Wikisource:Extraits/2013/26

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William Morris, Nouvelles de nulle part 1890

Traduction La Société Nouvelle, Revue internationale, Sociologie, Arts, Sciences, Lettres, 1892, tome 1, 1892


NOUVELLES DE NULLE PART

OU UNE ÉPOQUE DE RÉPIT

Quelques chapitres d’un roman utopique [1].

CHAPITRE I

Discussion et lit.

À la ligue, dit un ami, avait eu lieu un soir une violente discussion sur ce qui arriverait le lendemain de la révolution ; finalement on aboutit à une énergique affirmation faite par quelques compagnons au sujet de leurs vues sur le développement futur de la société nouvelle.

Notre ami conclut : Considérant le sujet, la discussion a été cordiale, car ceux qui étaient présents étant habitués aux meetings publics et aux débats après les conférences, s’ils n’avaient pas écouté les opinions les uns des autres (ce qu’on pouvait à peine attendre d’eux), en tout cas ils n’avaient jamais essayé de parler tous ensemble, comme c’est ordinairement l’habitude entre gens polis, quand la conversation tombe sur un sujet qui les intéresse.

Il y avait six personnes présentes ; par conséquent six sections du parti étaient représentées, dont quatre avaient d’énergiques mais divergentes opinions anarchistes. Un des membres de la section, ajouta notre ami, un homme qu’il connaissait très bien, était resté assis, presque silencieux, au commencement de la discussion, mais à la fin il y fut entraîné et finit par hurler à pleine voix et traiter tous ceux qui étaient là de maudits fous ; après quoi il y eut une période de bruit, et puis un calme pendant lequel la susdite section, ayant dit bonsoir bien amicalement, prit seule le chemin de sa maison vers un faubourg de l’Ouest, employant le moyen de voyager que la civilisation nous a obligé de prendre.

Quand il se fut assis dans ce bain de vapeur de « l’humanité pressée et mécontente » qui s’appelle une voiture de chemin de fer souterrain, lui, tout comme les autres, étouffait désagréablement, et s’adressant des reproches à lui-même, il se remémora tous les excellents et concluants arguments qu’il avait oubliés dans la discussion de tantôt, bien qu’il les connût au bout des doigts. Mais il était habitué à cette disposition d’esprit ; aussi cela ne lui pesa pas longtemps, et après un bref découragement causé par le dégoût qu’il éprouvait lui-même pour avoir perdu sa bonne humeur (ce à quoi il était bien habitué aussi), il se surprit, toujours mécontent et malheureux, à rêver encore au sujet de la discussion. Si je pouvais seulement voir cela un jour, se disait-il ; si je pouvais seulement voir cela !

Pendant qu’il pensait ces mots, le train s’arrêtait à sa gare, à cinq minutes de marche de sa propre maison qui était située sur les rives de la Tamise, un un peu au-dessus d’un vilain pont suspendu. Il sortit de la gare, toujours mécontent et malheureux murmurant : Si je pouvais seulement voir cela, si je pouvais seulement voir ! Mais à peine avait-il fait quelques pas vers la rivière (dit notre ami qui raconte l’histoire) que tout son mécontentement et son trouble parurent se dissiper.

C’était une belle nuit du commencement de l’hiver ;

  1. Nous donnons ici la première traduction française de quelques chapitres de l’œuvre du poète W. Morris.