Wikisource:Extraits/2012/23

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Honoré de Balzac, in L’Artiste (Revue), (SER1, T1, pp. 319-323 ; T2, pp. 7-10) : Le Chef-d’œuvre inconnu, préoriginale (1831)



Littérature.



LE CHEF-D’ŒUVRE INCONNU.


(Conte Fantastique.)



§ Ier.

MAÎTRE FRENHOFER

Vers la fin de l’année 1612, par une froide matinée de décembre, un jeune homme dont le costume était de très-mince apparence, entra dans une maison de la rue des Grands-Augustins, après s’être long-temps promené devant la porte avec l’irrésolution d’un amant qui n’ose se présenter à sa première, à une facile maîtresse.

Enfin, il demanda cependant si maître François Porbus était au logis, et, sur la réponse affirmative que lui fit une vieille femme occupée à balayer une salle basse, il monta les degrés, mais lentement, en s’arrêtant de marche en marche comme quelque courtisan de fraîche date, incertain de l’accueil que le roi va lui faire. Quand il parvint en haut de la vis, il demeura sur le pallier, ne se décidant pas à prendre le heurtoir grotesque qui ornait la porte de l’atelier.

Il éprouvait cette sensation profonde qui a fait vibrer tous les cœurs des grands artistes, quand, au fort de leur jeunesse et de leur amour pour l’art, ils ont abordé certains hommes de génie, ou quelque chef-d’œuvre.

Il existe dans tous les sentimens humains une fraîcheur vierge, une fleur primitive, enthousiasme qui va toujours faiblissant jusqu’à ce que le bonheur ne soit plus qu’un souvenir, et la gloire un mensonge ; or, parmi nos émotions fragiles, rien ne ressemble à l’amour comme la passion primordiale et jeune d’un artiste commençant le délicieux supplice de sa destinée de gloire et de malheur, passion pleine d’audace et de timidité, de croyances vagues et de découragemens certains.

À celui qui, léger d’argent, adolescent de génie, n’a pas durement palpité en se présentant devant un maître, il manquera toujours une corde dans le cœur, une touche de pinceau, un sentiment dans l’œuvre, une certaine expression de poésie. Il y a bien des fanfarons, bouffis d’eux-mêmes, qui croient trop tôt à l’avenir ; mais ceux-là ne deviennent gens d’esprit que pour les sots.

À ce compte, le jeune inconnu avait certes un vrai génie, si le talent doit se mesurer sur la timidité première, sur cette pudeur indéfinissable dont les gens promis à la gloire et les jolies femmes se défont un jour dans l’exercice de leur art.