Wikisource:Extraits/2013/34

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Henri Poincaré, Les Sciences et les humanités dans L'opinion 46, pp. 641-644, 18 novembre 1911.


I

Parmi les hommes qui ont, tous utilement, mais plus ou moins brillamment servi la science, les uns avaient reçu dans leur jeunesse une éducation classique solide, parfois raffinée, tandis que les autres n'avaient eu qu'une formation littéraire hâtive, incomplète et sommaire. On serait tenté d'en conclure que l'étude des lettres est inutile aux savants, puisque beaucoup d'entre eux ont pu s'en passer. Ce serait aller un peu vite en besogne. Est-il certain qu'on ne saurait faire de différence entre les œuvres des uns et des autres et y reconnaître une sorte de marque d'origine. C'est là une comparaison que je ne veux pas faire ici, il faudrait citer des noms propres, et je ne voudrais désobliger personne, même les morts. En pareille matière, les appréciations sont difficiles, mais quand même on aurait démontré que les uns ont été aussi bons savants que les autres, qu'est-ce que cela prouverait ? Le fait s'expliquerait tout naturellement. Il y a eu de longues années où il était difficile de percer sans avoir fait ses classes, et en général de sortir de son rang. Ceux qui y sont parvenus n'ont pu le faire que grâce à une énergie exceptionnelle qui leur tenait lieu de bien d'autres avantages, et qui pouvait les mettre de pair avec des esprits plus cultivés, mais servis par des caractères moins bien trempés.

Ce qui est certain, c'est que les savants qui ont bénéficié de l'éducation classique, s'en félicitent tous, tandis que ceux qui en ont été privés le regrettent pour la plupart (je dis pour la plupart parce que depuis quelque temps, il y a des hommes qui verraient volontiers dans leurs origines primaires je ne sais quel titre de gloire démocratique et comme une lointaine promesse de députation). Pourquoi les uns se félicitent-ils, pendant que les autres regrettent ? Est-ce seulement parce que la science n'est pas tout, qu'il faut d'abord vivre, et que la culture nous fait découvrir à la fois de nouvelles raisons de vivre et de nouvelles sources de vie ? Non, tous sentent confusément que ce n'est pas seulement à l'homme, mais au savant même que les humanités sont utiles.

Je voudrais expliquer ici les raisons de ce sentiment vague