Vues des Cordillères/T1/23

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PLANCHE XXI.

Bas-relief aztèque trouvé à la grande place de Mexico.



La cathédrale de Mexico, représentée sur la troisième Planche, est fondée sur les ruines du téocalli ou de la maison du dieu Mexitli. Ce monument pyramidal, construit par le roi Ahuizoll, en 1486, avoit trente-sept mètres de hauteur depuis sa base jusqu’à la plate-forme supérieure, d’où l’on jouis soit d’une vue magnifique sur les lacs, sur la campagne environnante, parsemée de villages, et sur le rideau de montagnes qui entoure la vallée. Cette plate-forme, qui servoit d’asile aux combattans, étoit couronnée par deux chapelles en forme de tours, dont chacune avoit dix-sept à dix-huit mètres de haut, de sorte que tout le téocalli avoit cinquante-quatre mètres d’élévation. Le monceau de pierres qui formoit la pyramide de Mexitli a servi après le siège de Ténochlitlan pour exhausser la Plaza Mayor C’est en faisant des fouilles à huit ou dix mètres de profondeur, que l’on découvriroit un grand nombre d’idoles colossales et d’autres restes de la sculpture aztèque : en effet, trois monumens curieux, dont nous donnerons la description dans cet ouvrage, la pierre dite des sacrifices, la statue colossale de la déesse Teoyaomiqui, et la pierre du calendrier mexicain, ont été trouvés lorsque le vice-roi, comte de Revillagigedo, a fait aplanir la grande place de Mexico en abaissant le terrain. Une personne très-digne de foi, qui avoit été chargée de diriger ces travaux, m’a assuré que les fondations de la cathédrale sont entourées d’une innombrable quantité d’idoles et de reliefs, et que les trois masses de porphyre que nous venons de nommer sont les plus petites de celles qu’on découvrit alors en fouillant jusqu’à la profondeur de douze mètres. Près de la capilla del sagrario, on découvrit une roche sculptée qui avoit sept mètres de long, six de large et trois de haut : les ouvriers, voyant qu’on ne pouvoit parvenir à la retirer, voulurent la mettre en pièces ; mais heureusement ils en furent détournés par un chanoine de la cathédrale, M. Gamboa, homme instruit et ami des arts.

La pierre que l’on désigne vulgairement Sous le nom de la pierre des sacrifices (piedra de los sacrificios), est de forme cylindrique : elle à trois mètres de largeur et onze décimètres de hauteur ; elle est entourée d’un relief dans lequel on reconnaît vingt groupes de deux figures, qui sont toutes représentées dans la même attitude. Une de ces figures est constamment la même : c’est un guerrier, peut-être un roi, qui à la main gauche appuyée sur le casque d’un homme qui lui offre des fleurs comme un gage de son obéissance. M. Dupé, que j’ai eu occasion de citer au commencement de cet ouvrage, a copié tout le relief ; je me suis assuré, sur les lieux, de l’exactitude de son dessin, dont une partie a été gravée sur cette Planche : j’ai choisi le groupe remarquable qui représente un homme barbu. On observe qu’en général les Indiens mexicains ont un peu plus de barbe que le reste des indigènes de l’Amérique ; il n’est même pas rare d’en voir avec des moustaches. Y auroit-il eu jadis une province dont les habitans portoient une longue barbe ? ou celle qu’on remarque dans le relief est-elle postiche ? fait-elle partie de ces ornemens fantastiques par lesquels les guerriers cherchoient à inspirer de la terreur à l’ennemi ?

M. Dupé croit, ce me semble, avec raison, que cette sculpture représente les conquêtes d’un roi aztèque. Le vainqueur est toujours le même. Le guerrier vaincu porte le costume du peuple auquel il appartient, et dont il est pour ainsi dire le représentant : derrière le vaincu est placé l’hiéroglyphe qui désigne la province conquise. Dans le Recueil de Mendoza, les conquêtes d’un roi sont de même indiquées par un bouclier ou un faisceau de flèches, placé entre le roi et les caractères symboliques ou armoiries des pays subjugués. Comme les prisonniers mexicains étoient immolés dans les temples, il paroîtroît assez naturel que les triomphes d’un roi guerrier fussent figurés autour de la pierre fatale sur laquelle le topiltzin (prêtre sacrificateur) arrachoit le cœur à la malheureuse victime. Ce qui a fait surtout adopter cette hypothèse, c’est que la surface supérieure de la pierre offre une rainure assez profonde, qui paroît avoir servi pour faire écouler le sang.

Malgré ces apparences de preuves, j’incline à croire que la pierre dite des sacrifices n’a jamais été placée à la cime d’un téocalli, mais qu’elle étoit une de ces pierres appelées témalacatl, sur lesquelles se livroit le combat de gladiateurs entre le prisonnier destiné à être immolé à un guerrier mexicain. La vraie pierre des sacrifices, celle qui couronnoit la plate-forme des téocallis, étoit verte, soit de jaspe, soit peut-être de jade axinien : sa forme étoit celle d’un parallélépipède de quinze à seize décimètres de longueur, et d’un mètre de largeur ; sa surface étoit convexe, afin que la victime étendue sur la pierre eût la poitrine plus élevée que le reste du corps. Aucun historien ne rapporte que cette masse de pierre verte ait été sculptée : la grande dureté des roches de jaspe et de jade s’opposait sans doute à l’exécution d’un bas-relief. En comparant le bloc cylindrique de porphyre trouvé sur la grande place de Mexico, à ces pierres oblongues sur lesquelles la victime étoit jetée lorque le topiltzin s’en approchait, armé d’un couteau d’obsidienne, on conçoit aisément que ces deux objets n’offrent aucune ressemblance ni de matière ni de forme.

Il est facile, au contraire, de reconnaître, dans la description que des témoins oculaires nous ont donnée du témalacatl ou de la pierre sur laquelle combattoit le prisonnier destiné au sacrifice, celle dont M. Dupé a dessiné le relief. L’auteur inconnu de l’ouvrage publié par Ramusio, sous le titre de Relazione d’un gentiluomo di Fernando Cortez, dit expressément que le témalacatl avoit la forme d’une meule de trois pieds de hauteur, ornée tout autour de figures sculptées, et qu’il étoit assez grand pour servir au combat de deux personnes. Cette pierre cylindrique couronnoit un tertre de trois mètres d’élévation. Les prisonniers les plus distingués par leur courage ou par leur rang étoient réservés pour le sacrifice des gladiateurs. Placés sur le témalacatl, entourés d’une foule immense de spectateurs, ils dévoient combattre successivement avec six guerriers mexicains : étoient-ils assez heureux pour les vaincre, on leur accordoir la liberté, en leur permettant de retourner dans leur pairie ; si, au contraire, le prisonnier gladiateur succombait sous les coups d’un de ses adversaires, alors un prêtre, appelé Chalchiuhtepehua, le traînoit mort ou vivant à l’autel pour lui arracher le cœur.

Il se pourroit très-bien que la pierre qui a été trouvée dans les fouilles faites autour de la cathédrale, fût ce même témalacatl que le gentiluomo de Cortez assure avoir vu près de l’enceinte du grand téocalli de Mexitli. Les figures du relief ont près de soixante décimètres de hauteur. Leur chaussure est très-remarquable : le vainqueur a le pied gauche terminé par une espèce de bec qui paroît destiné à sa défense. On peut être surpris de trouver cette arme à laquelle je ne connois rien d’analogue chez d’autres nations, seulement au pied gauche. Cette même figure dont le corps trapu rappelle le premier style étrusque, tient le vaincu par le casque en le serrant de la main gauche. Dans un grand nombre de peintures mexicaines qui représentent des batailles, on voit des guerriers tenant aussi des armes dans la main gauche : ils sont représentés agissant plutôt de cette main que de la main droite.

On pourroit croire, au premier coup d’œil, que cette bizarrerie tient à des habitudes particulières ; mais, en examinant un grand nombre d’hiéroglyphes historiques des Mexicains, on reconnaît que leurs peintres plaçoient les armes tantôt dans la main droite, tantôt dans la main gauche, selon qu’il en résulte une disposition plus symétrique dans les groupes : j’en ai trouvé des exemples frappans en feuilletant le Codex anonymus du Vatican, dans lequel on trouve des Espagnols qui portent l’épée dans la gauche[1]. Cette bizarrerie de confondre la droite avec la gauche, caractérise d’ailleurs le commencement de l’art : on l’observe aussi dans quelques reliefs égyptiens ; on trouve même dans ces derniers des mains droites attachées à des bras gauches, d’où résulte que les pouces parois sent placés à l’extérieur des mains. De savans antiquaires ont cru reconnoître quelque chose de mystérieux dans cet arrangement extraordinaire, que M. Zoega n’attribue qu’au simple caprice ou à la négligence de l’artiste. Je doute fort que ce bas relief qui entoure le témalacatl, et tant d’autres sculptures en porphyre basaltique, aient été exécutés en n’employant que des outils de jade ou d’autres pierres très-dures : il est vrai que j’ai cherché en vain à me procurer quelque ciseau métallique des anciens Mexicains, semblable à celui que j’ai rapporté du Pérou ; mais Antonio de Herera, dans le dixième livre de son Histoire des Indes Occidentales, dit expressément que les habitans de la province maritime de Zacatollan, située entre Acapulco et Colima, préparoient deux sortes de cuivre, dont l’un étoit dur ou tranchant, et l’autre malléable : le cuivre dur servoit pour fabriquer des haches, des armes et des instrumens d’agriculture ; le cuivre malléable étoit employé pour des vases, des chaudières et d’autres ustensiles nécessaires dans l’économie domestique. Or, la côte de Zacatollan ayant été sujette aux rois d’Anahuac, il ne paroit pas probable que, dans les environs de la capitale du royaume, on ait continué à sculpter les pierres par frottement, si l’on peu voit se procurer des ciseaux métalliques. Ce cuivre tranchant mexicain étoit sans doute mêlé d’étain, de même que l’outil trouvée à Vilcabamba et cette hache péruvienne que Godin avoit envoyée à M. de Maurepas, et que le comte de Caylus crut être du cuivre trempé.

  1. Cod. Vat. anon., fol. 86.