Wikisource:Extraits/2014/24

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Hector Malot, En famille 1893

EN FAMILLE


I

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Comme cela arrive souvent le samedi vers trois heures, les abords de la porte de Bercy étaient encombrés, et sur le quai, en quatre files, les voitures s’entassaient à la queue leu leu : haquets chargés de fûts, tombereaux de charbon ou de matériaux, charrettes de foin ou de paille, qui tous, sous un clair et chaud soleil de juin, attendaient la visite de l’octroi, pressés d’entrer dans Paris à la veille du dimanche.

Parmi ces voitures, et assez loin de la barrière, on en voyait une d’aspect bizarre avec quelque chose de misérablement comique, sorte de roulotte de forains mais plus simple encore, formée d’un léger châssis tendu d’une grosse toile, avec un toit en carton bitumé, le tout porté sur quatre roues basses.

Autrefois la toile avait dû être bleue, mais elle était si déteinte, salie, usée, qu’on ne pouvait s’en tenir qu’à des probabilités à cet égard, de même qu’il fallait se contenter d’à peu près si l’on voulait déchiffrer les inscriptions effacées qui couvraient ses quatre faces : l’une, en caractères grecs, ne laissait plus deviner qu’un commencement de mot : φωτογ ; celle au-dessous semblait être de l’allemand : graphie ; une autre de l’italien fia ; enfin, la plus fraîche et française, celle-là : photographie, était évidemment la traduction de toutes les autres, indiquant ainsi, comme une feuille de route, les divers pays par lesquels la pauvre guimbarde avait roulé avant d’entrer en France et d’arriver enfin aux portes de Paris.

Était-il possible que l’âne qui y était attelé l’eût amenée de si loin jusque-là ?

Au premier coup d’œil on pouvait en douter, tant il était maigre, épuisé, vidé ; mais, à le regarder de plus près, on voyait que cet épuisement n’était que le résultat des fatigues longuement endurées dans la misère. En réalité, c’était un animal robuste, d’assez grande taille, plus haute que celle de notre âne d’Europe, élancé, au poil gris cendré avec le ventre clair malgré les poussières des routes qui le salissaient ; des lignes noires transversales marquaient ses jambes fines aux pieds rayés, et, si fatigué qu’il fût, il n’en tenait pas moins sa tête haute d’un air volontaire, résolu et coquin. Son harnais se montrait digne de la voiture, rafistolé avec des ficelles de diverses couleurs, les unes grosses, les autres petites au hasard des trouvailles, mais qui disparaissaient sous les branches fleuries et les roseaux, coupés le long du chemin, dont on l’avait couvert pour le défendre du soleil et des mouches.

Près de lui, assise sur la bordure du trottoir, se tenait une petite fille de onze à douze ans qui le surveillait.

Son type était singulier : d’une certaine incohérence, mais sans rien de brutal dans un très apparent mélange de race. Au contraire de l’inattendu de la chevelure pâle et de la carnation ambrée, le visage prenait une douceur fine qu’accentuait l’œil noir, long, futé et grave. La bouche aussi était sérieuse. Dans l’affaissement du repos le corps s’était abandonné ; il avait les mêmes grâces que la tête à la fois délicates et nerveuses ; les épaules étaient souples d’une ligne menue et fuyante dans une pauvre veste carrée de couleur indéfinissable, noire autrefois probablement ; les jambes volontaires et fermes dans une pauvre jupe large en loques ; mais la misère de l’existence n’enlevait cependant rien à la fierté de l’attitude de celle qui la portait.

Comme l’âne se trouvait placé derrière une haute et large voiture de foin, la surveillance en eût été facile si de temps en temps, il ne s’était pas amusé à happer une goulée d’herbe, qu’il tirait discrètement avec précaution, en animal intelligent qui sait très bien qu’il est en faute.

« Palikare, veux-tu finir ! »

Aussitôt il baissait la tête comme un coupable repentant, mais dès qu’il avait mangé son foin en clignant de l’œil et en agitant ses oreilles, il recommençait avec un empressement qui disait sa faim.