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Philippe Tamizey de Larroque, La bibliothèque de Mademoiselle Gonin 1885


LA BIBLIOTHÈQUE
DE
MADEMOISELLE GONIN


Un ami qui a lu ma petite notice sur l’intrépide vigneron Joseph Gonin, m’a demandé quelques détails sur la collection de livres formée par la fille de mon rustique héros, collection dont j’avais dit, en passant, deux ou trois mots [1]. Comme les détails demandés par le cher curieux pourraient intéresser d’autres lecteurs, je viens publiquement causer avec lui des vénérables bouquins de Mlle  Gonin. Je dis causer, car cet article ne sera qu’une simple et familière causerie accompagnée de descriptions bibliographiques.

Un rapprochement qui s’impose tout d’abord à notre attention, c’est celui-ci : Mlle  Gonin a mis autant de zèle persévérant à réunir ses bien aimés vieux livres, que son infatigable père en a mis à créer et soigner le vignoble de Saint-Joseph. Avec une patience et une ténacité vraiment héréditaires, elle a travaillé, toute sa vie, malgré les plus grandes difficultés, à la formation de sa bibliothèque. Mlle  Gonin était encore enfant, qu’elle adorait déjà la lecture. Mon cher oncle, le général Delmas de Grammont, s’amusait à dire que j’étais né avec un gros volume à la main. La fille du vigneron modèle — (je suis fier de constater entre elle et moi cette ressemblance) — raffolait, dés le berceau, de ces livres qui jusqu’à notre dernier jour nous procureront les fêtes les plus douces. Elle m’a raconté que, toute petite, en Bourgogne, quand elle allait des champs au village et du village aux champs, elle lisait toujours en marchant, même embarrassée, comme la Perrette du bon La Fontaine, d’un fragile pot-au-lait. Tant il est vrai qu’un livre n’est jamais gênant pour celui qui a la vocation du bibliophile ! Et, à ce propos, qu’il me soit permis d’évoquer ici le souvenir d’une aventure personnelle qui me paraît caractéristique ! Il y a bien près de quarante ans, étant à Marmande, je vis chez M. de Saint-Géry un exemplaire des Fœdera de Rymer. (C’était l’édition de La Haye, 1734-1745.) Ma curiosité s’alluma et devint aussitôt un feu dévorant. Je demandai la permission d’emporter, sinon le trésor tout entier, du moins les deux premiers volumes, ce qui me fut gracieusement accordé. « Mais, ajouta le propriétaire, avez-vous une voiture à votre disposition ? » — Je souris d’un air vainqueur, je pris chacun des énormes in-folios sous mon bras, et, joyeux, je franchis, sans presque m’en apercevoir, les dix kilomètres qui séparent en droite ligne Marmande de Gontaud. Il me semblait en mon ivresse, que les deux volumes ne pesaient pas une once et je leur appliquais le mot de l’Écriture sur la légèreté du fardeau que l’on porte avec amour.

Revenons à Mlle  Gonin. Elle commença par acheter ces pauvres vieux livres qui, dans sa province natale, les jours de foire et de marché, étaient exposés en plein vent sur une table improvisée à l’aide de trois planches jetées sur deux tréteaux, ou sur le sol même de la place publique. Ils ne coûtaient par cher, ces malheureux bouquins, qui parfois avaient eu fort à souffrir de toutes les intempéries des saisons, tantôt gâtés par la pluie, tantôt brûlés par le soleil, les uns souillés par la poussière, les autres ayant subi les outrages de la boue. Pour quelques sous, Mlle  Gonin achetait ces invalides de la librairie. Comme la plus tendre sœur de charité, elle pansait leurs blessures, elle guérissait leurs maux, elle leur rendait, pour ainsi parler, une jeunesse nouvelle. Peu à peu sa petite collection s’augmenta. Chaque jour amenait une trouvaille. Et quelle n’est pas la

  1. — P. 9 du tirage à part (Agen, 1884). Un de mes plus chers confrères et amis, M. R. Dezeimeris, a rendu compte, dans les Actes de l’Académie de Bordeaux, de mon opuscule. Il m’a trop loué pour que je puisse le louer à mon tour, mais je citerai de son compte-rendu, qu’il a intitulé : Un grand exemple agricole (Tirage à part. Gounouilhou, 8 p. in-8°), quelques lignes exquises qui donneront à tous le désir de le lire bien vite en entier (p. 4) : « Gonin a voulu être enseveli dans son vignoble, sous son œuvre il regarde de là ce que font les plus jeunes. Vainqueur, il a, comme le vieil athlète de Virgile, déposé en ce lieu les armes que pendant si longtemps il avait employées au profit des siens et des autres. S’imagine-t-on ce que pendant ces soixante-dix années, ses bras intelligents et jamais lassés ont fourni de production, de richesse ? Et que n’obtiendrait-on pas d’un admirable pays comme le nôtre, si chacun faisait en sa vie ce que Gonin sut faire après sa soixante-quinzième année ? »