Wikisource:Extraits/2016/37

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Joaquim Maria Machado de Assis, Mémoires posthumes de Braz Cubas 1881

Traduction Adrien Delpech 1911


Mémoires posthumes


I

Mort de l’auteur



Je me suis demandé pendant quelque temps si je commencerais ces mémoires par le commencement ou par la fin, c’est-à-dire si je parlerais d’abord de ma naissance ou de ma mort. L’usage courant est de commencer par la naissance, mais deux considérations me firent adopter une autre méthode. La première c’est que je ne suis pas à proprement parler un auteur défunt, mais un défunt auteur, pour qui la tombe fut un autre berceau. La seconde c’est que j’ai pensé que cet écrit en serait ainsi plus original et plus galant. Moïse, qui a aussi narré sa mort, ne la met pas au début mais à la fin de son récit : différence radicale entre mon livre et le Pentateuque.

Je mourus donc un vendredi du mois d’août 1869, sur le coup de deux heures de l’après-midi, dans ma belle propriété de Catumby. J’avais alors soixante-quatre ans, solides et verts ; j’étais vieux garçon, je possédais environ trois cents contos, et onze amis m’accompagnèrent au cimetière. Onze amis ! Il est vrai qu’on n’avait envoyé aucune lettre de faire part, et qu’il tombait une pluie fine passée au tamis, si implacable et si triste qu’un de mes fidèles de la dernière heure en intercala cette ingénieuse pensée dans le discours qu’il prononça sur le bord de ma sépulture : « Vous qui l’avez connu, Messieurs, ne vous semble-t-il pas comme à moi que la Nature paraît pleurer la perte irréparable d’un des plus beaux caractères dont se puisse honorer l’humanité ? Cette ambiance sombre, ces gouttes du ciel, ces nuages obscurs qui voilent l’azur comme un crêpe funèbre, révèlent la douleur profonde dont la Nature est pénétrée, et tout cela constitue un sublime tribut de louange à notre illustre défunt. »

Bon et fidèle ami ! comme j’ai bien fait de lui laisser vingt litres de rente par héritage. Ce fut de la sorte que j’arrivai au terme de mon voyage ; ce fut ainsi que j’entrai dans l’indiscovered country de Hamlet, exempt des angoisses et du doute du jeune prince danois. Ma retraite fut calme et traînante, comme celle de quelqu’un qui se retire tard du spectacle. Tard et rassasié. Neuf ou dix personnes assistèrent à mon départ ; trois femmes entre autres : ma sœur Sabine, mariée avec Cotrim ; sa fille, un lis de la vallée, et… prenez patience : d’ici peu vous saurez quelle était la troisième. Contentez-vous d’apprendre pour l’instant que cette anonyme, bien qu’elle ne fût point ma parente, eut plus de réel chagrin que mes propres parents. En vérité, elle souffrit davantage. Elle ne cria pas, elle ne se roula pas sur le sol en proie à une attaque de nerfs, c’est vrai… Mais un vieux garçon qui meurt à soixante-quatre ans ne prête pas à la douleur tragique, et de toutes les façons il ne convenait pas à l’inconnue d’en donner les marques. Debout au chevet du lit, les regards stupides, la bouche entr’ouverte, la pauvre femme ne pouvait se convaincre de mon trépas : « Mort ! mort ! » se répétait-elle.

Et son imagination, comme les cigognes qu’un illustre voyageur vit cingler, en dépit des ruines et du temps, de l’Illyssus vers les plages africaines, vola par-dessus les débris des années jusqu’à