Montesquieu, L’Esprit des lois (1748, édition 1777)
Si dans le nombre infini de choses qui sont dans ce Livre, il y en avoit quelqu'une qui, contre mon attente, pût offenser, il n’y en a pas du moins qui y ait été mise avec mauvaise intention. Je n’ai point naturellement l’esprit désapprobateur. Platon remercioit le ciel de ce qu’il étoit né du temps de Socrate ; & moi je lui rends graces de ce qu’il m’a fait naître dans le gouvernement où je vis, & de ce qu’il a voulu que j’obéisse à ceux qu’il m’a fait aimer.
Je demande une grace que je crains qu’on ne m’accorde pas ; c’est de ne pas juger, par la lecture d’un moment, d’un travail de vingt années ; d’approuver ou de condamner le livre entier, & non pas quelques phrases. Si l’on veut chercher le dessein de l’Auteur, on ne le peut bien découvrir que dans le dessein de l’ouvrage.
J’ai d’abord examiné les hommes, & j’ai cru que, dans cette infinie diversité de lois & de mœurs, ils n’étoient pas uniquement conduits par leurs fantaisies.
J’ai posé les principes, & j’ai vu les cas particuliers s’y plier comme d’eux-mêmes ; les histoires de toutes les nations n’en être que les suites ; & chaque loi particuliere liée avec une autre loi, ou dépendre d’une autre plus générale.
Quand j’ai été rappellé à l’antiquité, j’ai cherché à en prendre l’esprit, pour ne pas regarder comme semblables des cas réellement différens ; & ne pas manquer les différences de ceux qui paroissent semblables.
Je n’ai point tiré mes principes de mes préjugés, mais de la nature des choses.
Ici, bien des vérités ne se feront sentir qu’après qu’on aura vu la chaîne qui les lie à d’autres. Plus on réfléchira sur les détails, plus on sentira la certitude des principes. Ces détails même, je ne les ai pas tous donnés ; car, qui pourroit dire tout sans un mortel ennui ?
On ne trouvera point ici ces traits saillans qui semblent caractériser les ouvrages d’aujourd’hui. Pour peu qu’on voie les choses avec une certaine étendue, les saillies s’évanouissent ; elles ne naissent d’ordinaire, que parce que l’esprit se jette tout d’un côté, & abandonne tous les autres.
Je n’écris point pour censurer ce qui est établi dans quelque pays que ce soit. Chaque nation trouvera ici les raisons de ses maximes ; & on en tirera naturellement cette conséquence, qu’il n’appartient de proposer des changemens qu’à ceux qui sont assez heureusement nés pour pénétrer d’un coup de génie toute la constitution d’un état.