Anna de Noailles, Poème de l’amour 1924
CXXXIV
Ne souffre pas ; tu vois, je suis pourtant moi-même,
Malgré les multiples aspects.
Tu cherchais le repos ? Peut-être que tu m’aimes
Pour cette absence de ta paix !
Concevais-tu vraiment que le bonheur existe ?
Que l’on donne un ordre au destin ?
N’avais-tu donc jamais, d’un œil lucide et triste,
Vu le lent retour des matins ?
Dans l’immense ouragan où combattent les choses,
Poursuivais-tu d’autres loisirs
Que ces instants secrets où le désir compose
Un baume d’âme et de plaisir ?
— L’amour n’est pas un don qui rend plaisante et stable
La vie aux sursauts coutumiers ;
Il fait mieux mesurer l’immensité des sables,
Le puits distant sous les palmiers !
Les travaux des humains, comme ceux des abeilles,
Vaquent aux soins de la cité,
Mais tout l’effort profond ne rêve et ne conseille
Que l’apaisante volupté ;
C’est elle la chétive et complète patrie
Dont l’être est sans cesse exilé ;
Acceptons que le sort protège et contrarie
Un vœu toujours renouvelé !
Acceptons que demain, comme aujourd’hui, demeure
Un jour d’espoir et de chagrin ;
Il est beau de goûter le plaisir souverain
Dans l’étroit calice d’une heure !
Je refuse de croire à des jours aplanis
Où pour nous deux l’injuste chance
Arrêterait soudain,