Wikisource:Extraits/2014/16

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Gaston Boissier, Cicéron et ses amis, étude sur la société romaine du temps de César 1888

INTRODUCTION


LES LETTRES DE CICERON

Il n’y a pas d’histoire qu’on étudie plus volontiers, aujourd’hui que celle des dernières années de la république romaine. De savants ouvrages ont été publiés récemment sur ce sujet en France, en Angleterre, en Allemagne[1], et le public les a lus avec avidité. L’importance des questions qui se débattaient alors, la vivacité dramatique des événements, la grandeur des personnages justifient cet intérêt ; mais ce qui explique encore mieux l’attrait que nous éprouvons pour cette curieuse époque, c’est qu’elle nous a été racontée par les lettres de Cicéron. Un contemporain disait de ces lettres que celui qui les lirait ne serait pas tenté de chercher ailleurs l’histoire de ce temps[2], et en effet, nous la retrouvons là bien plus vivante et bien plus vraie que dans des ouvrages suivis et composés tout exprès pour nous l’enseigner. Que nous apprendraient de plus Asinius Pollion, Tite-Live ou Cremutius Cordus, si nous les avions conservés ? Ils nous donneraient leur opinion personnelle ; mais cette opinion est, la plupart du temps, suspecte : elle vient de gens qui n’ont pas pu dire toute la vérité, qui écrivaient à la cour des empereurs, comme Tite-Live, ou qui, comme Pollion, espéraient se faire pardonner leur trahison en disant le plus de mal qu’ils pouvaient de ceux qu’ils avaient trahis. Il vaut donc mieux, au lieu de recevoir une opinion toute faite, se la faire soi-même, et c’est ce que nous rend possible la lecture des lettres de Cicéron. Elle nous jette au milieu des événements et nous les fait suivre jour par jour. Malgré les dix-huit siècles qui nous en séparent, il nous semble que nous les voyons se passer sous nos yeux, et nous nous trouvons placés dans cette position unique d’être assez près des faits pour en voir la couleur véritable, et assez éloignés d’eux pour les juger sans passion.

L’importance de ces lettres s’explique facilement. Les hommes politiques de ce temps avaient bien plus besoin de s’écrire que ceux d’aujourd’hui. Le proconsul qui partait de Rome pour aller gouverner quelque province lointaine sentait bien qu’il s’éloignait tout à fait de la vie politique. Pour des gens accoutumés aux mouvements des affaires, aux agitations des partis, ou, comme ils disaient, au grand jour du forum, c’était un grand ennui d’aller passer plusieurs années dans ces contrées perdues, où les bruits de la place publique de Rome ne parvenaient pas. À la vérité ils recevaient une sorte de gazette officielle, acta diurna, vénérable ancêtre de notre Moniteur. Mais il semble que



  1. La suite de ce travail montrera que je me suis beaucoup servi des ouvrages publiés en Allemagne, et surtout de la belle Histoire romaine de M. Mommsen, si savante et si vivante à la fois. Je ne partage pas toujours les opinions de M. Mommsen, mais on reconnaîtra, même dans les endroits où je me sépare de lui, l’influence de ses idées. C’est le maître aujourd’hui de tous ceux qui étudient Rome et son Histoire.
  2. Corn. Nepos, Att., 16.