Werther (Sand — Lévy 1867)

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Jean ZyskaMichel Lévy frères (p. 341-350).



WERTHER




À PROPOS DE LA TRADUCTION DE WERTHER PAR PIERRE LEROUX[1]

C’est une chose infiniment précicuse que le livre d’un homme de génie traduit dans une autre langue par un autre homme de génie. Que ne donnerait-on pas pour lire tous les chefs-d’oeuvre étrangers traduits ainsi ! C’est lorsque de grands écrivains ne dédaigneront pas une si noble tâche, que nous posséderons véritablement l’esprit des maîtres, et que nous participerons au génie des autres nations.

C’est que, pour traduira une œuvre capitale, il faut la juger, la sentir profondément. Pour le faire d’une maniere complète, il faudrait presque être l’égal de celui qui l’a créée. Quelle idée pouvons-nous donc nous former de Shakspeare, de Dante, de Byron ou de Goethe, si leurs ouvrages nous sont expliqués par des écoliers ou des manœuvres ?

Plusieurs traductions de Werther nous avaient passé sous les yeux, et ce livre sublime nous était tombé des mains. Avec grand effort de conscience, et en nous damnant, pour ainsi dire, à reprendre cette lecture à bâtons rompus, nous avions réussi à nous faire l’idée de cette pure conception et de ce plan admirable ; mais la force, la clarté, la rapidité et la chaude couleur du style nous échappaient absolument. Nous disions avec les autres : C’est peut-être beau en allemand ; mais la beauté du stylo germanique est apparemment intraduisible ; et ce mélange d’emphase obscure ou de puérile naïveté choque notre goût et rebute l’exigence de notre logique française. Nous sommes donc bien heureux qu’une grande intelligence ait pu consacrer quelque loisir de jeunesse à écrira Werther en bon et beau français ; car nous lui devons une des plus grandes jouissances de notre esprit.

En effet, nous le savons maintenant, Werther est un chef-d’œuvre, et là, comme partout, Gœthe est aussi grand comme écrivain que comme penseur. Quelle netteté, quoi mouvement, quelle chaleur dans son expression ! Comme il peint à grands traits, comme il raconte avec feu ! Comme il est clair, surtout, lui à qui nous nous étions avisé de reprocher d’être diffus, vague et inintelligible ! Grâce à Dieu, depuis quelques années, nous avons enfin des traductions très-soignées de ses principaux ouvrages, et le Werther particulièrement est désormais aussi attachant à la lecture, dans notre langue, que si Gœthe l’eût écrit lui-même en français.

La préface de M. Leroux est un morceau d’une trop grande importance philosophique, les questions de fond y sont traitées d’une manière trop complète, pour que nous puissions rien ajouter à son jugement sur la littérature

du dix-huitième et du dix-neuvième siècle. Nous

nous bornerons à exprimer brièvement notre admiration personnelle pour le roman de Werther, en tant qu’œuvre d’art, et en tant qui forme.

Il n’appartient qu’à un génie du premier ordre d’exciter et de satisfaire tant d’intérêt dans un roman qu’on fit en deux heures, et qui laisse une impression de toute la vie. C’est bien là la touche puissante d’un grand artiste, et quel que soit le jugement porté par chaque lecteur sur le personnage de Werther, sur l’injustice de sa révolte contre la destinée, ou sur la douloureuse fatalité qui pèse sur lui, il n’en est pas moins certain que chaque lecteur est vaincu, terrifié et comme brisé avec lui en dévorant ces sombres pages d’une réalité si frappante et d’une si tragique poésie. Est-un roman ? est-ce un poëme ? On n’en sait rien, tant cela ressembleo à une histoire véritable ; tant l’élévation fougueuse des pensées se mêle, se lie, et semble ressortir nécessairement du symbole de la narration naïve et presque trop vraisemblable. Avec quel soin, quel art et quelle facilité apparente cette tragédie domestique est composée dans toutes ses parties ! Comme ce type de Werther, cet esprit sublime et incomplet, est complètement tracé et soutenu sans défaillance d’un bout à l’autre de son monologue ! Cet homme droit et bon ne songe pas à se peindre, il ne pose jamais devant le confident qu’il s’est choisi, et cependant il ne lui parle jamais que de lui-même, ou plutôt de son amour. Il est plongé dans un égoïsme mâle et ingénu qu’on lui pardonne, parce qu’on sent la puissance de ce caractère qui s’ignore et qui succombe faute d’aliments dignes de lui ; parce que, d’ailleurs, ce n’est pas lui, c’est l’objet de son amour qu’il contemple en lui-même ; parce que ses violences et son délire sont l’inévitable résultat des grandes qualités et de l’immense amour comprimés dans son sein. Jamais figure ne fut moins fardée et plus saisissante. Il n’est pas une femme qui ne sente qu’en dépit de toute résistance intérieure et de toute vertu conjugale elle eût aimé Werther.

On a fait, dit-on, d’immenses progrès dans l’art de Page:Sand - Jean Ziska, 1867.djvu/349 Page:Sand - Jean Ziska, 1867.djvu/350 Page:Sand - Jean Ziska, 1867.djvu/351 Page:Sand - Jean Ziska, 1867.djvu/352 Page:Sand - Jean Ziska, 1867.djvu/353 Page:Sand - Jean Ziska, 1867.djvu/354

La traduction de M. Pierre Leroux n’est pas seulement admirable de style, elle est d’une exactitude parfaite, d’un mot-à-mot scrupuleux. On ne conçoit pas qu’en traduisant un style admirable on ait pu en faire jusqu’ici un style monstrueux. C’est pourtant ce qui était arrivé, et il est assez prouvé, d’ailleurs, que pour ne pas gâter le beau en y touchant, il faut la main d’un homme supérieur.

GEORGE SAND.
  1. Édition Hetzel ; in-80 Illustré d’eaux-fortes par Tony Johannot.