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Paul Regnaud, La Langue et la littérature sanscrites. Discours d’ouverture des conférences de sanscrit. 1879



LA LANGUE


ET LA LITTÉRATURE


SANSCRITE


Messieurs,


En ouvrant le premier cours universitaire de langue et de littérature sanscrites qui ait été créé jusqu’ici en province, je crois devoir faire précéder mes leçons d’un exposé succinct de l’origine, du développement et de l’état actuel de l’enseignement de ces nouvelles branches d’études en Europe. J’y joindrai quelques remarques sur l’utilité de nos travaux, et j’exposerai les principales raisons qui ont dû agir sur l’esprit de M. le ministre de l’instruction publique, quand il a cru l’heure venue d’instituer des Conférences de sanscrit dans la seconde ville de France, à côté des chaires où les savants maîtres de notre Faculté des Lettres professent, avec tant de zèle et de talent, les différentes parties de l’enseignement classique.


I

Comme vous ne l’ignorez pas, l’existence du sanscrit et de la vaste littérature dont cette langue est l’organe n’est guère connue en Europe que depuis la fin du siècle dernier. Les anciens soupçonnèrent à peine la présence, dans les contrées les plus lointaines où le fils audacieux de Philippe de Macédoine conduisit les phalanges grecques, d’un organisme phonétique et grammatical au moins aussi souple, aussi riche et aussi régulier que l’admirable idiome des Hellènes. Ils ne soupçonnèrent pas davantage qu’il y eût là une littérature dont certains monuments l’emportaient, pour l’ancienneté, sur les poëmes homériques, tandis que certains autres, à n’envisager que le côté philosophique et théorique, étaient comparables, à différents égards et dans leur ensemble, à l’œuvre encyclopédique d’Aristote[1]. À part quelques indications assez précises sur les mœurs des habitants de l’Inde, sur les productions de la contrée et sa topographie, empruntées par Ctésias, Diodore de Sicile, Strabon, Philostrate dans la Vie d’Apollonius de Tyanes, Quinte-Curce, Plutarque, Ptolémée, Jamblique, Clément d’Alexandrie et quelques autres, aux anciens historiens d’Alexandre et aux voyageurs qui, comme Mégasthène, poussèrent à sa suite ou après lui jusqu’aux bords de l’Indus, — ce que les Grecs et les Latins rapportent de la sagesse des brâhmanes ne diffère pas sensiblement des vagues développements et des lieux communs dont ils avaient coutume d’user à propos de la science de la Chaldée et des mystères religieux et historiques de l’Égypte.

Le moyen âge en sut moins encore, et, dans les temps modernes, de longues années, des siècles entiers ont suivi la découverte du cap de Bonne-Espérance et l’établissement des Portugais dans l’Inde avant que les Européens apprissent rien de bien positif sur la langue savante de cette contrée et les livres sanscrits. À quoi cela a-t-il tenu ? Il serait difficile de le dire au juste ; mais il semble bien, pourtant, que les difficultés inhérentes à l’étude de la langue et l’absence de méthodes didactiques à l’usage des nouveaux arrivants de l’Occident mirent plus d’obstacle à la divulgation des secrets du langage et de la civilisation de l’Inde ancienne que le mauvais vouloir ou les scrupules religieux des brâhmanes. Toujours est-il qu’un bon nombre de voyageurs et de missionnaires obtinrent d’eux, dès le commencement du xviie siècle, des renseignements assez exacts sur les principes de la religion brâhmanique, sur les cérémonies du culte et le contenu des livres sacrés ou légendaires. Nous possédons un témoignage bien curieux de ces relations et de leurs fruits dans un livre publié, vers 1650, par un voyageur hollandais du nom d’Abraham Roger, qui avait résidé sur les côtes de Coromandel. Cet ouvrage, dont il y a une version française sous le titre singulier de la Porte ouverte pour parvenir à la Connaissance du Paganisme caché, contient, indépendamment de données du genre de celles dont je viens de parler, la traduction des sentences morales et religieuses attribuées au poëte sanscrit Bhartrihari, « expliquées à l’auteur, est-il dit, par le brâhmine Pabmanaba. » Le savoir d’Abraham Roger et de ses émules était donc de seconde main ; il ne reposait pas directement sur les documents originaux et passait, pour arriver jusqu’à eux, par l’intermédiaire des prêtres indigènes, qui s’exprimaient à cet effet, soit dans les dialectes modernes de l’Inde, soit, sans doute, en portugais ou en hollandais. Aussi le sanscrit était-il encore si complétement ignoré en Europe dans la seconde moitié du xviiie siècle que le savant sinologue de Guignes, dans un Mémoire inséré au tome XL du Recueil de l’Académie des inscriptions et belles-lettres, attribuait les analogies signalées entre les noms de nombre en sanscrit et en latin aux relations qui avaient été entretenues dans l’antiquité par les Grecs et les Romains avec les Hindous et à de purs emprunts faits par ceux-ci à la langue de ceux-là. Toutefois, au moment où M. de Guignes émettait ces vaines conjectures, l’heure approchait où l’on allait pouvoir résoudre la question d’une manière bien différente et avec toute la certitude désirable.

Le premier européen qui apprit le sanscrit, ou du moins qui tira un parti utile pour la science de l’étude de cette langue, fut

  1. Les anciens avaient pourtant quelques notions sur les épopées de l’Inde. Voir Weber, Akad. Vorles., p. 202, deuxième édition ; Indische Studien, II, p. 161, 162, et Dion Chrysostôme, περὶ Ομήρον, orat 53, II, 277, édition Reiske.