Wikisource:Extraits/2013/4

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Paul Verlaine, Biographies de poètes et littérateurs 1905



LECONTE DE LISLE


Poète français, né en 1820, à l’île de la Réunion. M. Leconte de Lisle porte en jeune homme ses soixante-cinq ans, et à contempler sa large tête hâlée, ses traits hardis et réguliers, son grand front obstiné, son nez droit, volontaire, ses lèvres assez fortes dessinées d’une ligne extraordinairement nette et pure, tout cet ensemble athlétique que confirme un regard clair, troublant quand il insiste, on dirait plutôt un Breton, et un dur Breton, qu’un créole. La voix se tient dans une note plutôt élevée, mais qui devient grave dès que la discussion se fait sérieuse ; seulement, si l’ironie s’en mêle, le velouté revient et l’épigramme n’en est que plus cruelle. Quand il récite de ses propres vers, une haute émotion fait vibrer tout son être, superbe et va frapper ses auditeurs d’une sympathie irrésistible.

C’est un beau causeur, avec son monocle traditionnel et sa cigarette légendaire ; gai tout juste, enjoué parfois.

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Sa jeunesse fut studieuse, quoique je me doute qu’à son arrivée à Paris, vers l’an de fièvre 1848, il aura bien ébauché quelque barricade ou tout au moins plusieurs constitutions. Il avait déjà des vers en portefeuille, dont, sans doute beaucoup, peut-être très intéressants biographiquement et déjà beaux, furent sacrifiés par le goût impérieux du jeune maître.

En 1853 paraissaient les Poèmes antiques qui étonnèrent les lettrés et valurent à l’auteur de précieuses amitiés : Alfred de Vigny, Victor de Laprade, plus tard Baudelaire et Banville. Le poète cependant peu riche, donnait des leçons de haute littérature. Ce lui fut l’occasion toute naturelle de revoir ses classiques anciens et de ces études d’homme sortit une traduction de Théocrite et d’Anacréon, dont la savoureuse littéralité fut un régal pour les délicats et mit hors de l’ombre ce nom que d’incessants travaux allaient rendre glorieux. Des poèmes évangéliques avaient précédé ; mais en dépit de la forme magistrale, l’onction manquait ; on sentait que le poète était là sur un terrain étranger à sa pensée. Au contraire, les poèmes Védiques et Brahmaniques qui eurent lieu peu après, entremêlés de superbes paysages des Îles et tableaux d’animaux : les Éléphants, le Condor et cette terrible eau-forte, les Chiens, révélèrent un poète épris du néant par dégoût de la vie moderne, ce qui n’empêcha pas le maître de donner bientôt toute sa mesure dans ce colossal livre des Poèmes barbares, études d’une couleur inouïe sur le Bas-Empire et le moyen âge. Puis l’amour des anciens le reprit, et, en relativement peu d’années, il