Wikisource:Extraits/2016/9

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Louis Désiré Véron, Mémoires d’un bourgeois de Paris 1856


MÉMOIRES


D’UN BOURGEOIS


DE PARIS




CHAPITRE PREMIER

QUI JE SUIS.


Mon enfance. — J’étudie la médecine. — Les matinées dans les hôpitaux. — Cent cinquante nouveau-nés. — Deux cents nourrices. — MM. Andral et Bouillaud pour concurrents. — Neuf saignées. — Une portière sauvée. — Grandeur et décadence. — Une simple histoire autour d’un cercueil.


Né à Paris le 5 avril 1798, je fus élevé rue du Bac, au fond d’un magasin de papeterie. Le luxe, les plaisirs, les riantes et douces illusions ne firent point cortége à mon enfance ; la vie de la veille ressemblait à celle du lendemain. Pour mettre ma jeunesse à l’abri de tous les dangers de l’oisiveté, on me faisait encore l’avenir moins gai que le présent : « Nous vivons modestement par nécessité, me disait-on ; ne compte, pour entrer dans le monde, sur aucun appui, sur aucune fortune. » Mais, malgré ces avertissements sévères, on n’en était pas moins économe, moins industrieux, moins persévérant à amasser péniblement quelques épargnes. Seulement, par prudence, on me cachait avec soin les progrès du petit trésor qui grossissait ; on me parlait d’autant plus misère, qu’on possédait presque déjà un commencement de fortune. On résistait au plaisir de m’initier à tous les calculs, à tous les efforts plus ou moins heureux d’une tendresse clandestine, et, de peur de me jeter dans les mauvaises routes d’une trop confiante paresse, on se refusait la joie de faire briller à mes yeux dans le lointain un rayon de soleil et d’espérance.

Mon enfance et ma première jeunesse n’assistèrent qu’à la pratique de toutes ces vertus du foyer, dont la seule récompense est l’avenir assuré des enfants. Vertus profitables à l’honneur des familles et au repos de la société ; vertus sans éclat et sans bruit, que les moralistes et les romanciers oublient trop dans leurs études, ou qu’ils ne mettent pas assez en vue dans leurs tableaux.

Que d’enfants pour ainsi dire trompés par la tendresse aveugle de parents imprévoyants et vaniteux ! La soie et le velours sont tout au plus assez chatoyants pour les costumes grotesques dont on affuble ces petits millionnaires de cinq ou six ans ; dès leur première jeunesse, ils ont leur cheval de selle, et ils paraissent deux ou trois fois par semaine, gantés, parfumés, dans une première loge d’Opéra.

J’ai souvent envié ces jeunes heureux, Crésus dès le maillot. À leur majorité, cependant, combien se surprennent pauvres, et voient finir leurs rêves dorés ! Combien de ces enfants gâtés, jetés souvent même sans un sou au milieu des routes encombrées de la société ! La misère et l’ambition trompée troublent alors l’esprit et le cœur de ces fils, de ces filles de famille, et les poussent à