Werther et Tom Jones, traduits par M. le comte de La Bédoyère

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WERTHER ET TOM JONES,

TRADUITS PAR M. LE COMTE DE LA BÉDOYÈRE[1].




M. le comte de la Bédoyère, qui prenait tant de plaisir à s’entourer des livres des autres, n’a pas laissé d’en composer lui-même, et il n’a pas moins bien servi les lettres par ce qu’il a produit que par ce qu’il a conservé. Ses écrits, il est vrai, sont jusqu’à ce jour peu connus ; mais qu’on n’attribue pas cette obscurité à leur peu de mérite : elle n’a d’autre cause que l’extrême modestie de l’auteur. M. de la Bédoyère ne craignait point, il est vrai, de livrer ses manuscrits à l’imprimeur ; il surveillait même avec sollicitude ces enfants de sa pensée, jusqu’à ce qu’ils fussent devenus de beaux volumes dignes de l’homme de goût qui les avait produits ; mais il ne souffrait point qu’ils se répandissent au dehors ; il redoutait ces violentes émotions que la célébrité traîne toujours à sa suite ; ces fatigues, ces déceptions, qui empoisonnent communément la vie des gens de lettres. Il retint toujours ses livres et mit tout son soin à les préserver de l’attention publique, obéissant ainsi, aux dépens de sa gloire, à une timidité excessive. Mais cette austère tutelle est maintenant révoquée, ses livres vont affronter le jugement du public, et nous ne pouvons douter qu’il ne leur soit favorable.

Leurs noms du moins sont déjà connus du lecteur : l’un se nomme Werther, cette œuvre de la jeunesse de Goethe, ce cri de désespoir contre une société sans croyance, sans idéal, sans vie ; l’autre, Tom Jones, cet ouvrage de la famille impérissable des Don Quichotte et des Gil Blas, ce chef-d’œuvre de toutes les littératures, cette reproduction si admirable de la vie humaine. M. le comte de la Bédoyère a traduit ces deux beaux livres, et, grâce à la souplesse de son talent, il a su rendre tour à tour la passion brûlante de Goethe et le charmant badinage de Fielding.


I.


Werther est le plus tragique tableau des écueils où une âme trop ardente peut conduire l’imprudent qui ne s’efforce point d’en modérer les transports.

En vain Charlotte appartient à un autre, en vain elle est la femme d’Albert : Werther, en renonçant à l’espoir, ne peut renoncer à sa passion. Il entretient un amour dont il ne peut espérer de fruit et dont il prévoit les suites funestes. Mais ne nous hâtons pas de le condamner ; plaignons-le bien plutôt. Une âme élevée n’est pas toujours au-dessus d’une telle faiblesse ; et si Werther n’a pu se défendre d’aimer Charlotte, Charlotte elle-même, malgré toute sa vertu, ne le regarde point d’un œil insensible. Ces deux cœurs se comprenaient si bien ! ces deux âmes étaient si bien faites l’une pour l’autre ! Comment deux natures qu’une invincible sympathie tendait à réunir se trouvaient-elles séparées par un obstacle éternel ? Charlotte ne pouvait-elle point s’écrier comme Monime :

Ah ! par quel sort cruel le ciel avait-il joint
Deux cœurs que l’un pour l’autre il ne destinait point ?

Werther, il faut l’avouer, ne lutte que faiblement contre la destinée ; il combat à regret un mal qui lui plaît. Il tente, il est vrai, par une courte et stérile absence, de se détacher de Charlotte ; mais sa passion le ramène bientôt, plus malade et plus désespéré que jamais, aux pieds de celle qu’il n’a pu oublier un instant.

Il est enfin décidé à fuir ; il prend le chemin le plus facile et le plus court, et, jusqu’au dernier instant, plein de son amour, la mort lui semble douce quand il la reçoit de l’arme que Charlotte a touchée.

L’auteur a inscrit avec raison, au seuil de ce livre, ce vers où le poète décrit les tourments d’un personnage plus illustre et non moins malheureux :

Vulnus alit venis et cæco carpitur igni.

La reine avec amour fait saigner sa blessure,
Sa main nourrit le feu dont elle est la pâture.

M. de la Bédoyère revêt ce beau roman de tous les agréments du style. Il se souvient de cette belle prose du dix-huitième siècle qui maintenant n’est guère en usage plus qu’une langue morte, et dont il semble avoir ravi le secret à Lesage et à l’abbé Prévost. Figurez-vous le chevalier des Grieux rendu plus noble, plus passionné, plus poétique au souffle puissant de Goethe, sans perdre pour cela sa grâce parfaite et sa souveraine élégance, et vous vous ferez une idée de ce que devient Werther sous la plume de M. de la Bédoyère. On s’est efforcé d’enrôler Goethe, bon gré mal gré, sous les drapeaux de la nouvelle école littéraire et d’en faire le précurseur du romantisme ; mais ceux qui liront ce grand poète dans la traduction de M. de la Bédoyère, en voyant ce langage toujours pur, toujours correct, noble sans emphase, simple sans trivialité, auront peine à ranger Goethe dans la famille de ceux qui cherchent le beau dans le laid et l’art dans la violation de toutes les règles.

M. de la Bédoyère est plus jaloux de la gloire de Goethe que Goethe lui-même. Quand son auteur s’égare dans la déclamation ou dans le mauvais goût, il tremble de le suivre, et, pour accorder la fidélité qu’il lui doit avec le respect qu’il tient à marquer au public, il rejette en note les passages qu’il croit de nature à révolter la délicatesse française[2].


II.


Les plus belles qualités de l’âme, sans la prudence, ne peuvent procurer le bonheur. Voilà ce que Fielding prouve victorieusement dans son histoire de Tom Jones. Il démontre encore mille autres choses non moins vraies et moins utiles, que nous nous dispenserons d’énumérer parce que nous n’en avons point le loisir et que cela profiterait médiocrement à nos lecteurs, tandis que les mêmes vérités, mises en exemples par Fielding lui-même, pourront leur procurer un agréable divertissement et produire en même temps sur eux les plus salutaires impressions.

La Harpe, qui jugeait fort bien du mérite des auteurs quand il n’avait rien eu à démêler avec eux, tenait Tom Jones pour le premier roman du monde ; et, en effet, ce livre est l’œuvre plutôt d’un moraliste que d’un romancier.

Jamais romancier n’eut plus que Fielding le don d’animer ses personnages ; ils sont si vivants, ils ont un tel air de réalité, qu’on ne peut s’empêcher de les aimer, de les haïr, de les plaindre, de les blâmer enfin, de s’associer à leur destinée.

Quel admirable personnage que l’écuyer Western, ce gentilhomme campagnard qui passe sa vie à chasser et à boire, qui ne rêve que chiens, lièvres et renards, et qui se croit profond politique ! Cet excellent homme adore sa fille ; et quand Jones, au péril de sa vie, a sauvé les jours de la charmante Sophie : « Mon ami, lui dit-il, je n’ai rien à te refuser : prends chez moi ce que tu voudras, sauf mes terres, mes chiens, ma jument et ma fille. » C’est justement sur cette dernière que Jones eût fait tomber son choix ! Quel n’est pas l’étonnement de l’honnête gentilhomme quand il apprend que Jones fait la cour à sa fille ! « Je ne l’aurais jamais pensé, s’écrie-t-il ; je ne l’ai jamais vu l’embrasser. »

Jones, indignement calomnié, exilé, malgré son excellent cœur, de la maison de son père adoptif, erre, ainsi que Don Quichotte, d’hôtellerie en hôtellerie ; ainsi que le chevalier de la Manche, il redresse les torts sur son passage et console les beautés affligées, ce qui fait verser bien des larmes à la pauvre Sophie. Comme Don Quichotte encore, il est suivi de son fidèle Sancho ; car quel autre nom donner à Patridge, ce composé d’un bedeau, d’un barbier et d’un maître d’école ; franc poltron, grand mangeur, solide buveur, ennemi de la guerre et des terribles aventures, brave homme au demeurant ? Si sa mémoire n’est pas aussi riche en proverbes que celle de son confrère de la Manche, il cite avec autant d’à-propos et de mesure quelques lambeaux de latin, seul trésor qui lui reste de son premier métier.

Cependant Sophie, persécutée par son père qui veut à toute force la marier à un fort méchant jeune homme, et qui lui crie à chaque instant : « Morbleu ! décide-toi : M. Blifil ou du pain sec ! » ne prend ni l’un ni l’autre de ces partis et se résout à la fuite. La voilà courant à travers champs en compagnie de mistriss Honora, sa femme de chambre, qui est bien la plus impertinente et la plus rusée servante qu’on puisse imaginer. Elle en remontrerait en égoïsme et en perfidie aux soubrettes de Marivaux. M. Western abandonne aussitôt ses chiens et vole à la poursuite de sa fille. Tous nos gens se retrouvent à Londres, où tout s’arrange pour le mieux.

Nous n’avons fait qu’indiquer quelques scènes de ce roman, sans nommer le quart des personnages. Nous n’avons rien dit de M. Allworthy, de mistriss Western, du philosophe Square et du théologien Thwackum, de mistriss Fitz-Patrick, de mistriss Miller ; mais c’est déjà trop pour ceux qui connaissent ce charmant livre ; pour les autres, puissent-ils nous croire sur parole quand nous leur affirmons que, malgré ses quatre grands volumes, Tom Jones ne paraît long qu’à ceux qui ne l’ont pas lu !

Nous devons savoir gré à M. de la Bédoyère d’en avoir donné une traduction vraiment française, et où il se montre également fidèle aux deux langues, également éloigné de sacrifier l’une à l’autre par une servilité ou une liberté exagérées. Tom Jones, entre les mains de M. de la Bédoyère, se plie de si bonne grâce à toutes les exigences, à tous les caprices de la langue française, il est si purement français, qu’on est d’abord tenté de croire qu’il ne se souvient pas assez de sa langue maternelle, ou qu’il déguise avec trop de soin son origine étrangère. Mais on est bientôt détrompé : toutes les scènes, tous les personnages, ont conservé leur air primitif ; aucun n’a renoncé à sa première patrie. Les soldats et les aubergistes que nous rencontrerons sur notre route ne ressemblent point aux soldats et aux aubergistes que nous voyons en France ; ce qui ne veut point dire que ceux-ci ne soient pas tant soit peu voleurs et ceux-là passablement querelleurs : les traits caractéristiques des races sont invariables, mais les nuances qui distinguent les individus varient à l’infini. Le traducteur les a scrupuleusement respectées, et le lecteur les découvrira facilement sans que nous lui fassions l’injure de les lui indiquer.

M. de la Bédoyère avait du reste fait une étude toute particulière de Fielding, et il a laissé en manuscrit la traduction de son autre ouvrage, Joseph Andrews, qui n’a été traduit, sauf erreur, que par l’abbé Desfontaines. Cette nouvelle traduction, digne en tous points de l’habile traducteur de Tom Jones, ne sera pas, nous l’espérons, perdue pour les lettres.

E***

  1. Les Souffrances du jeune Werther, par Goethe, traduit par le comte de la Bédoyère ; 2e édition, 1 vol. in-8o de 304 pages, imprimé par Crapelet en 1845 sur papier de Hollande et orné de 4 jolies vignettes gravées sur les dessins de Tony Johannot.

    Tom Jones ou Histoire d’un enfant trouvé, par Fielding, traduit par le comte de la Bédoyère ; imprimé par Didot en 1833, sur beau papier vergé, 4 vol. in-8o, avec 12 jolies gravures de Moreau le jeune ; chez France, quai Voltaire.

  2. Le traducteur écrivait en 1845. Le public a été traité depuis avec beaucoup moins de ménagements. De pareils scrupules seraient traités maintenant de pusillanimité.

    Un fidèle ami de M. de la Bédoyère, dont le nom est encore cher à ceux qui aiment les arts, Tony Johannot, a, dans le même volume, traduit à sa manière quatre scènes du roman de Werther. Le talent ne peut manquer de se surpasser quand il est stimulé par l’amitié. On reconnaîtra dans ces quatre vignettes ce front pur et ces beaux yeux noirs qui ont causé les souffrances du jeune Werther.