Wikisource:Extraits/2016/1

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Paul Valéry, Discours sur l’esthétique dans Variété, IV 1937


Messieurs,

Votre Comité ne craint pas le paradoxe, puisqu’il a décidé de faire parler ici, – comme on placerait une ouverture de musique fantaisiste au commen­cement d’un grand opéra, – un simple amateur très embarrassé de soi-même devant les plus éminents représentants de l’Esthétique, délégués de toutes les nations.

Mais, peut-être, cet acte souverain, et d’abord assez étonnant, de vos orga­nisateurs, s’explique-t-il par une considération que je vous soumets, qui permettrait de transformer le paradoxe de ma présence parlante à cette place, au moment solennel de l’ouverture des débats de ce Congrès, en une mesure de signification et de portée assez profondes.

J’ai souvent pensé que dans le développement de toute science constituée et déjà assez éloignée de ses origines, il pouvait être quelquefois utile, et presque toujours intéressant, d’interpeller un mortel d’entre les mortels, d’invoquer un homme suffisamment étranger à cette science, et de l’interroger s’il a quelque idée de l’objet, des moyens, des résultats, des applications possibles d’une discipline, dont j’admets qu’il connaisse le nom. Ce qu’il répondrait n’aurait généralement aucune importance ; mais je m’assure que les questions posées à un individu qui n’a pour lui que sa simplicité et sa bonne foi, se réfléchiraient en quelque sorte sur sa naïveté, et reviendraient aux sa­vants hommes qui l’interrogent, raviver en eux certaines difficultés élémentai­res ou certaines conventions initiales, de celles qui se font oublier, et qui s’effacent si aisément de l’esprit, quand on avance dans les délicatesses et la structure fine d’une recherche passionnément poursuivie et approfondie.

Quelque personne qui dirait à quelque autre (par laquelle je représente une science): Que faites-vous ? Que cherchez-vous ?