Vues des Cordillères/T1/21

La bibliothèque libre.


PLANCHE XIX.

Ynga-Chungana, près du Cañar.



Au nord des ruines du Cañar s’élève un coteau dont la pente est très-douce vers la maison de l’Inca, tandis qu’il est presque taillé à pic du côté de la vallée de Gulan. D’après des traditions conservées parmi les indigènes, cette colline faisoit partie des jardins qui entouroient l’ancienne forteresse péruvienne. Nous reconnûmes ici, comme près du ravin du soleil, un grand nombre de petits sentiers creusés par la main de l’homme sur la pente d’un rocher qui est à peine couvert de terre végétale.

Près de Mexico, dans les jardins de Chapoltepec, le voyageur européen contemple avec intérêt des cyprès[1] dont les troncs ont plus de seize mètres de circonférence, et que l’on croit, avec quelque probabilité, avoir été plantés par les rois de la dynastie aztèque. Dans les jardins de l’Inca, près du Cañar, nous avons cherché vainement quelque arbre dont l’âge parût remonter à un demi-siècle : rien n’annonce le séjour des Incas dans ces contrées, sinon un petit monument de pierre placé au bord d’un précipice, et sur la destination duquel les habitans du pays ne sont pas d’accord.

Ce petit monument, que l’on appelle le jeu de l’Inca, consiste en une seule masse de pierres. Les Péruviens ont employé, pour le construire, le même artifice que les Égyptiens pour sculpter le Sphinx de Djyzeh, dont Pline dit expressément : « e saxo naturali elaborata. » Le rocher de grès quartzeux qui lui sert de base a été diminué, de manière qu’après avoir enlevé les couches qui en formolent le sommet, il n’en est resté qu’un siège entouré d’une enceinte, que l’on trouve représenté sur celle Planche. On doit être surpris qu’un peuple qui entassoit un nombre prodigieux de pierres taillées dans la belle chaussée de l’Assuay, ait eu recours à un moyen aussi bizarre pour élever un mur d’un mètre de hauteur. Tous les ouvrages péruviens portent le caractère d’un peuple laborieux qui aime à creuser le roc, qui cherche les difficultés pour montrer son adresse à les vaincre, et qui imprime aux édifices les plus chétifs un caractère de solidité d’après lequel on pourroit croire qu’à une autre époque il eût élevé des monumens plus considérables.

L’Inga-Chungana, vu de loin, ressemble à un canapé dont le dos est orné d’une sorte d’arabesque en forme de chaîne. En entrant dans l’enceinte ovale, on voit qu’il n’y a de siège que pour une seule personne, mais que cette personne est placée d’une manière très-commode, et qu’elle jouit de la vue la plus délicieuse sur le fond de la vallée de Gulan. Une petite rivière serpente dans cette vallée, et forme plusieurs cascades dont on aperçoit l’écume à travers des touffes de gunnera et de melastomes. Ce siège rustique orneroit les jardins d’Ermenonville et de Richmond ; et le prince qui avoit choisi ce site n’étoit pas insensible aux beautés de la nature, il appartenoit à un peuple que nous n’avons pas le droit de nommer barbare.

Je n’ai vu dans cette construction qu’un siège à dossier placé dans un lieu charmant, au bord d’un précipice, sur la pente rapide d’un coteau qui domine une vallée : de vieux Indiens, qui sont les antiquaires du pays, trouvent cette explication trop simple ; ils assurent que la chaîne sculptée en creux sur le bord de l’enceinte servoit à recevoir de petites boules qu’on y faisoit courir pour amuser le prince. On ne peut nier que le bord sur lequel se troue l’arabesque a une certaine pente, et que la boule, là où le mur est sensiblement plus bas, auroit pu remonter autant qu’elle étoit descendue, si on l’avoit lancée avec force ; mais au cas que cette hypothèse fût juste, ne trouveront-on pas au bout de la chaîne quelque trou dans lequel les boules auroient été reçues à la fin de leur course ? L’endroit où le mur de l’enceinte est le plus bas, le point opposé au siège, correspond à une ouverture que l’on voit dans le rocher au bord du précipice. Un sentier étroit, taillé dans le grès, conduit à cette grotte, dans laquelle, d’après la tradition des indigènes, il y a des trésors cachés par Atahualpa : on assure qu’un filet d’eau couloit jadis sur ce sentier. Est-ce là qu’il faut chercher le jeu de l’Inca, et l’enceinte étoit-elle placée de manière que le prince pût, voir commodément ce qui se passoit sur la pente rapide du rocher ? Nous nous réservons de parler de cette grottevdans la relation de notre voyage au Pérou.

  1. Cupressus disticha, L.