Wikisource:Extraits/2016/24

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Auguste Laugel, Nouvelle théorie d’histoire naturelle : L’Origine des espèces dans Revue des Deux Mondes, 2e période, tome 26, 1860 (pp. 644-671) , 1860

NOUVELLE THÉORIE

D’HISTOIRE NATURELLE



L’ORIGINE DES ESPÈCES.



On the Origin of Species, by Charles Darwin ; London, John Murray, 1859.



Les êtres si nombreux qui jouent un rôle, important ou modeste, sur le théâtre animé de notre planète, présentent des rapports en même temps que des contrastes infinis : ils habitent l’air, l’eau, la terre ferme, diffèrent par la grandeur, la couleur, les détails de l’organisation, le nombre et la délicatesse des sens, la durée de l’existence ; ils sont mobiles ou fixes, forts ou faibles, indépendans ou parasites. On peut s’étonner à bon droit qu’avec le petit nombre d’élémens simples qu’elle met en œuvre, la nature puisse donner naissance à tant de formes et faire circuler le principe de la vie dans des organismes si variés. Le naturaliste qui veut connaître tous ces types si divers les range suivant un ordre hiérarchique ; il les classe et les décrit successivement. Ainsi Homère, quand il fait défiler devant nous l’armée grecque, raconte l’histoire de tous les chefs. Les classifications sont indispensables pour l’étude ; les catégories qui s’y échelonnent sont l’expression à la fois des ressemblances et des dissemblances, des affinités et des répulsions naturelles. Sans ce laborieux travail d’analyse, le tableau du monde ne serait guère plus instructif qu’une de ces charmantes toiles où Breughel nous représente la multitude confuse des animaux qui faisaient cortège à nos premiers parens dans le paradis terrestre : gazelles et tigres, brebis et lions errent ensemble sur les beaux gazons de l’Éden ; la trompe de l’éléphant se balance à côté du maigre cou de la girafe, parmi de grands arbres couverts de fleurs fantastiques.

La classification est le fil qui nous guide dans le dédale de la nature ; mais il faut bien se garder de croire qu’elle ait une valeur propre, ou, pour employer un langage philosophique, objective. Nos divisions ne sont que des formes que l’esprit façonne à son gré pour y déposer les lambeaux de vérité qu’il est capable de saisir. Nous procédons comme le peintre, qui, en commençant un tableau, trace d’abord des contours sur la toile, bien que dans ce qu’il veut représenter il n’y ait pas de lignes sans épaisseur, mais seulement des corps étendus, de forme et de couleur variables ; l’œuvre de l’artiste achevée, le contour géométrique a disparu. Nos classes, nos familles, nos genres, sont en quelque sorte les contours qui nous permettent de garder dans notre mémoire la trace d’innombrables observations. Chercher, comme on le fait, la variété dans l’unité, l’unité dans la variété, n’est qu’une façon d’interpréter la nature, et l’on conçoit sans peine qu’une pareille interprétation donne matière à de perpétuels commentaires. Les érudits qui cherchent la clé d’une langue inconnue ne sont pas plus divisés entre eux que ceux qui ambitionnent de lire dans le livre mystérieux de la vie, d’en comprendre le caractère et le sens caché.

Y a-t-il dans l’histoire naturelle, comme dans les autres sciences, quelque chose de fixe, une base sur laquelle puisse s’appuyer l’édifice, un élément qui serve tantôt à composer, tantôt à décomposer l’ensemble ? Dans l’arithmétique, cette unité fondamentale est le nombre ; dans la chimie, c’est l’atome ; dans la mécanique, la force. L’unité admise par la plupart des naturalistes est l’espèce ; mais