Laurence Sterne, Mémoires 1803
Traduction Joseph-Pierre Frenais 1777
MÉMOIRES DE STERNE.
Si le lecteur est curieux de connoître l’origine
d’un pareil ouvrage, la voici :
En feuilletant mes manuscrits, j’y trouve que j’eus quelque envie jadis d’écrire mes mémoires.
Je me mis, en effet, à l’ouvrage avec l’intention la plus sérieuse et la plus stupide possible ; mais tout-à-coup le fantôme de l’imagination, et le phosphore de l’esprit brillèrent à ma vue, m’éblouirent et m’entraînèrent à travers les haies et les fossés, les ronces, les fondrières et les sables arides, pendant le cours de quatre volumes, avant que je me fusse avisé de me mettre au monde. Oui, la majeure partie de mon ouvrage étoit dépensée avant l’époque de ma naissance. Ah ! je le connoissois trop, ce monde, pour être tant désireux d’y arriver.
La bisarrerie et la nouveauté des premiers volumes exercèrent le goût capricieux du public : je fus applaudi et sifflé, défendu et censuré dans plus d’une page. Cependant, comme il y a, en un sens, plus de lecteurs que de juges, l’édition fut vendue, et, par conséquent, elle réussit. Cela m’encouragea, et je continuai avec le même ton d’insouciance, tout en chantant, et entouré d’une nombreuse audience, qui épioit la chute des feuilles que je lui jetois. Ce qui m’amusoit le plus, étoit ce nombre de lecteurs pénetrans, qui jugeoient que mes extravagantes lubies contenoient un sens mystique dont ils se targuoient de dévoiler la sublime profondeur à la fin de l’ouvrage.
Il y a plus encore : des jurés-experts devineurs d’énigmes prétendoient pouvoir suivre ma trace à travers chaque volume, sans perdre de vue, un seul moment, la connexion de mes phrases. Quels lynx ! quels enthousiastes ! avec quelle intelligence et quel avantage ces messieurs n’auroient-ils pas lu l’apocalypse ? la bête à sept têtes, le puits fumant et les sauterelles cuirassées n’auroient été qu’un jeu pour leur perspicacité.
Cependant j’ai la modestie d’avouer qu’il y a, par-ci, par-là, dans mon livre quelques passages intéressans.