportions[1].

Quoi qu’il en soit, il paroît certain que le relief d’Oaxaca représente un guerrier sorti du combat, et paré des dépouilles de ses ennemis. Deux esclaves sont placés aux pieds du vainqueur. Ce qui frappe le plus dans cette composition, ce sont les nez, d’une grandeur énorme, qui se trouvent répétés dans les six tètes vues de profil. Ces nez caractérisent essentiellement les monumens de sculpture mexicaine. Dans les tableaux hiéroglyphiques conservés à Vienne, à Rome, à Veletri, ou au palais du vice-roi, à Mexico, toutes les divinités, les héros, les prêtres même, sont figurés avec de grands nez aquilins, souvent percés vers la pointe, et ornés de l’amphisbène, ou du serpent mystérieux à deux têtes. Il se pourroit que cette physionomie extraordinaire indiquât quelque race d’hommes très-différente de celle qui habite aujourd’hui ces contrées, et dont le nez est gros, aplati, et d’une grandeur médiocre : mais il se pourroit aussi que les peuples aztèques eussent cru, comme le prince des philosophes[2], qu’il y a quelque chose de majestueux et de royal (βατιχόν) dans un grand nez, et qu’ils l’eussent considéré, dans leurs reliefs et dans leurs tableaux, comme le symbole de la puissance et de la grandeur morale.

La forme pointue des têtes n’est pas moins frappante dans les dessins mexicains que la grandeur des nez. En examinant ostéologiquement le crâne des naturels de l’Amérique, on voit, comme je l’ai déjà observé ailleurs, qu’il n’y a pas de race sur le globe dans laquelle l’os frontal soit plus déprimé en arrière, ou qui ait moins de front[3]. Cet aplatissement extraordinaire se trouve chez des peuples de la race cuivrée, qui n’ont jamais connu la coutume de produire des difformités artificielles, comme le prouvent les crânes d’Indiens mexicains, péruviens et aturès, que nous avons rapportés, M. Bonpland et moi, et dont plusieurs ont été déposés au Muséum d’histoire naturelle à Paris. Les Nègres donnent la préférence aux lèvres les plus grosses et les plus proéminentes ; les Calmouques l’accordent aux nez retroussés. Un savant illustre, M. Cuvier[4], observe que les artistes grecs, dans les statues des héros, ont relevé la ligne faciale outre nature, de quatre-vingt-cinq à cent degrés. J’incline à croire que l’usage barbare introduit parmi quelques hordes sauvages de l’Amérique, de comprimer la tête des enfans entre deux planches, naît de l’idée que la beauté consiste dans cet aplatissement extraordinaire de l’os frontal, par lequel la nature a caractérisé la race américaine. C’est sans doute en suivant ce même principe de beauté que même les peuples aztèques, qui n’ont jamais défiguré la tête des enfans, ont représenté leurs héros et leurs principales divinités avec une tête beaucoup plus aplatie que ne l’est celle d’aucun des Caribes que j’ai vus au Bas-Orénoque.

Le guerrier figuré sur le relief d’Oaxaca, offre un mélange de costumes très-extraordinaire. Les ornemens de sa coiffe, qui a la forme d’un casque, ceux de l’étendard (signum) qu’il a dans la main gauche, et sur lequel on reconnaît un oiseau, comme sur l’étendard d’Ocotelolco, se retrouvent dans toutes les peintures aztèques. Le pourpoint, dont les manches sont longues et étroites, rappelle le vêtement que les Mexicains désignoient par le nom d’ichcahuepilli ; mais le filet qui couvre les épaules est un ornement que l’on ne retrouve plus parmi les Indiens. Au-dessous de la ceinture paroît la peau tigrée d’un jaguar, dont la queue n’a pas été coupée. Les historiens espagnols rapportent que les guerriers mexicains, pour paroître plus terribles dans le combat, portoient d’énormes casques de bois qui représentoient des têtes de tigre, dont la gueule étoit armée des dents de cet animal. Deux crânes, sans doute ceux d’ennemis vaincus, sont attachés à la ceinture du triomphateur. Ses pieds sont couverts d’une espèce de brodequins, qui rappellent les (τκελεαί) ou caligœ des Grecs et des Romains.

Les esclaves représentés assis et les jambes croisées, aux pieds du vainqueur, sont très-remarquables à cause de leurs attitudes et de leur nudité. Celui qui est placé à gauche ressemble à la figure de ces saints que l’on voit fréquemment dans des tableaux hindoux, et que le navigateur Roblet a trouvés sur la côte nord-ouest de l’Amérique, parmi les peintures hiéroglyphiques des naturels du canal de Cox[5]. Il seroit facile de reconnaître, dans ce relief, le bonnet phrygien et le tablier (περίζωμα) des statues égyptiennes, si l’on vouloit suivre les traces d’un savant[6], qui, emporté par une imagination ardente, a cru trouver, dans le nouveau continent, des inscriptions carthaginoises et des monumens phéniciens[7].

  1. Dixom’s Voyage, p. 272.
  2. Platon, de Republica, Lib. V.
  3. Blumenbach, Decas quinta craniorum, 1808, p. 14, Tab. 46.
  4. Leçons d’Anatomie comparée, Tom. II, p. 6.
  5. Voyage de Marchand, Tom. I, p. 312.
  6. Court de Gibelin.
  7. Voyez Archœologia, or miscellaneous Tracts relating to Antiquity ; published by the Society of Antiquarians of London. Vol. VIII, p. 290.