Wikisource:Extraits/2015/19

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Émile Zola, La Conquête de Plassans 1879


LA CONQUÊTE
DE PLASSANS


I

Désirée battit des mains. C’était une enfant de quatorze ans, forte pour son âge, et qui avait un rire de petite fille de cinq ans.

— Maman, maman ! cria-t-elle, vois ma poupée !

Elle avait pris à sa mère un chiffon, dont elle travaillait depuis un quart d’heure à faire une poupée, en le roulant et en l’étranglant par un bout, à l’aide d’un brin de fil. Marthe leva les yeux du bas qu’elle raccommodait avec des délicatesses de broderie. Elle sourit à Désirée.

— C’est un poupon, ça ! dit-elle. Tiens, fais une poupée. Tu sais, il faut qu’elle ait une jupe, comme une dame.

Elle lui donna une rognure d’indienne qu’elle trouva dans sa table à ouvrage ; puis, elle se remit à son bas, soigneusement. Elles étaient toutes deux assises, à un bout de l’étroite terrasse, la fille sur un tabouret, aux pieds de la mère. Le soleil couchant, un soleil de septembre, chaud encore, les baignait d’une lumière tranquille ; tandis que, devant elles, le jardin, déjà dans une ombre grise, s’endormait. Pas un bruit, au dehors, ne montait de ce coin désert de la ville.

Cependant, elles travaillèrent dix grandes minutes en silence. Désirée se donnait une peine infinie pour faire une jupe à sa poupée. Par moments, Marthe levait la tête, regardait l’enfant avec une tendresse un peu triste. Comme elle la voyait très embarrassée :

— Attends, reprit-elle ; je vais lui mettre les bras, moi.

Elle prenait la poupée, lorsque deux grands garçons de dix-sept et dix-huit ans descendirent le perron. Ils vinrent embrasser Marthe.

— Ne nous gronde pas, maman, dit gaiement Octave. C’est moi qui ai mené Serge à la musique… Il y avait un monde, sur le cours Sauvaire !

— Je vous ai crus retenus au collège, murmura la mère, sans cela, j’aurais été bien inquiète.

Mais Désirée, sans plus songer à la poupée, s’était jetée au cou de Serge, en lui criant :

— J’ai un oiseau qui s’est envolé, le bleu, celui dont tu m’avais fait cadeau.

Elle avait une grosse envie de pleurer. Sa mère, qui croyait ce chagrin oublié, eut beau lui montrer la poupée. Elle tenait le bras de son frère, elle répétait, en l’entraînant vers le jardin :

— Viens voir.

Serge, avec sa douceur complaisante, la suivit, cherchant à la consoler. Elle le conduisit à une petite serre, devant laquelle se trouvait une cage posée sur un pied. Là, elle lui expliqua que l’oiseau s’était sauvé au moment où elle avait ouvert la porte pour l’empêcher de se battre avec un autre.

— Pardi ! ce n’est pas étonnant, cria Octave, qui s’était assis sur la rampe de la terrasse : elle est toujours à les toucher, elle regarde comment ils sont faits et ce qu’ils ont dans le gosier pour chanter. L’autre jour, elle les a promenés tout une après-midi dans ses poches, afin qu’ils aient bien chaud.

— Octave !… dit Marthe d’un ton de reproche ; ne la tourmente pas, la pauvre enfant.

Désirée n’avait pas entendu. Elle racontait à Serge, avec de longs détails, de quelle façon l’oiseau s’était envolé.